En montant se coucher, Charles récupéra à la réception l’objet déposé dans le coffre-fort. Il prit le paquet sans l’ouvrir puis élabora le planning de la journée du lendemain. Il devait d’abord se rendre à l’ambassade pour résoudre le problème du sabre. Il n’en dirait rien à Christa. Elle lui plaisait, mais quelque chose l’empêchait d’avoir totalement confiance en cette femme. La façon dont elle était entrée dans sa vie, puis ses disparitions mystérieuses… De plus, il ne comprenait pas ce que faisait le symbole d’Interpol sur le mystérieux mur dans la cave de son grand-père. Quand le problème du sabre serait réglé, il réserverait deux billets sur le premier vol pour Londres. Pour lui et pour Christa, mais il ne la préviendrait de leur départ que quelques minutes avant de quitter l’hôtel. Il devait encore passer voir la maison où Kafka aurait vécu. Il irait certainement pour rien, mais il voulait avoir l’esprit tranquille.
Il s’endormit avec le sabre entre les bras, en pensant, comme il le faisait d’ordinaire, à quelque chose d’agréable pour trouver le sommeil sereinement. En pensée, il passa en revue toute sa collection d’armes blanches de Princeton. Son arrière-grand-père avait dû commencer la collection au hasard des objets qu’il trouvait, sans aucun critère ni intention. Il avait ensuite pris le temps de classer et de cataloguer toute sa collection selon un ordre chronologique, mais aussi selon les typologies, ce qui avait donné du fil à retordre à Charles. Les historiens contemporains des sabres débattaient des critères plus ou moins importants. La longueur de l’arme, la forme de la poignée – en trois parties : le pommeau, la prise, la garde –, la longueur et la forme de la lame, sa fonction de taille ou d’estoc, son poids, son origine. C’était tellement confus que le critère le plus sûr restait encore le classement par époques.
Le grand-père avait renoncé à collectionner les sabres de l’âge de bronze, des anciens Égyptiens et de la période grecque classique, mais il détenait tout de même l’épée d’un hoplite, la plus ancienne arme blanche de sa collection. Ce xiphos avait sans aucun doute inspiré le glaive des Romains, en forme de hampe florale. Un exemplaire, très rouillé, se trouvait aussi dans la collection dont Charles avait hérité. Rien de la période celtique, ni saxonne ou viking, hormis une pièce de combat de ces derniers, une hache à très long manche, elle aussi rongée par le temps.
La collection devenait sérieuse avec ce que l’on connaît surtout sous le nom de grande épée, l’épée classique médiévale qui fut utilisée à partir de 1300 et qui continua à l’être jusqu’au milieu de la Renaissance. Cette longue épée avait une poignée qui permettait de la prendre à deux mains. Et la garde était des plus simples, perpendiculaire au corps de l’épée, lui donnant une forme de croix. Comme, à l’exception d’une masse d’armes qui aurait appartenu au premier unificateur des principautés roumaines historiques, Michel le Brave, et de poignards du XVIIe siècle, la collection du grand-père était exclusivement composée d’épées, Charles avait senti le besoin de l’élargir à d’autres armes médiévales.
La seconde partie de sa collection était composée de la grande famille des « armes d’hast », un vaste ensemble de lances et de hallebardes de toutes sortes, parmi lesquelles la « bardiche » d’Europe de l’Est, une sorte de hache allongée en forme de croissant ; la hache d’armes avec dague fine et bec de faucon qui entre facilement sous l’armure et peut, si elle est utilisée avec assez de force, l’arracher entièrement ; le glaive et ses variations, le japonais naginata, le chinois guandao ou les russes palma et sovnya ; la classique hallebarde, mélange de hache et de lance, construite avec un côté pour parer les attaques des hommes à cheval et un autre pour transpercer l’attaquant ; la lance classique nommée « pique », la plus répandue des armes d’infanterie du Moyen Âge, et jusqu’à la plus élégante de toutes, appelée « pertuisane » et qui, avec ses incrustations en or et sa lame ondulée des deux côtés, flamberge, avec les deux crocs symétriques à sa base, ressemblait plus à une œuvre d’art qu’à un outil de combat, raison pour laquelle elle est rapidement devenue une arme de cérémonie.
Mais ses pièces préférées étaient les épées, les vraies. Un très long estoc polonais à la pointe aussi fine qu’une aiguille pour transpercer l’armure et le cœur de l’adversaire, quelques exemplaires de cinquedea, l’arme de la Renaissance italienne qui permettait, puisqu’elle était large, d’être richement décorée sur toute sa surface, des épées à prendre à deux mains, lame plus étroite et arrêt supplémentaire à l’avant de la garde classique, perpendiculaire au corps de l’épée, et à la fusée un peu plus longue pour offrir une bonne prise en main et contrebalancer le poids de la lame. Parmi elles, la préférence de Charles allait aux rapières, ces espada ropera utilisées pour les duels civils, contrairement à celles dont se servaient les soldats sur les champs de bataille. Ancêtre du fleuret, cette arme d’une grande finesse est plus légère que l’épée ordinaire et pourtant plus longue. Fabriquées à partir du XVe siècle à Tolède, les rapières se portaient à la ceinture, avec une variété spectaculaire de poignées et de gardes. De la fameuse basket hilt, en forme de panier, à celle en forme de coupe, souvent avec une bande supplémentaire courbe pour une meilleure prise et une répartition équilibrée du poids de la poignée, un pommeau plus gros et une prise plus fine pour l’équilibre, Charles les avait toutes essayées. C’étaient là les épées avec lesquelles il avait maîtrisé l’art de l’escrime aux côtés de son grand-père, en utilisant, souvent, des épées à tranchant réel. Il s’était si souvent et si bien entraîné que, la première fois qu’il se rendit dans une salle d’escrime pour tester son niveau, il avait ridiculisé l’entraîneur, à trois reprises en trois minutes. Ce dernier l’avait directement envoyé s’entraîner dans l’équipe nationale.
Il y avait encore dans la collection des sabres écossais gigantesques, avec des ornements en forme de trèfle sur la garde, des tas de broadswords, larges épées dont la poignée est recouverte de cuir, d’or et de diamants, des épées plus tardives appartenant aux diverses infanteries, napoléonienne et allemande, des épées des généraux de hussards, des épées larges, fines, des fauchons, des pipebacks, avec le bout en forme de marteau, à utiliser d’une seule main, d’une main et demie ou des deux mains ; des épées aux lames larges ou fines, droites ou courbes, à simple ou double tranchant, à bout pointu ou rond, de longs sabres tibétains ke tri, des épées anglaises Littlecote, flamandes Pappenheimer – variation à poignée en forme de coupe des célèbres « épées wallonnes » –, de superbes sabres « mortuaires » ainsi nommés parce que était gravé sur leur lame le portrait de Charles Ier, exécuté pendant la Révolution anglaise ; des épées Dusage ou Sinclair, Schiavona, dont le nom venait des esclaves dalmates du grand doge de Venise dont il avait fait sa garde personnelle ; des épées dont la garde était en forme de coquille ou de pinces de crabe, des épées décorées comme celles des dragons français ou celles à lame bleue des officiers d’infanterie, français également, des épées katzbalger, Curtane et Sabine. Et puis la série des sabres orientaux – les japonais nakamaki et katana, wakizashi et shingunto, tachi et tanto. L’épée chinoise la plus respectée, la Jian, fang avec son coin supplémentaire, les épées « papillon », chinoises elles aussi, et leurs sœurs indiennes khanda et kastane, patha et talwar, mais également les très courbés sabres de Moghol, le shamsher ou cimeterre.
La partie occulte de la collection, comme disait Charles, était constituée d’épées dont la provenance et l’authenticité étaient sujettes à caution. Toutes ces pièces étaient dues à son grand-père et à sa naïveté, qui avait souvent fait rigoler Charles. Cette série prétendait rassembler des épées célèbres dont on ne savait même pas si elles appartenaient à la mythologie ou à l’histoire. Et, si tel était le cas, rien ne prouvait que l’exemplaire détenu soit l’original. Il y avait là une des épées du Cid, la Colada ; il y avait la Lobera, l’épée du roi Ferdinand III de Castille et de León ; l’épée d’Osman Ier, le fondateur de l’Empire ottoman ; celle d’Attila dont tout le monde pensait qu’elle avait disparu ; la Legbiter, épée Gaddhjalt du roi Viking Magnus aux pieds nus et, enfin, Joyeuse, la fameuse épée de Charlemagne, roi des Francs et fondateur de l’Empire carolingien, mais aussi Hrunting, l’épée de Beowulf, la Durendal de Roland, le célèbre héros de « La chanson de Roland » que Charles appelait, quand il voulait se moquer de son grand-père, « Chanson de Roland-Garros », et puis la Précieuse du roi Baligant des Sarrazins, émir de Babylone et ennemi juré de Charlemagne.
Charles s’endormit en pensant à tout cela. Il avait d’abord considéré la collection de son grand-père comme le délire innocent d’un homme possédant tout ce qu’il voulait. Il ne jouait pas au golf, les îles exotiques ne l’intéressaient pas et il n’était pas coureur de jupons. Il s’était donc trouvé une passion qui donnait un sens et un objectif à sa vie, pensait Charles. Celui de reconstituer le versant certes sanglant, mais aussi chevaleresque de l’histoire. Ce virus avait contaminé Charles. Mais il commençait à se dire que cette passion d’apparence innocente cachait quelque chose de bien plus sérieux. Que dissimulait encore l’histoire de son grand-père ? Bientôt il serait de retour chez lui et, cette fois-ci, il tirerait de son père tout ce qu’il savait. Même s’il avait décidé de ne plus s’en mêler, il était impossible qu’il ignore tant de choses au sujet de son propre père.