Chapitre 98

Il se réveilla brutalement, couvert de sueur. Le drap était trempé, tout comme son oreiller. Le sabre était à sa place, enveloppé dans sa couverture. Il porta la main à ses gencives et courut se regarder dans la glace. Entre le lit et la salle de bains, il sentit quelque chose lui couler de la bouche. Il vit un liquide visqueux, argenté, tomber en grosses gouttes sur l’épaisse moquette et la trouer, comme le ferait un acide, en émettant un peu de fumée. Arrivé au miroir, il vit que ses gencives étaient percées d’une sorte de lames en métal, pointues. Il porta de nouveau la main à sa bouche et ses dents apparurent entre ses doigts. Comme sur une toile cubiste, les parties de son visage n’étaient plus disposées normalement. Des ongles poussaient à la place de ses dents, et sa main était couverte de canines métalliques.

Il se réveilla en nage et aussitôt palpa son corps, de la bouche aux mains. Il avait rêvé qu’il se réveillait après avoir rêvé. Il se précipita à la salle de bains en crachant sur la moquette. Il ne faisait que saliver. Dans le miroir il se vit tel qu’il se connaissait. Pas la moindre modification. Il ouvrit les robinets de la douche et resta sous l’eau brûlante pendant presque une demi-heure. Quand il en sortit, le jour pointait à peine. L’horloge au mur indiquait 6 heures. Il s’affala de nouveau sur le lit, mais fut incapable de se rendormir, alors il se leva et s’habilla. Il attrapa le sabre et son passeport et s’en alla prendre son petit déjeuner.

Le restaurant ouvrait à peine. Il était pour l’instant le seul client. Il mangea, but un café, puis il se rendit à la réception et demanda si la limousine de l’hôtel pouvait le conduire à l’Ambassade américaine où il faudrait l’attendre un peu. Le véhicule était d’ordinaire utilisé pour la navette de l’aéroport, mais Charles était un client spécial. De surcroît, le directeur de l’hôtel tenait à se faire pardonner pour l’incident avec Ledvina et il était prêt à répondre aux désirs les plus extravagants de son invité. Il avait décidé d’annoncer à Charles, lors de son départ, que le séjour lui était offert par la maison.

Devant l’hôtel, Charles s’apprêtait à monter dans la limousine quand il sentit quelque chose contre sa jambe. Il s’immobilisa et regarda ses pieds. Cela miaulait langoureusement. Il prit dans ses bras l’énorme chat qui le fixait de ses grands yeux verts. L’animal se lécha les moustaches et émit un nouveau miaulement. Charles le reposa et retourna en courant dans la salle du petit déjeuner. Il saisit au passage un ramequin, et revint. Le chat attendait. Charles posa le récipient, sous le regard aimable du portier auquel il tendit un billet de vingt euros. Le temps qu’il échange quelques mots avec le portier, le chat roux et rayé avait englouti tout le poisson. Satisfait, Charles monta en voiture et, au moment de fermer la portière, le chat bondit comme un tigre sur ses genoux et vint s’installer à côté de lui.

Charles adorait les chats et celui qu’il aimait le plus était chez lui, à Princeton. Il l’avait reçu en cadeau, pour son anniversaire quinze ans plus tôt. Dès qu’il était rentré chez lui avec le chat, il avait remarqué que l’animal était couvert de puces qui lui sautaient dessus au moindre contact. Horrifié, il l’avait rapporté chez la collègue qui le lui avait offert, mais, la nuit suivante, il n’avait pas pu fermer l’œil. Il en était littéralement tombé amoureux. Le lendemain matin, il était allé le récupérer. Le chat birman gris, baptisé Zorro en raison de la tache noire qui lui dessinait un masque autour des yeux, était depuis devenu son meilleur compagnon. Lorsqu’il partait, son employée de maison jouait le rôle de la baby-sitter pour chat. Quand il s’absentait plus d’un mois, il appelait son père pour qu’il vienne le chercher. Un jour, ils s’étaient disputés parce qu’il ne voulait plus rendre le chat, alors Charles lui avait acheté un Main Coon et un Bleu Russe. Pendant cette longue tournée de Charles, Zorro se trouvait en vacances auprès de ses nouveaux copains et il passait son temps allongé sur le manteau d’une cheminée dans le petit château de la famille Baker.

Charles dit au chauffeur d’attendre, il saisit le chat et tenta de le faire sortir, mais l’animal fit un tel tapage qu’il demanda si cela ne le dérangeait pas qu’il l’accompagne. Bien entendu, le chauffeur n’eut rien contre. Charles s’adressa au chat :

— Cette fois-ci tu viens avec moi, mais en guise de punition je t’appellerai Béhémoth. J’espère seulement que tu ne boiras pas toute la vodka avant que je revienne.

Il y avait un minibar à l’arrière de la limousine. Une bouteille d’Absolut était fixée sur un support apparent.

Béhémoth était le chat diabolique d’un célèbre roman de Boulgakov, un des personnages littéraires que Charles aimait par-dessus tout. Dans Le Maître et Marguerite, le chat était en réalité une incarnation du diable, mais de ce genre de diable intelligent et protéiforme, tel qu’on le connaît depuis Faust.

Ce chat de roman parlait, jouait aux échecs, buvait volontiers et servait des répliques d’une intelligence diabolique – c’était le cas de le dire. À la différence du chat dans la limousine, il était noir. Dans la bible, ce nom est mentionné en compagnie de Léviathan, qui serait un rhinocéros, un crocodile, un hippopotame ou un auroch. Thomas Hobbes a écrit un livre portant ce nom dans lequel, selon le philosophe anglais, il était la métaphore du Long Parlement.

La limousine laissa Charles à proximité du superbe palais Schönborn, au 15 de la rue Trziste, à Mala Strana. Ce petit château médiéval – que l’ambassadeur Richard Crane, un ancien plombier devenu millionnaire, avait acheté au nom de son pays après la Première Guerre mondiale – ajouta une coïncidence à celles des derniers jours. Franz Kafka avait vécu là, pendant une courte période, en 1917.

Charles donna son nom à l’entrée et l’on vint immédiatement à sa rencontre pour l’accompagner dans un somptueux bureau donnant sur l’arrière du bâtiment. L’homme se présenta puis demanda au professeur si ce qu’il tenait à la main était le paquet en question. Charles répondit oui et voulut s’assurer que le paquet arriverait bien à l’ambassade américaine à Londres. L’homme lui confirma qu’il serait soigneusement empaqueté, scellé et qu’il aurait le statut de valise diplomatique. Il serait à Londres le lendemain matin. Charles s’enquit du nom de la personne qu’il devrait contacter sur place, s’assura une fois de plus que l’employé de l’ambassade avait bien conscience de l’importance du colis, puis s’en alla.

En voiture il appela Christa, qui répondit d’une voix endormie, pour lui proposer une promenade dans la ruelle d’Or. Elle répondit qu’elle serait prête dans une demi-heure. Béhémoth ronronnait et étirait ses pattes contre les cuisses de Charles, jusqu’au bout des coussinets, lentement, totalement détendu. Sur le chemin, Charles aperçut une agence British Airways et demanda au chauffeur de s’arrêter. En attendant l’ouverture de l’agence dix minutes plus tard, il alluma un de ses Cohiba et regarda les rares passants dans cette rue excentrée. Une dame aux cheveux d’une couleur incertaine ouvrit l’agence en bâillant. Il entra. Le seul vol du lendemain partait à 13 heures. Il acheta deux allers simples.