Chapitre 100

L’hôtel Boscolo est situé au numéro 13 de la rue Senovážne Náměsti dans le premier arrondissement de Prague. Le quartier Hradcany se trouve assez loin, sur l’autre rive de la Vltava, de l’autre côté du célèbre pont Charles. Le professeur Baker avait de nombreuses fois parcouru ce trajet à pied, mais, malgré cette belle journée de début d’été, il n’avait pas envie de se promener. Il brûlait d’impatience de retourner dans la célèbre ruelle d’Or, la Zlata Ulicka, l’un des lieux les plus touristiques de Prague, même s’il n’appréciait pas l’endroit. La première fois où il y était allé, il avait été écœuré par la manière dont cette ruelle pittoresque avait été transformée en un maussade alignement de boutiques de souvenirs, de livres et d’objets en cristal de Bohème.

Les maisons bordant la ruelle avaient été construites sur l’ordre du fameux Rodolphe III – encore lui –, jusqu’au niveau des arcades de la muraille d’enceinte du château, à la fin du XVIe siècle, pour héberger les soldats. Plus tard, après la guerre de Trente Ans, des petits métiers s’y étaient installés et en particulier des artisans doreurs. Elle en avait tiré son nom actuel, et pas des alchimistes comme la plupart des gens le croyaient. Ces derniers étaient établis quelques rues plus bas. Franz Kafka avait vécu là moins de deux années, avec sa sœur. Ce serait au numéro 22 qu’il aurait eu l’idée du Château, l’un de ses trois romans, malheureusement inachevé. Au début du siècle passé, la rue était devenue un cloaque abritant le lumpenprolétariat et la fange de la société, toutes les personnes qui ne pouvaient prétendre qu’à des logements minuscules et insalubres. Dans les années 60, l’État communiste avait évacué les habitants, déplacés dans les immeubles à la périphérie, et reconstruit. De nos jours, la ruelle, bijou serti de maisons aux couleurs vives, semble sortie tout droit d’un conte pour enfants.

Charles aurait été bien en peine de dire ce qu’il venait chercher là, mais son instinct lui soufflait que quelque chose allait s’y passer, justement dans la maisonnette bleue où aurait vécu le grand écrivain.

Ils descendirent du taxi, firent le tour par la zone piétonne, prirent un billet d’entrée – on n’a accès à la ruelle qu’après s’en être acquitté – et Charles pressa le pas en direction de la maison bleue. Arrivé devant, il observa alentour comme s’il attendait quelqu’un.

— Vous cherchez quoi ? interrogea Christa.

— C’est en le voyant que je le saurai, répondit Charles de façon mystérieuse.

— Vous savez que des dizaines de lieux à Prague ont prétendument hébergé Kafka ?

— Oui, mais c’est ici que je dois être. Ne me demandez pas pourquoi.

Il remonta la rue, la descendit. Christa entra dans un magasin de souvenirs, puis dans un autre. Au bout d’une demi-heure de promenade, Charles se dit qu’il allait laisser tomber. Il était évident qu’il ne trouverait rien à cet endroit. Juste devant la maison de Kafka se tenait un vieil homme aveugle, chevelure et barbe longues et blanches comme un Père Noël. Il était assis sur un petit tabouret et portait de temps en temps un harmonica à ses lèvres. Charles ne l’avait pas remarqué en entrant dans la ruelle et songea qu’il avait dû arriver entre-temps. Le vieil homme était habillé normalement et il semblait bien nourri. Charles ne comprenait pas bien s’il était là pour mendier ou tout simplement pour prendre l’air. À ses pieds se tenait un gros chien qui ne ressemblait pas au chien d’un mendiant. Intrigué, Charles s’approcha. La canne blanche de l’aveugle était posée contre le bâtiment et un chapeau contenait quelques billets et des pièces de monnaie. Ainsi, il mendiait.

Charles avait entendu des tas d’histoires sur l’Europe de l’Est et sur les mendiants qui gagnaient plus en une journée qu’un ouvrier en une semaine. Surtout en Roumanie. Souvent les habitants de ce pays suscitaient injustement l’antipathie dans les grandes capitales européennes, à cause de l’exode massif des bas-fonds roumains, inondant les lieux touristiques de Paris, Rome et Madrid et se montrant très agressifs. Ils mendiaient et escroquaient tout ce qui passait.

Pourtant, le vieil homme ne correspondait pas au portrait-robot que le professeur avait en tête. Il s’approcha de Christa. Il chercha une pièce de monnaie dans son portefeuille, mais n’en trouva pas et fit signe à la jeune femme qu’il voulait s’en aller.

— On est venus pour rien. On dirait que même mes intuitions ne sont plus ce qu’elles étaient.

Il n’avait pas tourné le dos que le vieux se mit à jouer de l’harmonica. Charles fut pris d’un frisson et s’arrêta net. La musique lui fit l’effet de la madeleine de Proust, la sensation était si forte qu’il en était bouleversé. Il sentait de nouveau le parfum du pain que son grand-père cuisait chaque dimanche dans le four à bois installé par son père près de la maison. L’odeur du bon pain et des fleurs du jardin lui emplit les narines, le clapotis du ruisseau qui passait dans la cour résonnait encore à ses oreilles. Il sentit sur le bout de sa langue un goût de mie fraîche comme il n’en avait plus apprécié depuis son adolescence, et les larmes lui montèrent aux yeux.

Il se tourna vers le vieil aveugle qui, avant qu’il ait le temps de dire quoi que ce soit, s’adressa à lui en anglais.

— La légende raconte que cette rue est célèbre parce que c’était le meilleur endroit pour faire de l’or. Un vieillard mystérieux qui me ressemblait beaucoup vint un jour s’y installer, il y a très longtemps. Il demanda la maison la plus petite. Il n’avait aucun bagage à part une valise remplie de bocaux vides, alors les gens ont supposé qu’il était pauvre et ils se sont montrés gentils avec lui. Ils lui ont demandé un loyer peu élevé et ils l’invitaient souvent à leur table. Puis il ne sortit plus que rarement de chez lui ; le soir on voyait des ombres suspectes et des fumées de différentes couleurs sortaient de la cheminée, bleues, rouges et argentées, alors les rumeurs ont commencé à courir. Les gens se sont constitués en comité et ils se sont rendus chez lui pour demander des explications. Ils craignaient qu’il ne soit possédé et que le diable ne se soit installé dans leur rue. Comme personne ne répondait alors qu’ils frappaient à la porte et aux carreaux, ils voulurent entrer. La porte n’était pas fermée. À l’intérieur, ils trouvèrent le vieil homme au sol, mort. L’air était irrespirable, et la petite pièce abritait tout un appareillage de tubes et de bocaux remplis de toutes sortes de liquides colorés. Le vieil homme tenait encore à la main un caillou jaune. Plus tard, la police découvrirait que la pierre était en réalité de l’or. C’est alors qu’arrivèrent un homme et une femme entre deux âges. Ils étaient les enfants du vieux qui avait été un homme fortuné, avec une immense maison, des terres et beaucoup d’outils pour la travailler, quelque part dans le Sud. Ses enfants le recherchaient depuis sa disparition, plus de six mois auparavant. Le moment où il s’était installé dans cette rue.

Charles écouta attentivement et se demanda pourquoi le vieillard lui racontait cela. Le silence retomba. Il sortit de nouveau son portefeuille et déposa dans le chapeau du vieux le premier billet qui lui tomba sous la main. L’homme lui fit signe de s’approcher, tendant la main vers lui comme pour le toucher, et lui dit :

— Je voudrais vous voir, ne m’en veuillez pas.

Charles comprit que l’aveugle voulait voir du bout des doigts, alors il se plaça à sa hauteur. Le vieux promena une main sur son visage, puis la deuxième. Il l’observa de cette manière particulière pendant quelques instants puis ses mains retombèrent.

— Nous nous sommes déjà rencontrés, il y a longtemps de cela. Vous n’étiez pas vous, mais quelqu’un à qui vous ressemblez beaucoup. C’était il y a une éternité.

Puis le vieux se tut. Charles tenta de lui demander quelque chose, mais le vieillard écarta la question d’un geste catégorique. Il reprit son harmonica pour jouer un autre morceau. Une mélodie tchèque. Cela n’avait aucun lien avec lui, Charles comprit alors que l’entretien était clos. Alors qu’il s’apprêtait à tourner les talons, le vieux écarta l’harmonica de ses lèvres et ajouta :

— Celui-là… Celui-là, qu’est-ce que je l’ai aimé !

Charles pensa que le vieux était probablement sénile et que, ayant entendu Charles parler anglais avec Christa, il lui avait débité l’histoire qu’il débitait d’habitude. Mais ensuite il se rendit compte que la mélodie et la ressemblance que le vieux avait évoquée étaient trop précises pour être des coïncidences. Le vieux dit encore :

— Parfois, il faut renoncer au monde et à tout ce que l’on possède, d’autant plus quand on est le seul à connaître le secret, et que nos mains sont les seules capables de tout transformer en or. On fait cela pour ceux que l’on aime. Et on en paie le prix, quel qu’il soit !

Charles, qui commençait à s’éloigner, s’immobilisa puis se retourna. Le vieux avait disparu. Avec son chapeau, sa canne et son chien. Comme s’il n’avait jamais été là. Christa aussi avait disparu. Il regardait autour de lui les passants qui se demandaient ce qui lui arrivait. Quelqu’un le saisit par le bras. C’était Christa.

— Ou étiez-vous passée ? lui demanda-t-il.

Au risque de paraître fou, il voulait savoir si elle avait vu et entendu le vieil homme.

— Vous aviez l’air d’avoir des choses importantes à vous dire.

Charles la dévisagea d’un air surpris. Elle tenait à la main un de ces gobelets souvenir horribles. Petit, en verre, avec un autocollant coloré dessus, et l’inscription I love Prague.

Au moins, il n’avait pas rêvé.