Chapitre 101

Il leur avait fallu deux heures pour retourner à l’hôtel, car le professeur avait besoin de réfléchir. Ils étaient rentrés à pied et Charles n’avait pas décroché un mot. Christa n’avait pas insisté. À l’entrée de l’hôtel il aperçut le chat roux.

À une certaine distance, dans une Skoda Superb, le commissaire Ledvina les vit entrer dans l’hôtel et il pesa dans sa tête les différentes options qui s’offraient à lui. Il avait laissé échapper Charles, mais il avait résisté à la tentation d’aller secouer le réceptionniste pour lui demander si Baker était sorti ou pas et quand il reviendrait. C’était presque la mi-journée alors il s’était dit que Charles n’allait pas rester toute la journée dans sa chambre d’hôtel. Sauf s’il avait des ambitions érotiques auprès de la femme que Ledvina considérait comme une sorte de Mata Hari et par conséquent capable de tout, y compris de séduire le professeur américain, si ce n’était pas déjà fait. Sans quitter l’hôtel des yeux, il était allé s’acheter deux sandwiches et une bouteille de Coca-Cola à un kiosque et il était retourné à sa place dans la voiture.

 

Charles passait devant la réception quand le directeur lui dit qu’un monsieur l’attendait depuis plus d’une heure. Le directeur ne sut pas lui dire de qui il s’agissait. Il lui assura seulement que ce ne serait pas un nouveau cas Ledvina. La personne se trouvait dans le hall et il proposa au professeur d’aller lui annoncer son arrivée.

— Ce ne sera pas nécessaire, dit Charles en se dirigeant avec curiosité vers la salle voisine, et se demandant quel vieillard aveugle allait encore croiser sa route.

Derrière l’énorme dossier d’un des fauteuils tapissés en soie de couleur vive, il aperçut la chevelure rouge feu de l’individu qui l’occupait. Non, ce n’est pas possible, pensa-t-il tout en pressant le pas. Il se planta devant l’homme qui lisait la rubrique nécrologique du New York Times. Ce dernier baissa son journal, se recula contre le dossier avec un large sourire, avant de bondir sur ses pieds et de le serrer très fort et longuement dans ses bras.

— Seigneur ! s’exclama Charles. Cela fait quinze ans que je ne t’ai pas vu.

Il s’écarta légèrement pour mieux le voir.

— Tu ne vieillis pas, toi ! Tu n’as pas changé. On pourrait se croire encore à l’aéroport après le congrès de Rio !

Il se souvint de Christa qui l’avait suivi pour s’assurer qu’il ne se retrouverait pas devant un nouveau Ledvina. Quand elle vit Charles serrer l’étranger dans ses bras, elle s’arrêta. Il lui fit signe d’approcher.

— Je vous ai tellement parlé de lui, et voilà, il est là. En chair et en os. Christa, voici mon meilleur ami, Ross.

— On dirait que nous sommes tous les deux très populaires, sourit Ross en tendant la main à Christa.

Il les invita à s’asseoir.

— Tu as mangé ? demanda Charles, moi je suis affamé.

— Tu veux manger à l’hôtel ? demanda Ross.

— Ils cuisinent bien, ici. Et je suis certain qu’on trouvera aussi de la junk food rien que pour toi. Mais bien disposée dans l’assiette et réalisée avec les meilleurs produits.

— Des portions minuscules dans d’immenses assiettes ? OK.

— J’ai toujours eu ce problème avec Ross, expliqua Charles à Christa. Je ne compte plus les fois où il est arrivé au restaurant avec son repas acheté au fast-food.

— Charles était un fils de riche, compléta Ross. Moi, je vivais de ma bourse misérable. Je ne voulais pas le mettre sur la paille, c’était pour ça que j’apportais de quoi grignoter… Le fait est que c’était toujours lui qui payait. Y compris mes Whoppers.

— Ta bourse n’était pas du tout misérable. Je crois qu’elle dépassait même le meilleur salaire auquel pouvait prétendre un avocat débutant dans une grande société new-yorkaise, rectifia Charles en plaisantant. Mais je n’oublierai jamais le jour où dans un des restaurants les plus chics du monde le maître d’hôtel a failli tourner de l’œil quand, après avoir apporté le homard, les langoustines et la salade de crabe, il vit Ross sortir un sac en papier du fast-food et demander du ketchup.

— Une belle partie de rigolade, fit Ross avec un sourire jusqu’aux oreilles.

— Je me demande encore si tu ne faisais pas exprès de provoquer ces snobs ou si tout simplement tu t’en fichais.

— Chacun ses secrets. Mais ne me laisse pas debout comme ça. Soit on s’assied, soit on y va.

Christa ne se sentait pas à l’aise en présence de Ross. De surcroît elle se doutait bien que Charles avait l’intention de parler de tout un tas de souvenirs avec son ami.

— Je vous prie de m’excuser, je suis un peu fatiguée. Et j’ai des choses à faire dans Prague. Enchantée de vous avoir rencontré, Ross. Je vous appelle dès que j’ai réglé mes affaires, ajouta-t-elle à l’intention de Charles.

Ross marmonna un convenu « Tout le plaisir était pour moi ».

Christa partie, les deux hommes prirent le chemin du restaurant en parlant et en riant bruyamment.

Charles choisit le New York Café, où ils trouveraient sans doute des plats américains. Ils s’installèrent à une table entourée de larges fauteuils.

— Regarde-moi ça. Tout ce beige ! J’espère qu’on n’aura pas droit à un pianiste !

— Seulement s’il ne connaît pas Sweet Child in Time, répondit Charles en riant. Rassure-toi, c’est seulement le soir. Et la musique est bonne, de café-concert. Ça te plairait.

— S’il n’y a pas de grosse caisse, ça ne me va pas.

Quand le serveur arriva, Charles voulut savoir s’il avait des plats américains.

— Oui. Le plateau « New Orleans » avec des gambas et des oignons frits ou, si vous préférez, nous pouvons vous proposer le meilleur cheeseburger de toute l’Europe de l’Est. Avec du bœuf de Kobé, ajouta l’homme avec fierté.

Charles leva les mains l’air de dire « Que demander de plus ? ».

Ils en commandèrent un pour chacun.

Ross se releva légèrement et ébouriffa les cheveux du professeur. C’était une marque d’affection de deux amis qui se revoient après une longue séparation. Il lui demanda dans quoi il s’était fourré et pourquoi on le poursuivait, et Charles se mit à tout lui raconter dans le détail, à commencer par son arrivée en Transylvanie. Il expliqua sa décision de venir en Roumanie pour récupérer le sabre, obsession de son grand-père dont Ross se souvenait bien. Il parla du supposé parent éloigné blessé par balles qui lui avait sorti une histoire à dormir debout. Il parla de la bible de Gutenberg, comment il avait trouvé le sabre et l’avait déposé à l’ambassade. Il évoqua aussi la fameuse ombre et les liens étranges qu’un flic un peu bizarre avait découverts au fil du temps entre certains crimes et l’apparition de l’ombre tous les trente ans. Il ne savait pas pourquoi – ou peut-être seulement parce qu’il venait de se souvenir que l’homme au dossier marron lui avait dit de ne faire confiance à personne –, mais il ne dit rien des inscriptions sur le mur de la cave, ni de la pierre et de la clé. Il passa aussi sur les blasons des corporations figurant sur le fourreau du sabre. À part ça, il lui révéla tout.

Il venait de finir quand on leur apporta les plats. Ross tailla dans le hamburger et enfourna la première bouchée. Une expression de satisfaction se lut sur son visage.

— Le meilleur cheeseburger d’Europe de l’Est. Je suis d’accord.

Ils mangèrent en échangeant des plaisanteries et des souvenirs d’étudiants. Puis Ross repartit sur le sujet précédent.

— Et tu crois quelque chose de toute cette histoire ou pas ?

— Je ne sais pas quoi dire. Je suis déjà passé par au moins deux histoires impossibles, et qui semblaient, au départ, tout droit sorties d’un esprit malade. Et je ne les aurais pas résolues sans ta participation, qui s’est révélée décisive.

— Décisive, tu parles ! Je n’ai fait qu’accélérer un peu les choses. Tu y serais arrivé sans moi. Tu disais que tu avais encore quelque chose à déchiffrer, sur le billet ?

Charles prit une dernière bouchée, but une gorgée de vin chilien, un tara-pakay rouge, sortit son portefeuille, chercha la note manuscrite et la tendit à Ross. Celui-ci la retourna dans tous les sens en l’examinant avec attention.

— Tu vois ce Agios Georgios écrit en grec ? Il correspond à quoi, le 10 ? demanda Charles.

— C’est une heure, je suppose. Si on suit la logique de ce que tu m’as raconté, tu as un rendez-vous devant le saint Georges, à 10 heures.

— Oui, mais la date n’est pas précisée. Ni s’il s’agit de 10 heures du matin ou du soir. Je suis allé à la statue de saint Georges, à la cathédrale, mais personne n’est venu. Et puis il y a cet oiseau. Je ne saisis pas du tout ce qu’il fait là.

— Pour l’heure, si c’était le soir, il serait peut-être écrit « 22 » ou « PM ». Et tu ne sais donc pas du tout quel est le lieu du rendez-vous ?

— Mais non !

Charles voulut poursuivre, mais le sourire de Ross lui commanda d’arrêter.

— Ne me dis pas que tu as déjà trouvé.

— C’est simple, reprit Ross. Tu as bien deviné qu’il est question de saint Georges terrassant le dragon, mais ce n’est pas cette statue verdie qui, de plus, est un fake.

— Alors quoi ?

— Tu ne vois vraiment pas de quel artiste il s’agit ? Non, c’est trop facile… Un indice. San Romano.

Charles se serait donné des claques.

— La Bataille de San Romano ! Mais bien sûr, que je suis bête ! J’étais bloqué sur Prague et je n’ai pas pensé à traduire le mot « oiseau » dans toutes les langues. Uccello !

Paolo Uccello, de son vrai nom Paolo di Dono, est un des peintres toscans les plus importants de la Renaissance. Né près d’Arezzo, à Pratovecchio, il a passé presque toute sa vie à Florence. Il a marqué la peinture, car, durant toute sa vie d’artiste, il a développé la perspective. Il s’intéressait à la représentation du mouvement et à la recherche du point qui donnerait à son tableau la profondeur parfaite. Élève de Lorenzo Ghiberti, auteur du célèbre portail du baptistère de Florence, le bâtiment octogonal qui se trouve en face de Santa Maria del Fiore, du dôme de Florence et du Campanile de Giotto, il fut aussi l’ami d’un autre très grand artiste de l’époque, Donato di Betto Bardi, dit Donatello. On le surnomma Uccello en raison de sa passion pour les oiseaux qui figurent d’ailleurs en grand nombre dans son œuvre. La Bataille de San Romano est un triptyque racontant le combat que se livrèrent les cités de Sienne et de Florence à partir de 1432. Les trois panneaux en bois sont aujourd’hui séparés : l’un se trouve à Florence, dans la Galerie des Offices, le deuxième au Louvre, à Paris, et le troisième à la National Gallery de Londres.

— Son Saint-Georges se trouve à la National Gallery, non ?

— Oui. À Londres. Tout comme La Bataille de San Romano. Ma foi, un des trois panneaux en tout cas. Si je ne me trompe pas, les Uccello sont dans l’aile Sainsbury.

— Tu vois bien, dit Charles. À peine apparu, tu résous mes problèmes. Des siècles ont passé et rien n’a changé. Tu es toujours plus malin que moi.

— Plus rapide, mais pas plus intelligent. N’oublie pas que le rapide Achille a toujours une longueur de retard sur la tortue.

— Oui, et la flèche n’atteint jamais la cible. Les paradoxes de Zénon d’Élée. Quel dommage que les écrits de Zénon ne soient pas du tout des paradoxes.

— Eh bien, comme il le disait, la distance est parcourue dans un certain laps de temps. Si tu divises ce temps une multitude de fois, tu parviendras à des distances infinitésimales durant lesquelles la flèche n’est pas en mouvement. Si tu additionnes un grand nombre de moments durant lesquels elle reste sur place, il en résulte qu’elle ne se déplace pas du tout.

— Si ton pauvre Zénon avait su ce qu’est un système de référence, on ne serait pas là à discuter de ces sottises.

— Écoute, ce n’est pas un problème. De toute façon tu devais aller à Londres récupérer ton sabre, ça tombe bien.

— Oui. Dans ces histoires incroyables, les coïncidences s’enchaînent. L’univers entier semble conspirer en ma faveur.

— Regarde-nous : on croirait deux vieilles qui, après avoir passé cinquante ans dans la même cellule, trouvent encore des choses à se dire sur le pas de la porte le jour de leur libération, et qui restent des heures à papoter.

— Oui, fit Charles, mais nous, nous avons un sérieux retard à rattraper. Tu veux un dessert ?

— Non, merci, j’ai arrêté le sucre.

— Depuis quand ?

— Ça fait longtemps.

— Pas mal. Tu avales de la junk food, mais tu refuses les desserts. À propos de « ça fait longtemps »… Tu lis à livre ouvert dans ma vie, mais depuis que tu as disparu il y a quinze ans, je ne sais toujours pas dans quoi tu travailles. Et ne me balade pas en me répondant que si je l’apprends tu devras me tuer.

— Je fais des trucs ennuyeux pour des systèmes de sécurité complexes. Presque de la science-fiction. Je prépare le monde du prochain siècle. L’autre pan de mon activité est un réseau de données et de contrats de confidentialité. Je ne tue personne, je n’escalade pas de gratte-ciel et malheureusement je n’ai pas de maîtresse dans chaque port.

— Et en ce moment tu vis en Europe ?

— En Europe, en Asie. J’ai passé un certain temps en Inde. J’y ai fait une conquête, une sorte de vedette de Bollywood, pour laquelle j’ai installé un système de sécurité, et qui a développé une véritable passion pour moi. Au fait, j’ai cru comprendre que tu étais devenu persona non grata dans notre Hollywood à nous.

— C’est bien ce que je disais. Rien ne t’échappe.

— Tu sais que j’adore quand tu débloques. Surtout que c’est rare. Et spectaculaire. Tu leur as fait quoi ?

— Je te raconte à condition que tu m’accompagnes, je vais fumer.

— Donc tu n’as vraiment pas changé. Tu fumes toujours ces Cohiba qui ont une drôle de forme ? Un par jour, après le dîner ?

— Je crains d’avoir un peu exagéré ces derniers temps.

Charles insista pour payer, en dépit des protestations de Ross.

— Ce n’est pas maintenant qu’on va bousculer les traditions.

— Toute tradition est bonne, admit Ross. À condition qu’elle soit ancienne.

La réplique amusa Charles. Il se rendit compte combien ses remarques, spirituelles et qui disaient toujours bien plus que ce qu’il semblait, lui avaient manqué.

— Et tu veux qu’on se déplace où ?

— Il y a un bar à cigares.

— Hors de question ! Si tu tiens à creuser ta tombe, ne m’oblige pas à m’enfermer dans un cloaque où d’autres désespérés de ton genre vont m’empoisonner.

— Alors on n’a qu’à sortir. Il y a des bancs, dehors. Et la vue est superbe. À moins que tu n’aies une autre idée ?

— Je vais devoir y aller bientôt. Ça me va, dehors.