— Alors ? fit Ross avec curiosité pendant que Charles passait la flamme de l’allumette sur le pourtour de son Cohiba. J’ai appris que tu ne pouvais plus t’approcher à moins de quatre cent cinquante kilomètres de Los Angeles. Qu’as-tu donc fait pour qu’ils se fâchent à ce point ?
— Ils sont trop susceptibles. Ils insistaient pour faire un film d’après Le Secret de Lincoln. J’ai donné mon accord à contrecœur. Alors ils ont commencé le travail sur un scénario. Le malheur, c’est que… Je ne sais pas, tu as lu le livre ?
— À ton avis ? fit Ross.
— OK. Alors tu sais que ce n’est pas un roman, ni un livre de fiction, il obéit aux règles strictes de la recherche et s’appuie sur une documentation minutieuse. Comme on pouvait s’y attendre, ils ont laissé les détails de côté, et ils ont inventé une action sans aucun rapport avec le sujet, des personnages crétins, des conflits et des sous-conflits dignes de dessins animés. Bref, quand ils m’ont envoyé le scénario, je me suis arraché les cheveux. Qu’ils dramatisent à l’excès, passons, c’est leur rôle. Ils devaient en faire un film prenant et qui se vende. Mais ils ont perdu de vue tout ce qui était important et, j’ose le dire, intéressant. Leur torchon, ayant la prétention de s’appeler un scénario, n’avait plus rien à voir avec moi. Alors j’ai gueulé.
— Ils ne t’avaient pas versé des droits d’auteur ?
— Une partie de l’avance, oui. Par chance, j’avais eu la bonne idée de faire figurer au contrat que je devais valider le scénario.
— Et c’est pour ça que tu ne peux plus t’approcher de Los Angeles ?
— Ça ? C’est juste le début. Un grand chef, j’ai même oublié son nom, quelque chose comme Johnny Schatz, un producteur célèbre, m’a fait venir, m’a promené dans sa limousine, m’a logé dans une maison gigantesque avec une piscine comme un terrain de foot et un jardin rempli de pyramides égyptiennes, de statues et de stèles – c’est de sa part un geste poli : notre homme apprécie l’histoire ancienne, on va lui en donner, de l’histoire ancienne ! Je n’étais pas là-bas pour juger de leurs goûts. Mais je me suis retrouvé dans cette démesure à me poser des questions sur le gaspillage entraîné par ce kitsch monumental. Enfin. Ils m’ont laissé entre les mains d’une équipe de professionnels du scénario avec quelques succès à leur actif. Avec à leur tête le fils du fameux chef.
— Le producteur ?
— Oui. Et ils ont commencé la première réunion en traçant une ligne sur un tableau, qu’ils ont coupée en trois. Puis ils ont fait un rond sur le premier segment et un autre sur le deuxième. J’ai commencé à avoir le vertige. Ces gens ne pouvaient pas s’extraire de ce modèle qui est plus une simplification pour attardés qu’autre chose. C’est ce qu’on leur apprend à l’école : utiliser l’exemple que tout le monde comprend. Peu importe que tu sois crétin, que tu aies un peu de talent ou une idée. Comme dit Syd Field, qui cite une maxime qu’on pourrait trouver au mur des toilettes chez Mac Do : « Seul compte de le vouloir et de le vouloir beaucoup. »
— Tu leur as sorti le proverbe latin « Persévérer est diabolique » lorsqu’on est dans l’erreur ?
— Je ne suis pas allé aussi loin. Les producteurs et ceux qui décident où investir l’argent, ils ont ces modèles en tête, ces schémas simplificateurs proposés par des gourous du genre Syd Field, Wells Root et consorts. Je l’ai lu, ce fameux Field. Il ne me fait pas du tout l’effet d’être un idiot, mais il doit vendre, alors il donne aux imbéciles exactement ce qu’ils veulent. « Tu es con, pas grave, continue. La transpiration vaut plus que l’inspiration. Et respecte mes règles. Tu produiras ainsi quelque chose de cohérent. » Ses livres sont une trentaine de pages de cette prétendue théorie ultrasimplifiée, et trois cents pages d’exemples.
— Kiss ?
— Comment ça, un baiser ?
— Non, keep it simple, stupid, K. I. S. S. ! Mets-toi au niveau des pâquerettes : c’est la première règle en publicité.
— Oui. Bon. Eux, ils avaient la théorie du saucissonnage. Le film a un début, un milieu et une fin. Trois parties. La saucisse a deux extrémités et un milieu. Les ronds dont j’ai parlé sont leurs plot points, c’est là qu’il faut absolument que l’action prenne un tournant inattendu. C’est l’élément surprise. Syd Field en propose plus que ça, dans son livre, mais ces types, ils n’en avaient retenu que ce schéma encore plus réducteur. On a donc une sorte de lit de Procuste. Ceux qui ne rentrent pas dans le moule, soit on les écrase, soit on les rallonge. C’est pour ça que tous les films se ressemblent. Il y a des tas de types intelligents dans ces milieux. Mais si tu n’es pas dans le cadre, adieu.
— Après tout, c’est leur argent.
— Je ne dis pas le contraire. Alors ils ont commencé à expliquer au crétin qui sommeille en moi comment ça fonctionne. Les trois morceaux de la saucisse, ce sont les actes. Acte I – le début, qu’ils appellent de manière parlante « l’installation » ; le milieu, c’est « la confrontation », et le final, « la résolution ». Comme ils n’étaient pas tout à fait certains que j’aie pigé, ils ont commencé à me sortir les métaphores de niveau maternelle qu’ils ont ingurgitées dans leurs cours payés à prix d’or. À l’acte I, disait l’un d’eux, « le personnage monte dans l’arbre », son voisin complétait par « tu le fais tomber dans un torrent de montagne, du haut d’un rocher » ; « et tant qu’il est dans l’arbre, jette-lui des cailloux », ajoutait le premier, et le deuxième, « le torrent fait un coude plein de galets et on aperçoit une cascade au bout ». C’était l’acte II, et enfin, pour l’acte III, ils dirent presque à l’unisson – « sort-le de l’eau, jette-lui une corde pour qu’il s’y accroche », et ça s’appelle, il paraît, « la ligne de vie » – et l’autre de conclure : « Fais-le descendre de l’arbre. »
Ross commençait à bien s’amuser de la manière dont son ami mêlait innocence et indignation face aux absurdités du monde. Quand Charles s’interrompit pour reprendre son souffle, Ross riait aux éclats.
— Je suis donc si risible ?
— Non, répondit Ross en se massant les zygomatiques. J’avais presque oublié combien tu peux être drôle quand tu mets de la passion dans quelque chose.
— Et je t’épargne le fait qu’ils ont divisé chaque bout de saucisse en trois autres saucisses. Chaque morceau avait donc son début, son milieu et sa fin.
Ross avait posé sa main sur l’épaule de Charles, secoué par un fou rire. Charles attendit qu’il se calme.
— Mais toi, tu as voulu faire un peu le prof avec eux, non ? Allez, reconnais-le !
— En tant que spécialiste en narratologie, je leur ai dit que, s’ils voulaient simplifier la structure du manuscrit à ce point, ils pouvaient au moins recourir à une théorie structurelle plus évoluée et plus fine.
— Ça existe, ça ?
— Oui. Il y en a une qui est exceptionnelle. Malheureusement elle a été développée par un professeur de Roumanie. Ce n’est pas un pays qui produit énormément de films. Jusqu’à la chute du communisme, à de rares exceptions près, ils étaient minés par l’idéologie dominante. Et après, ça a été pire. Ce professeur, Dumitru Carabăț, partage le film en cinq parties qu’il intitule « ritmemes », c’est-à-dire « éléments de rythme ». J’ai essayé de leur expliquer que chacune de ces parties a une idée centrale, une sorte d’action principale. Je leur ai donné des exemples célèbres de romans et de films, y compris du film que tout le monde à Hollywood considère comme le meilleur film de tous les temps, une véritable icône du cinéma américain, je veux parler de Citizen Kane. J’ai utilisé les exemples du professeur roumain. Première partie – Kane veut jouer parce qu’il a été privé, dans son enfance, de jeu. Partie II, Kane hérite d’une immense fortune et veut continuer son jeu, mais il en est empêché. Partie III – libéré des pressions, il se met à jouer à l’échelle mondiale. Partie IV – le jeu est interrompu par une série de déceptions dans sa vie, et enfin partie V – Kane meurt en prononçant un mot qui renferme en réalité tout le mystère autour duquel se déroule le film « Rosebud ». On apprend que c’est le nom d’une luge qu’il avait quand il était enfant, métaphore du jeu dont il a été frustré dans sa tendre enfance.
Ross ne riait plus. Il écoutait Charles attentivement.
— Oui. J’ai tenté de leur expliquer que les parties I, III et V sont placées sous le même signe et montrent une continuité. Il joue, il joue gravement, il joue, au final, et dans les parties II et IV il est empêché de jouer, son jeu déçoit. On voit dans ce simple schéma qu’il existe une continuité entre les parties ou « ritmemes », comme l’auteur les appelle, mais, en même temps, une opposition entre les parties qui se suivent. La partie II s’oppose à I, qui est similaire à la IV, qui s’oppose à la III et ainsi de suite. Je leur ai seulement expliqué que cette complexe relation d’opposition et de similitudes produit exactement ce qu’ils recherchent pour qu’un film soit un succès, qu’il te tienne en haleine, qu’il ait, autrement dit, du rythme.
— Et ils t’ont écouté ?
— Oui. Ils ont aussi eu l’air de comprendre. Tiens, je pense à l’instant combien est crucial – ou était crucial – notre lieu de naissance. Si ce professeur avait vécu dans un pays normal, de l’autre côté du Rideau de Fer, il serait aujourd’hui sans doute plus riche et plus célèbre que Syd Field.
— Alors, à quel moment ça n’a plus marché ?
— Ben, ça n’a plus marché…
— Tu n’as pas pu en rester là, c’est ça ?
— C’est un peu ça. Je leur ai expliqué qu’à l’intérieur de chaque « ritmeme » les relations entre les actions devaient suivre le même schéma rythmique. Jusque-là, ils m’ont suivi. J’ai commencé à les énerver quand je leur ai expliqué que dans la partie IV, conformément à la théorie d’un autre grand homme de lettres – bulgare, cette fois-ci –, et je parle bien sûr de Tzvetan Todorov, il doit se passer quelque chose de spécial, ce que Todorov appelle « l’infraction à la loi », autrement dit quelque chose qui va à l’encontre des règles du caractère, de la logique naturelle, où le personnage fait n’importe quoi, y compris des choses totalement contraires à ses intérêts, et c’est ce qui arrive dans Citizen Kane. Des moments où ses gestes l’éloignent de son objectif final, à savoir la résolution du conflit. C’est là qu’ils ont explosé en vol. Il y en a un qui m’a demandé si la Roumanie et la Bulgarie existaient vraiment ou si je me moquais d’eux. Quand je leur ai lâché le mot Transylvanie ils ont un peu repris pied. Dracula était le seul truc qui leur était familier.
— Et à partir de là tout a dégénéré.
— Tu n’imagines pas. C’est à coups de pied au derrière qu’ils m’ont jeté du tombeau mégalomane où ils m’avaient enterré vivant. Tu es satisfait ?
Ross confirma d’un hochement de tête.
— À part ça, pour que tu saisisses que mon haut niveau d’attention est en même temps distributif et que je ne me suis pas bloqué sur ce seul sujet, sache qu’il y a là-bas une vraie bombe, sexy de chez sexy, qui nous observe depuis dix bonnes minutes.
Ross tourna la tête. Il se leva et, tout en faisant signe à la femme de s’approcher, il dit à Charles :
— C’est mon amie, ou comment dire, ma petite amie, Beata Walewska. Je lui avais dit de me retrouver ici quand elle aurait fini ce qu’elle avait à faire.