Chapitre 105

La moto s’arrêta au feu rouge. Beata tourna la tête en direction de Werner.

— Ce professeur sait qui tu es ?

— En quelque sorte. Il croit que je suis son copain de fac. À l’époque on m’appelait Ross. Pendant des années nous avons été inséparables ou presque, même si nous étions dans des universités et des villes différentes. On passait tout notre temps libre ensemble. On révisait côte à côte. Nous étions collés l’un à l’autre pendant toutes les vacances.

Il montra le feu du doigt.

— C’est vert.

Beata se retourna vers la route et la moto repartit en direction de l’Institut. Elle avait compris que pour Werner le sujet était clos et qu’il ne fallait pas insister. Elle n’était pas de nature indiscrète et le métier qu’elle exerçait lui avait enseigné de ne jamais poser la question de trop. Jamais. De toute façon elle était certaine que Werner s’était confié à elle bien plus qu’à personne d’autre. Elle s’était jetée tête baissée dans cette relation sans penser aux éventuelles conséquences. C’était la première fois qu’elle éprouvait quelque chose pour quelqu’un. Toutes ses relations précédentes étaient intéressées, parfois même des missions. Tous ceux qui l’avaient connue avaient fini par être horripilés d’avoir affaire à un sinistre bloc de glace. Rien n’émouvait jamais cette femme au cynisme terrifiant et à la cruauté inhumaine. Werner, sans même le vouloir, avait été le seul à atteindre chez elle une corde sensible.

En arrivant à la villa, Beata lui raconta ce qu’elle avait fait chez le commissaire et qu’elle avait décidé d’aller à son bureau un peu plus tard, quand ce serait plus calme.

 

Tandis que Beata prenait une douche, Werner alluma l’ordinateur, consulta ses e-mails et la messagerie de son téléphone. Il vérifia le traceur de Charles et vit qu’il était rentré à l’hôtel. Il démarra l’écoute live de la caméra et entendit le téléviseur. Il vérifia l’enregistrement des heures précédentes au domicile du commissaire. Là-bas aussi, rien d’autre que le téléviseur. Werner sourit en pensant aux gens qui passent ainsi leur temps libre. Même les plus intelligents d’entre eux. Si dans la chambre de Charles résonnait une chaîne d’infos tchèque, chez Ledvina, l’ordinateur avait enregistré des gémissements, des halètements et des cris mimant maladroitement l’orgasme.

Il était tout de même inquiet de constater que Charles ne semblait pas prendre très au sérieux la menace que Christa représentait. Cette fille pouvait interférer dans ses plans, si le professeur entrait en possession du message. Il fallait qu’il s’en débarrasse, mais il n’avait pas pu insister plus lourdement au risque d’éveiller les soupçons de Charles. Il avait déjà eu l’air d’arriver avec ses gros sabots. Pour la première fois de sa vie il regrettait de ne pas avoir vu Baker plus régulièrement. Il l’avait toujours sincèrement apprécié, même si Werner avait toujours gardé à l’esprit qu’il devait utiliser Charles pour atteindre son but. C’était peut-être la raison pour laquelle il avait arrêté de le contacter. Il se sentait coupable, en quelque sorte. Il devait donc trouver une autre solution pour anéantir Christa. Peut-être envoyer Beata. Il allait devoir décider.

Pas un signe d’Eastwood. Il restait douze heures avant le rendez-vous décisif du Conseil. Il ne pouvait pas rater cette réunion qui serait sa grande victoire. S’il mettait la main sur la Bible perdue, avec l’aide de Charles, cela serait un coup de maître. Son père aurait été tellement fier de lui. Cela faisait presque cinq cents ans que les membres de la corporation des pêcheurs jouaient triple jeu dans ce conflit opposant les deux camps. Menant leur mission avec sérieux et détermination, ils obtenaient toutes les informations nécessaires au sujet du membre du Conseil dont ils avaient la charge tout en se rendant toujours indispensables aux autres. Jusqu’ici cela leur avait merveilleusement réussi. Personne n’avait jamais rien soupçonné. Un travail parfait.

Le seul objectif qu’il leur restait à atteindre était de trouver la Bible perdue et de détruire les deux camps. Tout le pouvoir dans les mains d’un seul homme. Et lui, Werner Fischer, descendant du pêcheur qui avait sorti la tête de Vlad Ţepeş du lac de Snagov où elle avait été jetée, mettrait un terme définitif à cette longue histoire compliquée. Cet ancêtre de Werner, aidé de quelques membres de sa famille et de quelques frères pêcheurs, avait déterré ensuite le corps de Vlad, enterré sans cérémonie sur ordre de Basarab Laiotă au monastère de Snagov. Dans le plus grand secret, ils ont réinhumé le corps et la tête – dont la légende affirmait qu’elle avait été transportée à Constantinople où le sultan l’aurait exposée sur une pique – au monastère de Comana, fondé par Vlad Ţepeş lui-même. Deux versions d’une autre légende ont circulé. La première disait que Dracula se serait relevé d’entre les morts et serait devenu vampire, et la seconde affirmait qu’un esprit maléfique aurait quitté sa dépouille, trois jours après que le cadavre eut retrouvé sa tête.