Chapitre 106

Il se réveilla pris d’effroyables fourmillements dans la jambe droite. Il s’était assoupi dans une mauvaise position et ne sentait presque plus rien de ce côté de son corps. Il se leva lourdement, mais ne parvint pas à poser le pied, alors il retomba sur le canapé. Il s’allongea sur le dos en essayant de bouger la jambe. La douleur commençait à s’atténuer, mais l’engourdissement était presque insupportable.

Un soleil orange s’était posé sur le bord de la fenêtre et inondait la chambre d’une lumière très forte. Dès qu’il fut soulagé des sensations désagréables dans sa jambe, il se leva pour aller à la salle de bains. Il réfléchit à ce qu’il avait encore à faire ce soir-là. Il décida que ce n’était pas un moment pire qu’un autre pour confronter Christa aux photos. Il l’appela. Une voix molle lui répondit avec difficulté.

— Comment ça va ? demanda Charles.

— Je me suis sentie mal et je me suis couchée. Et vous ? Votre rendez-vous est fini ?

— Oui. Vous êtes malade ? Vous avez besoin d’un médecin ?

— Non. Je crois que c’est la fatigue. Cela vous ennuie si on ne se revoit pas aujourd’hui ?

Christa semblait avoir l’intuition de la conversation désagréable à venir. Mais comme elle ne pouvait pas savoir ce que Charles avait l’intention de lui demander, elle était sans doute indisposée, en effet.

— Vous descendez dîner ?

— Pardon ? fit Charles, interrompu dans le fil de ses pensées. Non. Je n’ai fait que manger toute la journée. Je vais me coucher moi aussi, la nuit dernière je n’ai dormi que trois heures.

Il lui souhaita une bonne nuit, mais oublia de lui dire qu’il avait des billets d’avion pour le lendemain à midi. Il pensa prendre une douche et se glisser au lit. Mais il savait qu’il ne parviendrait pas à se rendormir. Durant ses études, Charles avait appris comment se reposer, ne serait-ce que cinq minutes. Entre les cours, les révisions et les loisirs, cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pu s’accorder plus de cinq heures de sommeil par nuit. Alors il saisissait la moindre occasion de faire une courte sieste et, s’il réussissait à s’endormir, même peu de temps, il se réveillait complètement reposé. Il pouvait dormir dans les lieux les plus étranges et dans des positions impossibles. Debout dans le bus si nécessaire. Cette habitude lui était utile, maintenant, pour les longs déplacements quand il courait d’une conférence à l’autre, de dîner en dîner, d’une interview à un avion et ainsi de suite. Une chose était certaine. S’il dormait un peu, comme cela avait été le cas cet après-midi-là, il lui était ensuite très difficile de retrouver le sommeil.

Il se pencha à la fenêtre pour regarder les passants comme il aimait le faire pour se détendre. Juste à l’entrée de l’hôtel, sur le capot de la limousine qui attendait sans doute un client, le gros chat orange se prélassait en se pourléchant. Il décida de lui offrir un dernier dîner d’exception pour fêter leur rencontre.

 

Moins de dix minutes plus tard, il était en bas avec un filet de saumon cru dans un bol. La voiture avait disparu, et Béhémoth avec. Il l’appela en faisant « miaou miaou ». Le portier lui fit signe de regarder derrière lui. À environ vingt mètres, le chat l’observait. Il s’approcha de lui. Quand il le rejoignit, l’animal miaula brièvement puis se coucha sur le côté. Charles resta avec le récipient à la main et attendit. Le chat se releva, miaula de nouveau, puis retomba sur l’autre côté. Le spectacle méritait une récompense, songea-t-il, alors il posa le bol et s’accroupit. Le chat dévora le poisson tandis que Charles lui caressait la tête. Des gens s’arrêtèrent pour caresser à leur tour le chat gourmand. Ils demandèrent quelque chose à Charles, mais, comme ce dernier répondait en anglais, les gens caressaient encore un peu l’animal et s’en allaient.

Après que le chat eut dévoré en un temps record la copieuse portion de saumon, Charles le prit dans les bras et entreprit de chercher un banc pour fumer un cigare. Il retournait en direction de l’hôtel quand il vit Christa en sortir. Il fit d’instinct un pas de côté, reposa le chat au sol et le laissa partir. Ainsi, elle lui avait menti. Et d’après sa manière énergique de se déplacer, elle n’avait pas l’air malade. Il la suivit.

Ledvina, qui s’ennuyait à mourir dans sa voiture, maudissait l’entêtement qui lui avait fait refuser tout progrès technique et il pensa que la première chose qu’il ferait le lendemain serait de s’acheter un téléphone portable et une tablette. Si le premier imbécile était capable de se débrouiller avec, il n’y avait pas de raison qu’il n’y parvienne pas. Il avait observé la petite excursion de Werner. Il l’avait photographié à l’aide de l’appareil numérique qui remplaçait depuis quelques années son antiquité de Praktiker, qu’il avait fièrement utilisé pendant plus de quarante ans et auquel il n’aurait jamais renoncé, si les laboratoires n’avaient pas disparu l’un après l’autre et si les pellicules n’étaient pas devenues introuvables. Il avait ensuite vu Werner et Beata et il avait noté qu’elle lui avait transmis une grande enveloppe pour qu’il la passe à Charles. Il devait y avoir une raison hiérarchique ; le professeur était sans doute leur chef. Il ferait suivre ces clichés à Honza pour qu’il tente de les identifier. Ledvina n’avait rien manqué non plus de la petite aventure de Charles et du chat, puis il avait vu Christa sortir de l’hôtel et Charles se mettre à la suivre.

Il chaussa ses lunettes noires et vissa sur sa tête un béret, un de ceux que portent les ouvriers dans les films italiens des années 60, et démarra.