La réunion spéciale du Conseil allait commencer. Les membres arrivaient peu à peu, mais Martin Eastwood n’était pas encore descendu. Après s’être préparé pour cette soirée, très rare dans les six cents ans d’histoire de l’Ordre, il répéta devant le miroir une partie des arguments en faveur de cette exception dans la nomination d’un membre, ce qui n’avait eu lieu que deux fois durant tout ce temps.
Martin avait tout intérêt à faire entrer au Conseil des douze un homme qu’il avait la conviction de contrôler. Il s’assurait ainsi d’avoir toujours deux voix au lieu d’une, ce qui pouvait peser lourd. D’une part. D’autre part, en dépit de sa froideur et de sa cruauté, qualités que le directeur de l’Institut considérait comme obligatoires chez un manager de son envergure, Eastwood s’était attaché à Werner. Tout en hiérarchisant mentalement les arguments pour soutenir sa candidature, il se remémora les bons moments qu’ils avaient vécus ensemble et l’importance que Werner avait acquise au fil du temps et qu’il avait utilisée pour consolider le pouvoir de l’Ordre.
Jusqu’à l’arrivée de Werner, l’Institut avait presque exclusivement effectué des expériences psychologiques sur le contrôle direct des individus. Plusieurs sortes de tortures, en particulier psychiques, étaient testées dans les sous-sols de l’époque de l’Institut. De la privation de sommeil à la perte d’orientation en passant par toutes les conséquences que la consommation de substances hallucinogènes pouvait avoir sur le comportement des sujets. Même si de nombreuses institutions utilisaient des détenus à grande échelle, Martin avait toujours pensé que ces méthodes ne pouvaient être appliquées qu’à quelques individus ou à des groupes restreints. Leur impact sur les masses était quasi nul. Son intuition lui soufflait que des procédés plus sophistiqués lui garantiraient le contrôle de grands groupes de populations que le Conseil pourrait manipuler à sa guise, notamment dans les situations de crise. L’apparition d’Internet et la liberté de communication qu’il offrait avaient effrayé le Conseil. Martin avait eu alors l’impression que c’était pour eux le début de la fin.
Lorsque, dès son premier jour à l’Institut, Werner avait présenté ses projets, Martin avait été heureux comme jamais et avait débloqué des sommes faramineuses pour les développer. En quelques minutes seulement, Werner avait balayé toute sa perception des problèmes du monde moderne et réglé celui du contrôle des petits contingents. Ces deux projets étaient baptisés la « grande soupe sociale » – référence limpide à la « soupe primordiale » qui serait à la base de la formation de l’univers, selon la théorie du biologiste J.B.S. Haldane énoncée en 1929 – et « the daily fix », « la dose quotidienne » sans oublier la « Théorie de l’enfance perpétuelle » faisant des adultes de perpétuels enfants, manipulables à volonté.
Au sujet du premier projet, Werner avait envisagé de contrôler de très vastes groupes d’individus rien qu’en les encourageant à communiquer entre eux et influer ainsi discrètement sur leur emploi du temps. Le paradoxe, affirmait le jeune scientifique, résidait dans le fait qu’être en permanence en compagnie de quelqu’un d’autre isole plus que jamais. Au début, Martin n’avait pas saisi où Werner voulait en venir. Ce dernier avait eu la patience de lui expliquer. Empêcher l’individu d’être seul, et donc de se retrouver avec ses pensées, représentait le premier pas vers le contrôle total du sujet. L’absence de solitude est le pire ennemi de la liberté de pensée, de l’indépendance, avait dit Werner. Jamais rien de sérieux n’a été élaboré en dehors de ces heures que l’homme passe face à lui-même. Suspendre la réflexion équivaut à annihiler la personnalité individuelle, à fondre des individus différents, capables de penser et d’agir seul, dans une sorte de soupe primordiale.
Comme Martin ne se souvenait plus exactement de tout ce qu’avait dit Werner, il envisagea de réécouter leurs discussions. Il lui restait une demi-heure. Alors il ouvrit l’énorme coffre-fort où étaient rangés des casiers contenant toutes sortes de données classées par ordre chronologique. Il appuya sur celui portant le nom de « Fischer » et en sortit le CD de leur première conversation. Il le plaça dans l’appareil de sonorisation futuriste dessiné par Bang & Olufsen exprès pour lui.
« Le monde d’aujourd’hui – et c’était la voix de Werner qui s’élevait – vit dans un tel vide de l’être qu’il n’a pas le courage de la solitude. Que faire de ses propres pensées ? La plupart des gens en ont peur sans savoir pourquoi. Parfois ils ont peur de découvrir qu’ils n’ont rien à penser, mais la majorité des gens ne s’en rendent même pas compte. Être en permanence dans une relation à l’autre, éventuellement aux autres, en groupe plus vaste, où règne un bavardage fait de banalités et de pensées préfabriquées supprime toute possibilité de réfléchir, tout accès aux profondeurs de la pensée. Les sigles et les codes n’aident pas non plus. Au contraire, cela accentue le recours à la pensée automatique, c’est-à-dire l’absence de la pensée, et conduit à des comportements grégaires. Les plus faciles à manipuler sont les personnes exposées à l’influence d’un groupe dont elles doivent faire partie. Groupe éventuellement mené par un leader charismatique qui pense pour eux et parle de manière à s’en faire comprendre, quelqu’un qui tient les manettes de leur pensée et en connaît les réflexes. »
Martin souriait pour lui-même. Ce bavardage s’appelait à présent Twitter.
« Le paradoxe, c’est que cette présence permanente avec les autres te rend plus seul que jamais. Plus le nombre de ceux avec lesquels tu es en lien permanent est grand, pire c’est. Car le nombre de relations est inversement proportionnel à leurs dénominateurs communs. Et tout le tissu relationnel se noue autour de ce dénominateur commun extrêmement rudimentaire. Aucune relation sérieuse n’est plus possible, il n’y a plus d’échange d’idées, ni plus aucun attachement en dehors de la dépendance créée par le besoin d’être toujours auprès de quelqu’un, c’est-à-dire d’être connecté. On trimbale un nombre déterminé d’idées et d’expressions rudimentaires. Les relations se réduisent à ce qu’il y a de plus superficiel, de plus épidermique. Plates, dépourvues de profondeur. En ce sens, on n’arrive plus à connaître personne vraiment bien. On connaît peut-être leur nom – quand il ne s’agit pas de simples surnoms –, on ne voit de ces personnes que ce qu’elles choisissent de montrer et on ne sait d’elles que ce qu’elles veulent bien dire. En général, des banalités. La famille, la fête, les loisirs, les excursions, comme chez les touristes japonais qui vont comme d’infinis troupeaux de moutons sur les mêmes sentiers, par la même file, au même pas, dans les mêmes vêtements. Jusqu’à l’angle de prise de vue qui est identique. Les mêmes visites, la même façon de se distraire, les mêmes choses à communiquer. Plus il est facile de communiquer, plus c’est superficiel. La pensée dans la plénitude de son absence. Tout est préfabriqué. Une solitude très bruyante, assourdissante. »
Martin mit en pause pour savourer les paroles de Werner, toutes ces années après. Quel grand visionnaire c’était. Il l’avait presque oublié. Ce génie qui lui appartenait, parlait des réseaux sociaux bien avant qu’ils n’existent. Werner avait depuis développé cette idée. Les réseaux sociaux étaient devenus des outils très économiques pour contrôler les foules, mais en plus tout apprendre à leur sujet. Werner avait inventé et vendu aux sociétés de transfert de données et de télécommunications un moyen de localiser chaque individu par des applications sur lesquelles il devait sans cesse s’identifier. Le comble était que les gens les installaient eux-mêmes, et joyeusement ! Sa dernière trouvaille était une invention diabolique : le relevé d’empreintes volontaire. On vendait aux gens l’idée qu’un gadget, un Smartphone par exemple, pouvait reconnaître son unique propriétaire via son empreinte digitale. De cette manière les gens pensaient augmenter leur sécurité et protéger leurs biens du vol ou éviter la violation de leurs données, mais ils s’inscrivaient en réalité bénévolement dans la gigantesque base de données créée par l’esprit démoniaque de Werner.
Les romans scientifico-fantastiques décrivaient un futur pas si éloigné où on implanterait de force des puces de localisation aux gens. Nul besoin de violence, de persuasion, pas même du moindre effort. Les puces existaient déjà. Elles n’étaient pas glissées sous la peau, mais portées volontairement par des milliards d’individus dans le monde entier.
Martin fit redémarrer l’enregistrement et l’avance rapide. Il se souvenait parfaitement de ce qu’il avait dit de la première théorie. Il voulait entendre ce que Werner avait dit de la deuxième. Sa voix s’éleva de nouveau dans le bureau.
« Le marketing contemporain a découvert que tous les adultes sont des enfants. Pour les empêcher de penser ou – grands dieux – d’agir et éventuellement de s’allier pour une cause qui ébranlerait le statu quo, il faut les occuper. Des jouets. Le goût du jeu est caractéristique de toute créature vivante sur terre. Les animaux jouent, les enfants, en jouant, apprennent à devenir des adultes. À développer leur intelligence, à étendre leurs connaissances, à réagir dans les situations qui se présenteront à eux dans l’avenir. Une perverse inversion des choses peut transformer un adulte en enfant. Cela annihile en lui toute capacité à survivre, cela crée une dépendance au jeu, plus forte que l’héroïne. Si tout est jeu, rien n’est sérieux. Ça tue tout sens des responsabilités et diminue fortement la capacité d’adaptation. Une panne de courant d’une semaine dans le monde ultratechnologique d’une grande ville par exemple ferait aujourd’hui plus de victimes qu’un séisme de magnitude 8 sur l’échelle de Richter. Les audiences gigantesques des matchs de foot, les records de ventes, qui dépassent l’imagination, de jeux sur écran de plus en plus violents, la banalisation du mal et du crime, la transformation de l’inacceptable en simple fait divers, les décapitations à la chaîne, les accidents diffusés en boucle et en détail par les chaînes de télévision, les happy ends de tous les films, créent une image distordue de la réalité. »
Werner s’interrompait ; on l’entendait boire une gorgée. Probablement du café. Puis il reprenait :
« Un jour, les spectateurs testant un célèbre film hollywoodien furent sur le point de lyncher ses producteurs et son réalisateur parce que le personnage principal mourait à la fin après avoir lutté avec héroïsme contre, tout de même, cinq mille soldats. La maladie, la souffrance, la mort sont boutées hors de la cité. Elles sont ravalées au rang de simples concepts par les adultes, exactement comme ce serait le cas chez des enfants en bas âge. C’est ainsi que l’on vend très cher des rêves qui ne se réaliseront jamais et des vies vécues par d’autres que nous, par procuration. L’empathie est éradiquée. »
Il se faisait tard, mais Martin se souvenait que la fin de la conversation lui avait prouvé qu’il se trouvait devant un génie absolu, un visionnaire de l’envergure de Vinci. Ou de Nostradamus. Il voulait entendre ça de nouveau. Il fit avance rapide et appuya de nouveau sur play.
« Vous n’êtes plus en état de penser parce que vous ne comprenez plus rien. Vous vous retirez comme au Moyen Âge dans l’astrologie, vous allez voir des voyantes, vous croyez aux vampires et aux loups-garous, à la Zone 51 et à toutes sortes de prophéties mensongères. Vous utilisez les technologies de dernière génération pour lire votre horoscope et vous croyez aux médiums et à l’hypnose, aux superstitions et aux elfes. Les histoires ont été inventées pour la catharsis, comme disait Aristote. Pour que, en l’espace de deux heures, le temps d’un récit ou d’un film avec des cochons qui parlent, on oublie qu’on est mortel et qu’on a des responsabilités sérieuses à assumer face aux autres qui dépendent de soi. Pour faire une pause. Ou prendre une revanche imaginaire. Aujourd’hui, la vie réelle devient une pause dans le jeu et dans le récit. De plus en plus de gens confondent la réalité et les innombrables stupidités, les énormes incohérences qui leur sont mises dans la tête. C’est une méthode de contrôle. L’homme devient la proie facile du spectacle de l’information. En plein infotainment, tout ce que vous voulez, c’est continuer à jouer, à taper non-stop sur des boutons comme un singe sur un smartphone, à passer sans cesse d’une chose à l’autre sans pouvoir vous concentrer sur rien. À partir de là, quand vous êtes réduit à des besoins édulcorés destinés à vous tenir sans cesse occupé, vous déléguez toute responsabilité. D’autres pensent et agissent pour vous. L’effet le plus important de ces deux théories est la dépendance meurtrière que leur combinaison peut induire. Vous ne pouvez plus vous concentrer sur rien de sérieux, ni élaborer la moindre pensée cohérente. Vous devez nourrir le diablotin qui est en vous. Et, lui, il se tient tranquille tant qu’il reçoit sa dose quotidienne – the daily fix. »
La conversation se poursuivait, mais Martin devait se rendre à la réunion, alors il arrêta l’enregistrement à regret.
Il se souvint encore que Werner était arrivé le lendemain avec un logo pour ses projets, un logo qui avait fini par se confondre avec sa signature et avec lui. C’était le diable en culotte d’hermine du Codex Gigas.