Chapitre 65

Christa remarqua les trois voitures noires identiques, avec permis spécial affiché sur le pare-brise, mal garées devant l’hôtel. Avant même qu’elle puisse le signaler au professeur, il était déjà descendu du taxi. Au moment où il pénétrait dans l’hôtel, il se trouva entouré de trois hommes qui lui barraient le passage.

Nicky Ledvina avait les mains enfoncées dans les poches de son pantalon. Sur son veston était piqué un insigne officiel que Charles ne reconnut pas.

— Bonjour, monsieur le professeur Baker, le salua calmement le commissaire.

Dans sa manière d’accentuer les mots, Charles reconnut l’accent slave. Il ne sut que répondre et le commissaire reprit :

— Mais quel manque de politesse, dit-il en lui tendant la main. Commissaire Ledvina.

Quand sa main se perdit dans l’énorme paluche du policier, Charles sentit une atroce douleur au creux de sa paume, puis quelque chose de dur qui semblait entouré de parties friables. Il grimaça et tenta de se défaire de l’emprise du commissaire, mais ce dernier accentua encore la pression en s’aidant de son autre main. La chose blessait sa peau. Charles se mit à hurler et essaya de dégager sa main. Christa intervint, collant sa carte d’Interpol sous le nez du commissaire. Nicky rigola sans se gêner et, tandis que Charles continuait de se tordre de douleur, il ajouta :

— Je sais bien qui vous êtes, Christa Wolf. Ou vous préférez Eugénie Pialat ? Ou Hélène de Vrij ? Ou peut-être voulez-vous que je vous appelle par votre vrai nom ? Je parie que cela fait bien longtemps qu’on ne vous a pas appelée Kate. Kate Schoemaker.

Les policiers faisaient cercle autour d’eux, car une foule curieuse commençait à s’approcher. Les gens dans le hall lançaient des regards interrogateurs dans leur direction et deux autres policiers tentaient de les éloigner. Le directeur de l’hôtel fit son apparition, téléphone à la main. Il se fraya un chemin et tendit l’appareil au commissaire en disant :

— Le ministre de l’Intérieur en ligne. Tout de suite.

Il avait le visage congestionné de stress et se demandait pourquoi le gardien de l’hôtel n’était pas intervenu. Jamais un client n’avait été agressé. Et encore moins par des représentants de l’ordre plus qu’étranges. Des imposteurs, peut-être. Il avait aussitôt appelé sur sa ligne privée le ministre de l’Intérieur qui disposait d’une suite réservée à l’année.

Le commissaire dévisagea le directeur qui s’agitait et il hésita. Il consulta sa montre sans lâcher la main de Charles, qu’il tordit davantage. Puis, il desserra son étreinte. De la main du professeur tombèrent des gousses d’ail. Avec dextérité, le commissaire rattrapa la main de Charles, la tourna paume vers le ciel, puis il tâta la peau qui avait rougi et où l’on voyait clairement les traces des parties pointues, et finalement, la relâcha pour de bon.

— Je vous prie de m’excuser, fit-il aussitôt. Je devais être sûr. (Puis il saisit le téléphone et hurla au ministre :) Je bosse !

Puis il raccrocha. Enfin, il le balança au directeur qui avait blêmi.

En d’autres circonstances, Charles ne se serait pas laissé faire ainsi. Mais il n’était pas certain d’avoir la moindre chance devant cet ogre et il ne savait pas quelles informations il détenait. Il avait tout de même enfreint la loi un sacré paquet de fois depuis quelques heures. Il saisit immédiatement ce que l’ogre avait voulu dire. À la surprise générale, et en particulier de Christa, il se mit à rire.

— Vous pensiez qu’il arriverait quoi, si vous ne vous étiez pas trompé ? demanda Charles.

Le commissaire bafouilla, tandis que Charles s’approchait de lui en le dévisageant. Nicky perdit sa contenance et s’embrouilla, disant que sa peau aurait dû brûler et fondre comme au contact de l’acide sulfurique.

— Alors je ne suis pas un vampire ? insista Charles. La question est close ? Ou bien vous allez en plus me transpercer le cœur avec un pieu pour vous en assurer ?

Le commissaire opina du chef puis fit signe que non, ne sachant pas à laquelle de ces deux questions répondre.

— Alors vous me permettrez de me retirer. J’ai eu une journée très fatigante.

Sans attendre la réponse, il tourna les talons et se dirigea vers l’ascenseur. Il glissa la main sous sa veste pour s’assurer que la nappe volée à la cathédrale était toujours là. Le directeur courut après lui en se confondant en excuses. Charles ne se souvenait pas avoir jamais entendu quelqu’un d’aussi inventif dans le domaine des excuses et des dédommagements. Il lui faisait pitié. Il prit le directeur par les épaules et lui garantit qu’il ne s’était rien passé. Il entra dans l’ascenseur et, à l’instant où les portes se refermaient, il vit le directeur planté au milieu du hall, consterné et contrarié par la réaction de son client, ne sachant s’il devait se réjouir ou s’inquiéter.

Christa était restée en bas et se disputait avec le commissaire. Elle avait déjà été témoin de ce genre de procédés, mais dans des dictatures, et tôt ou tard cela finissait mal. Elle lui conseilla de se tenir aussi éloigné que possible d’elle et du professeur, le temps de leur séjour à Prague, s’il voulait éviter un scandale au plus haut niveau et aux conséquences internationales. Ledvina, qui avait repris contenance, lui rétorqua :

— Aucune chance !

Et il lui tourna le dos. Sa clique le suivit jusqu’aux voitures. En ouvrant la portière, son adjudant lui dit :

— On a peut-être affaire à une espèce de vampire plus évoluée que les autres.

Le commissaire le regarda comme s’il était le dernier des crétins et répondit seulement :

— Abruti ! Allez, gyrophares. Pas le temps de rester au milieu de tous ces touristes !

Puis il monta en voiture.