Chapitre 66

À peine eut-il passé la porte de sa chambre, que Charles, à bout de patience, tourna en tous sens la nappe pour voir enfin le message qui y était inscrit. Cette technique était surtout utilisée pour les cartes postales où plusieurs clichés superposés donnaient l’impression, quand on changeait l’orientation, que le personnage bougeait.

La personne qui avait transmis le message avait probablement utilisé ce procédé, mais sans ajouter plusieurs vues superposées, et tenant à s’assurer que personne ne remarquerait dès l’entrée dans la chapelle que la nappe était très particulière.

Charles reconnut immédiatement les signes classés dans l’ordre. Il s’assit à sa table où se trouvaient encore les papiers avec ses listes de rois inhumés à Saint-Guy, et commença la transcription. Il venait de recopier intégralement la suite de signes quand il entendit frapper. Il se leva, ouvrit à Christa et retourna rapidement à sa table.

Christa tenait à commenter l’incident du hall, mais, voyant Charles si concentré, elle y renonça. Elle approcha une chaise de la table et regarda ses notes.

— C’est un code maçonnique ? demanda-t-elle.

— Oui. Le plus simple de tous, répondit Charles d’un air satisfait. Un jeu d’enfant. N’importe quel gamin connaissant l’alphabet et qui a déjà joué au morpion est en mesure de le résoudre.

Tout en parlant, il traça quatre grilles où il inscrivit les lettres de l’alphabet en ajoutant dans une sur deux, des points à côté des lettres. Il sentit le souffle de Christa sur sa nuque et il dut bien admettre que cela le troublait. Il finit de compléter les quatre grilles et se tourna vers elle.

— Comme vous le voyez, chaque lettre entre dans une forme géométrique. Alors au lieu d’écrire la lettre, on va utiliser la forme qui l’encadre. Ce qui fait que ce « L » en miroir est en réalité un A, l’autre « L » en miroir, mais avec un point se traduit par J. Le circonflexe sur un point correspond à un Z et ainsi de suite, en suivant les quatre grilles. Très facile. Alors décryptons sans tarder ce message.

Charles entreprit de transcrire le résultat décodé. Les premières lettres, PCWIAMR, étaient décevantes. Il décida de ne pas y penser et de poursuivre. Le résultat n’était pas à la hauteur de ses espérances :

PCWIAMRKMRAUFDUAFURCDQFPLCVDAFHC DUIAFREMIAFKVIAAMRKSDMRHIAAQIREIWCVDA

Ça n’avait aucun sens. Il imagina que cela pouvait être une anagramme. Mais jamais il n’avait vu d’anagramme dans un code maçonnique. Tout était possible cependant. Alors il ouvrit son ordinateur portable et le logiciel de décryptage dans lequel il saisit la suite de lettres. Des pages de variantes s’affichèrent à l’écran. Il les passa rapidement en revue. Rien n’avait le moindre sens.

 

Devant son écran dans la somptueuse villa de l’Institut, Werner voyait exactement la même chose. Il se mit à noter au crayon toutes sortes de signes. Il entendit Christa demander :

— C’est un nouveau code, n’est-ce pas ?

Charles acquiesça.

— Au moins, nous voilà moins bêtes, dit Christa en souriant.

Charles ne partageait pas son optimisme, il n’avait pas la moindre raison de sourire.

— Une idée de l’endroit où la clé pourrait se trouver ? reprit Christa.

— Aucune. Elle pourrait se trouver n’importe où.

— Le message vous est adressé. Il doit bien y avoir quelque chose pour vous mettre sur la piste. Une chose à laquelle vous pensez souvent. Ou qui fait partie de votre vie et que vous seul connaissez.

— C’est-à-dire un monde de possibilités, répondit Charles. Si le mot contient plusieurs lettres, mais qu’aucune ne se répète, il n’est pas très difficile de trouver la solution. Mais si la clé est plus compliquée, l’opération peut se révéler impossible.

Charles se leva. Il traversait la chambre en long et en large. Sa méthode favorite pour se concentrer. Il prit une cigarette et l’alluma. Comme il était interdit de fumer à l’intérieur il s’approcha de la fenêtre et se pencha à l’extérieur. Christa attendit patiemment en regardant le texte crypté posé sur la table. Sa cigarette terminée, Charles reprit sa déambulation à travers la pièce. Puis il se mit à parler, réfléchissant à haute voix :

— Il y a plusieurs manières de découvrir la clé. La plus directe : chercher les mots les plus simples formés de une, deux ou trois lettres. Mais comme il n’y a pas d’espace entre les lettres, le plus facile serait peut-être d’étudier la fréquence des unes et des autres, et de travailler sur la base de probabilités.

— Pourquoi vous ne commencez pas par quelques mots au moins ? Si ça se trouve, vous aurez de la chance.

— Peut-être. Mais je crains que cela ne nous mène dans une impasse. Passons directement à la méthode scientifique.

Il se pencha sur l’ordinateur et ouvrit un fichier présentant sur une colonne l’alphabet et sur l’autre un pourcentage.

— C’est quoi ?

— La fréquence moyenne d’utilisation de chaque lettre en anglais.Le plus simple est de passer d’abord les voyelles en revue. Et de croire en notre bonne étoile, en espérant que le texte soit dans la moyenne et pas une exception.

a

8.167%

b

1.492%

c

2.782%

d

4.253%

e

12.702%

f

2.228%

g

2.015%

h

6.094%

i

6.966%

j

0.153%

k

0.772%

l

4.025%

m

2.406%

n

6.749%

o

7.507%

p

1.929%

q

0.095%

r

5.987%

s

6.327%

t

9.056%

u

2.758%

v

0.978%

w

2.360%

x

0.150%

y

1.974%

z

0.074%

Un bip interrompit le fil des pensées de Charles. C’était le téléphone de Christa. Mais elle ne réagit pas.

— Vous ne regardez pas ? demanda Charles.

— Sans doute un message du boulot.

Charles l’observa comme pour connaître ses pensées. Ses soupçons remontaient à la surface. Pendant ce temps, Christa commençait les calculs.

— J’ai compté 71 caractères. Si les dieux de la probabilité sont avec nous, la lettre A devrait coïncider avec un symbole apparaissant dans 8,167 % du message, donc, multiplié par 71 et divisé par 100, 5,79 fois.

Charles suivit la manière dont Christa posait l’opération sur le papier sans se servir de la calculatrice de son téléphone. Cela renforça encore ses soupçons. Il était convaincu qu’elle ne voulait pas qu’il puisse lire le message. Il se souvint que l’homme dans sa chambre l’avait prévenu de ne faire confiance à personne. Il se demanda s’il n’avait pas eu raison. Il envisagea de dire à Christa qu’il était fatigué et souhaitait remettre tout ça au lendemain, mais elle n’y croirait pas une seconde. Et, si ses soupçons se révélaient infondés, elle serait vexée. Il décida de poursuivre, certain qu’il n’obtiendrait pas de grands résultats.

 

Werner posa son stylo quand Beata s’approcha de lui avec une assiette où trônait un énorme hamburger. Il avait déjà passé le texte à la moulinette qu’ils s’apprêtaient à utiliser. Il ne semblait pourtant pas très satisfait. Beata s’assit sur ses genoux et écouta la voix qui s’élevait des enceintes latérales de l’ordinateur.

 

— On arrondit 5,79 à 6, dit Charles. À première vue il y a d’autres lettres qui apparaissent presque aussi souvent. Si on prend maintenant la lettre T par exemple, on obtient 9,056…

Il s’assit devant l’écran et continua :

— Or 71 divisé par 100 égale 6,42, c’est-à-dire encore 6. Le texte n’est pas suffisamment long pour qu’on puisse relever des différences significatives.

Il compta les signes composant le code. Le caractère ressemblant à un C anguleux apparaissait 6 fois.

Il nota quelque chose et dit :

— Notre clé ressemble peut-être à ça :

Il poursuivit :

— Soit c’est un mot de cinq lettres qui ne contient pas la lettre A, soit c’en est un de six lettres qui se termine par A, soit c’est un mot plus long, avec sept lettres dont la sixième est le A. Vu que le mot est court, la probabilité d’avoir des doublons est limitée. Elle augmente avec la longueur du mot.

Il s’interrompit et considéra à regret les signes jetés dans un ordre que seul l’auteur du message connaissait. Il finit par consulter sa montre et ajouta :

— Je crois que j’ai intérêt à laisser refroidir mes neurones. En plus je meurs de faim. Ils cuisinent l’oie ici comme nulle part ailleurs. Des rillettes d’oie et un pot-au-feu d’oie. Ou, encore meilleur, du magret d’oie fourré aux marrons, accompagné de galettes de pommes de terre. Et en dessert, une sensationnelle crème glacée d’asperges.

— De la glace aux asperges ? grimaça Christa.

Sa réaction amusa Charles.

— Vous verrez. Retrouvons-nous en bas dans une demi-heure. Je dois absolument prendre une douche.

 

Christa quitta sa chambre et Charles, après s’être déshabillé, resta en caleçon à faire le tour de la table. Finalement il céda à la tentation et se remit à travailler sur le code. Il choisit un mot simple. Peut-être le diable sur sa prétendue carte de visite était-il un mot clé. Il essaya donc avec « diable », mais sans résultat. Il se dit alors qu’il était en hypoglycémie et qu’un délicieux repas lui redonnerait sa lucidité. Il commença par griller une cigarette. J’espère que je ne vais pas me remettre à fumer pour de bon. Il savait que si cette habitude était encore tolérée en Europe, où les interdictions devenaient pourtant de plus en plus strictes, aux États-Unis il finirait par être considéré comme un pestiféré. Il se consola en songeant que c’était le stress qui le faisait fumer et qu’une fois passé ce moment il reviendrait à ses fins cigares Cohiba, lesquels étaient plus à l’image d’une extravagance de millionnaire qu’assimilés à une activité répréhensible.

Il se pencha de nouveau par la fenêtre en regardant les lumières de Prague et les gens qui se promenaient. Son attention fut attirée par une de ces limousines extra-longues et se demanda comment on circulait avec un engin pareil dans les ruelles étroites aux virages serrés des villes européennes. Il n’enviait pas le sort du chauffeur. De la limousine sortit une jeune femme en robe de mariée avec un bouquet violet à la main. Suivirent d’autres véhicules dont descendaient les invités de la noce. Sortant de l’hôtel, une femme passa près du groupe qui grossissait à vue d’œil, longeant le bâtiment comme pour ne pas se faire voir. Seule la foule au niveau des portes automatiques de l’hôtel la fit s’écarter un peu du mur. Charles surprit ce moment. C’était Christa.