Chapitre 119

— J’y viens, dit le vieil homme en se servant un morceau de viande et quelques légumes qu’il recouvrit de sauce rouge. L’Église est de plus en plus gourmande et fonde ses ordres de prêtres combattants parce qu’elle veut sa propre armée. Elle ne fait pas confiance aux princes. On est à la veille d’un coup de maître.

— Vous parlez des trois grands ordres ?

— Pas seulement. Il y a donc les Templiers, les Hospitaliers et l’ordre Teutonique. Les Templiers sont l’invention d’un cistercien, saint Bernard. Un petit malin. Tout un tas d’ordres moins importants complètent le tableau. On assiste à une fièvre créatrice de moines guerriers au service des intérêts de l’Église. L’ordre des Chevaliers lépreux, autrement dit de Saint-Lazare, l’ordre de Saint-Thomas d’Acre, les ordres espagnols des chevaliers de Saint-Jacques-de-l’Épée et Montoya. L’ordre Calatrava, créé par Raymond Serra, cistercien lui aussi. C’est la version ibérique des Templiers qui s’occupe de la Reconquista ou plutôt de sa finalisation. Et puis il y a Alcantara, toujours en Espagne, et Aviz, au Portugal. Les chevaliers Porte-Glaive de Livonie et l’ordre de Dobrzyn. L’ordre de Saint-Georges d’Alfama, l’ordre toscan de Saint-Étienne et la congrégation de la Passion de Jésus-Christ. La plupart sont absorbés par les Templiers et les Teutoniques, mais pas tous. On connaît surtout l’ordre des Templiers parce que les conspirationnistes ont inventé des histoires de Saint-Graal et des complots imaginaires qui mènent aux Rose-Croix et finalement aux francs-maçons.

— J’ai cru que j’allais de nouveau m’entendre dérouler le fil de cette conspiration, ce qui commence à me lasser.

— Bien sûr, comment une cabale peut-elle être secrète si tout le monde la connaît ? Les véritables complots sont ceux dont personne ne sait rien.

— Ça existe, une chose pareille ? demanda Charles tout en se laissant prendre aux charmes de la table.

— Je parle sérieusement. Les gens sont fous de prétendues conspirations. Mais elles n’ont plus rien d’occulte ni de caché, et ne sont plus des conspirations. Ça ressemble plus à des plébiscites.

— La véritable, la réelle, elle existe ?

— Je vous ai perdu, je le crains, dit sir Winston. Mais je vais vous retrouver immédiatement. L’Église prépare toutes ces armées pour obtenir le pouvoir absolu. Les ordres sont très riches. Ils ont des terres, de l’argent, ils fonctionnent comme des banques, et deviennent de véritables organisations multinationales. Exonérées d’impôts. Et ils ne rendent de comptes à personne. À part au pape, bien entendu.Cela fait des jaloux. Le quartier général des Templiers à Paris, immense, a la dimension du Louvre. Rempli d’or. Les chevaliers Teutoniques obtiennent un État à eux. Un État théocratique. Et maintenant, attention ! C’est LE COUP DE MAÎTRE !

Ces derniers mots avaient tonné. Charles en lâcha presque sa fourchette.

— Le 18 novembre 1302, le pape Boniface VIII émet la bulle Unam Sanctam, l’acte le plus fort de toute l’histoire de l’Église. D’une part, parce qu’il annonce clairement la couleur et, d’autre part, parce qu’il marque le début de sa fin, même s’il faudra encore quelques centaines d’années pour que cesse la domination de l’Église. Ce qui est certain, c’est que son pouvoir ne sera plus jamais aussi grand. Le premier coup viendra de Luther, en 1517. Néanmoins, cette bulle de Boniface VIII proclame l’union des deux glaives.

— Dans un même fourreau…

— Si vous voulez, s’amusa sir Winston. La phrase essentielle est celle-ci. Je cite de mémoire : « Pour obtenir la rédemption, il faut être sujet du pontife romain. » Cela signifie que le pape est le commandant suprême, le Führer. Tout le monde incline la tête. Y compris les princes. Tout ce qui bouge sur terre, dans les airs et les océans.

— Oui. Et les princes n’apprécient pas forcément.

— Pas du tout, même. Philippe le Bel considère ce décret comme un crime de lèse-majesté. Un coup d’État. Il accuse le pape lui-même d’hérésie. Il le qualifie de simoniaque. Et d’avoir affirmé qu’il aurait préféré naître chien plutôt que français. Il aurait aussi dit que les Français n’avaient pas l’âme immortelle. Et qu’il avait pour domestique un diable. Un diablotin personnel lui servant à terroriser les gens, un diablotin qui jouait des tours et jetait des sorts. C’était le début de la campagne d’intoxication, avec cabales et diffamation à l’appui. Le Bel nomme un antipape. Il fait même plus…

— Il envoie son chancelier Guillaume de Nogaret à Anagni. Ce dernier, appuyé par Sciarra Colonna, capture le pape. Puis il le relâche, mais le pape meurt peu de temps après, ayant perdu la raison après cette épreuve.

— Exact. Ensuite il force Clément VI à élire domicile à Avignon et à abroger la bulle en question. Avant ça, Philippe le Bel, qui est sacrément intelligent, fait voler en éclats la structure de l’armée du Christ, l’armée de l’Église. Mais pas avant d’avoir donné à Clément sa dose de peur, mais aussi sa dose d’argent. Les frères des ordres mendiants surnomment le pape « la putain d’Avignon » pour dire à quel point il était devenu la marionnette du souverain. Les mêmes accusations, celles qui ont été jetées à la face du pape, fonctionnent aussi pour le procès inique intenté aux Templiers.

— Les mêmes, plus le baiser sur le cul, l’idolâtrie de Baphomet, le diablotin avec une barbe et des cornes de bouc, la croix sur laquelle on crache, l’homosexualité. Sans dire qu’en plus ils vénéraient le diable qui leur était apparu sous la forme d’un chat. Celle-là, c’est ma préférée, car moi aussi je vénère les chats.

Sir Winston n’eut pas le temps de goûter la plaisanterie de Charles. Il était trop préoccupé à ne pas perdre le fil de son récit.

— De sorte que le roi de France dissout l’ordre, leur confisque tous leurs biens, fait monter une bonne partie de ses membres sur le bûcher, à commencer par Jacques de Molay, leur grand-maître. Le pape est contraint de transférer leurs richesses aux Hospitaliers – et il le fait par la bulle Ad Providam, en 1312 –, lesquels sont enchantés de la bonne fortune qui s’abat sur eux sans qu’ils n’aient rien demandé.

— Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Car, même s’ils sont théoriquement les bénéficiaires des biens des Templiers, c’est souvent compliqué, voire carrément impossible, d’entrer en leur possession.

— Commence la grande crise. Toutes sortes de princes s’en mêlent. Nous avons des papes et des antipapes. Vous connaissez la suite. Mais à présent, attention ! Nous sommes en 1409 et, maintenant que nous connaissons le contexte, nous pouvons passer à ce qui nous intéresse réellement. Je propose que nous nous retirions dans la bibliothèque. Je suis convaincu que la liqueur des dieux aura maintenant un tout autre goût.

 

Sir Winston passa devant, en tant qu’hôte, et les deux hommes s’assirent confortablement dans les fauteuils courbes.

— Nous avons un pape et un antipape. En 1409 se tient le synode de Pise qui déclare les deux papes hérétiques et en nomme un troisième. C’est d’ailleurs le seul moment où nous avons trois papes en parallèle. Qui est alors appelé à la rescousse pour résoudre ce problème ?

— Mais je ne pense pas qu’il soit appelé. Je crois qu’il s’invite de lui-même, puisqu’il soutient l’antipape. Sigismond de Luxembourg.

— Et qui est-il ?

— J’espère que vous ne tenez pas maintenant à ce que…

— Non, laissez ça. Il est le patron du père de Dracula, Vlad III, et le créateur de l’organisation de domination la plus importante et la plus durable du monde.

— L’ordre du Dragon ?

— Exactement.

Sir Winston avait donc perdu la tête. Charles se dit qu’il avait écouté pour rien tout ce monologue aux bases et au raisonnement corrects, mais aux conclusions absolument erronées. Il avait déjà croisé ce genre de fous qui semblent parfaitement maîtriser leur sujet jusqu’à un certain point, à partir duquel ils débloquent et tirent les conclusions les plus absurdes tout en se prenant totalement au sérieux. Il songea que c’était le moment de partir. Il commença à s’agiter et cherchait comment trouver une excuse pour prier le vieux parano de lui donner le sabre, s’il l’avait, et d’aller enfin retrouver son père malade.

— Je sais, vous avez l’impression que je suis devenu fou, mais je vous assure que tout ce que je vous raconte est la réalité. J’ai des documents et des preuves accablantes.

Des preuves ? Charles tendit l’oreille. Il savait que le sérieux de l’historien qui se trouvait en face de lui ne pouvait, tout de même, pas être remis en question. Oubliant toute notion d’élégance, il fit cul sec, comme si son verre contenait une boisson des plus ordinaires.

— La première leçon que l’on peut tirer de la réorganisation de l’Europe est la destruction de l’ordre des Templiers, qui se traduit symboliquement par la mise en échec de l’Église par le pouvoir séculier. L’Église est de nouveau domptée. L’autorité est au roi. C’est un principe qui se généralise. Quelques hommes sages comprennent que l’Église, même si elle continue à jouer un rôle immense, n’est plus l’autorité suprême. Celle des princes s’effrite, comme celle des autres formations préétatiques. Il faut une nouvelle fusion entre les deux pouvoirs, mais pas sur les mêmes bases, car cela mènerait au même type de résultat.

— Chat échaudé craint l’eau froide ? s’amusa Charles.

— On a compris la leçon. On sent la nécessité d’une association, d’une sorte de gouvernement, disons supra-étatique, une sorte d’ONU, mais doté d’un pouvoir réel, comme en rêvait Woodrow Wilson, contrairement à l’organisme que l’on connaît aujourd’hui. En fait, ce qui voit le jour ressemble plus à une sorte de « coupole » de la mafia avant la lettre. Toutes sortes d’ordres secrets transnationaux sont fondés. Pour contrôler le monde, il faut une société secrète, dissimulée aux yeux du commun et accessible seulement aux initiés. Il y en a des tas, des ordres secrets. Y accéder est possible sur invitation et selon des règles très strictes. Souvent il faut des années pour y entrer ou bien, une fois entré, on en gravit les échelons un par un.

— C’est, finalement, le modèle des corporations, avec apprenti, compagnon et ainsi de suite.

— Et dont le rituel des francs-maçons va s’inspirer.

— Lesquels forment une simple corporation, au départ.

— Tout à fait. Un célèbre exemple de l’époque montre aux dirigeants de ces organisations secrètes qu’une société, même secrète, même destinée à dominer, risque de s’ankyloser et que ses membres doivent faire preuve d’ouverture. C’est ce qui arrive aux familles royales qui ne se marient qu’entre elles. Leurs descendants finissent par être des dégénérés. Bon, maintenant, soyez très attentif, on arrive au cœur du problème. Je reviendrai à l’exemple, qui est celui de Venise.

— Je puis être prêt, osa Charles en indiquant son verre vide, à condition que l’on vienne mettre de l’huile dans les rouages de ce moteur qui menace de se gripper, comme les sociétés dont vous parlez…

Sir Winston voulut se lever, mais Charles le prit de vitesse et saisit la bouteille. Il fit le geste de remplir le verre de son hôte, mais Winston refusa d’un hochement de tête.

— Un personnage central fait son apparition. L’histoire ne lui réserve pourtant qu’un rôle marginal, à peine une note de bas de page. Cet individu est pourtant la clé de toute l’affaire. Et la façon dont notre monde est aujourd’hui conduit – et sachez que je pèse mes mots –, nous la lui devons en grande partie. Il s’agit d’un condottiere italien, de son nom complet Filippo Buondelmonti degli Scolari, né près de Florence, à Tizzano. On l’appelle Pipo de Ozora. Il entre au service de Sigismond de Luxembourg vers 1382. Il devient général des armées, administrateur des mines d’or et plus tard de toute la fortune de l’empereur. Il déjoue même un complot de la noblesse, et parvient à s’évader tandis que Sigismond est fait prisonnier à Vișegrád – tiens tiens ! –, puis la révolte est noyée dans le sang. Il participe à la croisade anti-ottomane et il est l’un des rares survivants de la bataille de Nicopolis contre les Turcs. Pipo devient l’ami, le confident et le plus proche conseiller de Sigismond. Il le persuade de croire que tôt ou tard une élite contrôlera le monde entier, et que ce serait une bonne chose qu’elle soit conduite par le futur empereur.

Charles appréciait ce récit. Chez lui aussi, une conspiration bien tournée faisait son petit effet.

Il venait également de se repasser en esprit toute l’histoire du monde.

— Avant de se faire l’artisan de la création de l’ordre du Dragon, Pipo de Ozora attire l’attention du roi sur une chose : l’organisation sur le point d’être créée devra perdurer jusqu’au moment exact de la fin du monde. Pas une seconde de moins. Au départ, Sigismond le prend un peu pour un fou, mais, à force de le côtoyer, il finit par entendre ses arguments. C’est l’effet du supplice de la goutte d’eau, mais le charme du condottiere y fait aussi, et surtout le contenu de son discours. Le roi finit par y succomber. Pipo, qui est un visionnaire et un homme d’action, avertit son ami que richesse et pouvoir entraînent chez celui qui met la main dessus un réflexe de monopole, qui représente un danger mortel. Car le monde est en mouvement. Pipo introduit dans cette organisation les concepts de flexibilité et d’adaptation. Tout ce qui devient puissant sera attiré à elle, et en aucun cas affronté. Pipo l’Italien aime beaucoup une histoire vraie qu’il va raconter à Sigismond.

— Des rudiments de management très modernes pour l’époque. Vous êtes certain que ça n’a pas été plaqué là-dessus a posteriori ?

Sir Winston se leva avec peine de son fauteuil à la forme étrange et demanda à Charles de le suivre. Il actionna un bouton placé sous une étagère et la bibliothèque tourna sur son axe. Le passage révéla une bibliothèque labyrinthique semblable à celle qui se trouvait dans la maison de son grand-père. Charles y suivit le vieil Anglais, mais, alors qu’il se penchait sur les livres avec curiosité, le vieil homme se retourna et le reprit d’un bref « une autre fois ».