Assis à côté de Charles dans le petit bureau situé au cœur de la bibliothèque secrète, sir Winston tenait à la main un manuscrit relié en cuir. Il l’avait laissé à Charles juste le temps de le feuilleter rapidement. L’ouvrage contenait plusieurs fascicules d’époques distinctes et dans des matières différentes. Le premier était intégralement manuscrit sur vélin, comme plusieurs de ceux qui suivaient. Après les parties sur vélin, venaient celles sur papier, également rédigées à la main. À la fin seulement se trouvaient celles rédigées à la machine à écrire et une seule, la dernière, était sortie sur imprimante.
— Voilà toute l’histoire de ma famille liée à la corporation des drapiers, précisa le professeur. Pour l’instant, vous en avez assez vu. Je vous en offrirai de nouveau l’occasion. Mais il est important que vous m’écoutiez attentivement, maintenant.
Il observait Charles qui était contrarié. Le vieil homme lui avait mis un manuscrit sous le nez pour le lui retirer aussitôt. Cela lui semblait suspect. Il s’y trouvait peut-être quelque chose qu’il n’avait pas le droit de voir.
— Vous dites que tout est authentique ici. Admettons que ça le soit. Mais ce sont les notes de personnes qui auraient été témoins d’événements, si je comprends bien. Quelle garantie avons-nous que ce que ces gens racontent est vrai ?
— Ne foncez pas tête baissée, jeune homme ! La mission de l’historien est toujours de vérifier l’authenticité des sources et l’exactitude des récits, mais voyons ce que rapportent les sources. Ce premier fascicule est, comme on dirait aujourd’hui, le procès-verbal du premier entretien entre Vlad Ţepeş et soixante et un représentants des corporations de toute l’Europe en janvier 1455. Ţepeş raconte ici qu’il est en route pour Mayence afin d’y rencontrer Gutenberg. Il y va avec de l’argent, qu’il s’est procuré auprès du souverain d’Albanie, le célèbre Skanderbeg.
— Si ce que vous affirmez est vrai, intervint Charles, nous sommes devant un document inédit, d’une valeur inestimable. Ce serait le premier témoignage connu sur Dracula, et de première main, émanant d’une personne qui s’est personnellement entretenue avec lui.
Charles avait le tournis à la seule pensée que le vieil homme pouvait posséder un tel document.
— Eh bien, ce que je vous raconte figure là-dedans, mais nous devons revenir à notre histoire. Où en étais-je ?
— À Pipo de Ozora.
— Exactement. Je parlais du récit qu’il rapporte à Sigismond. Il raconte une histoire vraie, un exemple célèbre, dont l’action se passe dans la Venise du début du XIIIe siècle. Quelques dizaines d’années avant sa naissance. La Sérénissime avait atteint une prospérité sans précédent pour un État après la chute de Rome. Elle était devenue la plus grande ville d’Europe. Paris ou Londres ne sont rien à côté d’elle, à l’époque. Elle contrôle les échanges commerciaux, y compris avec l’Orient. Elle maîtrise le commerce de la soie, des épices, mais surtout celui du sel, qui est l’équivalent de notre pétrole aujourd’hui. La noblesse vénitienne est de loin la plus riche du monde. Si le classement des plus grandes fortunes avait existé, les Vénitiens auraient occupé les 98 premières places de ce top 100. Une ville si active et si riche ouvre alors, comme aujourd’hui, la porte aux immigrés. Elle a besoin de leurs initiatives et de leur vitalité. Pour ceux qui la servent correctement, il y a des opportunités, ils deviennent citoyens de plein droit et peuvent, s’ils savent s’y prendre, s’enrichir eux aussi. Puis, quelque chose se casse. Comme dans nombre d’États prospères à l’heure actuelle. Comme fait cette Suisse qui m’écœure : après avoir utilisé les immigrés et s’être couverte de ridicule en menant une politique d’immunité à l’égard des crapules – c’est le pays le plus indécent, je trouve –, elle leur claque la porte au nez, car elle ne veut plus partager sa richesse. L’oligarchie fait comme d’habitude, elle détruit précisément ce qui lui a permis d’en arriver là. Elle pense pouvoir tout maîtriser, devient excessivement avide et ne veut plus rien partager avec personne. Alors elle se referme. En 1315, la ville de Venise publie une sorte de recensement de la classe nobiliaire qui se nomme Le Livre d’or. Seuls ceux qui y figurent ont encore le droit de prendre part aux décisions politiques et de contrôler les affaires. Ce repli sur soi, le premier de cette sorte dans l’histoire, est connu sous le nom de la Serrata.
C’était une histoire que Charles ne connaissait pas. Il écouta donc attentivement la suite.
— Le condottiere italien est cultivé, et il donne au futur empereur une bonne leçon d’histoire. L’élite sur le point de se former doit réunir à la fois le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. L’Église, la royauté et la noblesse. Il voit dans l’histoire récente de la Serrata vénitienne que le repli est la pire des choses. C’est ainsi qu’est créé l’ordre du Dragon. À partir de l’ambition et de l’intelligence d’un seul homme, sur la base de son génie visionnaire. Pipo observe le monde qui l’entoure. Il voit que se forment toutes sortes d’ordres chevaleresques exclusifs, et centrés sur des ambitions mineures. Il sait ce qui est arrivé aux ordres de chevaliers au service de l’Église, et il sait aussi que les princes sont totalement dépourvus de vision, prêts à piller et à spolier. Ils sont incapables de porter un projet ensemble, même les orgueils sont surdimensionnés au Moyen Âge. Alors, Pipo, qui a pour objectif de voir enfin Sigismond empereur du Saint Empire, crée cette organisation. Il la nomme ordre du Dragon. Son nom allemand est…
— Drachenordens, je sais. Et en latin, Societas draconistarum.
— Oui. Le rêve de Sigismond est de fonder un grand royaume slave de la dynastie de Luxembourg. Avec sa femme, Barbara de Cilli – dont, je suppose, vous connaissez le sort après la mort de l’empereur, mais ce n’est pas ce qui nous occupe à présent –, il jette les bases de cet ordre. Son but initial est d’assurer le pouvoir à Sigismond et de le protéger par un système d’alliances au niveau européen, afin de lui ouvrir un boulevard pour l’accession à la couronne impériale. N’oublions pas qui est Sigismond. Roi de Hongrie et de Croatie depuis 1387, d’Allemagne depuis 1410, de Bohème depuis 1419.
— Et empereur à partir de 1433.
— Oui. Eh bien, Pipo de Ozora le convainc que pour atteindre son rêve il doit stopper net la crise sapant l’Église de Rome. Sigismond, toujours à l’initiative du conseiller italien, convoque donc le concile de Constance, en 1414. Celui-ci durera jusqu’en 1418 et il mettra un terme définitif au schisme. Jean XXIII est conduit à Constance et destitué – ou déposé, comme on dit. Le roi lui-même va voir Benoît XIII et essaie de le persuader d’abdiquer, mais en vain. Il est déposé lui aussi. Sous la pression de Sigismond, les cardinaux élisent Otto Colonna comme souverain pontife et il prendra le nom de Martin V.
— OK. Et c’est la fin du schisme. Bravo à lui. Sauf que Sigismond avait quelque chose d’autre à gagner dans ce concile.
— Vous vous référez à la condamnation à mort de Jan Hus sur le bûcher ?
— Oui.
— Vous pensez que je trace un portrait de l’empereur trop empreint de sainteté ? Non seulement il n’est pas saint, mais c’est un vrai cochon. Un cochon très intelligent, cependant, et cultivé. Il est polyglotte. Il parle français, tchèque, latin, polonais et italien, hongrois et, bien évidemment, allemand. Ce n’est pas rien. Il est le fils de l’empereur Charles IV.
— Vous êtes au courant qu’il a lâchement abandonné le champ de bataille de Nicopolis ?
— Oui. Filer lui rend service. À trois autres reprises il a sauvé sa peau en fuyant, suite à des tentatives d’assassinat et à des coups d’État. Il a échappé aussi à une tentative d’empoisonnement. Finalement, il obtient la très convoitée couronne d’empereur en 1433…
— Mais il meurt peu après.
— Quatre ans plus tard. Ce qui compte, c’est que, avant Constance, Pipo de Ozora court infatigablement toute l’Europe pour dresser la liste de ceux qu’il considère comme les grands de ce monde. Pour les convaincre d’adhérer à l’ordre. Un système d’alliances encore tout à fait inédit. Jusqu’alors, l’ordre était formé de membres de la noblesse magyare et régionale. La version officielle est que l’ordre protégera l’Église et l’Europe des Turcs. Le but réel, je vous l’ai déjà dit. Il aura tout le soutien du pape dont il a favorisé l’accession au trône de Saint-Pierre.
» Et l’ordre s’établit. Sur son médaillon, un dragon à la queue enroulée autour de son propre cou, ce qui symbolise sûrement que l’ordre a le pouvoir de sacrifier un membre qui n’est pas prêt à donner sa vie pour la cause. Au deuxième plan, une goutte de sang qui se transforme en croix.
— L’association est bancale. Saint Georges a tué le dragon et l’ordre est représenté par un dragon ? Et son patron est son propre saint qui le tue ? Un peu schizo, vous ne croyez pas ?
— C’est vrai. C’est ce que je pensais aussi. Parce que nous avons du mal à saisir le sens de l’époque. Le dragon qui s’étrangle avec sa queue a été interprété aussi comme une victoire sur le diable, sur le mal. Plus précisément, le diable est vaincu, mais pas tué, il est domestiqué.
— Et transformé en animal de compagnie. En toutou.
— Quelque chose dans le genre. Dompté et transformé en allié. L’organisation est faite de cercles concentriques. Le cercle principal est formé initialement de vingt-quatre personnes, toutes des nobles régionaux. Le Luxembourg est maestru magnificus.
— D’où cette folie des titres, puisque Constance tient à être mentionnée comme spiritus rector.
Sir Winston sourit, mais continua :
— Le deuxième cercle est formé des écuyers. Leur nombre n’est pas fixe. Ces cercles concentriques sont une sorte de représentation de la terre qu’ils ont à défendre. Il y a le cercle le plus éloigné, plus difficile à protéger, et de proche en proche, on arrive au plus surveillé, le cercle qui entoure l’empereur. Ses membres sont donc, au début, les nobles régionaux. Ștefan Lazarevici, despote de Serbie (fils et héritier du Cneaz Lazăr – mort dans la bataille de Kosovo Polje en 1389 contre les Ottomans – et de la princesse Milica), le baron Mihail Garai, Pipo de Ozora lui-même, l’évêque de Zagreb, Eberhard de Lorraine notamment. On voit bien, comme dans la version que vous connaissez, que l’on parle d’un ordre limité à l’Europe centrale et légèrement étendu à l’est, puisque le père de Vlad Ţepeş est lui aussi coopté.
— Et, attendez que je devine, ici intervient l’Italien.
— Je sais que vous voulez me coincer, mais oui. Grâce à ses efforts, l’Ordre s’étend énormément.
— Oui, mais ceux qui arrivent ne sont pas membres de plein droit, seulement une sorte de membres d’honneur.
— Rien de plus faux. C’est ce qu’ils ont laissé croire. Car si les vingt-quatre avaient su la vérité, ils se seraient révoltés. Alors est créé un super cercle, formé cette fois de douze personnes. Tel est l’Ordre, le vrai, qui va survivre. Ici, grâce à l’Italien, l’atmosphère se fait plus raffinée. Nous sommes dans les hautes sphères de la société. Henri V d’Angleterre, Vladislav Jagellon, Alphonse d’Aragon et de Naples, Christophe III du Danemark. Les leaders des grandes villes italiennes – Venise, Padoue, Vérone – et les rois allemands, des nobles français, le grand-duc de Lituanie.
— Là, je ne vous suis plus, dit Charles.
— Parce que, jusqu’à présent, vous saviez. Jusqu’à la mort de Sigismond, cet Ordre reste secret et se restreint à douze membres du Conseil comme il s’appellera ensuite, à partir de 1435, juste après le décès du premier magister. Les autres restent dans l’Ordre, mais ne vont plus compter. Les douze rédigent même une nouvelle charte de l’Ordre, décidant que feront partie du Conseil les hommes les plus puissants et les plus influents du monde au fil du temps. C’est ainsi que vous allez trouver parmi eux les plus grands noms de chaque période de l’histoire. Au début, des rois, des barons, des princes. Quelques prélats pour l’équilibre. Mais ces derniers perdent rapidement de leur importance. De la première vague font partie, par exemple, Henri VII d’Angleterre, Louis XIV, et ainsi de suite.
— Là, c’est n’importe quoi, éclata Charles. Il n’existe aucune preuve de tout ce que vous avancez.
— Elles existent, sauf qu’elles ne sont pas publiques. De toute façon, si au XVe siècle la quasi-totalité des membres sont des rois et des princes, à partir du XVIe siècle d’autres personnalités se font une place parmi eux. Les premiers banquiers florentins entrent dans l’Ordre. Assez timidement, les rois et les princes cèdent la place à des gens qui ont de grands pouvoirs de décision et d’influence à la cour de ces derniers, sous leur nez. Au XVIIe siècle y entrent des manufacturiers qui commencent à s’enrichir, en plus de Richelieu et Mazarin, de Wallenstein et de Cromwell. Gustave Adolphe aussi.
— J’espère que vous n’imaginez pas que je vais croire des choses pareilles !
Sir Winston continua comme s’il n’avait pas entendu.
— Souvent, ils œuvraient en coulisse contre ce qu’ils étaient officiellement chargés de faire. Même s’ils s’affrontaient, au niveau du pays, disons, l’envergure de leurs intérêts économiques a commencé à dépasser celle des États. Et même s’ils ne réussissent pas à créer une véritable internationale de la domination, ils conservent, en quelque sorte, les choses sur le feu. À partir du XVIIIe siècle, les souverains disparaissent. La personnalité la plus importante est Pierre le Grand de Russie, mais sinon le Conseil est déjà composé d’industriels, d’armateurs, des premiers grands propriétaires, mais aussi de gens d’armes, de généraux et de ministres. Tout cela n’a pas grande importance. Ce que vous devez retenir est qu’il existe une société secrète issue d’une organisation historique dont les membres dominent le monde. Au fil du temps, leur groupe a connu des périodes d’expansion et de régression. Il a failli disparaître plusieurs fois. Mais ensuite ils revenaient plus forts, plus influents, plus sûrs d’eux. La Révolution française leur a porté un sérieux coup, en raison de leur structure nobiliaire et des membres qui dépendaient de l’Ancien Régime. Finalement, l’extinction des monarchies et la vitesse avec laquelle l’Amérique grandissait ont été leur salut. Aujourd’hui, les douze sont pour la plupart de grands banquiers et des spéculateurs dans la haute finance. Ils possèdent et coordonnent presque tout ce qui bouge dans le monde des affaires. Ils ne connaissent aucune frontière. Ils détiennent ou tiennent en otage des pays entiers et des gouvernements, ils font la politique, qu’elle soit mondiale ou régionale. Ils décident quel pays ira à la faillite, comment et quand. Ils supervisent tous les marchés et en sont arrivés à contrôler même les pensées des foules. Aujourd’hui ils sont plus dangereux que jamais. Et c’est la raison pour laquelle il faut les arrêter !
Le regard sceptique, mais aussi légèrement déçu de Charles ne le découragea pas. Tout en se levant et en conduisant Charles hors de la bibliothèque, il dit encore :
— Je sais que cela fait beaucoup de choses à emmagasiner et à comprendre. Surtout quand vous pensez savoir, au moins dans les grandes lignes, comment fonctionne le monde. Le livre que vous avez vu contient les informations exactes et les preuves de chaque chose que je vous ai dite. Un jour il sera à vous. Mais j’ai à présent une mission à mener à son terme.
— Une mission ? Quelle mission ?
— Je vous expliquerai en route, conclut le vieil homme tout en priant le chauffeur de préparer la voiture.
Dans la limousine, Charles affichait une moue déçue. Tous ces mystères qui s’étaient annoncés extraordinaires accouchaient finalement d’une souris. Sir Winston posa une main amicale sur son bras.
— Je m’attendais à quelque chose de plus original, avoua Charles, pas à des complots de juifs et de francs-maçons. Le gouvernement de l’ombre qui dirige le monde. Le complot des riches qui ont gardé au fil du temps un noyau de sages aux intentions maléfiques et qui détiennent une connaissance cachée, des conspirations du mal, des monstres modernes. Il n’y a pas de structures d’une telle envergure. Ça n’est tout simplement pas possible. Il existe, comme cela a toujours été le cas, des complots de toutes sortes, des petits et des grands. J’en ai même dévoilé certains. Mais quelque chose qui lierait tous les problèmes non élucidés, ça dépasse les limites de l’absurde. Jusqu’à présent on a eu droit aux Illuminati et aux francs-maçons, au Christ qui aurait eu un enfant que l’Église a caché. L’Église a peut-être ses torts, mais c’est pure fiction. Les Rose-Croix, les Templiers, le Saint-Graal, c’est-à-dire le saint rien du tout. Le complot de l’assassinat de Kennedy, la falsification de l’alunissage, les pyramides de dollars, les extraterrestres qui auraient tracé des lignes à Nazca. Les Martinistes et Skull and Bones, la Zone 51 et l’assassinat de la princesse Diana. Le groupe Bilderberg. Vous affirmiez tout à l’heure qu’une conspiration connue de tous n’est plus une conspiration. Le secret de Polichinelle n’est plus un secret depuis belle lurette. De la bouffe pour les imbéciles et les crédules, pour les naïfs et les crétins. Et, afin de ne pas parler de toutes celles-là, vous en avez inventé une toute neuve. D’après ce que je vois, vous ne l’avez pas inventée juste pour moi. Apparemment vous êtes toute une bande à jouer à ce petit jeu. Je regrette juste pour mon grand-père. Je l’ai toujours pris pour un homme normal. Un peu exalté, mais normal. Et maintenant, ça. Je me sens floué, dit Charles en se rencognant dans son siège.
Sir Winston lui jeta un regard curieux. Il sourit avec douceur et prononça ces simples mots :
— La fièvre est le premier signe montrant que l’organisme combat la grippe.