— Je me suis emporté. Pardonnez-moi. Où en étais-je ? Ah, oui. Ţepeş a été échaudé. Il ne pouvait pas accorder sa confiance aux boyards. S’il voulait revenir sur le trône, et il le voulait, parce qu’il était habité par une ambition démesurée, il devait chercher d’autres alliés. Il avait besoin de quelqu’un sur qui s’appuyer. De savoir qu’il pouvait remettre sa vie entre les mains de quelqu’un. Il lui fallait aussi de l’argent pour rassembler des armées. Les Turcs étaient loin et on a vu combien leur soutien comptait. Il a essayé auprès de la branche moldave de sa famille, mais ils étaient trop occupés à s’entre-tuer et à gérer leurs propres trahisons. Il a encore essayé un temps à l’ouest, mais là-bas aussi il fallait jurer d’éternelles vassalités, s’abaisser et placer son avenir en gage. Il savait que le souverain d’un petit pays devait mener une politique intelligente pour se maintenir sur le trône, s’allier avec qui y avait un intérêt, quand intérêt il y avait. Et il savait le faire. Mais il devait, d’abord, monter sur ce trône. Par conséquent, il a passé son interrègne à voyager et à solliciter du soutien et de l’argent auprès de différentes cours royales.
» Un jour il a été hébergé, durant sa quête, chez un boulanger qui, on ignore pourquoi, a développé une passion pour lui, devinant chez ce seigneur quelque chose de très fort. Vous n’êtes pas sans savoir, je crois, que Vlad avait un incroyable charisme. Selon certains témoignages, lorsqu’il entrait quelque part, l’assistance en avait la chair de poule. Il y avait une force dans son regard, dans ces yeux noirs et perçants, presque hypnotiques. Eh bien, le boulanger et sa famille ont été marqués par cette rencontre. Dans la Valachie de l’époque, les corporations étaient peu développées. En tout état de cause, elles avaient au moins cent cinquante ans de retard sur celles des pays de l’Occident. Elles étaient horriblement mal traitées par les boyards et les seigneurs, qui exigeaient des taxes colossales, et elles étaient constamment harcelées. Alors elles se sont organisées en interne, elles ont mis au point un programme d’alliances. Mais il est de nouveau question de trahison.
— Et Ţepeş a été soutenu par les métiers ?
— Patience. Le boulanger deviendra son bras droit et son garde du corps. Car c’était un ancien militaire qui en avait assez de ne pas savoir pour quel camp se battre ni quand. Il avait l’envergure d’un organisateur. Il réussit alors à réunir tous les représentants des métiers des cités alentour. Ils se décident à soutenir Vlad pour qu’il récupère le trône et qu’il se venge des boyards qui ont tué son père et son frère. La célèbre histoire qu’on raconte, celle qui dit qu’il a rassemblé tous les brigands, les mendiants et les vagabonds pour mettre le feu, était en fait un signe de bonne volonté pour s’attirer les grâces des associations d’artisans qui rencontraient de graves problèmes avec les parasites et les voleurs mettant leurs vies et celles de leurs familles en danger.
— Peut-être, mais cela ne pouvait pas justifier ces exécutions de masse.
— Vous tombez dans le travers de la pensée postfactum. C’est ce que vous dites, aujourd’hui. Si vous aviez vécu au Moyen Âge, vous auriez dit autre chose. Il ne s’agissait pas de massacres ordonnés par une idéologie. Seulement, la coupe était pleine. Et personne n’affirme non plus que Ţepeş était un ange. Il était comme tous les autres. Enfin, à propos du problème dans votre livre sur l’internationalisation des corporations : les gens circulaient, vous savez, dans l’Europe de l’époque. Il ne faut pas croire que les gens ne voyaient rien au-delà des limites de leur village ou de leur château.
— Il en existe encore, des gens comme ça, y compris certains qui pensent que la terre est plate.
— Oui, bien sûr, mais ce n’était pas le cas de tous. Les compagnons bougeaient, nouaient des relations, se rendaient à des foires, commerçaient, recherchaient de nouveaux matériaux, des méthodes inédites, des sources d’inspiration. Certains migraient, à la recherche, aussi, d’emplois. Moins qu’aujourd’hui, c’est vrai, mais cela arrivait. Particulièrement au sein de la corporation des constructeurs, ou chez les artisans, dont les secrets de fabrication sont précieux et ne se transmettent qu’au sein de groupes restreints et fermés. Il fallait apprendre comment fondre une cloche ou un canon. Ça n’existait pas, La Cloche pour les nuls. Ils étaient alors organisés en sociétés secrètes. Avec des signes de reconnaissance, des mots de passe, des blasons et des insignes.
— C’est surtout valable chez les maçons. Ou chez leurs prédécesseurs.
— Oui, mais pas seulement. En tout cas, la nouvelle circule qu’il existe un seigneur qui, s’il arrivait au pouvoir, soutiendrait la production locale et le commerce. Ţepeş lui-même se met à parcourir l’Europe. Accompagné du fameux boulanger. Dans certains endroits, il est bien reçu. Dans d’autres, on lui ferme la porte au nez. On le jette dehors à coups de pied dans le derrière et il n’est pas rare qu’il soit humilié. Les gens sont curieux de savoir ce qu’ils gagneraient à lui fournir de l’argent, des armes et leur savoir-faire.
— Ils avaient raison ! Le monde a peut-être changé, mais pas l’expression « Et ça me rapporte quoi ? ». Que Vlad leur propose-t-il en échange ?
— Eh bien, voilà ce qui compte. Au cours de ses pérégrinations à la cour des uns et des autres, et auprès des relations héritées de son père, il apprend l’existence de l’ordre du Dragon. Dans une lettre que portait un messager tué par les loups et qui tombe entre ses mains, il prend même connaissance des statuts de l’Ordre et d’un grand programme établi sur plusieurs siècles, doublé d’un plus restreint, sur quelques années.
— Non, mais sérieusement ! bondit Charles. Un programme ? Quelqu’un l’a vu ?
— Si vous avez la patience de lire ce recueil de documents que je vous ai montré, vous le verrez. Mais, en attendant, il faut me croire sur parole. Vous avez vraiment l’impression que nous sommes tous fous ? Et votre grand-père aussi ? Et votre père ? Et tant de gens au fil de tant d’années avant nous ?
— Papa aussi trempe là-dedans ?
— Ma foi, là, c’est plus compliqué. Il faudra que vous en parliez avec lui. Ţepeş apprend donc que le programme prévoit le renforcement de l’Ordre en Europe et la création d’entités supra-étatiques. Bien sûr, l’État, à l’époque, est faible. C’est justement pour cette raison que ce qui est préconisé est le renforcement de l’État. Sur le dos de qui, tout ça ?
— Je ne sais pas.
— Sur le dos de ceux qui apportaient de la plus-value. Le programme renforçait le pouvoir des autorités sur ceux qui produisaient. Pour briser le monopole des corporations locales. Et il prévoyait que des gens ou des entreprises deviendraient régionaux et mondiaux.
— Vous êtes sérieux ? En 1450 ? Vous vous rendez compte que, si vous pouvez le démontrer, vous êtes bon pour le prix Nobel ?
— Les grands signorii, comme à Florence, expérimentaient déjà quelque chose dans ce goût-là. Les grandes corporations avaient mis la main sur la ville et traitaient les plus petites avec mépris. Et non seulement ça, mais ils exploitaient sans pitié ceux qui autrefois étaient leurs égaux. Les « arts majeurs », comme on dit, avaient commencé à s’éloigner des arts mineurs. Déjà se détachait ce qui allait former la future grande bourgeoisie, et qui n’était encore qu’en formation. Ces derniers ont commencé à faire main basse sur les conseils municipaux. Ils n’avaient pas encore conscience d’être bourgeois et pensaient qu’ils seraient une autre sorte de nobles. Ils allaient remplacer les parasites. Les gens de métier, organisés ainsi, deviennent une force. Quelques-unes de leurs corporations, plutôt. Et elles se transforment rapidement en une oligarchie, puis en une ploutocratie. Au XIIIe siècle, la population de l’Europe a déjà dépassé les trente millions d’habitants. Le féodalisme a commencé à décliner. Rappelez-vous qu’en 1280 les producteurs de laine dans les villes flamandes se révoltent contre cette tentative de mainmise de l’État. En 1279, la crise des banquiers siennois déclenche un krach financier généralisé. On a même des corporations qui s’allient en 1302 pour vaincre une armée régulière formée de chevaliers du royaume de France.
— La bataille des Éperons d’or.
— Exactement. Vous voyez que vous savez. Le tout est de ne pas utiliser le prêt-à-penser et de rester ouvert d’esprit.
— Ouvert d’accord, mais pas sans preuves. Sinon toute explication, si fantaisiste soit elle, devient possible. Or, faire des spéculations scientifiques fantastiques au sujet du passé, c’est une contradiction dans les termes.
— En 1418 a donc lieu une révolte des artisans de Paris pour les mêmes motifs. Et vous dites qu’ils ne s’allient pas ? Qu’ils ne se coalisent pas ? Faux. Pas comme on le conçoit de nos jours, soit. En Angleterre et en France, les métiers sont contrôlés de très près. C’est pourquoi leurs corporations ne sont plus développées. Les corporations prospèrent mieux dans les villes, et surtout les plus grandes. Il est important de retenir que les gens communiquent et apprennent ce qu’il se passe ailleurs. Je ne sais pas pourquoi tout le monde croit que les gens au Moyen Âge étaient des idiots. C’est une erreur.
— Les gens étaient les mêmes qu’aujourd’hui. Sauf qu’il leur manquait l’information.
— Non, c’est la technologie qui leur faisait défaut. Mais cela allait se développer. Et c’est peut-être justement son absence qui leur permettait de penser davantage. Il est important de retenir qu’il y avait des signes partout. Ils flottaient dans l’atmosphère. Même si Vlad a inventé l’histoire du messager et de son message, l’ensemble fait irruption dans un univers dont l’horizon d’attente est celui-ci, et c’est donc crédible.
Charles était captivé par le discours du vieil homme et il se surprit à lui appliquer la phrase de Hamlet : « Quoique ce soit de la folie, il y a pourtant là de la logique ! »
— C’est ainsi que, durant sa tournée de collecte de fonds, comme on le dirait aujourd’hui, il s’entretient principalement avec les représentants des guildes et autres associations de gens de métiers. Il va ainsi de ville en ville, armé de recommandations pour sa prochaine étape, et ainsi de suite.
— Je n’ai toujours pas bien saisi : en quoi aider un prince à monter sur le trône d’un pays dont la grande majorité d’entre eux ignore l’existence leur serait utile ? Et qui se trouve aux confins du monde civilisé.
— Soyez patient, dit sévèrement sir Winston. À force de circuler de ville en ville, il entend parler d’un forgeron sur le point de finaliser son invention, un moyen encore inédit de dupliquer tout message écrit. À l’époque, vous le savez, les livres étaient copiés à la main.
— Il entend parler de Gutenberg ?
— Oui. Il le rencontre. Et, parce que c’est un véritable visionnaire, il pense que cette invention lui sera utile.
— Pour transmettre le message sur l’existence du Conseil.
— Tout à fait.
— OK. Admettons qu’il comprend dès cette époque le rôle de la communication. Et qu’il pense qu’en imprimant le message en de très nombreux exemplaires, il parviendra à le partager avec un grand nombre de personnes. Et il compte sur la force du message pour qu’il se propage de lui-même. Selon la terminologie actuelle, il espère qu’il deviendra viral. Il compte sur le bouche-à-oreille. Supposons que j’accepte ça. Il reste encore des zones d’ombre. Un : très peu de gens savent lire, à l’époque. Deux : s’il sait lire, il est certain qu’un artisan comme ceux qu’il rencontre parle la langue vernaculaire et ne connaît pas le latin. Et, enfin, pourquoi cache-t-il le message dans une bible dont la production est longue, coûteuse, et qui est difficile à cacher et à transporter, au lieu de tirer quelques milliers de feuilles imprimées en gros caractères ?
— Vous avez beau les exprimer à votre manière, vos questions sont pertinentes. Gutenberg a besoin d’argent. De beaucoup d’argent. Ţepeş tarde parce qu’il ne perçoit qu’une partie de l’argent de Skanderbeg d’Albanie et, de plus, tardivement. Gutenberg ne peut plus attendre, il emprunte de l’argent à un certain Fust, dont on sait qu’il est un agent.
— Tiens, j’ai déjà entendu ça. Agent de qui ?
— Du Conseil, évidemment.
— Bien entendu.
— Et Fust va s’emparer de la presse et superviser tout ce qui en sortira. Parce qu’il y a des fuites, et le Conseil prend connaissance des intentions du prince roumain. Maintenant, je vais répondre à vos questions. Il est suffisant qu’un seul sache lire, dans un groupe, pour que le message devienne universel. Il est rédigé en latin, parce que c’est la langue officielle, et que Ţepeş a besoin que le message se répande partout.
— Oui. Il ne pouvait pas écrire sur les paquets de lessive dans toutes les langues de la terre. Les bibles n’y auraient pas suffi. Surtout à cette époque, quand on parlait différemment à chaque coin de rue. C’est juste.
— En ce qui concerne la dimension du support, il a deux possibilités. Soit il choisissait dès le départ de multiplier le message dans le format dont vous parliez, soit il croit que la bible est le livre des livres et qu’il est essentiel que le message soit transmis par son intermédiaire. Il y a peut-être là quelque chose de mystique.
— Et quel est le message ?
— Patience. J’aurais peut-être dû vous laisser lire seul le grand livre de notre corporation, celui que je vous ai montré. Mais le temps presse et déchiffrer tout ce qu’ils ont écrit dans leur mélange de langues vous aurait pris une éternité. Je vous assure que vous entrerez bientôt en sa possession. Après l’Albanie, Ţepeş arrive à Florence où il a convoqué une rencontre des métiers. Florence est la ville la plus représentative en Europe pour les métiers. Le problème est que les arts majeurs ne veulent pas entendre parler d’une telle réunion. Peut-être parce qu’ils sont influencés par le Conseil. Mais les juges et les notaires, les banquiers et les chirurgiens, les commerçants et drapiers de Calimala en particulier – puisque cette corporation puissante a tiré son nom de ce quartier mal famé de Florence où se trouvait son siège et où travaillaient les négociants et les importateurs de textiles – sont vent debout. Les transformations à venir les rendront plus puissants et plus riches et ils le savent, ils le sentent. Leur mépris à l’égard des petits producteurs, qui va se répercuter dans la manière dont ils les traitent, à savoir comme des esclaves, est de notoriété publique. Il me semble d’ailleurs que vous avez vous aussi écrit sur ce sujet.
— En effet, confirma Charles.
— Eh bien, ils ridiculisent Vlad. Finalement la rencontre a lieu, avec des corporations plus petites. Dans les documents qui figurent dans le livre – ou disons dans le recueil que vous avez vu, pour utiliser les bons termes – se trouve le compte rendu de cette rencontre. Je sais que vous voulez le voir et je vous l’ai promis. Il est important à présent que vous me fassiez confiance et que vous m’écoutiez.
Le conseil de son grand-père lui revint à l’esprit. Et, de toute façon, l’histoire lui semblait captivante. Il voulait l’entendre jusqu’au bout.
— Soixante et un représentants des corporations de toute l’Europe sont présents. La rencontre eut lieu dans un dépôt italien des drapiers, le siège de l’Ordre, dans lequel vous vous trouvez en ce moment même.
— Les drapiers étaient importants à l’époque, si je me souviens bien.
— En effet. Nous sommes la seule corporation réellement puissante à avoir été représentée lors de cette réunion. C’est ce qu’a décidé ce prédécesseur dont il me plaît de croire qu’il était un de mes lointains ancêtres. Il fait le récit de toute la rencontre avec un luxe de détails.