Charles en avait perdu la voix. Il ne savait quel crédit accorder à ce que venait de dire le vieil Anglais. Mais quelque chose se passait. Toute sa vie semblait prendre sens, tout semblait lié. Il ne dit rien, mais il se sentait un peu effrayé et il éprouvait en même temps de la fierté pour sa famille. De nouveau, il se trouvait au cœur d’une histoire absurde, mais sublime. Finalement il se décida à dire quelque chose, mais sir Winston l’arrêta :
— Vous avez une multitude de questions à poser, mais nous n’avons plus le temps. Je dois m’en aller. Et vous, vous devez aller à l’ambassade. Vous avez beaucoup de choses à digérer. Et il faudra que vous soyez à 4 heures du matin à l’aéroport. Allons.
Il le prit par le coude et l’aida à se lever.
— Je répondrai aux questions tout en vous raccompagnant.
Charles se leva et le suivit. Il posa la première question :
— Pourquoi maintenant ?
— Hum ! Bonne question. Pourquoi pas durant la Seconde Guerre mondiale ? Ou pendant d’autres atrocités ? La vérité est qu’il y a eu des accidents de parcours. Une corporation qui disparaît. Une communication qui échoue. Un danger réel auquel ils s’exposaient. Le drapier dont j’ai pris la suite il y a plus de soixante ans était en lien étroit avec toutes les corporations. Il a toujours été le seul à savoir qui étaient tous les autres. Mais moi, je ne sais pas tout. En revanche je peux vous assurer que tous ces hommes remarquables, avec leurs familles, ont réussi non seulement à conserver un secret durant plus d’un demi-millénaire, mais aussi à mener leur mission à bien. Si vous décidez de rendre les informations publiques, ils deviendront les véritables héros, ceux que le monde ne connaîtra jamais. Et vous. Et votre famille. Tous seront à la réunion. Je vous l’assure. Pourquoi maintenant ? Parce que j’ai la conviction que nous avons atteint la limite du tolérable. Mes prédécesseurs, tout en voyant le mal partout, ont pris grand soin de ne pas se précipiter. Ils ont considéré que le monde était en équilibre, bien que précaire. Je crains seulement que, au rythme où vont les choses dorénavant, dans trente et un ans, il ne soit trop tard.
Charles comprit que le vieil homme ne lui avait pas tout révélé. Ce dernier fit un signe pour lui intimer de patienter encore.
— Quelqu’un tue au hasard des membres des corporations, des gens qui ont des liens avec eux, ou des personnes qui exercent des professions semblables aux Métiers. Et cette personne le fait d’une manière qui semble vouloir transmettre un message : que l’on sorte le livre. Leur patience est à bout. Et j’ai peur qu’à ce rythme il ne nous décime et en arrive, inévitablement, à ceux qui comptent.
— Ces crimes se sont-ils passés à Sighişoara ?
Le vieil homme confirma d’un signe de tête.
— Et à Marseille ? À Alma Ata ?
De nouveau sir Winston confirma.
— Et chacun de ces morts faisait partie d’une corporation ?
— Ou bien avait un rapport avec le métier respectif. Oui. Le message est clair. Douze morts de douze corporations différentes. Probablement qu’allait suivre une fournée de trois. Pour faire quinze. Et puis il aurait recommencé depuis le début. Comme je l’ai dit, il semble que le Conseil a perdu patience.
Charles marchait lentement et ne cessait de s’arrêter. Ils étaient encore à l’étage. Il lança un nouveau lot de questions :
— Où est la bible ? Et où se tiendra la réunion ? Et quand ?
— Je crains de ne pas avoir les réponses à ces questions. Je suis certain que vous les découvrirez par vous-même. C’est ce que votre grand-père a voulu. Et c’est dans l’ordre des choses.
Ayant dit cela, il tira Charles par le bras pour descendre. Ce dernier le suivit, mais s’arrêta de nouveau au milieu de l’escalier.
— Et quel est le rôle de Kafka dans tout cela ?
— Le père de Kafka a fait partie de la corporation des charcutiers. Même s’il était juif et qu’il préparait de la charcuterie casher. Il a transmis le message comme il savait le faire.
— Donc il n’a rien copié dans la bible de Gutenberg ?
Sir Winston éclata de rire et sortit. Il s’avança vers la voiture, Charles le suivit. Le vieil homme lui fit l’accolade.
— La voiture va vous conduire à l’ambassade. Je ne crois pas que vous ayez envie de vous promener en ville avec ce sabre.
— Une ultime question. Deux. Courtes.
Le vieil homme haussa les épaules comme pour montrer qu’il cédait.
— Bien. Mais rapidement.
— Le Conseil. Eux, ils ne savent rien ?
— Quelques petites choses. Mais pas tout. Ils savent que quelque chose, dans cette bible, peut les détruire. Mais ils n’ont pas idée de ce que c’est exactement. Ils veulent à tout prix mettre la main dessus. C’est pour cela qu’ils ont inventé cette histoire autour de votre aïeul et de Jack l’Éventreur.
— OK. Et, enfin, quelle est cette ombre qui apparaît une fois tous les trente et un ans, à peu de chose près ? Et toujours autour d’un crime ou d’une mort ?
— C’est en fait la même question. Les morts sont soit les gardiens de la bible soit des machinations pour faire resurgir le Livre. Jusqu’à présent, cela ne leur a servi à rien. Bonne route ! lui souhaita le vieil homme qui tourna les talons et rentra dans la cour.
Charles formulait des questions en rafale. Pourquoi ne lui avait-il rien dit d’explicite au sujet de l’ombre ? L’entretien était clos, même s’il était désormais évident que le vieux Winston en savait bien plus que ce qu’il en avait dit. Charles monta en voiture.