Charles était très reconnaissant à sir Winston de lui avoir fourni un billet en première classe. Il pouvait allonger ses jambes et, comme il en avait l’habitude, il décida de laisser la journée précédente derrière lui et de penser à quelque chose de beau avant de s’endormir. Il apprécia le verre de whisky qu’on lui servit. Ce n’était pas franchement ce qu’il avait bu la veille, mais c’était bon. Dans la moyenne des alcools ordinaires. Il mit en œuvre toutes les techniques qu’il avait déjà expérimentées, mais ne parvint pas à s’endormir. Il se tourna dans tous les sens pendant une bonne heure puis se résolut à regarder le film diffusé à bord. Des personnages qui bondissaient d’un hélicoptère à l’autre, des monstres qui se battaient, tout en changeant de forme, donc rien qui ne l’intéressait. Il finit par céder. Il reprit le dossier marron et déplia le billet découvert la veille au soir. Ce poème lui disait quelque chose. Il chercherait sur Google. Il feuilleta encore le dossier et observa de nouveau les nombres qui revenaient constamment : 12, 24 et 180.
Puis il sortit la feuille avec la ville futuriste, hérissée de tours. Il relut le poème et alors il se souvint. La Gerusalemme liberata (Jérusalem délivrée). Chef-d’œuvre du Tasse. Un monument de la Renaissance. La première strophe seulement. La seconde avait probablement été ajoutée ultérieurement ou était, dans le meilleur des cas, apocryphe. Il se souvint d’un cours qu’il avait tenu à l’université de Bologne. Le Tasse, qui avait étudié là-bas, faisait la fierté des Bolognais. Cet extrait du poème épique parlait d’une initiation.
Quel idiot je fais, se dit-il. Bologne, la ville des 180 tours.
Ce n’était pas du tout une ville du futur. Au contraire. Au Moyen Âge la cité avait été une sorte de merveille du monde, une des plus grandes fantaisies de l’histoire de l’architecture. On disait qu’entre les XIe et XIIe siècles, la ville comptait pas moins de 180 tours. Aucun historien n’a été capable de déterminer pourquoi les nobles et les riches de Bologne leur vouaient une telle obsession. Certains ont supposé qu’elles étaient construites pour des raisons stratégiques et défensives, d’autres qu’elles constituaient un symbole de pouvoir. Un psychanalyste avait même estimé qu’elles exprimaient une frustration. Ceux qui les avaient érigées étaient tout simplement impuissants. Aujourd’hui, 24 d’entre elles sont encore debout, dont les plus grandes, Asinelli et Garisenda, sont devenues les emblèmes de la ville.
En ce jour de l’année plus long que tout autre
Quand 12 métiers se tiennent sous 12 portes,
Sous le zodiaque vous direz le mot juste,
180 tours, autrefois grandes, vous attendent.
C’était clair. La rencontre aurait lieu à Bologne. Le jour plus long que tout autre était le solstice d’été, le 21 juin.
Dans deux jours, réalisa Charles.
Et, bien entendu, il se souvint que la cité médiévale avait été construite comme ville forte, avec 12 portes. Du centre partaient 12 rayons menant à ces 12 portes. À chaque porte correspondait un signe du zodiaque. L’empreinte au sol de Bologne était une carte du zodiaque.
Cela signifie que chaque membre d’une corporation se trouvera à l’une des portes. Comme il n’en restait que dix debout, il fallait situer avec exactitude l’emplacement des deux autres. Il s’endormit satisfait.