Chapitre 114

Charles faisait la queue pour un café dans le terminal où il venait d’atterrir, à l’aéroport d’Heathrow. Il était 8 h 30 à sa montre. Il la recula d’une heure tout en attendant son tour et, réalisant qu’il était trop tôt pour aller à la National Gallery, il décida de se présenter d’abord à l’ambassade américaine.

Il y était déjà allé plusieurs fois en tant qu’invité de marque. Quelques dîners y avaient même été donnés en son honneur. Même s’il s’y sentait bien, il n’avait jamais pu réprimer la sensation d’entrer dans le bâtiment le plus laid qu’il ait jamais vu. Selon Charles, ce bâtiment pensé par Ero Saariner, un Finlandais formé en Amérique, n’aurait pas détonné dans une ville nord-coréenne. Les statues de Reagan et Eisenhower évoquaient elles aussi l’esthétique soviétique. C’était peut-être justement la raison pour laquelle les fonctionnaires de l’ambassade, réalisant enfin où ils vivaient, avaient décidé de déménager dans un autre bâtiment dont la construction avait commencé en 2013. De l’avis de Charles qui en avait vu la maquette, ce dernier était encore plus laid. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi ses compatriotes tenaient à tout prix à enlaidir le charmant visage de Londres qu’il aimait tant. Il avait même autrefois entamé des discussions avec un agent immobilier pour acheter une maison à Belgravia, où il aurait été voisin de Hugh Grant.

Il termina son café et prit un taxi pour Grosvenor Square, à Mayfair. S’il ne traînait pas à l’ambassade, il pourrait aller à pied jusqu’à Trafalgar Square où se trouvait la National Gallery. L’ouest de Londres était un des lieux préférés de Charles qui n’appréciait ni les endroits exotiques ni les quartiers isolés. Pour lui, les vacances parfaites n’étaient pas sur des skis à la montagne dans une station pour millionnaires, ni sur une île aux plages désertes et aux eaux cristallines, mais dans le centre d’une grande ville très peuplée. À Londres, dès qu’il parvenait à finir tout ce qu’il avait à faire, il allait au théâtre – parfois même deux fois par jour. La scène londonienne avec ses vieux théâtres aux intérieurs usés, presque en ruine, nombre d’entre eux n’ayant jamais été rénovés depuis des siècles, l’enchantait littéralement. Bien sûr ce n’était pas Broadway, à aucun point de vue, mais Londres respirait le théâtre.

Tout comme il avait ses opéras favoris, il avait aussi ses pièces de théâtre qu’il ne se lassait pas de voir et revoir. Il ne se souvenait pas avoir manqué le moindre Hamlet, le moindre Richard III, et encore moins la pièce qu’il préférait à toutes les autres : En attendant Godot de Beckett. La dernière représentation de cette pièce, il l’avait vue ici même, au Royal Haymarket, avec Patrick Stewart et Ian McKellen dans les rôles principaux. Il avait assisté au spectacle quatre jours de suite. Quant aux deux pièces de Shakespeare, il n’avait pas six ans que son grand-père lui faisait voir les films réalisés par Laurence Olivier.

Le taxi le laissa à proximité de l’ambassade, au niveau des barrières de sécurité. Il présenta ses papiers d’identité, le soldat l’identifia sur une liste ne portant que son nom et il fut conduit directement auprès de l’attaché de sécurité intérieure, une vieille connaissance de Charles. Ils échangèrent quelques mots puis le fonctionnaire lui présenta son passeport diplomatique. Il félicita Charles et lui dit que l’ambassadeur aurait vraiment aimé le faire lui-même dans un cadre plus festif, mais qu’il ne rentrerait de Glasgow que le lendemain matin. Le paquet arriverait quelques heures plus tard. L’attaché lui demanda s’il désirait dormir sur place et Charles lui répondit que rien ni personne ne pourrait le convaincre de passer une nuit dans cette horreur. Son interlocuteur n’avait pas trop le sens de l’humour, ni de l’esthétique, aussi Baker précisa-t-il qu’il souhaitait partir aussi tôt que possible, le soir même, ou sinon, qu’il prendrait une chambre dans son hôtel préféré.

Charles avait fréquenté plusieurs hôtels à Londres, mais un jour il séjourna au The One Aldrich, « where the strand meets the city », comme disait la réclame. Même si l’hôtel lui avait paru plutôt petit et mal fichu, comme l’immense majorité des hôtels dans la capitale anglaise, il y avait mangé les meilleurs œufs Bénédicte et à la florentine de sa vie, et il n’aurait manqué ce petit déjeuner pour rien au monde. Ce qui l’énervait le plus dans les hôtels londoniens, y compris au The One, c’étaient qu’on ne pouvait pas ouvrir les fenêtres. À peine pouvait-on les entrebâiller, dans le meilleur des cas. La meilleure explication qu’il avait réussi à obtenir était que de paisibles citoyens venaient en trop grand nombre se suicider dans ces hôtels, et que leur manière préférée d’en finir était de se jeter dans le vide. Après quoi, les hôtels étaient traînés en justice par les familles des suicidés ou, dans le meilleur des cas, attiraient l’attention pour des raisons fort déplaisantes.

Il finit le cidre à la fraise que lui avait servi l’attaché et il partit vers Trafalgar Square. Il marcha sur Grosvenor jusqu’à Regent Street et continua ainsi jusqu’à Piccadilly. Il coupa en direction de Pall Mall et arriva sur la place. Il lui restait un peu de temps avant l’ouverture du musée, alors il s’installa à une terrasse et alluma un cigare. Il avait éteint son téléphone en montant dans l’avion et avait oublié de le rallumer ou n’en avait pas eu envie, et il n’avait donc pas vu le message alarmant de Christa qui lui écrivait : « Ross n’est pas celui que vous croyez ! »