Alors qu’il était conduit par son hôte devant le manoir, Charles se demanda comment la maison de son grand-père pouvait être identique à ce petit château. Qui avait copié sur qui ? Il fut encore plus étonné quand il vit que la porte d’entrée était similaire. Tout comme la grande salle, à l’arrière, sous l’escalier, dont tous les murs étaient couverts d’une bibliothèque immense. Mais la ressemblance s’arrêtait là. On le pria de s’asseoir au centre, sur un des fauteuils courbes qui ressemblaient à ce que dessinait Le Corbusier. Devant la cheminée qui n’avait plus qu’un rôle décoratif depuis plus de trente ans, trônait un immense bar. À en juger par la collection de bouteilles, la plupart plus vides que pleines, sir Winston devait avoir un certain penchant pour la boisson.
— Et à présent, voici une récompense pour de grands garçons qui ont su être sages, fit sir Winston.
Charles fut ému en apercevant un Macallan de soixante-quatre ans d’âge dans sa carafe à décanter Lalique. Il l’avait déjà vue en photo, il en connaissait l’existence, mais n’en avait jamais bu. Il savait qu’une telle bouteille pesait son demi-million de dollars. À sa grande surprise, elle n’était pas entamée. Il tenta de refuser.
— Cette bouteille, expliqua le vieil homme, je la gardais spécialement pour cet événement.
Leur rencontre était donc un événement ? Il affirmait cela alors que quelques années plus tôt il n’avait pas voulu entendre parler de lui et même l’avait évité comme s’il avait eu la peste ? Les choses prenaient un tour intéressant.
Il se leva en signe de respect pour la boisson ambrée, mais son hôte lui fit signe de se rasseoir. Il ouvrit la bouteille et servit. Il tendit un verre à Charles.
— En mémoire de votre grand-père ! dit-il en trinquant.
Cette fois-ci, Charles sentit jusque dans les profondeurs de son cerveau l’arôme d’une des boissons les plus convoitées sur terre. Il était ravi.
— C’est bon, n’est-ce pas ?
Si c’était bon ? C’était quoi, cette question ?
— Plus que tout ce que l’on peut espérer, répondit Charles. Je parierais que derrière ces étagères de la bibliothèque est dissimulé un passage secret donnant sur un labyrinthe où sont conservés les livres de grande valeur.
Sir Winston sourit.
— Votre arrière-grand-père était tombé sous le charme de notre modeste demeure, et mon père eut l’amabilité de lui en donner les plans.
— Mon arrière-grand-père est venu ici ?
— Mon père a eu l’honneur de l’héberger pendant quelques mois, à l’époque où sa vie était menacée.
— Et cela se passait quand ?
— Entre le 30 septembre 1888 et le début du mois d’avril 1889. Il avait dû attendre la fin de l’hiver pour pouvoir s’embarquer vers l’Amérique.
— Vous venez de dire que sa vie était menacée. Comment ça ?
— Votre arrière-grand-père était un chirurgien célèbre, qui avait étudié à Vienne. Arrivé à Londres courant 1885, il a vite gagné la confiance de tous, y compris de la famille royale. Il travaillait au London Hospital et il vivait, comme la plupart des immigrés de l’Est, à Eastend. Au début de l’année 1888, il ouvrit son cabinet où il traitait gratuitement les malades les plus pauvres. Le 31 août, à Whitechapel, une femme du nom de Mary Ann Nichols fut massacrée à peine quelques minutes après le passage de votre arrière-grand-père qui rentrait chez lui, tout près de là.
En entendant le nom de cette femme, Charles se crispa. C’était le crime dont avait parlé Ledvina lorsqu’il lui avait révélé être en possession d’un dessin secret soustrait aux archives de Scotland Yard et où figurait la fameuse ombre. Il lui avait même montré le document.
— J’ai déjà entendu cette histoire, racontée par un policier, à Prague.
— Ah, vous avez donc rencontré ce bon commissaire Ledvina ?
« Ce bon commissaire » ? Charles en avait plein les bottes. Il fit cul sec et voulut être resservi.
— Ce genre de boisson des plus rares se déguste avec parcimonie. Ce n’est pas de l’avarice, c’est pour préserver l’émotion qui l’accompagne. Un seul verre avant de passer à table.
Charles se montra intrigué.
— Oui, ma gouvernante est en train de préparer le déjeuner. Nous aurons des perdreaux farcis au foie gras. Le plat préféré de votre grand-père.
Son grand-père mangeait des perdreaux farcis ? Avec du foie de canard gavé ? Ça, c’était un scoop. Mais mieux valait ne plus se montrer surpris de rien. Et prendre les choses comme elles se présentaient.
— Je suppose que ce flic rusé ne vous a rien dit, au sujet de votre arrière-grand-père.
— Non, rien du tout.
— C’est mieux comme ça. Parce qu’il ne connaît rien à son existence. En tout cas, quelques jours plus tard, le 8 septembre, une autre femme allait être tuée de la même manière. Elle s’appelait…
— Annie Chapman, répondit Charles. Vous n’allez pas suggérer que mon arrière-grand-père était Jack l’Éventreur ?
— Non, pas du tout, je ne suggère rien. Je dis seulement que quelqu’un a monté une cabale contre lui.
— Une cabale ? Pourquoi ?
— Un peu de patience, jeune homme. Le sang bouillonnant des Baker parle pour vous. Tout comme votre âge tendre.
« Tendre » ? C’était un charmant compliment. Dire d’un homme de quarante-cinq ans qu’il était dans l’âge tendre ne pouvait être que l’apanage de ceux qui avaient dépassé les quatre-vingt-dix.
— Deux autres femmes ont subi le même sort, comme vous le savez. Les deux le même jour. Le 30 septembre. Elizabeth Stride et Catherine Eddowes.
— Et puis la plus célèbre d’entre toutes, Mary Kelly.
Sir Winston sourit d’un air supérieur.
— Mary Jane Kelly a été tuée le 9 novembre. Votre arrière-grand-père était ce jour-là notre invité. Il n’a pas quitté la maison, ne serait-ce que pour se promener dans le jardin.
— Si vous faites cette précision cela veut dire que vous pensez qu’il était bien Jack l’Éventreur puisque les crimes de rue se sont arrêtés à partir du moment où il n’est plus passé dans la rue.
— Pas du tout, mon cher. Je dis que l’auteur de cette machination était au courant de son absence, et comme l’auteur des précédents crimes ne tuait pas forcément par plaisir, le tueur de Mary Jane, victime du plus atroce des crimes, n’était pas lui, et c’est plus probablement l’œuvre d’un dément, probablement un imitateur.
— Et qui avait intérêt à monter cette cabale contre mon arrière-grand-père ?
— Vous vous posez enfin la bonne question. Vous savez mieux que moi que la science commence par une bonne question. Connaissez-vous l’histoire du voyageur dans la galaxie ?
— Le Guide du voyageur galactique ? Oui. Vous avez beau faire tous les efforts du monde, si vous ne posez pas la bonne question, vous n’obtiendrez que des réponses idiotes. Auxquelles vous êtes bien obligé de trouver un sens.
— Quelqu’un qui avait intérêt à le compromettre, à éveiller les soupçons à son sujet et à mettre sa vie en danger, pour qu’il se trouve au pied du mur et puisse ainsi être surveillé et contraint à agir.
— Agir pour faire quoi ?
— Faire remonter à la surface un livre.
— Un livre ? Maintenant vous allez me dire qu’il s’agit de la bible de Gutenberg, non ?
— Oui. On dirait que votre grand-père a eu raison. Et Mlle Schoemaker a bien fait son travail. Elle vous a guidé dans l’obscurité. À propos, je croyais que vous alliez venir ensemble. Que lui est-il arrivé ? Cela fait bien trente ans que je ne l’ai pas vue. Elle était une mignonne petite fille avec des couettes, à l’époque. Et les genoux en permanence égratignés.
Mon Dieu ! songea Charles. Même Christa est de son côté ? Et Ledvina aussi ?
— Vous voulez dire que ce crétin de flic, le commissaire, était de mon côté ?
— Je ne crois pas. Il cherchait autre chose.
— L’ombre ?
Sir Winston sourit sans répondre.
— Et Christa ?
— Elle, oui. Votre grand-père a tracé pour vous un labyrinthe parsemé de pièges et de devinettes que vous deviez résoudre. Pour prouver que vous êtes ambitieux, intelligent et déterminé à accomplir votre destin. Christa a été votre garde du corps. Votre ange gardien. Sachez qu’elle aurait donné sa vie pour vous, et sans hésiter.
Charles ne savait plus quoi penser. Ainsi Christa était de son côté. Elle l’avait protégé durant tout ce temps. Elle l’avait guidé. Et toutes ces charades constituaient une sorte de parcours initiatique. Son grand-père était-il donc retombé en enfance ? Quelque chose clochait.
— De quelle initiation parlez-vous ? Un jeu pour boy-scout ? Mon grand-père était obsédé par un sabre dont il m’a farci la tête toute sa vie durant. Avant de disparaître, c’est la seule chose dont il a parlé. Et vous pensez qu’à ce moment tragique il l’aurait fait seulement pour s’amuser ? Ça ne semble pas très sérieux, vous ne croyez pas ?
— Je le reconnais, cela semble puéril, mais c’est le cas de tous les rituels d’initiation dans les sociétés secrètes. Ils ont quelque chose de ridicule. Des adultes qui font joujou. Un franc-maçon au pantalon retroussé qui boit du café amer n’est pas moins stupide. Ce sont des gestes chargés de symboles.
Charles avait besoin d’un peu de temps pour digérer tout ce qu’il venait d’entendre. Sir Winston n’eut pas besoin qu’on lui explique. Alors il s’excusa, il devait s’absenter un instant.
Charles alla directement à la bouteille se resservir un whisky. Cette boisson était incroyable.
Ainsi l’ombre avait tenté de décrédibiliser son arrière-grand-père en commettant des crimes en son nom ou en l’y associant. C’était exactement ce qu’il lui arrivait à présent. Mais cette ombre ne pouvait pas avoir plus de cent vingt-cinq ans. Était-il question d’une autre société secrète ? Un conflit ? Le message lui intimant de tenir sa langue lui était-il réellement adressé ? Il ne comprenait toujours pas à quel sujet il devait se taire. Au sujet de la bible de Gutenberg ? Et son grand-père avait créé pour lui un parcours initiatique, parsemé d’énigmes et de petits jeux avec des messages cachés et des codes francs-maçons ? Il fallait qu’il en sache plus, mais le vieil homme semblait continuer à bien s’amuser. Il ne lui délivrait les informations qu’au compte-gouttes. Peut-être craignait-il qu’il ne parvienne pas à les digérer s’il les lui livrait d’un seul coup. Ce qui était certain, c’est qu’il avait hâte de rentrer. Il se rassit sur le canapé.
— Il ne fallait pas vous rasseoir. Je voudrais vous demander de m’accompagner un peu, dit sir Winston par la porte entrebâillée.
Charles jeta un œil autour de lui.
— Non, vous n’êtes pas filmé, s’amusa son hôte. Votre grand-père se serait resservi de ce whisky. Je suppose que vous n’êtes pas son petit-fils pour rien.
Charles suivit le vieil homme dans une première pièce qui menait à une deuxième puis à une troisième et à une autre encore. Ils montèrent l’escalier, passèrent deux nouvelles portes et descendirent à l’arrière de la maison, dans le jardin. La maison de West Virginia n’était pas organisée de la même manière, son aïeul n’avait de toute évidence pas complètement respecté les plans de l’architecte. Le jardin était immense. Un sentier à travers le gazon parfait menait à un parc aux arbres énormes, centenaires. Là-bas, à l’ombre, étaient disposés des tables et des fauteuils confortables couverts de housses en Nylon – à cette période il pleuvait quotidiennement à Londres. On voyait au loin un saule pleureur et une végétation luxuriante. Là se profilait l’entrée d’une sorte de temple. On aurait dit une vision tout droit sortie d’un roman gothique, et on se serait attendu à ce que ce soit le domaine des elfes. Ils marchaient dans cette direction quand sir Winston reprit la conversation :
— C’est votre grand-père qui a imaginé ce parcours initiatique. Il a laissé des indications pour chaque étape. D’autres se sont occupés du reste.
— Des crimes aussi ?
— Non ! Votre grand-père n’a jamais tué personne. On parlera des crimes un peu plus tard.
— Et le sabre ? Il l’a cherché pendant plus de cinquante ans. Il partait alors pendant des mois. Mon père et moi nous sommes convaincus qu’il a disparu en tentant de le trouver.
Sir Winston lui adressa un regard plein de compassion.
— Il a toujours eu le sabre. Plus précisément les sabres.
— Je ne comprends pas.
— Il les avait, mais pas en sa possession. Après la mort de votre aïeul, il a décidé qu’il ne fallait pas conserver la clé tout près de la serrure. On ne colle jamais son code sur sa carte de crédit. Le moment du rendez-vous approchait et le risque d’être découvert était devenu trop grand.
— Quel rendez-vous ? C’est difficile pour moi de comprendre si vous me servez tout au compte-gouttes. Est-ce que j’ai réussi, ou pas du tout, ces fameux tests ?
Sir Winston eut un sourire sibyllin. Ils étaient arrivés à la construction en pierre. C’était un caveau. Le caveau de la famille Draper.
Les yeux bleus et limpides du vieil homme se mirent à briller.
— Votre grand-père a quitté la maison parce qu’il était sur le point de mourir. Il avait un cancer. Et il ne voulait pas que vous passiez, ni vous ni votre père, par ce qu’il avait lui-même vécu. Il est mort ici dans mes bras. Il n’a pas voulu que nous le conduisions à l’hôpital. Nous avons alors amené l’hôpital à lui, avec tout l’équipement nécessaire. Dans l’une des chambres du haut. Durant les quelques mois où il est resté alité, il n’a fait que parler de vous.
Il passa devant Charles et descendit quelques marches. De part et d’autre se trouvaient des tombes sculptées dans une pierre blanche aux irisations métalliques. Au bout de la rangée sur la gauche se trouvait une tombe portant le nom d’Edward Baker. Dessous, sculptée dans le marbre, une médaille en forme de cercle, dans laquelle deux loups debout tenaient entre leurs pattes avant une couronne. Sous la couronne, juste au centre de l’effigie dorée trônait un bretzel en forme de 8. Le blason de la corporation des boulangers. Au-dessus, entre le blason et le nom, on pouvait lire « Panis vita est ». Et rien d’autre.