Chapitre 118

Charles, plongé dans ses pensées, attendait que sir Winston le rejoigne à table. La vérité sur son grand-père l’avait ému plus qu’il ne l’aurait cru. Mais du moins savait-il désormais ce qui lui était arrivé. Il pouvait balayer l’inquiétude qui jusqu’alors l’accablait dès qu’il pensait à lui, pour ne garder que l’amour.

Sir Winston entra et lui donna une tape amicale sur l’épaule avant de prendre place à table. Charles voulut dire quelque chose, mais le vieil homme le devança :

— Le meilleur livre que vous avez écrit jusqu’à présent est cette superbe étude sur les corporations européennes au Moyen Âge.

Charles ne s’attendait pas du tout à ce que son hôte aborde ce sujet. Sir Winston avait l’air de lire dans ses pensées, puisqu’il ajouta :

— Nous manquons de temps. Si vous voulez accomplir votre destin, vous devez rentrer chez vous aussi tôt que possible.

Mille questions se bousculaient dans l’esprit de Charles qui ne savait pas par où commencer. De nouveau le vieil homme le sentit.

— Soyez un peu patient. Je vais tout vous raconter, mais vous devez bien comprendre le contexte.

Charles avait l’impression de s’entendre parler. Était-ce un trait commun à tous les passionnés d’histoire, de contextualiser et d’exiger de leur interlocuteur la patience de tout écouter, afin de saisir vraiment ce qu’il lui était raconté ?

— Vous n’avez fait qu’une seule erreur. Vous affirmez dans ce livre que les corporations représentaient un phénomène local circonscrit aux cités et aux villes en cours de formation, et qu’elles n’ont jamais eu d’envergure internationale.

— Pas en tant que corporation, répondit Charles, mais bien plus tard. Les liens entre les corporations de producteurs étaient le fait des commerçants. Eux aussi étaient organisés.

— Nous parlons des corporations de producteurs, fit le vieil homme en insistant sur le dernier mot. Il existe néanmoins une exception, que vous n’avez aucun moyen de connaître. C’est ce qui se trouve au cœur de notre histoire.

— Il s’agit de la société secrète dont vous me parlez ? Une société secrète des artisans ? Aujourd’hui ? Quel sens cela aurait-il ? C’est anachronique depuis plus de quatre cents ans en Europe de l’Ouest, et à l’Est elles ont totalement disparu à la fin du XVIIe siècle.

— Un peu de patience, dit le vieil homme en hochant la tête. Cette précipitation de la jeunesse m’exaspère. Mais, étant donné que j’étais pareil à votre âge, je la comprends.

Charles s’avoua vaincu et se prépara à l’écouter. Entre-temps un jeune employé de maison avait apporté les entrées. Sir Winston fit signe à Charles de se servir. Il n’avait pas faim du tout, mais par politesse il piocha dans chaque plateau. Ensuite, il goûta. Tout était délicieux. Sans s’en rendre compte, en écoutant le vieil homme parler, il vida son assiette.

— Alors disons-le comme ça : avec la chute de l’Empire romain et même un peu plus tôt, dès que l’autorité impériale a commencé à décliner, toute autre autorité de la même échelle a disparu du monde civilisé – je me réfère à l’espace européen. Il n’y a plus de maître du monde. Pour être plus précis, comme vous le savez, l’Europe plonge dans un incroyable chaos. Une Babylone de nouveaux peuples apparaît aux quatre coins du monde. Les Ostrogoths et les Wisigoths, qui conquièrent les péninsules Ibérique et italienne, sont suivis par des vagues de dizaines d’autres : les Huns et les Suèves, les Burgondes et les Vandales, les Hérules et les Gépides, les Francs.

— Les Avares et les Lombards, les Thuringes et les Alamans, les Bavarois, les Sorabes, les Obodrites et les Wendes.

— Ces derniers sont des Slaves. Bravo. Vous en connaissez d’autres ?

— Les Prusses, les Prutènes, les Coures, les Lettons, les Sémigaliens, les Lituaniens.

— Les Ukrainiens, les Biélorusses et les Grands-Russes, les Tchèques et les Slovaques, les Poméranais, les Polonais et les Obodrites et parmi les Slaves-slovènes, les Serbes, les Croates et les Bulgares.

— Sans oublier les plus étranges d’entre eux, les Ingévons, les Istévons, les Hermions, les Ubis et les Chérusques, les Bataves et les Chattes, les Chauques et les Frisons, les Saxons et les Semnons.

— Les Hermondures, les Marcomans et les Quazes. Les Quazars, les Petchenègues, les Coumans, les Magyars.

— Sans parler des Varègues, la branche viking qui vient fonder Novgorod, au tout premier début de la Russie. Ni des Normands.

Soudain ils se mirent à rire ensemble.

— J’espère que vous ne m’avez pas fait venir jusqu’ici pour jouer à Question pour un champion ?

— Non. Je m’amusais. Je me moque de moi-même, parce que vous savez à peu près tout. Jusqu’au moment où vous ne savez plus. C’est donc pourquoi, pour que vous puissiez comprendre que certaines choses vous échappent, nous devons passer en revue ce que vous connaissez. C’est tout.

Charles s’était remis de l’émotion liée à son grand-père, et, peut-être grâce au whisky et aux plats, il s’était à la fois détendu et un peu échauffé.

— OK, dit-il. Je rends les armes.

— Et donc, on pouvait s’attendre à ce que quelqu’un ou quelque chose vienne combler ce vide.

— Et, puisque les royaumes sont encore trop petits, trop morcelés et trop divers, le seul organisme qui réussit à s’organiser…

— … c’est l’Église, en effet. Et maintenant, écoutez attentivement. L’an 751 est d’une importance capitale. Si l’on part du principe, comme il est convenu de le faire, que le Moyen Âge commence avec l’apparition de l’islam, alors le premier geste du Moyen Âge est celui-là. Les rois mérovingiens, descendants de Clovis, premier roi des Francs, sont presque finis. Ils perdent le pouvoir au profit des lieutenants. Charles Martel est l’un d’entre eux. Il vainc les Arabes à Poitiers en 732. Et son fils…

— Pépin le Bref.

— Pépin III ou le Bref, devenu seul maître du royaume, a de plus grandes ambitions. Nous sommes en 747.

— Il n’est pas encore très sûr de lui et il sait qu’il souffre d’un manque de légitimité.

— Et ?

— Et il va la chercher auprès du pape.

— Il veut être reconnu roi de tous les Francs par le pape Zacharie. Il envoie deux curés ambassadeurs à Rome.

— Des curés plutôt haut placés.

— Oui. L’évêque de Würzburg et l’archiprêtre et abbé de Saint-Denis.

— Fulrard et Burchard.

— C’est le contraire.

— Pardon ? Ah oui. C’est l’inverse. Burchard est l’évêque.

— En 751, saint Boniface le couronne.

— Et le dernier roi mérovingien est envoyé au monastère comme Ophélia par Hamlet.

— Oui, mais chez Shakespeare, nunnery veut aussi dire « bordel ».

— Si l’on en croit Boccace ou Chaucer, je ne sais pas trop quoi dire. Il se pourrait que des choses intéressantes soient arrivées à ce pauvre Childéric III.

— Si quelqu’un nous entendait, il penserait que nous avons perdu la tête, plaisanta sir Winston. Une conversation avec vous n’a décidément rien à envier à celles que j’entretenais avec votre grand-père et que l’on pouvait poursuivre à l’infini. Mais revenons à notre sujet.

— Quel est vraiment notre sujet ?

— Le pape est pour la première fois le garant de la légitimité d’un roi. Et ce dernier reconnaît la suprématie spirituelle du pape.

— Et il y a contrepartie.

— Oui, Pépin fait la conquête de Ravenne où régnait le Lombard Aistolf et en fait cadeau au pape. En bonus, il y ajoute une grande partie de l’Ombrie. Cette donation, comme on l’appelle, est considérée par tous les historiens…

— Du moins par ceux qui comptent… rigola Charles.

— Et par les autres aussi. Elle est donc considérée comme l’origine des États pontificaux. À partir de ce moment-là, la dignité royale ou plus tard impériale est accordée par l’Église, puisque le fils de Pépin, Charles le Grand, dit Charlemagne, est lui aussi couronné par le pape. Et qui ne recevait pas l’onction du pape ne pouvait être ni roi ni empereur. Comme vous le savez, cette donation porte aussi le nom de « patrimonium petri ».

— C’est-à-dire un prolongement du territoire donné à l’Église romaine du vivant de saint Pierre.

— Cette relation va marquer si profondément l’histoire de l’Europe que l’union des deux pouvoirs jette les bases de la domination du monde.

— Oui. Les bases. Les papes ont besoin des souverains pour les relations de vassalité qu’ils instaurent à l’aube du féodalisme, pour leurs armées qui soumettent leurs vassaux, pour les chevaliers qui protègent les évêchés, les églises et les prélats, en général, mais aussi pour leurs dons, sous forme d’argent et de terres. Les souverains ont, eux, besoin des papes pour l’image. L’épée subjugue la volonté, mais Dieu subjugue les esprits.

— Tout à fait. Cette alliance est un cocktail létal. Et personne ne peut y échapper. Le pape est l’autorité suprême en ce monde. Autorité qu’il transfère au roi. Au prince, comme a dit Machiavel. Nous avons ici, souvenez-vous bien de ça, l’image des deux glaives. Le spirituel qui appartient à l’Église et le temporel qui est celui du prince.

— J’avais oublié ça. J’aurais dû y penser. Il s’agit donc là des « deux sabres dans le même fourreau » ?

— Oui. Et Vlad Ţepeş, qui avait reçu un sabre des mains du sultan et une épée de son père, ne se sépare jamais ni de l’un ni de l’autre. Il connaît l’histoire des glaives. Son sabre chrétien, hérité de son père, il le considère comme spirituel et l’autre est en quelque sorte temporel. En fait, Dracula a une interprétation assez originale. Comme le christianisme et l’islam étaient les deux religions impliquées à l’époque, les deux sabres représentent pour lui l’essence du pouvoir à cette période.

— De plus en plus intéressant. Vlad possédait ce genre de conscience symbolique ?

— Oui, et très développée.

— Et grand-père, pourquoi voulait-il les deux, lui aussi ?

— On y arrive. Juste un peu de patience. Comme vous le savez, la réalité ne cadre pas toujours avec ce que l’on avait prévu. Les évêchés fondés sur tout le territoire européen sont en fait la propriété privée des princes et des seigneurs de chaque lieu. Nous sommes en plein féodalisme, et un immense péril s’abat sur les abbayes et les paroisses qui se trouvent soumises aux seigneurs. L’autorité du pape est presque inexistante. Et ça, ça fait mal au porte-monnaie. Les dissensions entre les princes, les rois, les empereurs et la papauté sont interminables. Surtout à Rome où les grandes familles aristocratiques se disputent le trône de saint Pierre. C’est une guerre totale et complexe. Les problèmes surgissent de toutes parts. En 867, Photius refuse la juridiction papale sur l’Église orientale.

— En 1053, le patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire, ferme toutes les églises latines. En réponse, le pape Léon IX fait déposer à Sainte-Sophie une bulle d’excommunication.

— C’est le Grand Schisme. Oui. Mais avant d’en arriver là, on passe par les IXe et Xe siècles qui sont une catastrophe pour l’Église. Autour de l’an 900 un conflit permanent divise à Rome les partisans du pape Formose et ses opposants. Cela entraîne une folle succession de papes dont certains n’occupent le trône que quelques semaines voire quelques jours. La sauvagerie et la cruauté sont sans limites. Pour ne parler que de Formose, le pape Étienne VII demande l’exhumation de son cadavre afin de le juger et d’en jeter les morceaux dans le Tibre. Mais la roue tourne et Étienne VII meurt peu de temps après, étranglé, en prison.

Charles s’amusait comme un petit fou. Il avait lu tout ce qu’avait écrit sir Winston, il connaissait son cynisme, mais l’humour qu’il mettait dans tout ce récit historique était inédit pour lui.

— On veut des princes au-dessus des papes, mais les papes veulent des princes à contrôler. L’empereur Henri II du Saint Empire impose Benoît VIII aux Romains. Ce dernier était issu d’une de ces familles papales, celle des comtes de Tusculum, comme le seront les Colonna, les Orsini ou les Borgia. Pour le malheur des autres, ce pape-là est honnête, et, en 1020, il émet des décrets contre la simonie, c’est-à-dire la corruption. Mais là il faut lire entre les lignes. Ces abus se passent dans des églises sous juridiction féodale. Cela mènera directement à la célèbre querelle des Investitures entre la papauté et le Saint Empire romain germanique. C’est le fameux épisode de Canossa dans lequel Grégoire VII humilie Henri IV qui va renverser le pape et nommer finalement un antipape. Après cela, l’empereur part conquérir Rome, mais il sera mis en déroute par les Normands. Ces derniers se comportent mal avec le peuple. Ils sont chassés par les habitants de moins en moins nombreux de Rome. De toute façon, il ne reste rien à piller. La catastrophe est telle que, après la mort de Grégoire VII, personne ne veut plus devenir pape.

— Et la crise se solde par le concordat de Worms.

— Exact. En 1122 cesse la lutte pour l’investiture. Entre-temps, il s’est passé quelque chose sans qu’on le remarque et qui pourtant renversera l’équilibre des forces. Vous savez de quoi il s’agit ?

— Peut-être, répondit Charles. Mais je ne vois pas exactement ce que vous voulez dire.

— En 910 est fondée l’abbaye de Cluny. C’est important parce qu’elle n’est plus la propriété du prince, mais celle des États pontificaux. Peu à peu, l’Église consolide ainsi son pouvoir. Elle revient en force, plus sûre d’elle que jamais. Et, parce qu’elle a tiré les leçons de son expérience, elle finit par voir le diable, si je puis dire, partout. Comme ce personnage de Dostoïevski qui claquait les portes pour lui coincer la queue.

— Le père Ferapont.

— C’est bien de lui qu’il s’agit. On voit donc des ennemis partout qui sont exterminés sans pitié. Les ennemis les plus grands sont les sectes. D’abord les bogomiles. Mais c’est plutôt à l’Église d’Orient de s’en occuper. Il semble qu’ils ont inspiré les albigeois ou les cathares qui pensent que le monde est dualiste – divisé entre le bien et le mal et gouverné par ces deux principes.

— C’est d’inspiration zoroastre. Cela vient du conflit entre le bien et le mal. Ahura-Mazdâ et Ahriman.

— Oui, ce qui est ici hypocrite est que l’Église elle-même est issue de cette religion, comme vous le savez. Les Iraniens ont inventé la première religion dualiste vers l’an 600 avant Jésus-Christ, et pour des raisons pratiques. Savez-vous d’où vient le mot « religion » ?

— Du latin ligare. « Relier. »

— Et ça relie quoi ?

— Ce n’est pas si simple, répondit Charles. En Iran, il y a eu à cette époque-là un déferlement de populations comme il y en aura plus tard en Europe, dans la période dont on parlait. Elles sont toutes d’origine indo-aryenne. Mais là-dessus sont arrivés les Perses, les Mèdes et les autres. Les croyances, les superstitions, les langues, les divinités étaient pour ainsi dire sans nombre. L’empire qui était né avait besoin de rassembler toutes ces populations. Comme il était exclu de les forcer à apprendre la même langue, ils simplifièrent la religion et la rendirent universelle, compréhensible par tous. L’autorité de l’État sur ses sujets s’est imposée via la religion.

— Exactement comme cela se passera en Europe mille cinq cents ans plus tard. Quelles autres similitudes y a-t-il encore ?

— Beaucoup, beaucoup de choses sont vraiment très semblables.

— Alors laissez-moi mettre l’accent sur ce qui compte dans notre discussion. Pour se différencier des autres, ils trouvent quelque chose qui les unit. Le premier monothéisme de l’histoire. C’est l’apparition de Mithra, le prédécesseur, pour ainsi dire le modèle, de Jésus. Il naît dans une grotte, il bénéficie d’une annonciation et des mages sont présents à sa naissance. La ressemblance est un peu trop grande pour que ce soit seulement une coïncidence. Et c’est là que tout commence. L’institution de l’Église, avec son monothéisme et la promesse eschatologique de la rédemption, mais aussi les hérésies dualistes. Ces dernières deviennent le pire ennemi de l’Église. Les albigeois sont massacrés en 1209. À Béziers. En 1244 tombe la dernière forteresse cathare, le château de Montségur. En 1215 le quatrième concile du Latran émet un décret contre les juifs, les orthodoxes et tous les hérétiques. On décrète l’Inquisition épiscopale et en 1231 Grégoire IX crée l’Inquisition papale. On légifère sur la peine de mort. En 1252 la bulle Ad Extirpendum légalise la torture, même si elle était utilisée, mais de manière non officielle. L’Inquisition a le droit de soutirer des aveux selon ses propres méthodes, pourvu qu’elles les obtiennent. On croisait des hérétiques à tous les coins de rue. Ça grouillait de prédicateurs de toutes sortes, aux théories plus fumeuses les unes que les autres. Tous sont pourchassés et brûlés sur le bûcher.

— Il faut dire que l’hérésie est généralisée. En plus des cathares, on poursuit toutes sortes de pauvres gens. Leurs frères en spiritualité, les vaudois, les partisans de Fra Dolcino, les patarins, les arnaldistes, les guillelmites, les pinzocheres… La liste est interminable. Délire et massacres sont partout. Et c’est avant la grande chasse aux sorcières. Je crois que l’invention du diable tient un rôle essentiel dans cette histoire et aide à justifier les crimes. Par exemple, le premier grand prédicateur sur le thème de Satan, celui qui terrifiait le public en parlant du pouvoir du diable, était un certain d’Ávila. L’Église a été tellement terrifiée par ce qu’il racontait qu’elle l’a condamné à mort, tout comme sa fiancée et quelques-uns de ses disciples. Ils sont brûlés sur le bûcher. L’Église leur a rapidement inventé une hérésie sur mesure. On l’appelle l’encratisme. Peu importe que le nom de cette hérésie soit utilisé pour d’autres impies. Des maladies différentes, mais le diagnostic est le même et, bien entendu, le traitement aussi. Ça, c’était au IVe siècle. C’est donc une histoire bien plus ancienne.

— Oui, mais pour être tout à fait honnête, le pape de l’époque avait protesté contre ces exécutions. En 1200, non seulement il ne proteste plus, mais il les encourage. Les seigneurs sont enchantés. Il y a complicité avec l’Église. Car au-delà de la peur existent d’énormes intérêts matériels. Et l’argent est l’œuvre du diable. Vous éliminez tous ceux qui sont gênants et vous leur confisquez leurs propriétés. C’est donner libre cours à la sauvagerie. L’Église n’arrive plus à se refréner. Elle veut toujours plus d’argent, toujours plus de pouvoir. Ajoutons encore qu’en 1216 Innocent III se considère non seulement comme le descendant de saint Pierre, mais carrément le remplaçant de Jésus sur terre. Quand on se proclame main de Dieu, tout est permis.

— C’est le début des croisades.

— Oui. Ce que les gens ne comprennent pas ou font semblant de ne pas comprendre, c’est que la croisade est, au-delà de sa signification symbolique de la reconquête de Jérusalem, une répétition générale en vue d’obtenir le pouvoir total. Comme l’Église n’est pas très satisfaite des réactions des princes – en particulier parce que leurs intérêts ne coïncident pas avec ceux de l’Église, ce qui va finalement conduire à l’échec des croisades –, les papes se dotent de leur propre armée. C’est alors que sont créés l’ordre des Templiers, l’ordre des Hospitaliers et l’ordre Teutonique. Tout cela à peu près à la même période. Vous les connaissez. Inutile d’insister. C’est une répétition pour quelque chose de beaucoup plus important.

— Je croyais qu’ils avaient été créés pour défendre les pèlerins sur le chemin de la Terre sainte.

— Oui, ça commence comme ça. Mais les croisades auront une fin. Peu importe comment elles vont se terminer. Et alors que deviendront-ils ? L’Église est capable de faire de l’argent avec rien. Il y a d’abord la spolia, qui vise les domaines du clergé, et puis ce sont les « annales », les taxes pour les fonctions. Et attention, ce sont des impôts annuels ! Il y a aussi les taxes pour la confirmation en fonction, et puis les palium, c’est-à-dire les taxes demandées aux archevêques. Le plus fort, ce sont les futures, des taxes qui servent à réserver des fonctions futures.

— Vous êtes sérieux ? demanda Charles. Ça, je l’ignorais.

— Oui. Et on ne parle même pas encore des indulgences, des taxes pour toutes sortes de faveurs, de postes. L’autre danger, ce sont les moines qui prêchent la pauvreté du Christ. Ils sont plus dangereux encore que tous les autres hérétiques, car il n’y a qu’un pas entre dire que Jésus-Christ a été pauvre et en déduire que son Église doit l’être aussi. Un tout petit pas. Et on laisserait des hérétiques ou des moines prêchant le dénuement gâcher toute cette abondance ? Impossible. Alors on crée deux ordres mendiants, les franciscains et les dominicains. Si cela doit exister, autant que ce soit avec notre accord, se dit l’Église, et, à Latran en 1215, elle émet une loi selon laquelle on ne peut plus créer de nouveaux ordres religieux. Les dominicains sont hypermodestes. Les autres sont plus avides. Très bien préparés sur le plan théologique. Ils sont envoyés pour enseigner à l’université de Paris. C’est dans leurs rangs que sont sélectionnés les plus sinistres inquisiteurs.

— Oui, mais à une époque où tout intérêt pour la culture avait disparu parce que plus personne ne lisait ni n’écrivait plus rien, tout simplement, ils deviennent les copistes des manuscrits et les conservateurs de tous les livres existants. Ils ont littéralement conservé toute la culture de l’humanité. Et sans ça, désolé de le dire, mais même nous deux, nous serions en train d’aboyer au lieu de discuter.

— C’est bien de nuancer les choses, et la remarque est juste. Mais on s’éloigne du sujet.

— Justement. Quel est le sujet ? demanda Charles au moment où les deux domestiques posaient sur la table le clou du déjeuner, le perdreau farci au foie gras.