Entre l’aéroport Dulles de Washington et la maison où avait grandi Charles, il y avait environ 150 kilomètres de route. Son aïeul, qui l’avait construite en 1890, avait choisi de s’installer dans le comté de Hardy, à l’ouest de la capitale. Charles n’avait jamais su si l’homme, obnubilé par son nom, l’avait fait exprès, toujours est-il que la localité la plus proche s’appelait justement Baker. C’était une région superbe, cernée de forêts, de collines et de petites montagnes, de parcs naturels et de torrents. Pour Charles, cela avait été le paradis sur terre.
Il loua une voiture et, une heure plus tard, il se garait devant la maison. Un regard aux alentours. Rien ne paraissait avoir changé. Il s’apprêtait à sonner quand il vit la porte entrouverte. Il pensa que son père était sorti dans le jardin ou que l’assistante avait mal fermé avant de partir en ville. La voiture de son père était garée devant. Il entra dans le petit hall et entendit de la musique dans la bibliothèque. Là aussi la porte était entrouverte. Il allait poser la main sur la poignée quand il s’écroula, assommé.
En revenant à lui, la première chose qu’il vit fut son père, ligoté sur une chaise. Il se rendit compte qu’il se trouvait dans la même situation. Il avait mal au crâne et ressentait une brûlure à l’arrière de l’oreille, dans le cou. Devant lui se trouvait, tout sourire, Ross, c’est-à-dire Werner.
— J’espère que je n’ai pas frappé trop fort, mais ton vieux ici présent n’a pas été très coopératif. D’après ce que tu racontais, je m’attendais à ce qu’il soit plus ramolli.
Son père leva les yeux au ciel et voulut parler.
— Pardon, fit Ross en se moquant de lui. Si vous promettez de ne pas crier ni mordre, je vous ôte le bâillon.
Son père fit oui de la tête. Werner s’exécuta. Mais quelle ne fut pas sa surprise quand le vieux Baker, avant même de lui adresser un regard, lança à son fils :
— Tu n’as quand même pas dit que je sucrais les fraises ?
Ross n’en revenait pas.
— Je ne me souviens pas avoir dit ça, répondit Charles. Ça va ? Tu n’as pas eu d’infarctus ?
— Un infarctus ? C’est ce que t’a raconté ce salaud qui m’a séquestré ici ?
— Pardonnez-moi d’interrompre la petite réunion de famille. Vous feriez bien de m’écouter. Sinon je tape de nouveau, fit-il en les menaçant de son bâton recouvert de cuir.
— Ça signifie quoi, tout ça ? demanda Charles, visiblement désorienté.
Il avait lu le message de Christa, mais l’avait pris pour une nouvelle manifestation de sa paranoïa.
— Cela signifie que vous détenez un objet qui m’appartient et qui m’a été volé il y a fort longtemps. Je veux le récupérer. Après ça, je me casse et vous n’entendrez plus jamais parler de moi.
— Je t’ai volé quelque chose ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Cela veut dire que ton aïeul a apporté et caché ici, dans la maison, il y a très longtemps, quelque chose qui appartient de droit à ma famille. Ne fais pas semblant de ne pas savoir ! Je sais que le vieux crétin que tu viens de quitter t’a tout raconté.
Ross, alias Werner, sortit alors de la pièce et revint avec le paquet portant les scellés de la valise diplomatique de Charles. Pendant qu’il l’ouvrait, il continuait :
— Ingénieuse manière de les faire entrer sur le territoire. C’est pour ça que je t’ai toujours bien apprécié, tu es très inventif. Tu trouves des solutions là où la majorité des gens ne voient que des impasses. OK, fit-il après avoir sorti les deux sabres et les avoir imbriqués jusqu’à entendre le clic. Alors ça, c’est la clé, disons. Où est la bible ?
— Je ne saisis rien de… fit Charles en tentant de se défausser.
— Le vieux Winston t’a farci la tête de toutes ses bêtises ? Il t’a raconté l’histoire de Dracula qui a inventé une conspiration destinée à détruire une conspiration encore plus vaste ? La conspiration par excellence ? Avec les méchants qui dominent le monde et vous, des générations d’imbéciles qui vous sacrifiez depuis des centaines d’années pour le défendre ?
Charles ne répondit rien.
— Continue à me regarder comme ça, je crois que je vais fondre. Il n’y a aucune conspiration.
— Alors pourquoi tu veux le livre ? demanda le vieux.
— Tiens donc, il a retrouvé sa voix. Il paraît que tu n’as pas ouvert la bouche pendant quatre jours et maintenant tu t’en prends à un pauvre visiteur. Ce n’est pas très joli ! Ce livre, au cas où vous ne le sauriez pas, est le premier ouvrage jamais imprimé au monde. Il vaut quelques millions de dollars.
— Tu veux le vendre ? questionna Charles.
— Bien sûr que oui, répondit Ross. J’en ai assez de trimer pour des imbéciles. Je le recherche depuis toujours. Mon père aussi le cherchait, et mon grand-père et tous mes ancêtres depuis que Baker, Jack le découpeur de prostituées, nous l’a volé. Vous vous rendez compte depuis combien de temps je me prépare pour ce moment ? Tu réalises combien j’ai patienté, combien j’ai dû faire semblant ? Et même être l’ami d’un type comme toi, un prétentieux né avec une cuiller en argent dans la bouche ! Si j’ai disparu, c’était parce que j’en avais assez de jouer la comédie.
— C’est tout ? Une question d’argent ? demanda Charles qui ne savait plus ce qu’il fallait croire et qui regardait son père comme s’il espérait une réponse.
— Ça ne sert à rien de chercher du côté du vieux, de toute façon il vit dans un autre monde. Tu sais ce qu’il faisait, quand je lui ai rendu visite la première fois ? Des équations. Il calculait la quadrature du cercle. Alors c’est dans notre intérêt à tous d’en finir au plus vite. Toi, tu pourras retourner à tes livres stupides, le petit vieux à ses calculs, et moi je quitterai votre vie.
Aucune réponse.
— Sachez qu’on a tout le temps. C’est l’avantage d’avoir une maison isolée. Personne ne viendra d’ici un bout de temps. Alors on a le temps, l’ambition et les moyens. Vous feriez mieux de me la donner de vous-mêmes, pour m’éviter de mettre sens dessus dessous chaque centimètre carré de la maison.
— Ne lui dis rien, fit le vieux.
Ross bondit sur lui et le frappa d’un coup de bâton au visage. Charles s’agita sur sa chaise.
— Hé, hé ! monsieur le héros ! s’exclama Ross. On ne parvient pas à défendre son papa, dans les circonstances actuelles, mais on peut le regarder se transformer en une masse de chair informe.
Charles n’en revenait pas. Il espérait encore que c’était une plaisanterie. Un cauchemar comme ceux qui hantaient ses nuits, de plus en plus souvent.
— Rien ? Bien. On peut commencer, alors.
Ross se tourna vers une trousse de chirurgien, de celles qu’on utilisait à la fin du XIXe siècle. Puis il y eut un coup de feu et les deux captifs en eurent les oreilles qui sifflaient. Puis encore un. Ross s’écroula sur le sol. Le claquement des détonations avait été amplifié par l’écho particulier de la pièce. Ils tournèrent les yeux vers les tirs. C’était Christa, qui se précipita sur Ross. Il avait deux trous ensanglantés au niveau du torse. Elle le traîna par les pieds sur un côté de la pièce. Puis elle détacha les deux hommes.
Charles prit son père dans ses bras. Ce dernier, à part la lèvre fendue, semblait sain et sauf.
— Vous êtes de la famille des bottiers, n’est-ce pas ?
Christa confirma d’un signe de tête et Charles en resta bouche bée. Il interrogea son père :
— Tu étais au courant de toute cette histoire ? Je ne comprends pas.
Christa se rendit compte qu’ils avaient beaucoup de choses à se dire.
— Je vous laisse. Je suppose que vous ne tenez pas à appeler la police, alors je m’en vais l’enterrer quelque part.
— Passez par ici, fit le vieux en lui montrant une autre porte. Il y a une cabane à outils. Vous y trouverez une bêche.
Christa sortit.
— Oui, j’étais au courant de tout ça, répondit le vieil homme. C’est pour cette raison que je me suis si violemment disputé avec ton grand-père. Il était obsédé par cette bible, par notre mission de sauver le monde tant que c’était encore possible.
— Et tu ne crois pas à cette histoire ?
— Cela ne compte pas, ce que je crois. L’important est que tu as été contaminé. Comme je ne réagissais pas à tout ça, c’est toi qu’il a commencé à éduquer, « à te préparer », comme il disait. On a alors conclu un accord. Ta mère venait de mourir et j’étais au trente-sixième dessous. J’en ai conclu que ma présence auprès de toi ne te faisait pas de bien. Par conséquent, je t’ai confié à lui. Je ne sais pas si j’ai vraiment bien fait.
On entendit un bruit métallique. Tout à coup quelqu’un entra et se jeta sur Charles. Celui-ci se pencha, et l’agresseur trébucha. Avec élégance, Charles tendit la jambe pour précipiter sa chute. Il vit une femme blonde assez corpulente s’écrouler dans un hurlement de porc qu’on égorge.
L’assistante avait entendu les coups de feu et elle était remontée du sous-sol où Ross l’avait envoyée chercher le moyen d’accéder au mur. La femme s’était munie d’une des épées exposées dans le hall et s’était jetée sur lui. En tombant, elle venait de s’embrocher sur son épée. Charles se pencha sur elle.
— Cela ne sert à rien. Elle est morte, lui dit son père.
— Il y en a d’autres ?
— J’espère que non. De toute façon cette grosse vache a eu ce qu’elle méritait.
— C’est la femme avec laquelle j’ai parlé au téléphone ?
— Oui. Elle m’a gardé attaché pendant quatre jours.
— Pourtant elle m’a envoyé les photos.
— Ben oui, c’était dans leur intérêt d’apprendre où se trouve la bible. Heureusement que tu ne te souvenais plus de la salle d’escrime.
— Si, bien entendu. Mais j’ai trouvé tout ça louche, et j’ai voulu me ménager un plan B.
— Bravo. Tu es bien le fils de ton père, fit ce dernier en lui tapotant affectueusement la joue. Pour que je termine : ton grand-père a toujours eu la certitude que c’était toi, l’élu.
— Et toi ?
— Quand je me suis réveillé, il était trop tard. Tu ne me reconnaissais presque plus. Ton grand-père disait que tu étais la personne la plus intelligente qu’il ait connue. Et la meilleure. Mais tu avais des difficultés à te consacrer pleinement à une cause. Il se plaignait de ton indécision. Du fait que tu ne voulais assumer aucune responsabilité. Et que tu devrais prouver que tu étais à la hauteur de cette mission. Il avait minutieusement préparé une sorte de parcours initiatique. Pour moi, d’abord, mais je l’avais envoyé promener. Je n’étais pas l’élu.
— Tu savais qu’il était mort d’un cancer ? À Londres ?
— Je l’ai appris plus de dix ans après, de la bouche de l’Anglais qui a été tué cette nuit. Je suis même allé sur sa tombe.
— Sir Winston a été tué cette nuit ?
— Oui. Cette chienne avait un journal où c’était annoncé, quelque part par ici.
Il sortit de la pièce et revint avec le quotidien. Le Washington Post titrait en grosses lettres rouges : « Le plus grand historien de notre époque massacré chez lui ». Il lut l’article en diagonale. Il n’en revenait pas.
— Tu crois que Ross…
Le vieil homme haussa les épaules.
— Ainsi, toute cette histoire est vraie ?
— Je n’en sais rien. J’ai toujours considéré ça comme un jeu pour les gamins. Même s’il semble que ce n’est vraiment pas le cas. Regarde, trois cadavres rien que ce matin.
Christa, qui avait entendu du bruit, arriva soudain, pistolet à la main. Elle découvrit, étalée sur le tapis, l’assistante transpercée par une épée.
— Merveilleux, fit-elle. Je vois qu’on augmente mon quota de travail à la bêche.
— Venez d’abord avec nous, dit Charles.
Il passa par l’arrière de la maison, pour aller à la salle d’escrime. Christa et son père le suivirent. Ils allumèrent : la pièce, plus longue que large, était dépourvue de fenêtres. Il était clair que personne n’y était entré depuis que Charles en avait retiré les dernières épées pour les ajouter à sa collection. Il scruta la pierre parfaitement circulaire, semblable à une énorme meule de fromage, encastrée dans le mur. Tout autour figuraient les blasons des douze corporations, exactement comme sur les fourreaux des sabres de Ţepeş : les emblèmes des bouchers, des forgerons, des poissonniers, des charpentiers, des tanneurs, des potiers, des doreurs, des fourreurs, des serruriers, des barbiers, des vignerons et des teinturiers, disposés comme les heures sur un cadran. Au centre, en bonne place, étaient gravés ceux des drapiers, des boulangers et des bottiers. Charles posa la main dans le trou du haut, le plus large. Il souleva les deux épées réunies et les y inséra. Il ne se passa rien.
— Tu parles d’une Excalibur, fit-il.
Son père sourit, posa les mains sur les deux épées et, en forçant, il les fit pivoter. De l’autre côté du mur, ils entendirent un bruit, comme une paroi qui se déplaçait. Ils contournèrent la maison pour rejoindre la cave à vins. Le mur sur lequel se trouvaient le globe terrestre traversé d’une épée et la moitié du texte de Kafka avait bougé. C’était un passage secret. Son père lui fit signe d’entrer. La pièce était étroite et vide. Le vieux Baker apporta des bougies qu’il alluma et planta dans des bougeoirs fixés aux murs. Au milieu de la pièce, sur un piédestal, se trouvait un coffret en bois. Charles souleva le couvercle. À l’intérieur se trouvait une boîte métallique. Il l’en tira avec soin et sortit de la pièce. Il la posa sur la table des dégustations et chercha le mécanisme d’ouverture.
Il y avait trois trous. Il y introduisit trois doigts et le mécanisme repoussa le couvercle. Dans toute sa splendeur apparut une bible de Gutenberg.
Un silence ému se fit. Charles voulut aussitôt l’ouvrir.
— Non. S’il s’agit de respecter la volonté de ton grand-père, et puisque nous en sommes arrivés à cette étape, tu dois faire ça seul, dit son père.
Il prit Christa par le bras et ils sortirent.