Chapitre 131

Le vieil homme et Christa étaient en grande conversation quand Charles arriva avec la bible à la main.

— Au moins, Kafka n’a pas copié le texte dans ce livre. Je suis soulagé. Je vais devoir partir à Bologne. Où se trouve le livre qui contient les cartes médiévales d’Italie ?

— Je suppose que c’est cela que tu cherches, dit son père en lui tendant une carte de Bologne indiquant un cercle zodiacal et le nom des portes correspondantes.

— Un avion m’attend pour me ramener à Lyon, à Interpol. Ici prend fin mon aventure, dit Christa.

— Vous ne venez pas avec moi ? Pour me protéger ? sourit Charles.

— Mon rôle est terminé, répondit-elle. Mais je vous emmène. Et on devrait se dépêcher. C’est plus sûr qu’un avion de ligne et, de là-bas, vous ne serez plus très loin de Bologne.

— Et je vais arriver avec un jour d’avance !

— Quelques heures plus tôt. De toute façon, vous n’auriez pas de vol direct depuis ici. Bon, je vais finir ce que j’ai commencé.

Christa se leva, mais le vieil homme la prit par le bras.

— Vous restez avec nous. Je m’occuperai de ça après votre départ.

S’adressant à Charles :

— Tu as tout ce qu’il te faut, dans le livre ?

— Tu veux voir ?

— Pas maintenant. Tu me montreras à ton retour.

— OK. Si tu savais tout ce qu’il se passait, peut-être pourrais-tu m’éclairer un peu. Il y a des trous dans mon puzzle.

— Si je le peux, bien sûr.

— Ainsi, il existe un groupe qui domine le monde depuis l’époque de Vlad Ţepeş, intervint Charles.

— L’ordre du Dragon.

— Mais je croyais qu’il avait disparu.

— On dirait que non.

— Et ils sont si dangereux que ça ?

— Ton grand-père en était convaincu. Et il semble que Christa aussi, comme son père. Et c’est ce que croyait ton ami qui se trouve maintenant dans la cour six pieds sous terre. Quant à cette femme, la fausse assistante, je ne crois pas qu’elle ait eu un avis sur quoi que ce soit.

— À propos, Ross, il s’est passé quoi, avec lui ?

— Il s’appelle Werner Fischer, répondit Christa, et pas Ross je ne sais pas comment, comme vous le pensiez.

— Fetuna.

— Ma foi. Il appartenait lui aussi à une corporation et avait un membre du Conseil à surveiller. D’après sir Winston, il faisait très bien son travail. Mais, comme on le voit, il est passé du côté obscur. Allez savoir, il leur aura sans doute promis la bible contre de l’argent. Du pouvoir. Peut-être même une place à la table des ultra-riches.

— Il est donc possible que je ne parvienne pas à refermer le cercle et que je n’obtienne que des informations partielles, puisqu’il manque l’un des membres.

— Oui. Cela dépend de son rang dans le cercle.

Charles ouvrit la bible et il lut avec attention :

— Il était le dernier.

— Il vous manquera donc celui qu’il était chargé de surveiller. C’est tout. Espérons que les informations sur les autres permettront de déclencher une telle tornade qu’elle l’engloutira lui aussi.

— Comment avez-vous deviné, pour m’envoyer ce message au sujet de Ross ?

— C’est le commissaire qui me l’a dit. Il a fait des photographies. Je les ai envoyées à sir Winston, qui l’a tout de suite reconnu.

— Et comment savoir s’il n’y a pas d’autres traîtres ?

— On l’ignore, mais c’est tout de même peu probable.

— OK. Reprenons. C’est Dracula qui a établi une liste des hommes de l’Ordre et qui l’a transmise aux douze corporations.

— Quinze, précisa son père. Trois spéciales. Mais son messager, le boulanger, notre ancêtre, les a rencontrés tour à tour, et chaque corporation n’a reçu que l’information dont elle avait besoin.

— Après quoi la décision a été prise de fixer des rencontres à intervalles fixes de trente et un ans.

— Oui. L’espace d’une génération. Ils ont considéré qu’il ne devrait pas intervenir d’urgence exigeant de se voir plus souvent, et que si c’était le cas ils auraient le temps d’agir.

— Mais cela avait-il une quelconque importance de rendre cela public, à l’époque ?

— À l’époque, il était question d’exécuter ceux de l’Ordre, pas de les démasquer. Mais le monde a changé, et notre organisation s’est adaptée.

— Tu as dit « notre », releva Charles.

— Probablement. J’ai entendu tout cela si souvent que j’ai fini par l’intégrer.

— Et pourquoi tu n’as pas suivi ?

— Parce que je n’étais pas convaincu de la véracité de la chose et que je ne croyais pas être celui qui sauverait le monde.

— Et moi je le suis ?

— Ton grand-père le croyait. Et je commence à penser qu’il ne s’était pas trompé.

— Mais ces gens, comment ont-ils pu rester dans la même organisation secrète toutes ces années ? Ceux de l’Ordre, je les comprends. Ils ont un but très clair. Le pouvoir. Qui est, comme l’a confié Mourad II à Ţepeş, le don le plus précieux qu’Allah ait donné aux hommes. Mais les autres ?

— Je ne sais pas. Une cause à laquelle croire. Ils ont élevé leurs enfants dans cette optique. Génération après génération. Ils détenaient un secret que personne ne soupçonnait et cela les rendait spéciaux. Ou, tout simplement, ils ont cru que tel était leur devoir, de conserver l’équilibre de ce monde et de le rendre meilleur. Les corporations ont disparu, assez rapidement, après Ţepeş. Les plus grandes ont persécuté les petites en premier. Puis elles ont été détruites par la Renaissance, qui était encore plus élitiste. Et, en Allemagne, elles ont été balayées par la Réforme. Après quoi, elles sont devenues anachroniques et rétrogrades. Elles étaient un véritable frein au capitalisme qui montait en force.

— Et pourquoi prenaient-ils tous ces noms explicites ? Regarde, nous trois. Et Werner ? Et sir Winston, paix à son âme !

— Pas forcément. Autant que je sache, seulement la moitié a pris ce genre de noms. Par fierté peut-être. Les autres portent des patronymes neutres.

— Et les textes de Kafka ?

— Franz Kafka a voulu écrire une chronique des événements réservée aux initiés. Plusieurs autres textes y font référence. Tout comme Mozart a inséré des rituels francs-maçons dans La Flûte enchantée. Le père de Kafka…

— Je sais. Il était boucher.

— Il faut y aller, souffla Christa, comme pour ne pas les déranger.

Les deux hommes se levèrent. Charles reprit son bagage et son père lui confia un emballage spécial qui protégeait la bible en donnant l’impression qu’il s’agissait d’un livre neuf.

— Il vaut mieux qu’on ne voie pas de quoi il s’agit.

— J’ai un passeport diplomatique, dit Charles, et des étiquettes. Je les colle dessus et personne ne me demandera rien.

Dehors, son père les étreignit encore une fois.

— Ah, j’allais oublier. Le blason d’Interpol ? demanda Charles.

— Ton aïeul a renoncé au métier de chirurgien en arrivant ici. Il est devenu policier et n’a poursuivi qu’un seul rêve. Fonder un organisme international en mesure de lutter contre l’Ordre. Quelque chose d’officiel. Il a fini par inventer et imposer Interpol. Le logo, c’est ton grand-père qui l’a peint, et il a été adopté en 1950.

— Et une dernière question à laquelle personne ne semble vouloir répondre : c’est quoi, cette ombre ?

Son père s’esclaffa.

— Encore une légende.

— Mais elle est réelle. J’ai vu les photos. Christa les a même sur son téléphone.

Christa approuva.

— Une légende dit que Dracula a été ce qu’on appelle un Tout dans une théorie des forces énergétiques. Une bille complexe, si je puis dire. Un nœud universel. Cette théorie ressemble à celle du yin et du yang. Le bien et le mal sont les faces d’une même pièce. Ils ne peuvent exister l’un sans l’autre. Dans le yin et le yang, il n’existe même pas de séparation totale. Il y a toujours un peu de blanc dans le noir et un peu de noir dans chaque blanc. Il n’y a pas de vie sans mort et nous commençons à mourir au moment où nous naissons. Il n’y a pas de jour sans nuit. Ni de santé sans maladie, ou de joie sans tristesse. Nous reconnaissons les bonnes choses dans le monde et dans la vie seulement parce que nous avons le mal auquel les comparer. C’est la continuelle opposition des contraires, mais aussi leur unité.

Charles voulut dire quelque chose, mais son père prit les devants :

— Ne recommence pas avec la gnose dualiste et Zoroastre, je t’en prie ! C’est justement cette opposition qui laisse place à une infinité de gris, qui rend le monde si merveilleux. L’opposition entre le bien et le mal est permanente. Une organisation a décidé de représenter le mal, une autre a décidé de représenter le bien. Tant que les choses sont équilibrées, comme sur le symbole d’Interpol, le monde ira de l’avant. Malheureusement, il semble que la balance soit en déséquilibre à présent, et la mission de la ramener à l’équilibre te revient.

— Et la légende ?

— La légende dit que Ţepeş était à la fois yin et yang. Un homme étonnant d’intelligence et de modernité, mais un monstre aussi singulier par sa cruauté et son incapacité à éprouver la moindre empathie, un sadique. À sa mort, les boulangers ont enterré son corps et les pêcheurs ont trouvé sa tête. Ensemble, ils l’ont déplacé et enterré au monastère de Comana. La légende dit encore que, trois jours après, l’esprit maléfique recomposé grâce à la présence de la tête auparavant séparée est sorti du tombeau sous la forme d’une ombre, et qu’elle a erré longtemps dans le monde, jusqu’à trouver un corps à posséder. La légende raconte aussi que Ţepeş a caché un autre message. En fait, son côté positif l’a dissimulé à son côté maléfique. Un message que seul celui qui est temporairement habité par l’ombre peut déchiffrer. Mais, si la personne hantée par l’ombre lit ce texte, elle renforce encore les pouvoirs de l’ombre.

— Qui sont ?

— Je ne sais pas. Une version dit qu’elle peut transformer les autres en vampires. Ou bien trouver enfin la paix sans avoir à errer de corps en corps.

— Il conférerait l’immortalité au corps qu’il habite ?

— C’est à peu près ça. Ou il pourrait se manifester le jour aussi bien que la nuit. Mais ce sont des histoires à dormir debout. Vas-y, maintenant !

— J’y vais. Quelqu’un m’a dit que Bram Stoker a fait partie d’un ordre, l’Ordre hermétique de l’Aube dorée, et qu’il a été payé pour inventer cette histoire de vampire et déclencher la panique.

— Qui pourra jamais savoir ? Il était peut-être hanté lui-même par l’ombre. Allez, vas-y maintenant !

Charles monta en voiture avec Christa et démarra vers l’aéroport. Son père resta longtemps à le regarder, même après que le véhicule eut disparu à l’horizon. Finalement, il rentra dans la maison. Il traîna le cadavre de l’assistante dans le jardin.