Chapitre 133

Il sortit du lit à 3 heures. Il avait réussi à s’assoupir à plusieurs reprises. À sa grande surprise, il n’avait fait aucun rêve. Il se rasa, mais en tournant la tête il observa dans le miroir quelque chose de coloré à l’arrière de son oreille, un tatouage représentant le diable du Codex Gigas qui lui rappela la brûlure ressentie quand Ross l’avait frappé sur le crâne. Il était identique à celui des victimes à Sighişoara. Ross avait donc tué tous ces gens ? Il chassa cette pensée. Il avait quelque chose de bien plus important à faire et Ross, tué par Christa, était hors d’état de nuire. Il porta la main à son cou et se mit à frotter. Le tatouage s’effaçait. Difficilement, mais il partait. Il passa à la salle de bains et eut droit à une série de douches écossaises parce que l’eau, dans cet hôtel, passait d’un extrême à l’autre, comme si un enfant s’amusait avec les robinets.

À 4 h 20 il attendait devant l’hôtel que quelqu’un se présente. Un individu en costume noir apparut en bas de la rue. Il s’arrêta un peu sur la droite, en face du portail en fer forgé de l’hôtel. Il avait sur le torse un large blason blanc. À la main gauche il tenait un paquet noir. L’homme s’adossa au mur en s’appuyant sur un pied et, quand il vit Charles s’approcher, il porta la main droite à sa poche où se trouvait un revolver. Il tira sur le cran et l’arma. Charles s’arrêta en face de lui, non sans observer la forme d’un canon à travers le tissu de la veste de l’homme. Il étudia attentivement le blason représentant un couteau et une hachette croisés. C’était une des variantes du symbole de la corporation des bouchers. Il chuchota « Cancer ». L’individu lui tendit le paquet et dit, suffisamment fort pour que Baker comprenne, « Consolatio » avant de disparaître comme il était venu. Charles resta un instant décontenancé, car il s’attendait à ce que le code soit « Lion », puisque à sa gauche, en se tenant dos à l’hôtel, se trouvait la porte correspondant au signe du Lion ou des Gémeaux, puisque à droite suivait le secteur dédié à ce signe du zodiaque.

Ce n’est donc pas aussi simple que ça, pensa Charles qui avança, par précaution, en remontant la rue, et, quand il fut assuré qu’elle était déserte et que personne ne le suivait, il ouvrit la pochette reçue des mains de l’homme. À l’intérieur se trouvait une boîte de la dimension d’un disque dur externe. L’information était donc stockée sur un support électronique. La capacité de stockage d’un CD ou d’une clé USB n’étaient probablement pas suffisante. Il se demanda quelle était celle du disque, mais ne trouva pas d’indication dessus. Il le rangea dans son sac à dos où la bible de Gutenberg pesait déjà un bon poids. Il n’avait pas osé la laisser à l’hôtel, alors il n’avait trouvé d’autre solution que de la prendre avec lui. Il consulta la liste dans sa poche et démarra le GPS de son téléphone. Il le régla sur « piéton » pour voir les trajets proposés en direction des deux portes. La prochaine corporation était forgerons. Mais il n’était écrit nulle part quelle était la porte où il devait les trouver. Il décida de partir vers la droite, en direction de la Porta Saragozza. Le chemin le plus court empruntait des rues tortueuses et certaines se finissaient en impasse ou étaient bloquées de manière inattendue. Il était désagréable de courir avec le téléphone sous les yeux, alors il préféra prendre le boulevard qui faisait le tour complet de la vieille ville. Il avança sur la rue Vicolo del Falcone, tourna à gauche sur la Via Paglietta et déboucha sur une petite place. À gauche et à droite s’étirait le boulevard. Il prit à droite sur la Viale Antonio Aldini et se mit à courir. Le trottoir étant très étroit, il descendit sur la chaussée où il fut sur le point de se faire renverser par une voiture. Le chauffeur klaxonna et lui hurla un « Vafancullo, stronzo ! », alors il traversa pour emprunter le square qui séparait les deux sens de circulation. Il accéléra, convaincu qu’il fallait arriver au plus vite. Il ignorait si la phrase « est funeste toute autre heure » s’appliquait seulement au premier point de rendez-vous ou à toutes les autres portes.

Il continua à courir sur un kilomètre et aperçut une des portes. Il reprit son souffle et, à l’endroit même où le boulevard tournait sur la droite, il traversa. Une femme entre deux âges, assise sur des marches devant l’enceinte en briques rouges, feuilletait un magazine. Charles reconnut l’insigne qu’elle portait sur la poitrine. Il s’approcha rapidement et s’arrêta juste en face d’elle, essoufflé, penché, les mains sur les genoux. Le blason était celui de la corporation des potiers. Leurs regards se croisèrent, mais Charles n’attendit pas la réaction de la femme et se remit à courir. La porte qui suivait était l’une des deux qui n’existaient plus, à savoir la Porta Sant’Isaia. Il vit sur le téléphone qu’il devait aller tout droit sur plus de cinq cents mètres. À partir de ce point, le boulevard se nommait Carlo Pepoli.

Quand il arriva finalement à l’intersection de l’ancienne porte, il scruta les alentours. Le jour était à présent bien levé, mais il y avait encore peu de circulation. Il tenta d’identifier quelqu’un qui correspondrait d’une façon ou d’une autre à l’image qu’il se faisait de l’homme recherché. Il finit par remarquer un homme sur un trottoir qui séparait la Via Sant’Isaia en deux. Il bricolait la chaîne d’un vélo. Il est trop tôt pour une chose pareille, se dit Charles, et il se dirigea vers lui. En chemin, il vit, de loin, l’insigne briller. Il s’approcha. L’homme portait sur le torse celui des teinturiers.

Déçu, Charles se remit en route. À six cents mètres de là, il trouva la porte San Felice et le représentant des vignerons. Six cents mètres après, il trouva la Porta delle Lame, où il réussit à identifier le représentant des tanneurs, et un kilomètre plus loin, la Porta Galliera. Il s’arrêta, car il ne vit personne. C’était la porte la mieux conservée de toutes, et ce n’était d’ailleurs pas la porte originale, puisqu’elle avait été reconstruite et qu’on y avait adjoint, à un moment donné, un château. Du château qui semblait parachuté sur la Piazza 20 Settembre ne subsistait plus qu’une aile, dans laquelle on entrait par la porte qui en était devenue le porche. Il observa autour de lui, contourna la porte, partit et revint sur la place. Personne. Alors il pensa qu’il se trouvait à la porte du représentant des poissonniers. Et s’il s’agissait de Ross, alias Werner, il y avait une raison à cette absence. N’était-il pas trop tard ? Il jura entre ses dents contre celui qui avait imaginé le trajet, s’amusant à battre les portes comme un jeu de cartes. Puis il comprit qu’à l’époque, ces distances devaient être parcourues à cheval, et ne pas sembler si importantes. Charles calcula de tête combien de fois il devrait faire le tour et il se rendit compte qu’il aurait dû noter quelle corporation se trouvait à quelle porte. Il fit un effort pour se remémorer celles qu’il avait déjà vues et nota le tout dans son carnet.

Comme il avait déjà couru quatre kilomètres et que sa condition physique n’était plus celle d’autrefois, il réalisa que ces gens n’avaient pas autre chose à faire que de l’attendre, alors il entra dans un café qui venait d’ouvrir, but une bouteille d’eau sans reprendre son souffle et en commanda deux autres qu’il rangea dans son sac.

Il avait déjà parcouru quelque sept cents mètres jusqu’à la Porta Mascarella, où il trouva les fourreurs, et six cents mètres de plus jusqu’à la Porta San Donato, quand, enfin, il identifia l’insigne des forgerons, la deuxième corporation de sa liste. Il annonça le mot « Consolatio » à la fille en minijupe qui dégustait une sucette et qui ne paraissait pas avoir plus de seize ans. Il reçut un nouveau disque dur et un nouveau mot de passe : « Peccatorum ». « Consolatio Peccatorum », se dit Charles. Consolation des pécheurs. Ce Ţepeş avait de l’humour. Il consulta ses notes. Il n’avait pas encore croisé le représentant des charpentiers, la troisième corporation sur sa liste. Tout revigoré d’avoir obtenu le deuxième paquet, il se dirigea vers la Porta San Vitale, où il trouva les doreurs. Il parcourut en courant la Viale Gianbattista Ercolani, mais pas avant de s’arrêter dans une station-service, où il dut payer pour utiliser des toilettes d’une saleté repoussante.

Sous l’immense voûte en ogive de Gian Maria Legnaiolo, Porta Maggiore, il reconnut le représentant des charpentiers, qui n’était autre que le gendre de Visconti. L’homme lui remit des secrets dont Charles savait qu’ils allaient détruire son beau-père et toutes les affaires de sa famille adoptive. Le mot de passe était cette fois-ci « Processus ». Ah, je parie que le prochain mot de passe sera Luciferi, s’amusa Charles. L’idée lui passa par la tête d’aller à la prochaine porte et de donner le mot qu’il était certain d’avoir deviné, de prendre le disque dur et de retourner au représentant précédent. Mais il s’était déjà fourvoyé le matin, pensant que le mot de passe qui suivait « Cancer » le mènerait dans une zone du zodiaque contiguë. Et la possibilité de se retrouver tué d’une balle dans le crâne ou de poursuivre, troué comme une passoire, son périple dans Bologne, ne l’enchantait pas particulièrement.

Alors il se mit en route pour la porte San Stefano. Encore sept cents mètres. Il avait bien deviné le mot de passe. L’ensemble composait le titre d’un ouvrage célèbre du XIVe siècle, intitulé Consolatio peccatorum, seu Processus Luciferi contra Jesum Christum, de Jacobus Palladinus de Teramo, alors évêque de Florence. Ce livre étrange mettait en scène un procès où le diable accusait Jésus d’être passé, sur son chemin pour le paradis, par l’enfer où, semblait-il, il était interdit de séjour. Le roi Salomon était le juge, Moïse l’avocat de Jésus. Bien entendu, Lucifer perdait le procès, mais en appel il gagnait le droit d’entrer en possession des corps comme des âmes des damnés.

Suivaient les tanneurs, quatrièmes sur la liste. Il consulta son carnet. Il avait vu leur représentant à la Porta delle Lame. Il pouvait couper par le centre pour rejoindre la porte, mais il avait décidé de procéder avec méthode. Il restait encore deux portes pour refermer le cercle. Il saurait alors comment se repérer pour aller rencontrer chaque représentant dans l’ordre de sa liste. Il n’avait plus qu’un kilomètre et demi à parcourir. Il trouva le représentant des serruriers à la Porta San Stefano et reconnut l’insigne des barbiers, qui étaient à l’époque également chirurgiens, à la Porta Castiglione.

Il avait fait le tour de toutes les portes et n’était en possession que de trois disques. La Porta delle Lame où il devait se rendre pour récupérer le quatrième disque se trouvait à l’exact opposé de la ville. Il devait traverser tout le centre. Il estima avoir 2,5 à 3 kilomètres pour s’y rendre, mais il cessa de courir. C’était le tout premier jour de l’été, le soleil brûlait déjà comme aux jours les plus chauds de l’année. La chemise de Charles était trempée. À mi-chemin il trouva un café Internet et se dit que le monde n’allait pas s’écrouler s’il prenait une demi-heure. Il était très curieux de voir ce que contenaient ces disques. Il en brancha un sur un ordinateur et aussitôt une multitude de fichiers envahirent l’écran. Il cliqua sur le dossier « vidéo ». Les documents étaient rangés dans l’ordre chronologique et lorsque la souris s’arrêtait dessus, une fenêtre contenant des détails s’ouvrait. Il en ouvrit une au hasard et assista à l’exécution d’un leader africain qui s’était opposé à céder les droits d’exploitation de nouveaux filons de diamants découverts dans son pays. Il referma très vite le fichier, craignant que quelqu’un ne voie ce que son écran affichait. Il parcourut encore quelques fichiers puis remit le disque dur dans le sac.

Il était donc réellement en possession d’une bombe, énorme, comme l’avait prédit sir Winston. Il ne se souvenait plus à combien de mégatonnes il avait estimé sa puissance, mais il avait le sentiment que le vieil homme ne s’était pas du tout trompé. Il repartit à pied, parcourant la ville en tous sens, utilisant tous les raccourcis. Il se retrouva encore coincé çà et là dans une rue bloquée par des travaux ou dans une impasse. Pour la première fois, la ville médiévale de Bologne lui sembla repoussante. En particulier parce que la chaleur ranimait l’odeur d’urine imprégnant les vieux murs.

Il récupéra le disque dur des tanneurs à la Porta delle Lame, celui des potiers à Saragozza. Et des doreurs à celle de San Vitale. Il était midi passé quand il se retrouva en possession de six disques sur les douze – mais peut-être n’y en avait-il que onze au total. Le sac ne faisait que s’alourdir, le soleil lui liquéfiait tout simplement le cerveau, et il avait tellement faim que la tête lui tournait. Il s’arrêta pour déjeuner. D’autant qu’il avait l’impression d’être suivi. Il choisit donc un endroit qui lui offrait la vue la plus large possible de la place. Quelques minutes après s’être installé, il se leva brusquement, marcha une trentaine de mètres et se retourna. Personne. Cela devait être le stress, alors il se rassit et passa commande.

Après le repas il alluma un cigare, puis reprit son circuit. Fourreurs, serruriers, vignerons, barbiers et teinturiers, tous étaient venus à la rencontre. Il soupira de soulagement quand enfin il eut terminé. Il s’arrêta à une terrasse pour se rafraîchir. Il était fatigué, mais, à mesure que tout le récit se réalisait et qu’il accumulait les paquets, grandissait en lui la conscience de l’importance de la mission qui lui était confiée. Il s’acheta un billet d’avion pour rentrer, via Paris, puis se rendit à l’hôtel et déposa le tout dans son grand sac. Il allait apposer l’autocollant de valise diplomatique quand il pensa que la journée n’était pas finie et qu’il devait quand même essayer de se rendre à la Porta Galliera. Peut-être quelqu’un était-il arrivé entre-temps ? Peut-être que Ross n’était pas le représentant des poissonniers ? Au cas où il ne trouverait personne, il pourrait entrer, place du 20 Septembre, dans un restaurant qui avait attiré son attention. Il demanda qu’on lui appelle un taxi. Et, bien entendu, il emporta son sac à dos, lourd comme du plomb.