— Toujours peur des reptiles ? (C’était la voix de Ross, dans son dos.) Ton talon d’Achille. Ça vient de te jouer un drôle de tour. Je t’avais dit de régler ça.
Charles tourna la tête. Un mouvement dans l’herbe, et le lézard disparut comme il était venu.
— Je veux seulement la bible. C’est tout. Les informations que tu as récupérées, tu peux les garder. Si tu veux, je te donne les miennes en échange, fit Ross en sortant un disque dur de sa poche. Avec tout ça, tu as largement rempli ta mission. Tu vas changer le monde. Et tu deviens le chevalier blanc qui sauve les cons. Peu importe que, à peine mis à l’abri, hors de contrôle, ils commenceront à se bouffer entre eux. Il ne restera rien de rien. Mais c’est ton combat. Donne-moi la bible.
Il lança le disque dur à Charles qui l’attrapa au vol. La nuit était totalement tombée et la seule lumière alentour était la fameuse ampoule. La scène ressemblait à celle d’un théâtre, avec les projecteurs braqués sur l’action et la salle plongée dans le noir.
— Je ne comprends pas, dit Charles. Tu veux peut-être vraiment ce livre. Mais je ne saisis pas ce que tu peux bien vouloir faire avec. Et pourquoi commettre tous ces crimes ? Tant de morts ? Et cette signature avec le diable en culotte ? Tu es un criminel ridicule. Ta place est à l’asile.
— Les morts ? Des gens sans aucune importance. Le moyen d’atteindre un but. Il fallait que quelqu’un force les corporations à donner enfin le signal du rendez-vous. Autrement je risquais d’attendre quelques centaines d’années. On dirait que ça a fonctionné, non ? C’est tout. Mais maintenant c’est terminé.
— À quoi te sert la bible si tout est fini ?
— Il la lui faut, fit une voix derrière eux. Il la lui faut parce qu’il y a dedans quelque chose rien que pour lui, quelque chose que lui seul peut lire. Nous ne pourrions même pas reconnaître le texte. Mais, s’il le lisait, plus personne ne pourrait jamais rien contre lui. Car Dracula s’est assuré que soit insérée une page bien plus vieille contenant le grand secret. Le comble est qu’il l’a donnée à Gutenberg pour qu’il l’insère sans même lire le texte. Il contient un rituel écrit par un moine de mon pays deux cents ans auparavant. Frère Herman. Dracula souffrait d’un dédoublement de la personnalité. Son bon côté a toujours combattu sa face sombre. L’esprit maléfique de Ţepeş existait bien avant lui. Et il est capable de quitter le corps mortel de son hôte pour un autre. Mais ce corps doit lui correspondre d’une certaine manière, et on ne connaît pas les détails. Bien qu’il soit passé de corps en corps dans sa généalogie, Vlad Ţepeş lui a opposé une certaine résistance, en raison de sa dualité. Après la mort de l’Empaleur, l’esprit maléfique a dû attendre quelqu’un comme Dracula pour accomplir son œuvre. Un individu gélatineux comme une méduse. L’hôte parfait. Pas vrai ? demanda-t-il à Ross.
Charles reconnut la voix de Ledvina qui, probablement par précaution, était resté en arrière, hors du halo de lumière. Ross sourit.
— C’est pour ça qu’il ne se montre pas dans toute sa splendeur. Parce qu’il ne peut pas. Plus précisément, il ne peut pas encore. C’est pour cela qu’il n’est qu’une ombre.
Charles voulut intervenir, mais il se tut parce qu’il sentait quelque chose grandir à sa droite, sur le mur de l’usine abandonnée. C’était plus hideux qu’on ne pourrait le décrire. Plus que tout ce qu’il avait jamais vu. C’était l’ombre des photos de Christa, mais, en réalité, elle était différente. Une laideur telle qu’il était impossible d’en définir l’étendue. Il avait souvent ressenti la peur, mais la sensation qu’il éprouvait alors était tout à fait inédite. L’ombre était gigantesque, elle s’élargissait sur le mur et bougeait. Ses ongles, sous cet angle, ressemblaient à des pointes en acier. La créature était voûtée et difforme. Sa tête était allongée, terrifiante, et, quand elle bougeait, deux dents qui semblaient elles aussi gigantesques apparaissaient. Comme de deux stalactites, un liquide s’en écoulait. On aurait dit un animal qui salivait devant sa proie, la représentation même, et la plus horrible, du diable. Il chercha Ross du regard pour lui demander si lui aussi voyait l’ombre. Ross leva le bras. L’ombre leva le bras également. Puis il tourna la tête et elle fit de même. Il se pencha un peu, et l’ombre suivit parfaitement ses mouvements. Charles fit un tour d’horizon. Il n’y avait personne d’autre. Ledvina était trop loin. Loin de la lumière. Ils n’étaient que deux entre la lumière et le mur.
Alors il comprit. Ross Fetuna. Il se souvint avoir vu son passeport quand ils étaient partis ensemble avec une bourse d’études. C’était Ros avec un seul S. ROSFETUNA.
Une simple anagramme. Comment avait-il pu passer à côté ? NOSFERATU.
Deux coups de feu retentirent. Ros s’écroula. Ledvina entra dans la lumière et s’accroupit. Il plaça le pistolet chargé de balles en argent sur le cœur de Ros. Et il tira de nouveau. L’ombre resta sur le mur tandis que Ros s’était écroulé. Puis, brusquement, elle s’enfuit le long du mur de la fabrique. Jusqu’à disparaître au coin.