UNE MINUTE PLUS TARD

Romane !

Je me tourne à la voix de Nathan.

Je dois aller chercher un outil à la tour. Je peux t’accompagner ?

La voie est publique.

Mais t’escorter ne l’est pas.

Je tends la main pour l’inviter à le faire.

Je dois juste envoyer un texto à un ami avant de partir à propos de la problématique ici.

Tu peux retourner à l’intérieur pour écrire au chaud, j’attendrai.

Il me jette un regard énigmatique et refuse visiblement mon offre puisqu’il demeure dehors.

Je surveille les environs dans l’espoir d’apercevoir Benjamin pour l’inciter à revenir dormir au Refuge. Mais aucune trace de lui.

Mon regard glisse fréquemment de la plaque de bois à l’homme qui texte. Nathan lève les yeux à deux reprises vers moi avant de poursuivre son message pendant que je piétine pour conserver ma chaleur.

La phrase Ta maison est en toi prend tout son sens maintenant que j’ai passé du temps à l’intérieur.

Lorsqu’il range son cellulaire, Nathan observe aussi l’inscription au-dessus de la porte.

Ça te fait penser à quelqu’un que tu connais bien ?

Son sourcil droit relevé accentue sa cicatrice.

J’ai toujours eu une maison, plaidé-je.

Sans adresse fixe à long terme.

C’est complètement différent !

L’est-ce vraiment ?

Il a saisi que cette phrase m’a atteinte.

Qu’elle a trouvé refuge en moi dès que je l’ai lue. Je fourre mes mains dans mes poches de manteau et me dirige vers la tour.

Tu as traversé le chantier au lieu de passer par les rues ?

C’est interdit ?

Mon ton était effronté.

Le terrain est inégal et glacé. Et il fait plus sombre qu’à ton arrivée. On devrait passer par la rue.

Je poursuis le trajet en direction du champ qui sera couvert au printemps d’une piscine extérieure, d’une allée de pétanques et d’une grande rotonde, comme il me l’a expliqué lorsque nous visitions l’étage du parc.

Têtue, grogne-t-il en me rejoignant facilement.

Tu aides les gens du Refuge pour te déculpabiliser de bâtir dans leur cour ? lancé-je en pointant du pouce derrière nous.

Sa réponse tarde.

Peut-être.

Comment ça, peut-être ?

Parce que c’est probablement une des raisons qui me poussent à le faire.

Tu veux créer un bon voisinage, car tu n’as pas pu acheter et démolir l’édifice qui les abrite puisqu’il est centenaire ? présumé-je d’un ton assuré.

C’est la raison en apparence.

Tu veux me faire croire que ce n’est pas ce qui te pousse à les aider ?

Déraciner des personnes sans domicile fixe apporte des complications.

Sa réplique renforce mon idée qu’il ne voulait pas créer de remous sociaux qui auraient pu affecter négativement le rayonnement de la tour.

Momo m’a dit que tu agrandis leur dortoir.

Il acquiesce.

La crise économique conséquente à la pandémie a jeté plusieurs personnes à la rue. L’été et même l’automne, elles peuvent se débrouiller pour dormir près d’une sortie d’air chaud d’un bâtiment ou se regrouper sous un viaduc, mais l’hiver, c’est plus difficile. J’aurais aimé l’avoir terminé avant les grands froids, mais je devais aussi rendre la tour.

Je croyais que l’argent offert par le gouvernement avait été suffisant pour éviter de telles tragédies, admets-je, bouleversée.

Comme tout le monde, je suivais les nouvelles économiques durant la crise, craignant une diminution des ventes immobilières. Mais dès que le déconfinement a eu lieu et que les visites de résidences ont pu reprendre – une personne à la fois et sans les visites libres que nous avons pu recommencer depuis –, le boulot est revenu à la normale. Mes clients, dont les finances sont solides, n’ont pas été trop affectés par la situation. Et la Rive-Sud est devenue très populaire pour les Montréalais désormais prêts à vivre des embouteillages sur les ponts pour éviter de se retrouver à vivre un autre confinement sans posséder leur propre bout de terrain où s’aérer l’esprit. Surtout que le télétravail, qui a prouvé son efficacité, leur permet maintenant de diminuer le nombre de jours de présence physique au bureau.

L’argent était donné à ceux et celles qui avaient un emploi déclaré, explique Nathan. Ce n’est pas le cas pour tout le monde. Plusieurs personnes acceptent ce qui leur est offert. Quand tu es un ex-détenu ou un immigrant dont les papiers ne sont pas encore signés, c’est difficile de te trouver un emploi. Donc tu prends ce qui passe pour te nourrir et te loger. Même si c’est illégal, même si c’est sur le marché noir.

Je savais que plusieurs personnes vivaient des difficultés économiques, mais je ne croyais pas que la crise avait mis des gens à la rue.

La réalité est là pour ceux et celles qui veulent la voir.

Tu me crois aveugle à cette réalité ?

D’après ton expression, tu l’étais il y a encore quelques secondes.

Ce n’est pas le monde dans lequel je suis habituée d’évoluer, avoué-je franchement.

Je sais. Tu es trop précieuse.

Insultée par ce qualificatif péjoratif, j’entrouvre la bouche. Nathan me jette un œil.

Comme une pierre précieuse, ajoute-t-il.

Sa précision me déstabilise, car elle résonne comme un compliment, quoique je n’en sois pas certaine avec lui.

Je pense à ce que j’ai vécu au Refuge. Même si ce monde est complètement décalé du mien, j’ai constaté l’accueil inconditionnel et chaleureux de l’endroit. En partie grâce à un vieil homme dont les paroles sages et la musique contaminent positivement les lieux.

Depuis quand connais-tu Jo ?

Il m’observe deux fois à la dérobée avant de parler.

Ta rétribution s’élèvera à combien ?

Je ralentis le pas, contrairement à Nathan. Je ne suis pas dupe. Son comportement me démontre froidement qu’il ne souhaite pas me répondre.

Pour le rattraper, j’accélère mon pas, indifférente au terrain escarpé.

J’ai pensé à deux pour cent pour…

Mon pied glisse sur une butte recouverte de neige et ma cheville pivote. Les mains de Nathan me rattrapent aussitôt.

Une fois stabilisée, je me dégage de lui.

La prévention serait plus efficace.

La prévention de quoi ?

Si je te tiens pendant que nous traversons le chantier.

Je peux me débrouiller seule.

Je me tais et me concentre sur mes pas parce que la noirceur rend effectivement le retour beaucoup plus complexe que l’aller. Je glisse à nouveau et, bien que je risque de tomber, Nathan me regarde sans me tendre son bras.

Ça te fait plaisir ?

Que tu sois trop orgueilleuse pour que je t’aide à traverser ce champ de mines en talons ? Non, pas particulièrement. L’idée que mon agente immobilière soit en béquilles à cause d’une entorse à la cheville lors des visites des clients ne m’apparaît pas judicieuse.

Je serais quand même efficace, le défié-je.

Avant de passer sur une butte, je pose ma main sur l’avant-bras de Nathan. Lorsque je risque de glisser, il m’agrippe la main.

Il attend que je sois stabilisée avant de me relâcher. S’il m’avait offert son soutien permanent de nouveau, j’aurais possiblement accepté. Mais je ne lui ferai pas le plaisir de lui demander.

Je suis soulagée lorsque nous arrivons près de mon véhicule.

Veux-tu que je te laisse la soumission pour que tu en prennes connaissance pendant mon absence ? proposé-je en ouvrant la porte de mon véhicule où gît le document.

Je n’aurai pas le temps. Je préfère que tu reviennes pour me l’expliquer.

Je devrais être là vers dix-neuf heures trente.

Parfait, à tantôt !

Il s’éloigne. Sans un mot sur la proximité que nous avons eue dans la cuisine du Refuge.

Nathan ?

Il se tourne. Comme je n’ajoute rien, il revient face à moi et s’immobilise, les mains sur les hanches, attendant la raison de mon appel.

Oui ? finit-il par demander.

Je le fixe en silence. Moi-même cherchant pourquoi je l’ai interpellé.

Il bifurque son regard vers le fleuve et inspire un bon coup avant de le reporter sur moi. Je le sens irrité.

Pourtant, ses yeux s’adoucissent soudainement.

Il passe sa main dans ma chevelure, partant du dessus de ma tête jusqu’au bout de mes mèches brunes. Concentré, il approche sa bouche de la mienne.

Il s’arrête juste avant que nos lèvres se touchent.

Garde la tête froide pour notre collaboration professionnelle, chuchote-t-il.

Nous nous regardons quelques instants avant qu’il reprenne une distance physique convenable.

Puis il marche vers l’entrée principale de la tour, me laissant plantée là, pantoise.

Frustrée de combattre la tension entre nous.

Je monte dans mon véhicule avec un sentiment de rejet.

Lorsque je reviens me stationner plus tôt que prévu, exactement au même endroit, la frustration que je portais en quittant la tour est encore présente. Mais elle a bifurqué vers le couple ambivalent avec qui j’ai perdu mon temps à leur faire visiter deux des trois résidences de luxe prévues à l’horaire.

« Je ne crois pas que notre puce aimerait la fenêtre dans cette chambre, elle aime tellement la sienne. »

« Il faudrait changer le plancher. Peut-être qu’au fond nous sommes bien dans notre maison et qu’il fallait en visiter d’autres pour nous le confirmer. »

Et pour me faire perdre mon temps, oui !

Bloquée devant la porte verrouillée de l’immeuble dont les nombreuses lumières encastrées lui prodiguent un air grandiose, je prends le temps de respirer. Je dois retrouver ma confiance légendaire. Celle qui m’a menée où je suis aujourd’hui.

Celle que Nathan a le don de déstabiliser par son comportement atypique.

Ses regards et ses silences, tout m’ébranle chez lui.

Je dois reprendre le contrôle. J’ai besoin de voir ma pancarte plantée devant cet édifice luxueux.

Je privilégie l’appel au message texte. Ce n’est qu’à la quatrième sonnerie que sa voix grave me répond, essoufflée.

Oui ?

C’est Romane, je suis déjà de retour.

Es-tu à la porte d’entrée ou dans ton auto ?

Porte.

Entre vite, il fait froid.

Le déverrouillage se fait entendre en même temps que sa recommandation.

Je te trouve où ?

À la piscine.

Dans l’ascenseur, je suis éblouie par les lumières de la ville de Montréal. Je comprends Nathan d’avoir voulu maximiser ce point de vue. J’appuie mon front contre la vitre. De l’extrémité de la cabine, j’aperçois le Refuge. La maison centenaire possède un charme certain. Comme quelques-uns de ses bénéficiaires, pensé-je en me remémorant l’offre de Jo de me laisser une part de sa croustade. Je l’imagine à l’heure actuelle en train de gratter son ukulélé. Je veux surtout savoir qu’il est au chaud, ce qui fait invariablement bifurquer ma pensée vers Benjamin. Bien qu’il soit jeune, une nuit à l’extérieur en cette température froide peut être fatale. J’espère qu’il a un autre endroit où dormir.

Je veux y croire.

Lorsque je sors de l’ascenseur au neuvième étage, je m’avance sur le plancher verdoyant. Je suis consciente de la chance que j’ai de me promener dans cet environnement avant qu’il soit peuplé de résidents. Je me rends à la piscine où un nageur effectue des longueurs.

En attendant qu’il revienne de ce côté-ci de la piscine où une serviette grossièrement pliée m’indique qu’il a l’intention d’y sortir, je m’assois sur le bout d’une des chaises longues.

Bien que je trouve sa démonstration sportive pathétique, je ne peux m’empêcher de constater la beauté de ses muscles au travail.

Quand Nathan touche le bord avec sa main, il relève ses lunettes sur sa tête. Son torse bouge sous la force des respirations suivant son effort.

Tu es revenue tôt. J’avais prévu avoir fini de m’entraîner avant ton retour.

Ce spectacle à moitié nu n’était vraiment pas arrangé ?

Mon ton que je voulais blasé a malheureusement été teinté d’un intérêt réel.

Je n’apprécie pas me donner en spectacle, déclare-t-il froidement.

Alors pourquoi ne t’es-tu pas rhabillé pendant que je montais ? questionné-je aussi bêtement.

Il serre les lèvres devant ce fait qui le rend coupable.

J’ai pris l’habitude de faire deux cents longueurs. Si j’avais arrêté à cent soixante-treize au moment où tu m’as appelé, je serais resté sur une impression d’entraînement incomplet.

J’avoue que je comprends sa logique. Et que si j’étais arrivée à l’heure prévue, il aurait amplement eu le temps de se changer.

Il se rend aux marches et sort lentement de la piscine. Il éponge le surplus d’eau dans ses cheveux qu’il ébouriffe puis s’essuie superficiellement. Son maillot ajusté de type boxer est vite couvert d’un short sport. Il enfile ensuite un t-shirt, dos à moi, me laissant constater que les muscles de ses omoplates sont entraînés régulièrement.

Tu es un bon nageur.

Qu’est-ce qui te faire croire ça ? vérifie-t-il, circonspect.

Il marche vers moi.

Tu portes des lunettes de natation, ce qui est déjà beaucoup plus que moi quand je suis dans une piscine.

Donc ton seul argument pour identifier un bon nageur est le port de lunettes ?

Je ne m’y connais pas en nage, mais ton mouvement semblait… fluide ?

Son expression amusée ne m’échappe pas.

Merci. Venant d’une connaisseuse de ton niveau, je suis honoré de ton compliment.

Très drôle.

Il s’assoit sur la chaise à côté de la mienne.

Il est loin d’être dix-neuf heures trente, fait-il remarquer, soucieux.

Ce fut plus court que prévu.

Fructueux à la première visite ?

Non, ils resteront dans leur maison actuelle, soupiré-je.

Voyeurs non intéressés.

Ils ont quand même le compte de banque pour être des voyeurs.

Tu vérifies toujours la solvabilité des visiteurs ?

Oh oui ! Sinon je passerais mon temps à faire visiter des rêveurs qui n’ont pas les moyens de leurs ambitions. Je ne perds pas mon temps et leur évite des déceptions.

Tu les empêches aussi de rêver grand.

Toutes mes résidences font l’objet de visites virtuelles accessibles sur ma page Web. Les curieux peuvent rêver de cette façon. Et par respect pour mes clients, j’évite que des inconnus mal intentionnés envahissent leur intimité.

Son hochement de tête confirme qu’il partage cette raison.

Alors, cette entente ?

Je tends le dossier avec une certaine crainte de le voir être mouillé.

J’avais prévu qu’on se rencontre ici, mais je pensais être vêtu. Avec des vêtements secs.

Je réalise qu’il évite une fois de plus de me faire visiter le penthouse.

Je peux t’attendre ici.

Je ferai vite.

Je me lève en même temps que lui. Pendant qu’il se dirige vers la sortie, je me rends à une table à pique-nique pour y être plus à l’aise lors de la consultation de ma soumission.

La courtière en toi aimerait-elle voir le penthouse ?

Je lève les yeux vers Nathan, qui s’est immobilisé quelques pas plus loin. Je ne peux retenir mon excitation plus longtemps.

Je bondis sur mes pieds et le rejoins.

Il y a vraiment une petite fille en toi qui aime visiter, remarque-t-il, attendri.

Je ne t’ai pas menti sur mon amour pour l’immobilier.

Nous entrons dans l’ascenseur. Il appuie sur le bouton qui mène au onzième étage. Je ne peux m’empêcher de regarder vers le Refuge.

Tu crois qu’il a trouvé une place où dormir ?

Benjamin ? Oui.

Je ne sais pas si comme moi il veut y croire, mais je le souhaite ardemment.

Lorsque nous arrivons au dernier étage, je sors de l’ascenseur, excitée d’avoir accès à l’inaccessible. Le mot « penthouse » renferme une connotation privée et exclusive qui m’émoustille. Certaines femmes sont allumées par des uniformes, d’autres par des voitures de marque ou des voyous. Moi, ce sont les résidences de luxe qui font flipper mes hormones.

Baisse tes attentes, me conseille-t-il avant d’ouvrir la porte de son repaire.

N’essaie pas de me faire croire que tu es modeste.

Tes attentes sur l’ameublement, précise-t-il.

Il pianote des chiffres sur le clavier adjacent à deux immenses portes dont la largeur et la hauteur promettent un trésor immobilier.

Nathan pousse la porte en gardant son regard posé sur moi. Je ne peux cacher mon sourire. Éblouie par le plafond d’une hauteur vertigineuse, j’examine l’immense concept à aire ouverte dont l’entrée possède évidemment son banc de parc. J’y dépose mon manteau et glisse rapidement mes bottes en dessous.

J’avance dans le penthouse. Une excitation entremêlée d’un bien-être indescriptible se propage en moi. Une sensation que je n’avais jamais ressentie dans aucune maison. Aucun condo. Aucune des résidences où j’ai vécu.

La cuisine est moderne. Tous les électroménagers sont camouflés par des armoires blanches à l’exception de la plaque chauffante surplombée d’une hotte de luxe bronze. L’îlot est ceinturé par quatre tabourets.

Lorsque mes yeux se concentrent sur l’espace ouvert, l’avertissement que Nathan m’a servi prend tout son sens. Je lui jette un œil complice alors qu’il soulève les sourcils pour me signifier qu’il avait raison.

L’espace est dénué de meubles. Aucune table à manger, aucun sofa n’agrémentent l’endroit. Malgré tout, il projette une ambiance chaleureuse indéniable. Car pour délimiter la salle à manger du salon un foyer multiface d’une grandeur proportionnelle à l’immensité du penthouse promet un réconfort à ses occupants.

Soudain, les flammes jaillissent d’un brûleur bleuté.

Tu peux t’y réchauffer les mains, si tu en as besoin.

Merci.

Fascinée, j’avance vers la source de chaleur. Toutefois, mon regard se porte sur les autres éléments intégrés à la structure.

Six arbres délimitent parfaitement bien les deux espaces de vie, trois de chaque côté du foyer.

Plus hauts que ceux installés dans les condos, leurs troncs se perdent aussi dans le plancher.

C’est sublime.

Ça attire l’œil, faisant oublier la nudité de la place.

Je balance ma tête de gauche à droite.

Même sans meubles, je n’aurais aucune difficulté à le vendre.

Il n’est pas à vendre.

Je sais, le nargué-je.

Je caresse un des arbres qui côtoient le foyer.

Comment t’est venue l’idée du parc ?

Il y a une cinquantaine d’années, c’était un parc ici.

Son index pointe le sol. J’écarquille les yeux.

À l’époque, les règles d’urbanisme n’étaient pas aussi favorables à la conservation des lieux naturels. Le terrain a été vendu et rasé pour y voir s’installer, entre autres, un garage qui ressemblait à une cour à scrap. Quand j’ai décidé de construire une tour, j’ai fait une offre difficile à refuser au propriétaire de ce terrain. Ces arbres rappellent l’ancienne vocation de ce bout de terre.

Je flatte l’écorce du noyer, obnubilée par l’histoire de cet édifice qui renforce l’amour que je lui porte depuis ma première visite.

Quatre portes transpercent le mur latéral.

Chambres ?

Et une salle d’eau pour les invités, avise-t-il en indiquant la deuxième porte du fond.

La vue de la chambre principale doit être aussi sublime que celle-ci.

Je désigne la pièce que je devine être la suite considérant que la porte est la plus près de la façade. Il approuve ma déduction.

Moins grandiose qu’ici, car elle possède une mezzanine, mais quand même très agréable.

Nathan m’invite de la main à aller y faire un tour. Le cœur me débat en me rendant dans sa pièce privée. Je chasse les idées qui me viennent en tête quant aux actions possibles dans cet endroit.

Le lit couvert d’une douillette noire est encadré par deux tables de chevet blanches.

Wow ! Cette pièce est remplie de meubles ! fais-je remarquer, espiègle.

Je n’en avais pas besoin de plus en raison du walk-in, explique-t-il.

J’avance seulement un pied pour y jeter un œil. L’image de mon client pendu m’apparaît invariablement dès que je m’approche d’une vaste garde-robe. Je recule rapidement mon pied.

Nathan bloque mon recul par ses deux mains qui se posent sur ma taille.

Ça va ? s’inquiète-t-il, sa bouche près de mon oreille.

Sa proximité me rappelle celle de cet après-midi, dans la cuisine du Refuge.

Oui. Je ne voulais pas entrer dans ton intimité, expliqué-je faussement.

Il se déplace avant que je le fasse. Je m’en veux d’avoir voulu étirer ce moment, mais le réconfort de sa présence physique a ébranlé mon aplomb habituel.

Je n’ai rien de compromettant dans mon walk-in. Si tu vas dans la salle de bain, par contre, n’ouvre pas l’armoire, tu pourrais découvrir mon côté sombre, avertit-il d’un air crâneur.

J’accueille sa diversion avec joie, surtout qu’elle m’offre l’occasion de rétablir mon assurance.

Techniquement, je n’ai pas besoin de le connaître à moins qu’il puisse interférer dans notre relation professionnelle, appuyé-je pour lui rappeler sa recommandation alors qu’il était sur le point de m’embrasser.

Il hoche la tête à quelques reprises, comprenant visiblement mon allusion.

Alors, on regarde le document ? poursuis-je.

Je dois lui prouver que je conserve mon attention sur le travail.

Je vais enfiler des vêtements secs et je serai prêt.

Il se dirige vers la salle de bain destinée uniquement à cette chambre. Je me place au bout du lit pour distinguer la vue que Nathan a quand il se couche. Puis je ferme les yeux pour l’imaginer au réveil. Emmêlé dans les draps.

Nécessitant de calmer mes ardeurs, je retourne rapidement dans le salon. Je souris intérieurement dans ce lieu respirant le luxe et la nature.

Veux-tu quelque chose à boire ? offre Nathan en sortant de sa chambre.

Non, merci, refusé-je en cherchant un endroit où prendre place.

J’ai peu de choix à t’offrir pour t’asseoir.

On peut s’installer au sol et s’appuyer le dos à un arbre ?

Il m’observe, décontenancé.

Mauvaise idée, ce n’est pas très professionnel, chassé-je de la main. Je voulais maximiser la vue qui est incroyable. Je crois que j’y mettrais mon lit si je demeurais ici !

Il incline la tête, visiblement amusé par mon idée. Puis il marche vers la cuisine où il saisit un tabouret. Il se dirige vers moi, me dépasse et positionne le siège dans le coin, à moins d’un mètre de la fenêtre.

Je m’assois ici et toi dans la cuisine ? proposé-je, espiègle.

Je vais en apporter un autre. À moins que tu ressentes le besoin de garder une si grande distance physique entre nous ?

Il tourne la tête par-dessus son épaule pour me sourire, mais ne ralentit aucunement.

Ses paroles résonnent comme un flirt, mais son comportement ne concorde pas. Il le fait sans y croire. Ou pour me tester.

Mais peu importe son intention, il m’allume. Malgré mon désir de garder une relation professionnelle. De garder la tête froide, comme il me l’a conseillé. Comme je me le suis promis.

Car une partie de moi se méfie de l’arrivée opportune de ce beau barbu dans ma vie.

Son tabouret se trouve désormais devant celui que je me suis approprié.

On est loin du confort de ton bureau, mais ça devrait faire l’affaire.

Je m’assois et croise ma jambe tandis qu’il pose ses pieds sur les appuie-pieds, ses jambes écartées, une main sur sa cuisse.

Alors, quelle est ta proposition, madame Prégent ?

Malgré la promesse que je m’étais faite de tout miser sur cette offre, mon esprit ne cesse de divaguer. Je voudrais flirter avec lui. Jouer sur le mot « proposition » qu’il vient d’utiliser. Mais l’image de la clé d’or me revient en tête. Malgré le décor de rêve dans lequel je me trouve.

Avec un homme dont la force mystérieuse est indéniablement attirante.

Pourquoi es-tu célibataire ? lancé-je, impulsivement.

Ça fait partie d’un questionnaire pré-entente ?

Oui, l’affronté-je.

Je te l’ai déjà dit, je ne fais pas confiance aux femmes.

Je pensais que c’était strictement dans un cadre professionnel.

Au risque de te surprendre ou même d’anéantir tes idées préconçues à mon sujet, sache que je ne suis aucunement misogyne. Je crois sincèrement que les femmes possèdent autant de compétences que les hommes.

Mais tu as dit que…

Je ne leur fais pas confiance au niveau personnel.

Étant donné que notre relation est strictement professionnelle, ça ne devrait pas causer de problème.

Il hausse les sourcils et tend la paume pour acquiescer à mon affirmation. Mais ses yeux s’amincissent par la suite.

Donc cette proposition ?

Comme j’avais commencé à te le mentionner cet après-midi…

… alors que tu n’étais pas chaussée pour traverser le champ de boue gelé…

En avançant ma main, je lui concède ce point.

Je demande deux pour cent de rétribution pour chacun des condos. Elle inclut la location des meubles pour rendre les unités accueillantes lors des visites libres. C’est un contrat de six mois au départ avec option de prolongement. J’assumerai aussi les coûts de publicité. Je ferai créer une affiche qui sera installée aux abords de la route 132 et une autre près du pont Jacques-Cartier.

Quand pourrais-tu mettre le tout en branle ?

Dès la signature du contrat, je contacterai ma designer d’intérieur pour faire livrer les meubles loués dans un délai de vingt-quatre à quarante-huit heures. En parallèle, mon photographe et graphiste fera la prise de photos et les vidéos des espaces communs. Quand les condos modèles seront disponibles, il les immortalisera. Le tout devrait être affiché sur le Web en quatre ou cinq jours, dans une version permettant une visite virtuelle.

C’est rapide.

Je ne veux pas laisser ton argent dormir plus longtemps.

Je lui fais un sourire de connivence auquel tout client réagit normalement par un comportement miroir. Mais pas Nathan. Il demeure sérieux en m’examinant.

Ton travail est colossal ; deux pour cent, c’est bas.

Ce taux est valide jusqu’à la fin de janvier, précisé-je en lui montrant la phrase qui stipule cette durée. Ensuite, il monte à trois pour cent jusqu’au 1er juillet.

Il prend connaissance de cette particularité avant de relever la tête vers moi.

Les mois printaniers où il risque d’y avoir plus d’achalandage, selon toi.

C’est effectivement la période de l’année la plus prospère sur le marché immobilier, admets-je.

Il y a déjà des gens intéressés par les condos. Je ne suis pas certain que tu sois gagnante de demander une rétribution aussi basse au départ.

Es-tu mon agent ?

Je ne veux pas que tu ressentes de la frustration en cours de route.

J’assume complètement mon offre.

À combien évalues-tu le prix des condos ?

J’ai pensé à trois prix de départ pour ceux ayant une vue sur le fleuve : 1 250 000 $ pour les trois chambres, 1 100 000 $ pour les deux chambres et 950 000 $ pour les lofts. Tandis que ceux ayant une vue sur le parc extérieur auraient une réduction de 100 000 $ sur ces prix.

Il opine de la tête.

Quel serait ton prix plancher ?

Ce sera à toi de décider, selon les propositions reçues.

Ce montant influence quand même ta rémunération. Et le montant brut de tes ventes. Donc ton accès à la clé d’or.

Combien de clients hautement intéressés ?

Tu veux savoir combien de clients pourraient signer avant le 31 décembre ?

Entre autres.

Trois. Peut-être quatre.

Pour quel type d’unités ?

Un client pour un 5½, deux clients pour un 4½, et un autre pour un loft.

Les nombres se bousculent dans ma tête. Je tiendrais la première position avec ces ventes. Mais c’est sans compter les actions de mes compétiteurs.

La fébrilité s’empare de moi pendant que Nathan feuillette le document.

C’est long, six mois, si on ne s’entend pas bien.

Il me questionne du regard. Je pense à sa rupture de contrat avec Peter McMiller, son ex-courtier.

Est-ce que tu crois que ça (il promène son doigt en allers et retours entre nous) pourrait interférer dans ton travail ?

Qu’est-ce que tu insinues par ça ?

J’imite son geste, légèrement insultée, comme si c’était seulement mon problème. Comme s’il était totalement imperméable à cette tension sexuelle. Comme s’il ne m’avait pas attisée cet après-midi. Deux fois plutôt qu’une.

Est-ce que tu as eu une relation avec ton ancien courtier ? Est-ce pour cette raison que vous avez brisé le contrat ?

Il éclate de rire.

Non. Mais c’est vrai que ça aurait pu être le cas.

J’agrandis les yeux. Il sourit franchement. Ses yeux pétillent de plaisir, un trop rare cas avec moi.

Je veux dire que je comprends que tu aies pu penser à la possibilité qu’un de nous, Peter ou moi, ait pu être intéressé par l’autre. Mais je ne suis pas homosexuel, Romane. Et je ne crois pas qu’il le soit non plus.

Je me lève du tabouret. Dans ce qu’il vient de mentionner, je retiens beaucoup plus que la confirmation de son hétérosexualité. C’est son parallèle avec notre situation, qui sous-entend que seulement l’un de nous est intéressé par l’autre, qui transperce ses propos.

Qui de nous deux vois-tu intéressé par l’autre ?

J’élimine la distance qui nous séparait. Mes cuisses frôlent le tabouret entre ses jambes écartées. Il me fixe, flegmatique.

Cet homme dans ce décor. Sa façon de ne pas céder. D’être ce que je désire.

Sa richesse autant que son magnétisme me bouleversent. M’allument fortement.

Pourquoi ne m’as-tu pas embrassée tantôt ? Et ne me dis pas que c’est strictement pour notre collaboration professionnelle.

Je ne serai pas celui qui fera les premiers pas avec toi.

Pourquoi ? vérifié-je en approchant encore plus ma bouche de la sienne.

Mes hormones sont en ébullition. J’essaie de rationaliser la situation pour m’éloigner en courant, pour sauver notre potentielle relation de travail, mais mon corps me pousse au contraire.

Nathan pose ses mains sur mes côtes, les monte et les descend, me faisant ressentir des frissons de plaisir indéniables. Succulents. Trop longtemps oubliés.

Je sens déjà des fourmillements entre mes jambes alors qu’il ne fait que m’effleurer.

Incapable de me retenir plus longtemps, je mordille sa lèvre inférieure. Un goût d’eau salée de la piscine mêlé à la menthe se propage dans ma bouche. J’embrasse sa lèvre alors que sa main remonte dans mon dos.

Lorsqu’elle s’immobilise sur ma tête, Nathan recule légèrement la sienne pour me regarder. Je m’avance à nouveau et l’embrasse. Nos lèvres se soudent parfaitement, sa main maintient sa prise sur moi. Je fais glisser la mienne sur sa cuisse autant pour prendre appui que pour le toucher.

Nos langues font habilement connaissance. Nos têtes s’inclinent dans une synchronicité qui m’emballe.

Puis, soudainement, il recule. Je halète sous le désir et sous cette interruption qui me bouleverse. La douceur de ses lèvres encadrées par la rudesse virile de sa barbe me manque atrocement.

Mes yeux bifurquent une seconde vers la vue au-dessus de sa tête, où miroitent les lumières de la ville.

Nathan revient rapidement à moi. Il agrippe mes fesses puis retrouve ma bouche. Il me transporte aisément près de la fenêtre sur laquelle il m’appuie. Le dos contre la vitre, les jambes enroulées autour de lui, mes bras enserrant sa nuque, je l’embrasse avec passion.

J’ouvre les yeux à deux reprises. J’aperçois l’immensité de la place. Son luxe, les arbres. Je croise le regard de Nathan qui a ouvert les yeux. Je referme les miens pour savourer son goût. Pour m’imprégner de son odeur fraîche. Du toucher délicieux de sa bouche moulée à la mienne.

J’imagine ce mâle avec les lumières de la ville en toile de fond. Je me retire partiellement du baiser puis gigote. Nathan me dépose et retire ses mains, visiblement prêt à respecter mon désir de tout arrêter, mais ce n’est pas le cas.

Je veux juste que tu sois sur la vitre. Je n’ai pas la chance d’avoir la vue qui s’offre si souvent à toi.

Il bouge lentement en me scrutant. J’appuie mes mains sur ses pectoraux puis retrouve son visage. Je colle mes lèvres contre les siennes, mais il ne répond pas. Je me dis que mon arrêt l’a peut-être refroidi, qu’il a pu craindre que je veuille tout stopper.

Je glisse ma main sur sa nuque et m’avance encore vers sa bouche. Ses lèvres, pourtant si entreprenantes il y a un instant, demeurent soudées.

Qu’est-ce qu’il y a ?

Est-ce le penthouse que tu veux baiser ?

Quoi ?

Je grimace d’incompréhension à cette question bizarre. Il incline la tête et me fixe, me laissant le temps d’assimiler sa déduction.

Mes yeux qui regardaient la vue. Mon désir de changer de place pour l’admirer davantage.

Tu me vois comme une pitoune à cash ?

Il soulève les sourcils.

Dis-moi que tout ceci ne te fait aucun effet, exige-t-il en balayant l’endroit de son bras.

Je n’ai pas besoin de regarder autour de moi, je sais exactement ce qui s’y trouve. Je fixe plutôt ses yeux pendant plusieurs secondes.

Avant de me tourner. De traverser la pièce sans qu’il me retienne comme je l’espérais.

Dans l’entrée, je mets mes bottes et j’enfile mon manteau, dos à lui.

Puis je quitte son repaire dans le silence. Sans un regard en arrière.

Sans un mot.

Ni de lui. Ni de moi.

J’effectue la descente dans l’ascenseur au même rythme que je réalise la descente de ma vie professionnelle.

Je viens de perdre le contrat qui pouvait me mener à la clé d’or.

De quitter celui qui pouvait me permettre d’être la première courtière de moins de trente ans à réaliser un tel exploit.

Mais j’ai surtout perdu une partie de moi-même.

L’innocence de ma superficialité.

Car les paroles de Nathan ont été un miroir dérangeant.

Au-delà de mon orgueil qui a été fouetté, c’est la vérité de ses propos qui m’ont heurtée.

Car il a raison.

Je carbure au luxe.