JEUDI 24 DÉCEMBRE

Très heureux de vous voir ici ce matin, lance mon père.

Son ton ironique accompagne bien son look hirsute.

Papa ? Encore ce matin ? Ça va ?

Nathan, qui a comme moi entendu les coups à cette heure hâtive, est descendu pour être à mes côtés lorsque j’ai ouvert la porte.

As-tu dormi ? poursuis-je, inquiète de le voir dans un état négligé.

Pas beaucoup, j’ai fait des recherches depuis notre rencontre hier. Tout ce qui se passe autour de toi m’inquiète. C’est pour cette raison que j’avais devancé mon arrivée au Québec.

Je l’avais compris.

J’ai trouvé le problème à ta situation, ma fille. Il semblerait qu’Alizée et Kara avaient les yeux trop fermés pour le voir, mais il était devant elles. Et surtout devant toi.

Il lève son bras et désigne durement Nathan.

De quoi tu parles ? demandé-je, soudainement bien réveillée.

Et sérieusement irritée qu’il ose accuser Nathan chez moi à cette heure matinale.

Savais-tu que c’est un sans-abri ?

Un ancien, rectifié-je.

Il vit sur de l’argent emprunté !

Tout le monde vit sur de l’argent emprunté, papa ! m’exclamé-je, exaspérée.

Pas toi !

J’ai quand même une petite hypothèque !

Mon père écarquille les yeux à cette nouvelle.

N’as-tu pas remarqué que tes problèmes ont commencé exactement au moment où il est entré dans ta vie ?

Papa ! le sermonné-je. Nathan m’a toujours aidée. Il m’a même offert des condos à vendre !

Pourquoi ? T’es-tu questionnée sur la raison de ce supposé cadeau ? Tu connais la maxime, ma fille : garde tes amis proches et tes ennemis encore plus proches !

Pourquoi serais-je son ennemie ?

Nathan a le regard rivé sur mon père. Il ne cherche pas à entrer en contact avec moi. Son attitude m’inquiète. Il paraît attendre les coups que mon père est visiblement prêt à lui asséner. Ou les cartes cachées qu’il possède.

Ce traîné…

Il s’appelle Nathan !

… a hérité de son ancien patron… mort !

Je jette un œil à Nathan. Il colle ses lèvres ensemble.

Les héritages proviennent normalement des gens morts, papa !

Sauf que ce décès est survenu dans des circonstances douteuses, n’est-ce pas ?

Nathan plisse les yeux à cette question. Son silence m’effraie. Surtout que j’ignore cette partie de sa vie. L’itinérance, je la connais, je peux la défendre. Mais mon père m’amène sur un terrain inconnu. Que j’aurais préféré savoir pour défendre Nathan.

Je fais un pas vers mon homme. Son regard se déplace vers moi.

Dis-lui, le clochard, comment…

Tu l’appelles Nathan ou tu sors d’ici ! menacé-je mon père.

Tu ne me mettras tout de même pas dehors !

Si tu manques de respect envers mon… (j’hésite entre « amant » ou « chum »).

Nathan me regarde intensément.

Envers mon chum, repris-je en pesant sur ce titre, je te demanderai de quitter ma maison.

Ton chum ? répète mon père en pouffant de rire. Ce gars n’a jamais eu de relations stables. Il rencontre ma fille, que je chéris le plus au monde, articule-t-il lentement à l’intention de Nathan, puis tout va mal ! Descente policière pour une de tes inscriptions, explosion qui te blesse sérieusement, site Web hacké.

Il n’a aucun intérêt à ce que mon site Web soit hacké ! C’est pour son propre argent.

Sais-tu comment il est surendetté ?

C’est normal qu’il le soit avec un tel investissement immobilier.

Je vérifie la réaction de Nathan. Immuable, il fixe mon père.

Tu ne lui as pas tout dit, n’est-ce pas, Nathan ? clame mon père avec dégoût.

Celui que je considère comme mon chum reste de marbre. Je marche vers lui. Dès que j’ai commencé à me déplacer, il a reposé ses yeux sur moi. Son expression est indéchiffrable.

Nathan ? dis-je doucement.

Son regard s’adoucit légèrement, mais sa mâchoire est contractée.

Aimes-tu le portrait qu’il a dépeint de moi ? me demande-t-il.

Est-il vrai ?

Croyais-tu que j’avais payé comptant pour la construction de l’immeuble ?

Non. (Je me tourne vers mon père.) Qu’est-ce que tu veux dire, qu’il est endetté ?

Il a tout misé dans cette tour. Il n’a aucune garantie. Et le coût de construction a nettement dépassé les prévisions. Les banquiers lui courent après, pendant qu’il se pavane dans son penthouse de luxe pour flasher devant des filles, décrit-il en me désignant.

Il n’y a pas « des filles », rectifie durement Nathan.

Mais tout le reste est vrai, n’est-ce pas ?

Nathan garde le silence et me regarde.

Mort douteuse de ton patron ? questionné-je.

C’est un accident de travail, explique mon chum. Je n’étais pas sur le site quand ça s’est produit.

Comme ça tombe bien !

Nathan marche vers l’entrée. Il enfile ses bottes. Je me rends près de lui.

Nathan ?

Il saisit son manteau accroché au mur.

Celui que tu oses appeler ton chum a beaucoup de secrets. Je savais bien qu’il ne t’avait pas tout dit parce que tu ne traînerais pas avec un tel tas de…

Je fixe mon père avec dureté pour le faire taire.

Je voudrais secouer Nathan. Pour qu’il démolisse un à un les arguments que mon père a nommés. Mais j’ai peur. Peur qu’il en soit incapable.

J’ai peur que mon père ait dit vrai.

Car au fond je sais.

Si Nathan ne se défend pas, c’est que mon père a raison.

T’es mieux d’avoir des sources en béton pour le démolir, avertis-je mon père.

J’avais commencé mes recherches à distance dès que je l’ai aperçu à tes côtés à l’hôpital, mais j’avais besoin d’être sur place pour finaliser certaines informations.

Je sais que mon père est consciencieux et minutieux. Surtout lorsque je suis impliquée. Je ne suis malheureusement pas surprise qu’il ait déniché des informations que je n’avais moi-même pas trouvées sur Nathan. Il est vrai que je cherchais seulement du côté des finances, d’un point de vue de courtière. Mon père a visiblement déterré tout ce qu’il pouvait sur lui. Quitte à payer cher pour trouver des renseignements.

Parlant de sources, sais-tu qui est sa mère adoptive ?

Nathan s’immobilise. Puis il se tourne lentement et fixe mon père.

Je n’ai pas de mère adoptive, rectifie-t-il durement.

C’est vrai que tu avais dix-huit ans quand tu es allé vivre dans sa maison. Comment l’appellerais-tu alors ? Ta belle-mère ? Ta tutrice légale ?

Je plisse les yeux devant cette nouvelle donnée.

Tu veux offrir la surprise à ma fille, lui mentionner son nom toi-même, ou tu me laisses le plaisir de le faire ? Parce qu’elle mérite de savoir la connexion que tu as avec cette femme. Et les liens faciles à faire entre les incidents qu’elle a vécus dans les dernières semaines.

Nathan m’observe longuement. Malgré la présence de mon père, je n’ai d’yeux que pour l’homme à côté de qui j’étais couchée il y a dix minutes.

Mon amant semble juger de ma capacité à recevoir cette information.

Tu ne veux pas le lui dire, le traître ? le bouscule mon père.

Lorsque les lèvres de Nathan se décollent pour parler, j’ai le goût de mettre mon doigt dessus pour l’empêcher de le faire.

Celle dont parle ton père, c’est… Lorraine Deschâtelets.