VENDREDI 25 DÉCEMBRE

L’entrée d’un texto m’extirpe du léger sommeil dans lequel j’ai fini par sombrer après des heures à remuer dans mon lit. Je vérifie rapidement sa provenance.

Il est de Lorraine Deschâtelets. Celle que j’ai dépassée avant-hier. Celle que l’enquêteuse a interrogée sans résultat probant. Celle qui a fait partie de la vie de Nathan.

Celle dont l’unique mention a détruit ma vie de couple.

Lorraine : J’ai reçu mon cadeau de Noël. J’ai pensé que tu aimerais le voir. Joyeux Noël !

J’ouvre la pièce jointe. Le tableau pour la clé d’or apparaît. Mon nom y est toujours.

Mais il a glissé en deuxième position.

Tableau_5.jpg 

Elle m’a devancée.

La liste m’apparaît irréelle principalement parce qu’elle ne provoque aucune émotion en moi. Le choc que j’ai ressenti hier a épuisé ma réserve émotive.

Après le départ de Nathan, j’ai aussi mis mon père à la porte. De façon courtoise. J’avais besoin d’être seule. Et il avait visiblement besoin de dormir.

Il m’a appelée à trois reprises en fin de journée pour s’assurer que j’allais bien. Mais je n’allais pas bien. Du tout. Sauf que je ne voulais pas lui dire, je ne voulais pas le voir. Parce qu’il symbolisait la cause de ma rupture avec Nathan. Et parce que j’avais besoin d’éclaircir mes idées.

J’étais allée à la tour. Mon code fonctionnait toujours pour déverrouiller la porte d’entrée. Cependant, mes coups frappés à la porte du penthouse sont restés sans réponse. Sans surprise, car le camion de Nathan ne se trouvait pas dans le stationnement. J’avais marché autour du bloc pour me rendre au Refuge. Il était près de minuit. Je m’étais assise au sol là où le fauteuil de Jo traînait auparavant. J’y étais restée pour revivre ces moments où il y était, jouant de son ukulélé alors que Nathan m’embrassait, indifférent à l’entourage.

Nathan.

Tous ses secrets. Il avait l’intention de me les divulguer. À son rythme. Mais mon père lui a enlevé ce droit. A violé la confiance que nous étions en train de construire entre nous.

Je ne peux pas en vouloir à mon père. Je comprends que d’un point de vue objectif il voyait sa fille être victime de toutes sortes de mésaventures et que la seule nouveauté dans sa vie était Nathan. Mais Nathan m’apporte du positif. Il m’apporte des valeurs différentes de celles que je connais. Et j’aime ces valeurs.

Sauf que, en ce moment, je lui en veux.

D’être parti sans plus d’explications. De ne pas être entré en communication avec moi par la suite. De n’avoir pas cru en moi. En nous.

Spontanément, j’écris à Lorraine.

Romane : Félicitations. Est-ce qu’on pourrait se voir ?

Sa réponse ne tarde pas.

Lorraine : Tu es consciente que c’est Noël ? !

Je me fous de Noël. Si je veux des informations complémentaires à celles que mon père m’a données hier, je dois les trouver autrement qu’en le questionnant. Car il est trop enflammé par la certitude de ses déductions pour voir clair. Si je l’interroge, il pensera que je le crois.

Pour l’instant, je n’en suis pas sûre.

Mais il a semé de sérieux doutes.

Romane : On peut s’appeler en vidéo ?

Je veux la voir. J’ai besoin d’analyser ses réactions physiques.

Lorraine : Dans une demi-heure.

Je me tire du lit. Pour la première fois depuis hier matin, je me sens vivante. J’aurai accès à une partie de la vie de Nathan.

Je songe à téléphoner à l’enquêteuse pour l’informer du lien entre Nathan et Lorraine mais, une fois de plus, je chasse cette idée. Bien que Lorraine puisse être derrière toutes les histoires que j’ai vécues, le fait que Nathan y soit peut-être mêlé me retient.

J’ai besoin de me faire à cette idée avant de l’impliquer.

La sonnerie de mon cellulaire ronronne pour me signaler la demande d’appel en vidéo de Lorraine. Je ressens un malaise. J’ai l’impression d’enfreindre le passé de Nathan sans son consentement. Mais j’ai besoin de savoir.

Ce lien entre elle et lui change tout entre nous deux.

Et le silence de Nathan ne me permet pas de rétablir la situation. Son silence est pire que tout.

J’accepte l’appel. L’image de Lorraine, bien mise, prend place sur mon cellulaire. Je me vois dans un petit encadré, dans le coin droit de mon appareil.

Bonjour, Romane, salue-t-elle d’un ton solennel.

Félicitations pour la première position.

Merci.

Son sourire vainqueur ne laisse aucun doute sur l’immense fierté qu’elle ressent en ce moment.

Je suis consciente qu’il reste encore une semaine. Je n’ai pas l’intention d’arrêter de travailler. Je sais que 400 000 $ de vente, ce n’est rien pour toi.

Quand avez-vous accueilli Nathan chez vous ?

Son sourire s’amincit. Elle se redresse, visiblement déstabilisée.

Je comprends que cet appel n’est pas professionnel ?

Il est mon client.

Il est beaucoup plus que ça, n’est-ce pas, Romane ? À moins qu’il ne soit qu’un jouet dans ton lit ?

Quand l’avez-vous accueilli ? répété-je sèchement.

Avoue que c’est surprenant que tu aies à te tourner vers moi pour ce genre d’information. Tu ne lui fais pas assez confiance pour valider les infos qu’il t’a données ?

Je maintiens le silence.

Oh ! Ce n’est pas lui qui te les a dites ! comprend-elle, l’air suffisant.

Quand ?

Je ne suis pas disponible pour parler de ma vie personnelle avec toi.

Pourtant, c’est vous qui, à deux occasions, m’avez dit qu’il fallait que j’approfondisse mes recherches à son sujet. Êtes-vous encore en contact ?

Je suis désespérée d’en apprendre plus sur son passé. Pour mieux le comprendre. Pour créer un présent avec cet homme. Parce que je ne peux pas concevoir tout ce que mon père a dit.

J’ai l’intention de passer une belle journée de Noël, Romane, donc je vais mettre fin à cette conversation.

Que s’est-il passé avec son patron sur le site de construction ? demandé-je pour tenter de percer sa coquille.

Son expression contrôlée depuis le début se transforme.

Il est mort. André Rougeau est mort.

Comment Nathan peut-il être mêlé à tout ça ?

Il a hérité de cet homme.

Qu’est-ce que ça fait ?

Son patron avait changé son testament deux mois avant sa mort.

Ce n’est pas comme s’il l’avait changé la veille !

La veille aurait paru trop suspect, déclare-t-elle.

Nathan n’était pas sur le chantier quand ça s’est produit.

Non, mais le harnais utilisé par André Rougeau avait été offert par Nathan.

Et ?

Un des crochets était défectueux. Il a fait une chute fatale.

La pensée de cet écrasement mortel au sol me donne un haut-le-cœur.

Nathan aurait dû rester dans la rue, affirme-t-elle.

C’est un accident, ce n’est pas de sa faute !

Oh que oui, c’est de sa faute ! Et il ne méritait pas tout cet argent !

Il l’a bien investi, d’après ce que j’ai vu, plaidé-je.

Elle éclate de rire. D’un rire inquiétant, car il frôle le délire. Son sourire disparaît aussi vite qu’il est apparu.

Pour toucher son héritage, Nathan devait respecter une condition.

Laquelle ?

Le testament de son patron stipulait que l’argent devait servir à une construction immobilière majestueuse.

La tour ? compris-je, abasourdie.

Exact. Nathan n’aurait jamais eu l’ambition d’une telle construction par lui-même ! explique-t-elle avec dédain.

Je déteste sa façon de rabaisser Nathan.

Quand tu as vécu dans la rue, ça te laisse des marques permanentes. Comme la constante incertitude de manquer d’argent.

Ses mots rejoignent malheureusement la sensation que Nathan m’a déjà avouée.

Nathan a gâché ma vie et il devrait passer la sienne à réparer son tort.

Comment a-t-il pu « gâcher » votre vie ? appuyé-je, sceptique.

Par le meurtre de son patron. Nathan a assassiné André Rougeau, mon mari.