SAMEDI 5 DÉCEMBRE

S’il y a une profession où the show must go on, c’est bien en vente immobilière. Car le client que tu rencontres peut arriver avec son bagage émotif – un mauvais début de journée, une instance de divorce –, mais de ton côté tu dois être souriante et empathique en permanence.

Devant lui.

Le seul endroit où tu peux te permettre d’être toi-même, c’est au bureau. Après t’être assurée, doublement, qu’aucun client n’est présent.

J’en sais quelque chose. Lorsque j’ai appris que Yanick m’avait trompée – il avait pleuré plus que moi en me le confirmant quinze minutes avant la signature notariée de ma plus grande vente à vie –, je m’étais rendue au bureau de ma sœur où j’avais affiché un sourire éclatant, félicitant le vendeur et l’acheteur sur place pour leur transaction gagnante. Ensuite, j’étais allée régler cette partie de ma vie privée que je voulais détruire – Yanick – parce que je ne pouvais l’éliminer de ma vie professionnelle. Je devais l’effacer de ma vie personnelle pour pouvoir être fonctionnelle le plus rapidement possible au bureau. Parce que tout ce qui me restait, c’était le boulot.

Et mon père. Et Kara. Et Alizée.

Je suis le cas classique de la femme qui a noyé un revers personnel dans le travail. Je le sais, j’en suis consciente. Je n’ai pas besoin de passer des heures dans le bureau d’une psychologue pour le verbaliser. Au lieu de dépenser mon argent pour me conscientiser, j’en gagne.

Tout est une question de façade. D’apparence.

Yanick manie fort bien le jeu de charme qui s’opère entre un courtier et son client. Comme il l’a prouvé en compagnie de la fille de vingt-deux ans d’un couple de clients-vendeurs lorsqu’il est allé prendre des mesures à leur résidence après la signature du contrat. Alors qu’elle a pris la mesure de ce qu’il a dans son pantalon. Juste avant que sa mère arrive et la surprenne offrant gracieusement une fellation au courtier.

Luxim a perdu le contrat de vente. Et Yanick m’a perdue.

Il était détruit. C’était plus fort que lui. Il avait passé un an avec la même femme, moi en l’occurrence, un record pour ce bel homme dont la profession initiale de pompier bonifie incontestablement le nombre de femmes qui tombent à ses pieds.

Yanick a besoin de séduire. De savoir qu’il séduit. Ce n’était pour lui que du sexe avec cette jeune femme. Il n’y avait aucune affection. Aucune émotion.

Mais pour moi, il s’agissait d’une trahison, d’une preuve supplémentaire qu’un attachement amoureux vient avec une date d’expiration.

Inévitablement.

Ce jour de juillet, alors que j’avais une excellente moitié d’année professionnelle et que l’idée que je puisse être la première courtière à mettre la main sur la clé d’or avant l’âge de trente ans commençait tranquillement à circuler, j’avais décidé de maximiser cette possibilité.

J’ai fait le pacte avec moi-même de focaliser sur un seul élément dans ma vie pour le restant de l’année : la clé d’or. Car j’étais certaine d’une chose : mon boulot ne me tromperait jamais, lui.

À moins d’un mois de la date limite, je suis encore dans la course, mais il faudrait que des transactions importantes se manifestent de mon côté. Et que les deux autres courtiers stagnent dans leurs ventes.

Ce n’est donc pas un suicide, aussi dérangeant soit-il, qui doit m’en empêcher.

Je m’assois dans mon canapé avec un bol de pop-corn sur mes jambes allongées. Une boîte de carton issue de mon déménagement me sert de pouf improvisé.

Comment crois-tu que Lucifer la sauvera cette fois-ci ? demande mon père.

Je jette un œil vers mon iPad posé sur un support pour le maintenir en position verticale.

Avec son charme habituel. Et quelques coups de poing au passage.

Mon père, qui m’a contactée il y a dix minutes, est lui aussi assis sur son canapé. Même si je ne le vois qu’en partie, je devine qu’il a les jambes allongées sur sa table de salon, les chevilles croisées.

Un bol de maïs soufflé apparaît devant lui, tendu par une main féminine. Puis le visage de celle qui lui a concocté cette gourmandise s’approche de l’écran.

Bonsoir, Romane !

Salut, Julia ! Te joins-tu à nous pour regarder quelques épisodes ?

Merci de m’inviter à votre moment privilégié père-fille (elle jette un œil à son chum), mais je dois travailler. J’avais fait une pause strictement pour préparer votre classique plat d’accompagnement à François.

T’es gâté, papou !

Je sais.

Mon père embrasse Julia et la couve d’un sourire tendre qu’elle lui rend bien.

Personne en vue pour te chérir ainsi, Romane ? s’informe la jolie brunette.

Je tourne la tête vers l’arrière, où ils peuvent apercevoir une partie de ma cuisine. L’intérieur de ma maison canadienne avait été rénové en entier avant mon emménagement l’été dernier. Des larges poutres en bois traversent le plafond de la cuisine, de la salle à manger et du salon qui constituent l’aire ouverte qu’on découvre après le vestibule fermé. Un escalier en bois franc mène à l’étage, où deux chambres avec lucarnes bénéficient chacune de leur salle de bain. Le style chaleureux de cette maison détonne complètement avec celui du condo loué dans lequel j’avais vécu depuis mon arrivée au Québec il y a deux ans et demi. À la fin du printemps passé, le propriétaire m’avait avisée qu’il le reprenait pour sa fille. Yanick m’avait alors offert d’habiter avec lui. Une demande que j’avais déclinée en lui expliquant mon besoin d’indépendance. Il avait vécu mon refus comme un revers avant de comprendre que je n’étais tout simplement pas prête à partager mon quotidien avec un homme.

C’était trois semaines avant qu’il me trompe.

J’ai alors choisi cette maison sur un coup de tête, sentant le besoin de régler mon déménagement et ma rupture amoureuse en même temps. J’aurais aimé ressentir ce feeling que les clients me décrivent lorsqu’ils entrent dans une résidence qu’ils savent « être la bonne ». Mais non. Rien. Peut-être que je n’étais pas dans un état d’esprit propre à ressentir ce genre d’émotions.

Mais je ne crois pas.

Bien que j’aime l’immobilier depuis mon enfance, je n’ai jamais ressenti ce fameux feeling. Qu’un confort et une satisfaction d’avoir bien choisi. J’intellectualise les informations lorsque j’entre dans une résidence. Ma connaissance du marché m’a probablement immunisée contre ce sentiment de bien-être qui apparaît dans les premières secondes d’une visite.

Même si la première maison que je me suis achetée reflète le style champêtre luxueux recherché, je préfère la modernité. Mes électroménagers en inox et mes meubles modernes ne compensent pas ce décor antique, d’où la présence de ma pile de boîtes de carton qui me rappelle que je ne vivrai pas ici longtemps. Surtout que si je décroche la clé d’or, j’ai des projets de déménagement. D’autant plus que ça fait trois ans que je vis sur la Rive-Sud de Montréal.

Trois ans dans une même ville, c’est mon délai maximal depuis que je suis née.

Je ne vois aucun beau mâle rôder dans ma cuisine.

Dommage ! J’imagine pourtant très bien un jeune homme musclé portant strictement un tablier derrière le comptoir.

Es-tu en train de décrire un de tes fantasmes ? la taquine François.

Que tu me prépares un repas quelconque ? Oui ! Nu ou pas !

Mon père grimace.

Celui avec qui j’ai un rendez-vous virtuel chaque samedi soir, lorsque c’est possible autant pour lui que pour moi, m’a prise sous son aile à mes trois ans. Lorsque ma mère nous a quittés au milieu d’un mois de novembre pour aller s’occuper de sa propre mère au Québec, ce réputé consultant a négocié pour que je demeure avec lui à Régina où il s’était installé pour trois ans, la durée de ses mandats habituels avec la compagnie canadienne spécialisée en consultation stratégique pour laquelle il travaille encore à ce jour.

À la suite de son départ précipité, ma mère avait décidé de demeurer au Québec. Les fréquents changements d’environnement avaient eu raison de son couple.

La sédentarité de ma mère s’était heurtée à la réalité nomade de mon père. C’est pourquoi, lorsque ma grand-mère avait eu besoin de son soutien pour combattre un cancer, ma mère avait été heureuse d’avoir une raison noble pour rentrer au Québec. Elle s’était créé une routine qui lui plaisait, décrochant un emploi comme technicienne pharmaceutique et profitant agréablement de son célibat.

Pendant ce temps, je poursuivais ma vie avec mon père. Je visitais ma mère durant l’été, puis retrouvais mon père après les vacances scolaires.

Dès que mon père apprenait la destination suivante de son mandat, ses deux priorités étaient de trouver l’établissement scolaire idéal pour moi et le traiteur qui nous assurerait des repas variés et de haute qualité. La partie qui m’intéressait le plus arrivait en troisième : la recherche d’une nouvelle demeure. Le type de résidence importait peu, condo, maison, chalet, mais elle devait impérativement se trouver près de mon école. Déjà à un jeune âge, je passais des heures à éplucher les habitations à vendre ou à louer à long terme. À l’adolescence, je me chargeais moi-même de la recherche complète, puis je faisais une présentation formelle des résultats à mon père en définissant les caractéristiques, les avantages et les inconvénients de chacun des choix retenus.

Ce n’est que lorsque nous étions bien installés dans notre routine éphémère que mon père cherchait à combler ses besoins virils dans les bras d’une femme. Une quelconque femme de la ville qu’il devait apprivoiser pendant quelque temps et dont la date d’expiration relationnelle était marquée d’avance, identique à celle qui liait mon père à son travail.

J’étais son unique point d’attache. Il était le mien. Je préférais ce rythme de vie changeant à celui, casanier, de ma mère qui avait tenté de se recréer une vie familiale avec une grossesse hâtive.

La fringante célibataire, une appellation plus accrocheuse que mère monoparentale, selon elle, avait su charmer un jeune sportif prêt à lui faire des bébés. À cinq ans, je m’étais retrouvée avec le titre de grande sœur. Mais je préférais le terme « demi-sœur », car le lien qui m’unissait à Kara ne comprenait alors qu’une tangente biologique. L’attache affective qu’elle entretenait avec les voisines était définitivement plus grande que la nôtre à l’époque.

Le père de Kara avait rapidement réalisé que la vie avec un nourrisson n’était pas aussi attrayante que ce qu’il avait cru. La petite commençait tout juste à sourire lorsqu’il avait annoncé préférer assister à son développement une semaine sur deux. Pour avoir une semaine de pause.

Ma mère lui avait offert beaucoup plus de temps libre qu’il en espérait. Quelques semaines avant sa mort, après plusieurs coupes de vin, elle m’avait avoué qu’elle avait été prête à tout pour avoir la garde principale de Kara.

J’avais déjà perdu une fille, je n’allais certainement pas en perdre une deuxième !

Son ton n’était ni culpabilisant ni désolé, il était juste résigné. Elle savait que j’étais heureuse avec mon père.

Alors que Kara a toujours vu son père une fin de semaine sur deux, j’ai passé sensiblement le même nombre de jours annuellement à côtoyer ma mère durant mon enfance et mon adolescence puisque je venais six semaines au Québec pendant l’été.

Six semaines durant lesquelles j’essayais de trouver ma place dans ce duo mère-fille qui était tissé aussi serré que celui de mon père et moi.

J’aimais bien ma mère et ma demi-sœur, mais je ne les connaissais pas vraiment. Et je ne voyais pas l’intérêt de les connaître puisque je repartais à la mi-août. Ce qui m’enchantait lors de mes visites dans la Belle Province était la possibilité de voir les nouvelles maisons lorsque je me promenais en vélo dans les limites du quartier que j’agrandissais à chacune de mes visites estivales.

J’ai longtemps cru avoir hérité du côté nomade de mon père, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis restée avec lui durant tout mon parcours scolaire, mais j’ai réalisé au début de la vingtaine, après avoir connu le style de vie de diverses régions dans notre pays, que les valeurs québécoises étaient celles qui me ressemblaient le plus. Des biologistes diraient que mes origines y étaient pour quelque chose, des psychologues y verraient une dissociation nécessaire avec mon père ou un désir inconscient de rapprochement post-mortem avec ma mère, moi j’y voyais plutôt le potentiel d’une carrière dans le marché immobilier de luxe qui y était vivant.

Depuis que je vis au Québec, mon père et moi avons développé un rituel auquel nous tenons mordicus, celui de passer du temps ensemble au moins une fois par semaine, peu importe où nous nous trouvons. Il est actuellement dans son condo juché au dernier étage d’une tour au centre-ville de Vancouver tandis que je me trouve dans ma maison centenaire entièrement rénovée à Chambly.

Je vous laisse continuer votre série de haute voltige intellectuelle sans moi, plaisante Julia.

Hé ! se plaint mon père. Nos cerveaux ont simplement besoin de se détendre de temps en temps.

Je vais détendre le mien en travaillant devant mon ordi !

Tu peux apporter ton portable ici et regarder l’épisode du coin de l’œil. Je te jure que tu aimerais ce Lucifer, il est très charmant.

Autant que toi ?

Bien sûr que non. Mais il s’en rapproche.

J’entends le rire de Julia qui s’éloigne sous le regard de mon père. Cette jeune professionnelle qui est de dix ans sa cadette possède le charme et l’intelligence qui s’accordent parfaitement bien avec les qualités de cet homme de cinquante-cinq ans.

Ça fait combien de temps ?

Qu’on regarde Lucifer ? Je dirais…

Que tu sors avec Julia ?

Ah ! Un an et demi à peu près.

Je hoche la tête.

Elle a un poste très important ici.

Je n’ai rien dit.

Tu l’as pensé, assure-t-il.

Malgré lui, mon père m’a appris l’aspect éphémère d’une relation. Il n’a jamais eu de problème à quitter sa fréquentation amoureuse dans les différentes villes canadiennes où nous avons vécu au plus trois ans.

Des années scolaires durant lesquelles je me faisais des amis auxquels je m’attachais pour une durée déterminée, connaissant d’avance la date à laquelle je devrais les laisser. J’ai pleuré une fois en silence dans l’auto lorsque nous avons quitté Toronto en direction de la vallée de l’Okanagan. D’autres fois, alors que l’adolescence me frappait de plein fouet, j’ai hurlé ma rage de devoir laisser mon premier amour, celui que je croyais être l’homme, ou plutôt le gars, de ma vie, et de quitter des amitiés aux saveurs invincibles alors que toutes mes émotions étaient amplifiées par mon corps envahi d’hormones enflammées.

Mais j’ai rapidement compris que les filles qui étaient des amies supposément inséparables pouvaient se transformer en professionnelles de la médisance ou avaient osé embrasser l’ex de l’autre. Ou même le chum actuel ! Et que celui qui était soi-disant l’amour de ma vie avait vécu une bonne dizaine de relations similaires à la nôtre avant la fin de son secondaire. Un nombre approximatif qui constituait pratiquement autant de rencontres que les miennes. À l’exception près que je savais qu’elles étaient éphémères. Qu’elles devaient l’être.

Donc je ne m’attachais plus.

J’avais appris à voir le positif de nos déplacements. La nouveauté n’est pas nécessairement négative. Ayant une personnalité sympathique, j’étais la nouvelle bibitte de l’endroit, surtout que mon père privilégiait les écoles en banlieue des grandes villes. Ma popularité ne se démentait pas. Et le fait que je connaissais ma date de départ m’assurait de ne pas m’enliser dans les dramatisations.

Comment vont mes plans de semi-retraite ? s’informe mon père.

Je pouffe de rire.

Tu parles de tes plans directement liés à ma réussite professionnelle ?

Tout à fait ! Le grand patron de ma compagnie attend ma réponse quant à ma mutation à Victoria.

Tu peux lui répondre tout de suite.

Il s’approche de la caméra, excité.

Es-tu rendue en première position pour la clé d’or et tu ne me l’as pas dit ?

Non, papa, je suis toujours en troisième place. Mais tu peux prendre ta décision indépendamment de ma réussite.

Il se recule dans le sofa.

Ma compagnie va attendre en janvier, assure-t-il en balayant l’air de la main. As-tu vu des petits bijoux résidentiels à Québec et dans Charlevoix ? Lorsque tu auras décroché le titre de la meilleure vendeuse avant tes trente ans, précise-t-il, ta réputation te précédera dans ce milieu de luxe. Ton idée de déménager à Québec pour y ouvrir ton propre bureau est stratégique. Et celle d’avoir un mentor comme moi (il sourit exagérément) pour bien démarrer ton entreprise est encore plus géniale.

Je soulève les sourcils face à l’enthousiasme de mon père relativement au plan que je lui ai mentionné il y a quelques semaines.

D’ailleurs, j’ai trouvé une maison de rêve sur le bord du fleuve pour moi !

Ma victoire n’est pas garantie, papa ! Ne base pas tes revenus de retraite là-dessus.

Ne t’inquiète vraiment pas pour mes revenus, ma puce.

Mon père a toujours eu un rythme de vie luxueux puisque ses compétences irréfutables comme consultant lui procurent un salaire exorbitant. Un style prospère que j’ai toujours eu la chance de partager avec lui.

Dans moins d’un mois, mon avenir professionnel sera décidé. Victoria ou Québec ? questionne-t-il, réflexif. Je suis confiant que ça se passera au Québec, affirme-t-il.

Ou tu pourrais décider de passer plus de temps pour faire autre chose que travailler. Ta perception des relations affectives pourrait changer.

Son regard aiguisé transperce l’écran. Il me signifie que je m’aventure sur un terrain miné.

Je sais que tu es plus attaché à ton portable qu’aux femmes, mais peut-être que ça changera un jour, allégé-je.

Il y a une jeune femme à qui je suis plus attaché qu’à mon ordi.

Il me fait un clin d’œil.

Pourtant, Julia pourrait correspondre…

Romy, me coupe-t-il d’un ton las.

Son intonation m’impose de me taire.

D’accord, je ne m’en mêle pas. De toute façon, je n’ai pas les compétences psychologiques pour régler ton problème d’attachement.

Il n’y a aucun problème. Qu’une situation très claire. Ce n’est pas parce que c’est différent des normes sociales qui régissent qu’un homme et une femme doivent s’engager ensemble pour toute la vie que je suis dérangé.

Laisse-moi juger de ce dérangement.

Eille !

Son sourire est contagieux.

Je crois que c’est plus sain d’annoncer dès le départ que nous ferons un bout de chemin très agréable ensemble, mais qu’il y a une fin prévue. C’est plus authentique que les couples qui se promettent la vie alors qu’ils se séparent quelque temps plus tard.

Ils ne se séparent pas tous ! Seulement cinquante pour cent.

Cinquante pour cent des couples mariés. Qu’en est-il des conjoints de fait ?

Tu es pessimiste.

Peut-être. Mais je constate qu’il y a encore du romantisme en toi, ma fille.

Ce n’est pas du romantisme, ce sont des statistiques. Ne t’emballe pas trop !

Ça fait longtemps que j’ai renoncé au titre du père de la mariée.

Qui veut se marier ? demande Julia.

J’aperçois une partie de son corps alors qu’elle s’assoit en tailleur près de mon père. Elle pose son portable sur ses jambes.

On t’a vendu l’idée de regarder Lucifer avec nous ? s’enthousiasme mon père.

Je côtoie déjà le vrai Lucifer. Je regarderai son incarnation télévisuelle du coin de l’œil.

Personne ne vend son âme pour passer du temps avec moi.

Il alterne son regard entre Julia et moi pour valider sa déclaration.

Je chéris chacun des moments passés avec toi, assure sa blonde.

Je passe quand même mes samedis soir avec toi, dis-je, faussement dépitée.

Seulement quand tu es disponible. Et parce que tu le veux bien ! Tu le veux bien, Romy, n’est-ce pas ?

Une notification indique l’entrée d’un message sur Messenger. Je déplace ma concentration sur mon cellulaire.

L’attente que tu lui fais subir est pire que la torture du water board, s’amuse Julia.

Malgré la remarque de sa copine, mon père continue de me fixer.

Ça me fait plaisir de passer mes samedis soir avec toi, le rassuré-je. Je vérifie un message et on regarde l’épisode.

Lorsque j’aperçois le nom du destinateur, mon intérêt s’enflamme. J’hésite à l’ouvrir. Car je ne veux pas que ce message change mon humeur.

Mauvaise nouvelle ?

Non. Je ne sais pas, repris-je. Pourquoi penses-tu que…

Ton expression faciale.

Je ne peux vraiment rien lui cacher. Je lui fais signe d’attendre une minute.

La photo de profil de Nathan, dont j’apprends que le nom de famille est Drouin, le montre de dos devant une tour immobilière en construction.

Nathan : Tu as mentionné que la vie offrait rarement une deuxième chance. « Rarement » ne signifie pas « jamais ». Comme je crois profondément aux deuxièmes chances, puis-je bénéficier de tes services professionnels pour recevoir une soumission, madame Prégent ?

Tu me donnes une minute, papa, pour régler ça ?

Bien sûr ! Ma soirée t’est dédiée.

Tant que je possède la nuit, chuchote Julia.

Je te la promets, répond mon père à voix basse.

Leur complicité est adorable. Enviable.

J’écris rapidement à Nathan.

Romane : Non.

Efficace. Ferme. Froide.

Son visage qui apparaît à côté de ma réponse me confirme qu’il en a pris connaissance. Les trois points de suspension qui dansent sous mon message piquent ma curiosité.

Nathan : J’ai rarement vu une vendeuse aussi peu encline à vendre.

Sa réplique ne me permet pas de lui donner une réponse aussi concise que la précédente. Mais je pourrais l’ignorer.

Sauf que j’ai le goût de poursuivre la conversation.

Pour la gagner.

Romane : J’ai le luxe d’être indépendante.

Je jette un œil à mon père qui mange son pop-corn en me regardant. Je plisse les yeux en signe d’interrogation.

Je te regarde travailler, c’est rare que je puisse le faire. À moins que ce soit personnel ?

Le sourire qu’il fait avant d’engouffrer une autre poignée de maïs soufflé demeure sur ses traits même lorsqu’il mâche.

Le commentaire de Nathan apparaît avant que j’aie répondu à mon père.

Nathan : Je veux prendre ma décision d’ici vendredi soir quant à mon choix de courtier. J’aurais vraiment apprécié avoir l’avis d’une femme.

Je tape une partie du message, puis je réfléchis avant de poursuivre. Je répète cette action à trois reprises avant de cliquer sur Envoyer.

En attendant la réaction de Nathan, je regarde mon père.

Tu n’as pas répondu à ma question quant à la nature de ces messages.

Professionnels.

Yanick ? interroge-t-il d’un ton aigri.

Non. Pourquoi pensais-tu à lui ?

Tu as mentionné que le sujet concernait le travail, ce qui aurait dû éclairer ton visage considérant que tu adores ta job, mais il s’est plutôt rembruni.

Ce n’est pas par manque d’intérêt envers ma job que mon expression s’est assombrie.

Je ne veux pas lui dire que c’est parce que je me protège de Nathan. Des sentiments mitigés qu’il a suscités en moi.

Tu as encore le temps d’accéder à la clé d’or, ma fille, si c’est ce qui t’inquiète.

Julia s’avance pour que je la voie. Elle lève son pouce et me sourit.

Le tic-tac de l’horloge résonne fort.

La règle stipule-t-elle simplement que l’entente doit être conclue avant le 31 décembre ? vérifie mon père.

Promesse d’achat notariée avant minuit le 31 décembre.

Donc tu as jusqu’à minuit moins une le 31 décembre pour faire signer le plus de clients possible !

Avant dix-sept heures serait probablement plus réaliste puisque c’est rare que les gens travaillent après cette heure la veille du jour de l’An, expose Julia.

Je connais certaines personnes qui travaillent, peu importe l’heure et la date sur le calendrier.

Il alterne son regard entre Julia et moi pour appuyer ses propos.

L’amoureuse de mon père est vice-présidente d’une compagnie d’une centaine d’employés, majoritairement des ingénieurs informatiques, qui offre des services à la carte à plusieurs grandes entreprises.

De toute façon, tu as toutes les compétences requises en plus d’avoir hérité de mon charme irrésistible pour réussir avant la nouvelle année, ajoute-t-il à mon intention.

Julia hoche la tête, plus amusée que découragée par la confiance de son chum, avant de reporter son attention sur son ordinateur.

Ça ne prend pas que des compétences, papa, tu le sais, il faut aussi un certain pourcentage de chance.

Pas de la chance, nie mon père.

Mon père croit profondément au travail acharné, intègre, légitime.

Des momentums entre les vendeurs et les acheteurs, rectifié-je.

Et une excellente courtière entre les deux ! On est le 5 décembre, il te reste vingt-six jours pour vendre combien de maisons ? Deux, trois ?

Deux ou trois maisons dans les sept chiffres !

Il fait une moue signifiant que c’est un détail sans importance.

Nathan a pris connaissance de ma réponse à sa demande de soumission de vente en tant que femme.

Je lui ai donné le nom de cinq courtières immobilières.

Je souris de l’imaginer voir cette énumération. Je savoure l’indépendance que cela me procure, car j’aime l’idée que les clients réalisent que je les choisis. Tout autant sinon plus qu’eux-mêmes me choisissent.

Plusieurs secondes s’écoulent sans qu’il réponde.

Tu peux démarrer l’épisode, mon problème est réglé.

J’ai eu le dernier mot. Les images s’activent sur mon écran de télévision.

Au bout d’une trentaine de secondes, une nouvelle notification apparaît sur mon cellulaire. Je m’empresse de la vérifier.

Nathan : Je vois que la mort de ton client n’a pas ébranlé ton indépendance financière.

Abasourdie par son affront, je fixe mon téléphone. Nathan a frappé exactement où ça fait mal.

Je m’oblige à lever les yeux pour poursuivre la série. Lucifer arbore son visage démoniaque, rouge vif, ensanglanté. Son regard furieux traverse l’objectif. J’ai l’impression qu’il me vise, moi.

Car depuis la visite de l’enquêteuse, depuis la découverte du corps pendu de mon client, j’essaie de fonctionner.

D’avancer.

D’oublier.

De taire.