En mars 1943, le régime de Vichy livre aux Allemands Léon Blum prisonnier en France depuis septembre 1940. Enfermé à Dachau puis à Buchenwald, le leader socialiste ne subit pas les conditions de déportation du camp lui-même. Détenu à quelques centaines de mètres, au Falkenhof, l’ancienne fauconnerie de Himmler, il ignore même ce qui se passe au-delà de la palissade.
En détention, il sympathise avec Georges Mandel, lui aussi « otage de marque ». Les adversaires politiques d’hier jouent au billard, écoutent des concerts à la radio, prennent leurs repas en commun. Blum, ayant vu partir Mandel (qui a été rapatrié à Paris en juillet 1944) vers une mort évidente, n’a pas peur, mais considère qu’il « est […] le locataire provisoire d’un vaste abattoir. Il attend dans la travée, au milieu de ses semblables, « que son tour arrive ». Il trouve du réconfort auprès de Jeanne Reichenbach, son dernier grand amour, venue le rejoindre. Ils se marient, en détention, en octobre 1943. De plus en plus inquiets, mais encore puissants, les Allemands voient dans les « notables » non seulement des traîtres, mais aussi des otages.
Mai 1944. Les notables deviennent une monnaie d’échange, conformément à une pratique utilisée pendant la Grande Guerre. Les plus confiants en la victoire allemande estiment également qu’en cas de défaite définitive, une France privée d’une partie de ses élites sera une France affaiblie.
Fait nouveau, les Allemands n’hésitent plus à déporter certaines personnalités favorables à Vichy. Accusés de jouer double jeu, d’avoir aidé des jeunes à se soustraire au STO, d’avoir fourni des tickets de rationnement, d’avoir fermé les yeux sur des réseaux de Résistance, etc., anciens ministres, députés et sénateurs, préfets, ecclésiastiques montent à leur tour dans les trains sous une nouvelle étiquette : Sonderhäftlinge (« prisonniers spéciaux »). Ils sont accompagnés de prisonniers de moindre importance : un enseignant dont la vision de l’histoire ne correspond pas à celle des Allemands, un procureur « trop tendre avec les communistes »…
Les arrestations pleuvent. La répression s’abat sur la ville d’Avon, près de Fontainebleau, après l’arrestation du père Jacques. Ce directeur du petit collège des Carmes a caché trois enfants juifs au milieu des élèves – un épisode rendu célèbre, entre autres, par le film Au revoir les enfants de Louis Malle. Furieux du soutien silencieux des Avonnais au père Jacques, le chef de la Gestapo de Melun, Wilhelm Korpf, arrête le maire, l’éditeur Rémy Dumoncel avec tout son conseil municipal, et le déporte à Neuengamme. L’affaire fait grand bruit car le maire, époux de Germaine Tallandier, fille de l’éditeur, est une figure du Tout-Paris. Sa célébrité, cependant, lui a servi de façade pour mieux abriter les activités clandestines qu’il exerce au sein du groupe Vélite Thermopyles. Il a discrètement multiplié les actes de résistance : il a prêté de l’argent aux auteurs bannis de sa maison d’édition, hébergé des Juifs dans sa maison de Dordogne et facilité autant qu’il le pouvait les passages en zone libre en fournissant faux papiers et contacts.
Le 6 juin 1944, le débarquement allié sur les côtes normandes déchaîne la colère de l’Occupant. Huit jours plus tard, Lazare Bertrand, maire vichyste de Sens passé au mouvement de Résistance Ceux de la Libération, est démasqué et déporté à Neuengamme dans le convoi du 15 juillet.
Le 15 juin, Henri Noirot, le maire de Reims, connaît des mésaventures semblables. Vichyste et pétainiste, conseiller municipal promu maire par le régime parce qu’« entièrement acquis au redressement national et au gouvernement », il passait pour invulnérable. Et pourtant une rafle vide l’hôtel de ville de Reims.
Comme Lazare Bertrand, Henri Noirot a basculé. Les Allemands reprochent à son équipe municipale d’avoir refusé de livrer à la Kommandantur les tableaux d’un musée, puis d’avoir falsifié une liste d’otages qu’ils avaient réclamée. Ils déplorent sa « grande inertie » pour obtempérer à leurs ordres. Une bonne dizaine de personnalités – dont le procureur de la République, le secrétaire général de la sous-préfecture et le président du tribunal de commerce – sont également arrêtées. Incarcérés à la prison de Châlons-sur-Marne, tous sont transférés au camp de Compiègne puis déportés comme politiques dans le convoi du 28 juillet. Arrivés au camp, ils font partie des personnalités-otages de Neuengamme.
Séparées des autres dès leur arrivée à Compiègne, les personnalités sont incarcérées dans une partie qui leur est réservée, le camp C, d’où leur appellation : les « Ducancé » (du camp C). Le transport vers Neuengamme est pénible, mais – tout est relatif… – infiniment moins que pour les autres détenus : les « politiques » montent à 40 par wagon contre plus de 100 habituellement. Ils ont droit à des tinettes et à une cruche d’eau.
À l’arrivée, soumis comme les autres à l’épreuve de la « cave », enfermement particulièrement féroce, ceux que les Allemands nomment les « proéminents » (de l’allemand Prominenten : personnalités, célébrités), de manière très classique, reçoivent un matricule, passent à la douche et doivent remettre leurs objets de valeur (montres, alliance…). La grosse différence, c’est qu’ils revêtent des vêtements civils très usés mais propres : une chemise, un pantalon et une veste marqués d’une grosse croix jaune pour rendre plus difficiles les évasions, puis ils récupèrent leurs habits après leur passage à l’étuve.
Qualifiés d’hôtes d’honneur (Ehrengäste), ils bénéficient d’un confort, une fois encore, tout relatif. Ils dorment seuls dans leur lit, ont droit à des couvertures, possèdent un placard. Le sol de la cour devant leurs baraques est en brique, ce qui leur évite de patauger dans la boue en permanence. Leur block (le 12) est tout proche du saule pleureur, l’unique arbre du camp, planté au bord d’un bassin à poissons rouges, infime parcelle de nature dans un océan de fange.
Déménagés à deux reprises, cependant, les notables vont être de moins en moins bien logés : dans les bâtiments de l’ancienne infirmerie d’abord à partir du 2 août 1944, puis dans deux écuries humides aménagées à la hâte en 1945. David Rousset raconte que ces détenus sont haïs par les autres et qu’ils ont « soulevé un raz-de-marée de fureur et d’injures » lorsque les SS ont vidé les malades de deux blocks pour leur faire place. Les Allemands n’ont de cesse, d’ailleurs, de les éloigner des autres détenus. Les Stubendienst, responsables du service dans les baraques, veillent à ce qu’aucun détenu en pyjama rayé ne pénètre dans leur zone, et, en octobre 1944, on les isole par une clôture : la partie réservée aux « proéminents » devient un camp dans le camp.
Mieux logés, ces privilégiés, parmi lesquels beaucoup de Français, sont aussi mieux traités. Ils peuvent acheter des cigarettes et quelques denrées contre de l’argent et des bons. Colis et lettres leur parviennent. Ils mangent dans des assiettes et non dans des gamelles rouillées. Au quotidien, ils échappent au fastidieux appel des autres détenus, et un appel, spécifique, beaucoup moins long, leur est réservé. Surtout, ils ne sont pas soumis au travail forcé. Les proéminents souffrent néanmoins de sous-nutrition chronique, comme en témoignent leurs jambes amaigries et leurs visages gonflés d’œdème. Les conditions de leur internement leur permettront néanmoins de connaître une proportion de décès beaucoup plus faible que celle de l’ensemble des autres déportés, qui dépasse 50 %.
Les notables ont le droit de s’accorder des distractions : musique, matchs de football, combats de boxe, parties de cartes et d’échecs, lecture – la bibliothèque de Neuengamme étant bien fournie, entre autres en livres français. L’ennui aidant, ils trouvent même l’énergie de fonder une sorte d’université qui dispense cours d’allemand, d’anglais, d’histoire et de mathématiques sous l’attention vigilante de son « recteur », Bertrand de Vogüé, négociant en champagne à Reims et aussi adjoint au maire Henri Noirot emporté par la vague d’arrestations de l’hôtel de ville rémois. Il a immortalisé dans un ouvrage toutes les conférences qui ont été données avec le nom des intervenants, ainsi que les activités de la petite troupe de théâtre, de la chorale (baptisée La Nouvelle Gamme !).
Les proéminents comptent dans leurs rangs non seulement des universitaires, mais aussi des ecclésiastiques, parmi lesquels Mgr Bruno de Solages, l’un des trois prélats français déportés. Prêtre d’une exceptionnelle hauteur morale, antiraciste engagé, recteur de l’Institut catholique de Toulouse, il a relayé en août 1942 la lettre pastorale de l’archevêque de Toulouse, Mgr Saliège : « Mes très chers frères. Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine […]. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes […]. Ils sont nos frères comme tant d’autres. » Entré en résistance, prenant les plus grands risques, protégeant des Juifs, il a été arrêté en juin 1944.
Lieu à part dans un univers où tout est « anormal », la baraque des notables ainsi que la résidence des SS ne sont « normales » qu’en apparence, car ce sont, par exemple, les cendres des fours crématoires qui servent d’engrais pour faire pousser les légumes et les fleurs. Là aussi, les croquis faits à longueur de journées par Lazare Bertrand immortalisent les scènes les plus terribles. L’une d’elles s’intitule « La queue pour être pendu. Scène vue le 9-8-44 ». Lazare Bertrand, le maire de Sens, otage déporté, y a croqué une trentaine d’hommes alignés l’un derrière l’autre, et qui attendent leur tour.
Le convoi du 15 juillet amène à Neuengamme beaucoup de personnalités otages (328 sur les 1 529 déportés), y compris des hommes qui ont voté les pleins pouvoirs à Pétain. Le plus haut placé est l’ancien président du Conseil Albert Sarraut. Âgé de 72 ans lors de sa déportation, il avait été sous-secrétaire d’État à l’Intérieur du cabinet Clemenceau en 1907. Gouverneur de l’Indochine, il a ensuite fait partie de nombreux gouvernements de la IIIe République : ministre de l’Instruction publique, ministre des Colonies, ministre de l’Intérieur. Tout le monde se souvient de son fameux cri : « Le communisme, voilà l’ennemi ! » alors qu’il était président du Conseil en 1933. Sa carrière est inséparable de celle de son père, l’un des pionniers du radicalisme, et de celle de son frère aîné, Maurice. Ensemble, ils ont fait de La Dépêche de Toulouse un grand organe de presse. À l’Assemblée nationale, le 10 juillet 1940, néanmoins, Albert Sarraut a voté les pleins pouvoirs à Pétain. Et puis, et puis… Maurice, le frère bien-aimé, est mort dans ses bras, assassiné le 2 décembre 1943 par la Milice, et Albert s’est éloigné du Maréchal.
Les Allemands lui proposent de le conduire à Neuengamme en voiture individuelle, mais il refuse. Constatant son affaiblissement, mais ne voulant pas perdre un otage aussi précieux, ils décident de ne pas prolonger son séjour à Neuengamme. Le 15 janvier 1945, Albert Sarraut est transféré dans un lieu moins hostile : l’hôtel de l’Ifen à Hirschegg, une villégiature autrichienne proche du Liechtenstein.
Autre « heureux élu » à une proposition de détention à l’hôtel cette fois, Henri Maupoil (1891-1971) refuse catégoriquement ce traitement de faveur que lui accordent les Allemands impressionnés par son passé glorieux : grand mutilé, sénateur radical-socialiste et ancien ministre des Pensions qui a voté les pleins pouvoirs à Pétain en 1940, commandant de réserve, il est commandeur de la Légion d’honneur.
La plupart de ces prisonniers d’exception acceptent sans état d’âme le statut de « notable ». Quelques « élus » s’immiscent même dans ce groupe de privilégiés, tel André Mandrycxs qui « dirige » l’organisation du camp et affecte à des postes protégés ses amis communistes, ou encore André Duthilleul, dit Oscar, spécialiste des fausses identités et qui, sans jamais être démasqué, restera toujours à Neuengamme André Dufresne, Canadien de Montréal, ce qui lui assure un quasi-statut de proéminent. Ces individus ne sont pas toujours vus d’un très bon œil. David Rousset raconte qu’André Mandrycxs est vêtu d’un pantalon rayé, mais aussi d’une veste et qu’il loge dans un espace plus décent que les autres détenus, ce qui agace certains et suscite des jalousies. Quoi qu’il en soit, aucun des deux André, si privilégiés fussent-ils, n’échappera à son terrible destin.
Certains, cependant, ont des scrupules à conclure un quelconque accord avec les nazis, fût-ce à leur profit. Un sentiment partagé par le compositeur Burian, promu pianiste de l’orchestre des proéminents et qui avoue avoir l’impression de se prostituer lorsqu’il y joue. Quelques-uns ont même le courage exceptionnel de refuser toute sorte d’accord avec les nazis, de préférer un sort épouvantable, voire la mort plutôt qu’accepter de jouir de privilèges en enfer. Lucien Hirth rapporte une scène inouïe entre un notable et un préfet au moment du tri. « Viens, nous ne faisons pas partie de ces Français, dit le notable. – Si, moi, j’en fais partie et je reste avec eux ! » répond le préfet.
Parmi ces héros qui refusent toute compromission avec le nazisme, plusieurs parachèvent un parcours de patriote exemplaire.
Le marquis Léonel de Moustier, par exemple, s’est illustré lors de la guerre 1914-1918, au cours de laquelle il a obtenu la croix de guerre avec 5 citations. Industriel, député et président du conseil général du Doubs, il a fait face, ceint de son écharpe tricolore, aux manifestants du 6 février 1934, place de la Concorde. En 1939, il s’est engagé dans une unité combattante malgré son âge (il a 57 ans et 12 enfants, dont l’un meurt à la guerre) et finit la campagne officier de la Légion d’honneur. Scandalisé par l’armistice, il fait partie des 80 parlementaires qui refusent les pleins pouvoirs à Pétain, puis il réintègre son château de Bournel qui, avec ses innombrables tours, tourelles, corniches, mâchicoulis et échauguettes, ressemble à un vrai château de conte de fées. C’est dans ce lieu néogothique qu’il organise un foyer de résistance, cachant aviateurs dont l’avion a été abattu, prisonniers évadés et réfractaires au STO. En juin 1943, les Allemands fouillent le château et, le 23 août, ils arrêtent le marquis, deux de ses fils et son gendre, à la suite de l’expulsion par les autorités helvétiques d’un officier américain dont Léonel a assuré le passage en Suisse. Léonel passe 7 mois à la prison de la Butte à Besançon avant d’être transféré, en avril 1944, à Compiègne puis à Neuengamme par le convoi du 15 juillet.
Les Allemands n’apprécient guère l’héroïsme chez un peuple vaincu et brisent les « fortes têtes » en les affectant aux travaux les plus pénibles. Expédition immédiate au bunker Valentin, pour Léonel de Moustier comme pour trois préfets rebelles. Le premier est Édouard Bonnefoy (numéro 36 277, né en 1899). Directeur de cabinet du préfet de la Seine, il a enragé d’assister à l’occupation de Paris et de devoir obéir aux Allemands qui l’ont obligé, entre autres, à prouver qu’il n’est pas franc-maçon. Entré en résistance dès 1941, il choisit de combattre le régime de Vichy de l’intérieur. Il retarde les arrestations, facilite la délivrance de laissez-passer, procure de faux papiers au grand rabbin de France, Isaïe Schwartz. Préfet du Rhône à partir de janvier 1944, il se heurte officiellement, de plus en plus souvent, à la Milice lyonnaise dont le chef est un tueur patenté. Cet infâme individu, Joseph Lécussan, finit par obtenir la tête du préfet, arrêté par la Gestapo le 14 mai 1944 dans les murs de la préfecture, peu avant une cérémonie officielle présidée par Philippe Henriot, collaborationniste de premier plan et secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande du gouvernement Laval depuis janvier. L’épisode donne à la police allemande l’occasion de constater qu’elle peut appréhender en toute impunité un préfet français devant un ministre français.
Interné à Montluc, Bonnefoy échoue à Compiègne (convoi du 15 juillet) puis à Neuengamme (matricule 36 277). Envoyé au camp de Brême où dorment certains travailleurs du bunker Valentin, cet homme de constitution fragile est censé jouir d’un traitement de faveur, et les Allemands considèrent qu’ils font preuve de clémence en lui confiant la surveillance et la discipline du kommando durant la nuit, de 18 heures à 6 heures du matin.
Le deuxième est Jacques-Félix Bussière. Préfet régional de Marseille au moment de son arrestation en 1944, il est, lui aussi, un homme de la trempe des héros qui s’est distingué très tôt comme engagé volontaire des deux guerres malgré ses hautes fonctions. Il refuse d’appliquer la politique antisémite de Vichy, s’oppose au port de l’étoile jaune, puis à l’arrestation, le 26 octobre 1942, à Romorantin, de deux veuves, Alice Houlmann-Lévy, 73 ans, commerçante, et son employée Renée-Claire Kahn, 61 ans. Il tente de persuader l’Occupant que les deux femmes sont de « race juive, mais de nationalité française ». Réponse du secrétaire de la police allemande, Müller : le motif de l’arrestation, c’est « action anti-allemande ». Renée-Claire Kahn sera déportée à Sobibor le 25 mars 1943 et Alice Houlmann-Lévy, à Auschwitz le 31 juillet 1943.
Le troisième haut fonctionnaire est Louis Dupiech, préfet du Finistère en 1943, de l’Aveyron à partir du 6 février 1944. Résistant, il organise des passages clandestins en Angleterre, adresse des rapports au gouvernement d’Alger, tient des réunions dans son bureau de la préfecture, organise des parachutages et alerte le maquis lorsqu’il est prévenu d’une action répressive. Il est désigné par le Comité français de libération nationale comme préfet de la Libération pour son département. Mais les Allemands, informés de cette nomination, l’arrêtent le 14 mai 1944. À Compiègne, il est mis au secret et quotidiennement torturé pendant plusieurs semaines. Déporté à Neuengamme (convoi du 15 juillet), redirigé sur le bunker Valentin, il est contraint de travailler les pieds dans l’eau par des températures glaciales. Pourtant, pour lui comme pour ses collègues, le pire reste à venir.
Deux autres groupes d’hommes s’immiscent dans le quotidien des privilégiés de Neuengamme : au début d’août 1944, des Alsaciens qui refusent de servir dans la Wehrmacht et sont versés dans le groupe des travailleurs et, en mars 1945, des policiers danois en attente de leur rapatriement, car ils sont l’objet de tractations entre Himmler et la Croix-Rouge. Ce sont ces Danois qui vont alerter la Croix-Rouge, basée près de Hambourg, de l’existence de proéminents et lui communiquer la liste d’un certain nombre de notables internés. Sur le moment même, la Croix-Rouge suédoise ne réagit pas, trop occupée par sa mission du moment : rassembler à Neuengamme tous les déportés scandinaves et les ramener chez eux. En mars 1945, des autobus blancs au toit marqué d’une énorme croix rouge pour se signaler aux aviateurs alliés circulent aux abords de Neuengamme. Le mois suivant, plus de 4 000 Scandinaves sont évacués par la route. Quelques autres détenus se glissent discrètement dans leurs rangs, tel le maire de Sens, Lazare Bertrand.
La Croix-Rouge s’intéresse également aux notables et tente d’obtenir leur évacuation tout en distribuant des colis en attendant. Les négociations prennent plusieurs jours. Quand un accord est trouvé, les cars de la Croix-Rouge suédoise font leur entrée sur l’esplanade de Neuengamme pour évacuer des proéminents auxquels les nazis ont pris soin de restituer montres et bijoux, comme le rapporte le maire de Reims. Pris en charge également, Henri Noirot et son adjoint Bertrand de Vogüé montent dans l’autocar.
Au moment du départ, le préfet Bussière, réputé pour sa dignité pendant sa détention, refuse d’abandonner ses camarades et notamment son ami Roland Malraux. Il sait qu’il se condamne à passer de très mauvais moments, mais il ne saurait imaginer l’horreur qui l’attend sur le Cap Arcona.
Ultime rebondissement de l’opération de sauvetage des notables, ordre est donné au capitaine suédois Folke d’emmener ses protégés à Flossenbürg où la Croix-Rouge suisse est censée prendre le relais. Comme convenu, le convoi quitte sa base de Friedrichsruhe le 12 avril à 10 heures. Au moment où le dernier véhicule quitte le QG, arrive un coup de téléphone de Stockholm : l’opération est annulée. Mais Folke prend sur lui de passer outre et de ne pas arrêter le convoi.
Le capitaine prend une deuxième initiative. Il pressent que Flossenbürg n’est pas une étape, mais un terminus et qu’on y évacue les proéminents pour les supprimer sans témoins gênants, une opération délicate à réaliser à Neuengamme en raison de la présence de la Croix-Rouge suédoise… Il décide de modifier la destination initiale et de conduire les prisonniers vers Terezin qui a moins mauvaise réputation, arguant du fait qu’il y a là (pure invention de sa part) un délégué de la Croix-Rouge internationale, puis il persuade l’officier allemand qui l’accompagne d’avaliser ce changement. Il lui en coûte une centaine de cigarettes, quatre bouteilles de schnaps et 400 francs suisses, mais le marché est conclu. En chemin, les protégés de Folke aperçoivent des réfugiés allemands : « Nous croisons des fuyards dans des charrettes de ferme, des cyclistes, des piétons chargés de sacs tyroliens, traînant des valises et des paquets, des enfants accrochés aux jupes de leur mère et pleurant ; et tout ce monde semble affolé, comme des fourmis dont on vient de retourner la fourmilière. À ce spectacle, nous nous sentons payés de beaucoup de nos misères ; il nous rappelle les exodes français de 1940 ; mais cette fois c’est le vainqueur d’alors qui connaît, à son tour, l’angoisse de la défaite, la douleur du foyer abandonné, la fuite dans l’inconnu, après avoir ramassé les souvenirs auxquels on tient le plus et sans espoir d’un avenir meilleur, comme nous pouvions le conserver au plus fort de la débâcle », écrit Henri Noirot. Pour beaucoup, l’heure de la revanche a sonné. Ils ne peuvent imaginer que certains de leurs camarades de Neuengamme n’ont pas encore vécu le pire.
Folke l’ignore, mais, en agissant ainsi, il vient de sauver à deux reprises les proéminents : une première fois en les détournant de la destination qui les attendait en restant à Neuengamme, la baie de Lübeck ; une seconde fois en leur évitant le terminus de Flossenbürg, et en offrant aux déportés sauvés de rejoindre Terezin puis Brezani, au nord de Prague, où ils seront libérés le 8 mai 1945.
Jusqu’où obéir, qu’est-ce que servir et pour qui le faire ? La question s’est posée aux députés, aux maires, aux préfets, au capitaine suédois Folke. Certains ont payé cher leur « désobéissance ». Sur les 12 préfets de la liste noire de Karl Oberg, le chef de la police allemande en France, trois se retrouvent en baie de Lübeck : Édouard Bonnefoy, Louis Dupiech et Jacques-Félix Bussière.