Les déportés expédiés à Neuengamme n’arrivent pas toujours à destination. Quelques-uns suivent un parcours spécial. Par exemple, les fugitifs repris après une tentative d’évasion font étape à Neue Bremm (Sarrebruck), un camp de torture qui a pour fonction de rendre docile le détenu le plus rebelle à force de l’obliger à rester accroupi pendant 6 à 8 heures par jour. Les curés arrêtés à Marseille avec le groupe de Témoignage chrétien (convoi du 21 mai) rejoignent quant à eux le block des prêtres de Dachau le 22 décembre 1944. Les NN, Nacht und Nebel, Nuit et Brouillard, vont vers Sachsenhausen, Natzweiler ou Ravensbrück où ils disparaissent sans laisser de trace. Plus rarement enfin, certains sont transférés à Flossenbürg ou Buchenwald. Claude Bourdet, jeune ingénieur chrétien social, du mouvement Combat, immergé dans l’« aventure incertaine » (titre de l’un de ses livres) de la Résistance, ne reste ainsi que trois semaines à Neuengamme avant d’être transféré à Sachsenhausen puis à Buchenwald.
Hormis ces cas particuliers, la grande majorité des détenus de Neuengamme gagne, après les deux ou trois semaines de quarantaine réglementaire, un poste de travail situé à plusieurs dizaines, voire centaines de kilomètres du camp central et ne reviendront jamais à leur base, sauf en cas de grave punition et notamment de pendaison. Les kommandos extérieurs créés au fil des ans ne sont en effet pas moins de 75 et comptent dès 1942 plus de détenus que le camp central. Fabrications civiles et militaires se disputent cette main-d’œuvre taillable et corvéable à merci, de même que les chantiers de construction ou de réparation de chemins de fer, d’aérodromes, de canaux ou de routes…
Certaines villes servent de centre de gravité à une constellation de kommandos. À Brunswick, à 147 kilomètres de Hambourg, par exemple, l’usine Büssing est spécialisée dans la construction de camions. À côté, Watenstedt-Salzgitter emploie 2 000 détenus dans les aciéries d’Hermann Goering. Joseph, l’aîné des Rouchon, y fabrique des bombes et y procède au décolletage des obus jusqu’au jour où il est gravement brûlé en travaillant à proximité de fours à très haute température. Non loin, au sud de Salzgitter, un kommando féminin participe à la fabrication de grenades. Loin d’être épargnées, les femmes forment 17 kommandos extérieurs. L’entreprise Polte exploite 1 520 déportées, pour beaucoup juives, en provenance d’Auschwitz-Birkenau et de Bergen-Belsen ; ce sont également des femmes qui travaillent pour Continental Gummi-Werke, une usine de caoutchouc à Stöcken, et pour celle de masques à gaz de Brandt à Limmer.
À 27 kilomètres de Neuengamme se trouve Fallersleben, qui fournit 656 ouvriers à Volkswagen dont le siège se trouve dans la ville voisine de Wolfsburg. « Le dressage dans le camp fut très brutal, mais bref, car nous avons été désignés pour le nouveau kommando de Fallersleben. Nous avons perdu là 35 des nôtres sur les 462 venus de France (convoi du 21 mai) », témoigne Mme Jolivet, répétant les propos de son père, le gendarme et résistant Rogatien Guillemoto. Lucien Hirth, l’Alsacien rebelle, y roule des wagonnets et y déterre des bombes par des températures qui, selon lui, descendent à – 25 °C. Les paysans de l’Allier, Charles David et son ami Lucien Rouchon, y sont envoyés avec 750 hommes après seulement 5 jours passés à Neuengamme.
À l’est de Brunswick, enfin, la mine de sel d’Helmstedt transforme les hommes en fourmis pour creuser des galeries souterraines susceptibles un jour de dissimuler des usines à l’abri des bombardements. On y travaille plié en deux, le torse nu, dans d’épais nuages de poussière soulevés par les explosions de dynamite.
Un seul et même chef a la responsabilité d’une autre galaxie, Brême, à un peu plus d’une centaine de kilomètres de Neuengamme, le SS-Obersturmführer Hugo Benedict. La cité elle-même est un site stratégique depuis que les ports de l’Atlantique sont inutilisables. À Brême-Neuenland et Brême-Osterort, la Kriegsmarine, en étroite collaboration avec Deschimag-Weser, le chantier naval du groupe Krupp, construit Hornisse, un abri-bunker pour des sous-marins. Robert Duterque séjourne tour à tour dans ces deux camps, tandis que les Muratais Antoine Sauret, Eugène Loussert, Charles Lhéritier, Léon Chassang travaillent dans le second. À Brême-Schützenhof, on fabrique des grenades. En octobre 1944, Miroslav, le résistant tchèque, y est tourneur. Il a raconté sa punition pour le vol d’un pain : « On devait décharger du pain. Un SS nous dit : “Venez ici pour décharger.” Il y avait toujours un groupe de prisonniers qui déchargeait. On devait compter à haute voix le pain. Une fois, j’en ai caché un pour le manger. On m’a pendu par les bras, les pieds touchant à peine le sol […]. Lorsqu’ils m’ont libéré, je ne pouvais plus bouger mes bras et mes mains, ça a duré pendant deux jours. Avec cette torture, le sang ne circule plus. C’est un truc à avoir ses membres nécrosés. »
Blumenthal, sur la Weser, fournit la main-d’œuvre nécessaire à Deschimag-Weser qui fabrique des pièces détachées pour sous-marins, notamment des turbines. Parmi les 929 détenus déportés à Blumenthal à partir de septembre 1944, figure Pierre Billaux, l’un des deux coiffeurs normands. Il a pu observer qu’en déportation son métier n’est guère recherché et s’est retrouvé affecté aux corvées pénibles et dangereuses : transport de plaques de tôle, déchargement de produits lourds, etc. À Blumenthal, des entrepôts désaffectés ont été transformés en ateliers de mécanique et c’est là que les détenus venus de Neuengamme sont conduits tous les matins sous escorte armée, après vingt minutes de marche, depuis le Lager (camp) au lieu-dit Bahrsplate. Le Muratais René Quairel y lutte aussi pour sa survie. Blumenthal est en relation avec le kommando de Brême-Farge, appelé base Valentin.
Enfin, deux kommandos ont été rattachés de manière plutôt arbitraire à Neuengamme : Wilhelmshaven (à 300 kilomètres du camp), kommando d’armement de la Kriegsmarine qui produit pièces détachées et sous-marins de poche. Wilhelmshaven est si excentré qu’il n’est même plus un port de la Baltique, mais de la mer du Nord. Les gendarmes de Loches et près des trois quarts des hommes rassemblés à fort Hatry les 28 et 29 août 1944 s’y retrouvent. Autre kommando improbable, Aurigny, île anglo-normande occupée la plus proche de la France, la plus petite aussi, loge un certain nombre de détenus de Neuengamme chargés d’édifier le mur de l’Atlantique.
De tous ces kommandos, il en est un qui est resté particulièrement célèbre, c’est le bunker Valentin, parce que la vie y fut extrêmement pénible et parce qu’il illustre bien la folie des nazis. Le chantier du bunker lui-même commence très tôt, au milieu des années 1930. Comme le traité de Versailles interdit le réarmement, celui-ci se fait en secret dans des souterrains. Une société écran du ministère du Reich à l’Économie, la Wifo (Wirtschaftliche Forschungsgesellschaft), supervise les travaux. En janvier 1937, Hitler, conformément à ce qui a toujours été son programme contre le Diktat, déchire le traité : le réseau de galeries souterraines s’étend désormais « au grand jour » sous la surveillance de la Kriegsmarine qui va devenir une « très grosse mangeuse de déportés », commente Pierre Brunet, rescapé du camp et président de la commission historique de l’Amicale de Neuengamme.
En 1943, nouveau coup de projecteur sur les champs de Brême, car il est urgent de se protéger des bombardements aériens. Les Allemands décident de revenir à leurs projets souterrains et d’édifier en un temps record un bunker monumental qui, placé lui aussi au bord de la Weser, une vingtaine de kilomètres en aval du port hanséatique, servira, en toute sécurité, à la fois de port et de chantier naval pour des sous-marins en réparation ou en construction. Le projet est stratégique pour une Allemagne d’autant plus attachée à conserver la suprématie navale qu’elle a perdu la domination aérienne et qu’elle croit encore pouvoir interrompre le ravitaillement des Alliés à travers l’Atlantique grâce à ses sous-marins.
Avec quelque 2 700 détenus, le bunker devient l’un des principaux kommandos extérieurs de Neuengamme. Les entreprises Siemens et Krupp ont leurs bureaux sur le chantier. Faute de baraques en nombre suffisant, les détenus dorment dans une cuve à carburant située à environ 4 kilomètres. Lucien Hirth a laissé un témoignage précis de la « vie à Farge », camp contrôlé par des prisonniers de droit commun allemands, les « verts ». Deux équipes se relaient jour et nuit pour travailler dans le bunker. Celle du matin se lève à 4 heures. « Toilette » sous les insultes et les coups de schlague, café – c’est-à-dire une eau tiède colorée au marron d’Inde –, « pain » – en réalité des tranches noires d’un aliment indéterminé. Tous partent ensuite pour l’appel, longue séance de torture sous les projecteurs blafards. Les officiers SS tiennent le camp, mais la Kriegsmarine escorte les détenus dès qu’ils en franchissent les portes. À pied ou dans des wagonnets à sable, ils gagnent le bunker, un bloc de béton armé de 426 mètres de long sur 97 de large et 33 de haut, desservi par un raide escalier de bois. Un sarcophage dans lequel les hommes s’ensevelissent sous les cris et les coups. Construire « Valentin » nécessite 60 000 mètres cubes de ciment par mois et l’utilisation de 30 000 tonnes de machines. En coulant le béton, les hommes craignent toujours de tomber dans le ciment en train de prendre. L’endroit, protégé par des murs très épais, est traversé par un courant d’air glacial qui ne laisse de chances de survie qu’à ceux qui ont glissé sous leur costume rayé des pages de papier journal. Encore ne faut-il pas se faire surprendre lors de la fouille, car cela est interdit. Ce sont des journées terribles et sans fin. L’un des kapos allemands, Willi, 30 ans, est réputé avoir tué père et mère. Raymond Portefaix, témoin des terribles conditions de travail du kommando ciment, écrit : « Nous devons mettre un genou en terre pour permettre à deux camarades de nous charger les sacs [de ciment] sur les épaules. Nous nous relevons en vacillant sous les cinquante kilos alors que nous n’en pesons pas plus de quarante […]. Jour après jour, nous perdons nos forces ; les brumes d’automne, les premiers froids nous déciment. »
De retour à la cuve de carburant qui leur sert de dortoir, les prisonniers sont rarement couchés avant 22 heures. La nourriture y est, semble-t-il, moins infâme qu’à Neuengamme. « Les choux sont coupés en morceaux, le bouillon est salé et les bouteillons plus propres que les tonneaux. »
Ce bunker a souvent été appelé le « tombeau des Français » car, le 1er août 1944, la majorité des 2 000 prisonniers affectés à Farge sont des Français. Reconnu par de jeunes résistants bretons, le préfet Louis Dupiech y est arrivé sous les applaudissements.
Les Muratais y meurent en masse. L’un d’eux, Serge Landes, confirme que les journées s’étendent de 6 heures du matin à 20 heures avec seulement une heure d’interruption à midi pour le déjeuner, soit 13 heures de travail. Il faut remuer de la terre glaise, transporter de grosses pièces de fer. En hiver, des lambeaux de peau restent collés aux barres de fer gelées car on travaille sans gants. Landes fera partie des Muratais qui s’en sortiront, tout comme Henri Joannon, le pharmacien (17 avril 1901), lui aussi à Brême-Farge. Adrien Saunois, habitant d’Origny-en-Thiérache (Aisne) et agent P2 (travaillant en permanence pour la Résistance) du réseau Buckmaster, chargé de récupérer du matériel largué lors des parachutages, de stocker des armes à son domicile ainsi que du ravitaillement et des postes émetteurs, s’y est lié d’amitié avec Lucien Hirth. Des « Vovéens », dont le si jeune André Migdal, déporté en tant que résistant et non comme Juif, y arrivent également le 1er août 1944. Pierre Saufrignon, le policier résistant, y souffre. Enfin, Edmond Forboteaux y est affecté au moins un moment. Les Français côtoient des détenus aussi divers qu’ailleurs, des travailleurs forcés civils d’Europe de l’Ouest et de l’Est, des prisonniers de guerre soviétiques, des militaires italiens…
Le bunker vient à bout des plus costauds. La pénibilité du travail, les mauvais traitements, la nourriture insuffisante, les intempéries, les blessures et les maladies font plus de mille victimes (1 144). Malgré tout son courage physique et moral, Léonel de Moustier, exténué, y rend son dernier souffle le 18 mars 1945. S’évader est impossible : les gardes sont d’autant plus vigilants que reprendre un évadé leur rapporte une rasade d’alcool supplémentaire et parfois jusqu’à trois jours de congé exceptionnel. Le chien d’un SS de Farge ayant disparu mystérieusement, son propriétaire fait enchaîner le Français Henri Denaiffe à sa place. Pour manger, on lui donne une écuelle qu’il doit laper, il doit aussi aboyer et faire le beau. Il survivra néanmoins à ce kommando. Tout comme Louis Dupiech, Adrien Saunois, André Migdal, Lucien Hirth, Raymond Portefaix, André Fayard et Paul Niocel, qui s’y épuisent sans succomber.
Le vendredi saint 1945, les bombardements alliés interrompent brutalement la sinistre aventure. Le bunker ne résiste pas aux deux bombes de 10 tonnes qui explosent sur son toit. Tout le sang versé n’aura servi à rien et Valentin ferme avant qu’un seul sous-marin ait été construit. Reconverti en centre de transit, il devient le lieu de ralliement de tous les déplacés des camps alentour, jusqu’à ce que, le 10 avril, vienne son tour d’évacuer.
« Les douze mille hommes jetés à Neuengamme de tous les coins de l’Europe se trouvaient confondus, semblables, égaux, une simple chair anonyme ; rien de singulier ne subsistait en eux, sinon, cousue sur leurs loques, l’initiale de leur nation, qui permettait de séparer les compatriotes pour aggraver la solitude », écrit Louis Martin-Chauffier. Le sentiment de solitude et d’abandon est terrible à Neuengamme, surtout quand on a un R (pour Russe) cousu sur ses loques. Pour les esclaves qui travaillent « à la porte », c’est-à-dire à l’extérieur du camp, la fatigue des allers-retours à pied jusqu’au chantier, qui obligent parfois à parcourir des kilomètres, rend encore plus compliquées toutes ces journées sans fin, le ventre vide. Le seul moyen de ne pas mourir à la tâche, c’est d’apprendre à se ménager. Roger Joly, déporté à Neuengamme, admire les Russes : « Il faut les voir s’affairer ou du moins faire semblant […]. Ils donnent une prodigieuse impression d’activité pour une efficacité nulle. Ils tirent merveilleusement au cul en s’épargnant la schlague […]. Ils nous surpassent dans l’art difficile du non-rendement. » Les Russes s’entraident pour faire semblant de travailler sans se faire prendre. Personne d’autre ne les aide : ils ne peuvent compter que sur leurs propres forces. C’est pourquoi ils sont les plus nombreux à tomber. Pour tenir en camp, le plus important, en effet, c’est la solidarité. Sans elle, personne ne survit.
Le détenu isolé n’a aucune chance. Il faut appartenir à un groupe, voire à plusieurs. Les Belges et les Polonais sont les plus anciens du camp, ce sont eux qui l’ont créé. Les Polonais représentent le quart de l’effectif. Ils ont développé de solides réseaux. Les communistes, longtemps soumis aux « verts », c’est-à-dire aux droit commun, et ce jusqu’en 1944, finissent par contrôler le camp. Ils ont eux aussi le pouvoir d’affecter des détenus à des postes dits protégés ou dans des « bons » blocks, des blocks allemands, par exemple, et surtout pas russes car les Stubendienst et le Blockältester (doyen du block) y frappent à tour de bras.
Ceux qui bénéficient de solidarité, voire d’amitié, accroissent leurs chances de survie. Burian voit arriver avec bonheur Geschonneck, son compagnon d’infortune depuis si longtemps. Quand Geschonneck chante des opéras de Bertolt Brecht et Kurt Weill, Burian saisit son harmonica et l’accompagne.
Roland Malraux dispose d’un véritable cercle de camarades, Louis Maury, l’ami de cœur dont il ne se sépare jamais jusqu’à la fin sur le Cap Arcona, l’ancien préfet régional de Marseille, Jacques-Félix Bussière, et le docteur Cornu qui, à Neuengamme, est affecté au kommando d’argile puis mis à contribution comme médecin lors de l’évacuation vers Sandbostel. Il a retrouvé aussi Louis Martin-Chauffier, l’un des piliers des publications clandestines du mouvement Libération-Sud dont le domicile de Collonges-au-Mont-d’Or hébergea de multiples proscrits et abrita de nombreuses réunions. Les deux hommes sont d’anciens journalistes de la revue Les Volontaires où écrivaient, à la veille de la guerre, des hommes, tous frottés à l’action militante et indignés par la non-intervention de la France dans la guerre d’Espagne et par la reculade de Munich.
Henri Joannon, le pharmacien arrêté avec les Muratais, a le plaisir de retrouver au Revier de Neuengamme son professeur de biologie à Lyon, le Dr Florence, et un de ses camarades, Moysset, pharmacien à Carpentras. Ce soutien moral va considérablement l’aider à soigner ses blessures. Pour survivre, il faut bénéficier d’amitiés anciennes ou en créer de nouvelles : le résistant André Duthilleul, alias Oscar, et Albert Barraud deviennent de grands amis. Marcel Cimier, l’ouvrier blessé, ne réussit à survivre que grâce au soutien de son neveu, Roger Pourvendié (numéro 45 608), déporté avec lui, et à l’appui d’un camarade polonais qui lui évite de justesse la chambre à gaz vers laquelle le pousse inéluctablement son affaiblissement.
Pour bénéficier de solidarités diverses, parler la langue de l’ennemi est un atout considérable. Les détenus le comprennent au moment même où il leur faut apprendre leur matricule et le répéter à voix haute. Comprendre les ordres, c’est éviter beaucoup de punitions, c’est apprendre plus vite que les autres les codes de cette nouvelle société. La survie de Maurice Choquet, résistant déporté à 17 ans, d’Henri Solbach ou encore de Gustave Houver dépendra en partie de leur bilinguisme. Roland Malraux a passé une année en Allemagne du temps de la République de Weimar et beaucoup fréquenté l’appartement de son frère André, rue du Bac, lieu de rendez-vous de réfugiés allemands où sa belle-sœur, Clara, dont le grand-père ne parlait que l’allemand, leur servait d’interprète. Il s’efforce de surprendre des bribes de conversation entre les SS et les répercute auprès des Français et parfois aussi des Russes, du moins autant que ses rudiments de leur langue le lui permettent. Comme tous les germanophones, dont Louis Maury, son ami, il est souvent sollicité. Pour mieux se tenir au courant de la progression des Alliés, le préfet Louis Dupiech se met à apprendre l’allemand en camp. Enfin, parler cette langue permet de mieux s’intégrer, y compris aux rares détentes autorisées, celles prévues pour des détenus « allemands ». Ainsi, le Grec d’origine russe Vladimir Ouchakoff, inscrit à l’école allemande à Athènes, joue aux échecs le dimanche.
Posséder un talent « utile » aide aussi. La musique, même populaire, réchauffe les cœurs. À Auschwitz, Marcel Cimier a laissé un souvenir impérissable parce qu’il jouait de l’accordéon et réconfortait ses camarades avec des airs de bal musette. Burian survit en se liant d’« amitié » avec des kapos allemands amateurs de musique grâce à son harmonica, sans réussir toutefois ni à intégrer l’orchestre du camp, ni à être rangé parmi les proéminents. Emil Burian joue et compose. Il inclut dans son répertoire des airs de L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht. Son camarade Geschonneck, enfin, ne cesse, dans tous les camps par lesquels il passe, de déclamer d’admirables tirades, et René Blieck récite des vers de Rimbaud, son poète préféré, écrit secrètement, sur des bouts de papier dérobés, des poèmes que ses camarades et lui-même apprennent ensuite par cœur, et fait office d’agent de liaison avec les francophones. Roland Malraux donne des leçons de solfège et d’anglais. En camp plus encore qu’ailleurs, tout ce qui permet de s’évader de l’enfer un instant est précieux.
Certains sont, physiquement ou moralement, davantage prêts que d’autres à la grande confrontation. Car, dans tous les témoignages, parfois ténus, que les déportés ont laissés, transparaît la folie sans limites qui prévaut en ces lieux.
Ici, les bourreaux règnent en maîtres. Louis Maury a brossé le portrait de quelques-uns. Le chef du camp, Tumann, capitaine SS d’une cruauté terrible, s’est constitué une solide réputation d’assassin dans le camp polonais qu’il a précédemment administré : « Toujours sanglé dans un ciré noir, la cravache à la main, flanqué de deux superbes chiens-loups, il terrorise tout le camp, y compris ses subordonnés SS. » Il abat dans les latrines un homme déculotté qui ne s’est pas levé assez vite. Speck le violent, qui brise les dents des déportés à coups de cravache puis, mû par de surprenantes envies esthétiques, exige qu’on fleurisse les fenêtres des baraques. Fritz le pervers, qui fait exprès de salir ses bottes dans la boue et oblige les déportés à les nettoyer avec leur langue. Ernst l’obsessionnel, qui vérifie à l’aide d’une balle de tennis de table qu’il fait rouler si les couvertures des châlits sont bien tendues. Karl le chef du block 13, alcoolique et fou, qui réveille les détenus la nuit pour leur faire des discours. Walter le kapo, qui pense que le droit de vie et de mort dont il dispose sur les détenus lui donne une stature quasi divine. Surveillant l’atelier tressage, il a inventé la punition par procuration et s’amuse à frapper ceux qui sont près de lui, donc toujours les mêmes, sous prétexte qu’il ne veut pas se déranger pour punir les vrais bavards et que « nous sommes tous solidairement responsables ». Souvent les kapos, des condamnés de droit commun, sont aussi féroces que les SS.
Face à ces bourreaux s’est mise en place au fil des mois puis des ans une organisation clandestine du camp qui compte des personnalités d’à peu près toutes les nationalités présentes. Le Soviétique Bukrejev prend ainsi la tête d’un directoire militaire. Belges, Russes, Polonais, Français et d’autres encore complotent pour contrecarrer la violence des gardiens et mettre à l’abri le plus de détenus possible et, un peu plus tard, alors que tout concourt à faire penser que la guerre touche à sa fin et que ce sont les Alliés qui sont en train de l’emporter, à préparer la libération du camp. Une autolibération moins pour l’honneur et la satisfaction qu’il y aura à s’affranchir soi-même que pour éviter les massacres que tout le monde redoute. Nul ne connaît encore les ordres reçus par les SS et par leurs chefs, mais chacun se doute que la tentation sera grande pour les bourreaux de supprimer les témoins de leurs crimes.
La conception que les uns et les autres se font de cette action contre les autorités du camp est évidemment différente selon leurs tempéraments, leurs nationalités et leurs opinions politiques. Dans cette affaire, ce sont les plus maltraités, les Soviétiques, qui prennent la main.
À l’origine simple annexe, devenu camp à part entière en 1940, Neuengamme termine la guerre avec un triste record : il est le premier centre de détention d’Allemagne du Nord : 106 000 hommes et femmes de 28 nationalités différentes (34 à Dachau) sont passés entre ses barbelés. 20 000 sont soviétiques – prisonniers de guerre et civils –, 15 700 polonais, 13 000 juifs venant de partout, souvent « politiques » eux-mêmes, 11 500 français (11 000 hommes et 500 femmes, dont 7 000 ne sont jamais revenus), 9 200 allemands et enfin quelques centaines d’otages notables, gardés comme monnaie d’échange.