« Mieux vaut une fin dans l’horreur qu’une horreur sans fin », c’est ce qu’on entendait dire parfois dans l’Allemagne du début de 1945. Terreur, meurtre et destruction ont fini par décourager même les plus enthousiastes. Désemparés par le chaos inimaginable, les routes coupées, la pénurie alimentaire, les pannes d’eau, de gaz et d’électricité, les Allemands font plus que douter, même si peu nombreux sont ceux qui osent l’avouer à haute voix.
Spasme plus que sursaut, leur pourtant violente contre-offensive dans les Ardennes, du 16 décembre 1944 au 8 janvier 1945, a été la dernière illusion, et puis ils se sont enfoncés dans une sorte de délire suicidaire, sans pouvoir se soustraire à une fin de guerre à la mesure de ce qu’ils ont fait subir au monde.
Des scènes inimaginables : les habitants de Dresde se noyant dans le grand réservoir de la ville où ils ont plongé pour fuir les flammes. Des directives aux euphémismes atroces : « Buchenwald est prié de ne plus envoyer de transport à Bergen-Belsen ; le camp doit veiller lui-même à “résoudre son problème de surpeuplement”. » Des ordres secrets démentiels : « Pas un déporté ne doit tomber vivant entre les mains des Alliés », recommande Himmler.
Mais c’est probablement Goebbels qui remporte la palme du fanatisme et de la démence. Alors que la situation de l’Allemagne est plus que préoccupante, c’est le cinéma qui accapare toute son attention. Le 30 janvier 1945, son grand projet aboutit enfin : c’est un film, qui conte la défense héroïque de Kolberg, une petite ville au bord de la mer Baltique qui a résisté aux troupes de Napoléon en 1807. Tourné en couleurs et commencé deux ans plus tôt, il est projeté en avant-première à Berlin et à La Rochelle. Pour cette « œuvre » de propagande, Goebbels a fait appel au réalisateur nazi le plus célèbre du IIIe Reich, Veit Harlan, celui-là même qui a commis le nauséabond Juif Süss. Comble de l’absurde, il a trouvé le temps et l’énergie, alors que la guerre fait rage et que des hommes meurent, de mobiliser 200 000 figurants chargés de faire semblant de se battre et de mourir ! Autre ineptie, à l’heure où même en Allemagne on finit par manquer de tout, c’est le film le plus cher de la production nazie. Mais, pour Goebbels, il illustre le slogan de la guerre totale et c’est l’essentiel : Das Volk steht auf, der Sturm bricht los (« Le peuple se lève, la tempête se déchaîne »). En fait, Kolberg, aujourd’hui en Pologne, est situé à peine plus à l’est que la baie où va sombrer le Cap Arcona. De plus en plus, Goebbels confond rêve et réalité, au point de renvoyer à un épisode ancien et à un mélodrame, alors qu’un drame se prépare. Il affirme que le film galvanisera le moral des Allemands au moins autant qu’une bataille remportée…
En 1943, la SS avait pour priorité de fermer les camps « d’extermination » ; en avril 1945, il lui faut fermer les camps « de concentration » avant l’arrivée de l’Armée rouge et des Alliés, évacuer tout le monde et ne garder que quelques survivants comme monnaie d’échange. La tâche est immense : tout effacer alors que le cap des 714 211 détenus, dont 202 764 femmes, a été franchi par les Allemands. « Au camp, nous avions connu la folie, là, nous étions en pleine démence », témoigne Rousset.
Dans un paysage d’apocalypse s’engage donc la plus folle des entreprises, le transfert des détenus d’un camp « menacé » par l’arrivée imminente de l’ennemi à un camp « sécurisé » en terre allemande ! Ce sont les « marches de la mort », des marches forcées exténuantes pour des organismes épuisés et affamés qui doivent lutter chaque seconde pour rester en vie. Des marches commencées par rangs de cinq au pas cadencé et terminées en file indienne une fois les rangs éclaircis, disloqués et étirés. Des marches faites avec une semelle de bois mal attachée ou des chaussures trop petites, voire nu-pieds, et, dans ce cas, l’espérance de vie se réduit encore un peu plus car, sans chaussures, dans la foule et la saleté, c’est la mort. Des marches longues de dizaines de kilomètres, avec pour tout ravitaillement 50 grammes de pain un jour, 200 le lendemain, parfois une tranche d’une charcuterie indéterminée, une autre fois un litre d’eau chaude, parfois rien. La météo est épouvantable, comme d’habitude.
Chemin de pierre, de graviers, de boue… Aucune halte n’est possible, même pour se soulager, même pour ramasser une betterave dans un champ, même pour s’accroupir et boire l’eau saumâtre d’une mare. Armés jusqu’aux dents, SS et soldats de la Kriegsmarine encadrent la marche, abattent les détenus à bout de forces d’une balle dans la nuque et écartent sans ménagement les rares civils qui se risquent à tendre un verre ou un quignon de pain aux marcheurs. Chemin de mort aussi : un faux pas ou un moment d’inattention, et c’est l’abîme. La vie ne tient qu’à un fil. Épuisés, à bout de souffle, certains s’affalent sur place et meurent piétinés par les suivants hagards puis broyés par les roues des camions militaires qui ferment la marche.
La défaite décuple la violence des SS. Les routes sont jonchées de cadavres laissés à même le sol, se décomposant lentement à l’air libre. « Nous avions tous un sentiment de culpabilité à cause de nos camarades abattus en route. Aurions-nous dû continuer à les traîner jusqu’à nous effondrer nous-mêmes à leur côté ? » s’interrogera, des années plus tard, Raymond Van Pée, un ancien détenu belge.
Tandis que les nazis se triturent le cerveau pour savoir comment se débarrasser de leurs prisonniers, les déportés ressassent des idées sombres : que vont faire d’eux des SS qui ne veulent pas laisser en vie des témoins gênants ? Ils comprennent qu’ils deviennent encombrants, pèsent les chances de s’en sortir vivants et s’enfoncent dans le désespoir. Nombreux sont ceux qui préfèrent encore l’atroce routine du camp à une aventure hasardeuse sur les routes. Partir le plus tard possible, se cacher au camp en attendant les Alliés devient une obsession dont la résistante Jacqueline Péry se fait l’écho : « La fin de la guerre est imminente. Pourtant nos chances de survie sont infimes dans ce pandémonium où la volonté d’extermination demeure l’ultime obsession des SS. Nous continuons à travailler comme si la guerre devait durer mille ans. On meurt de faim, on meurt d’épuisement, on meurt dans la chambre à gaz ou par injection. Mieux vaut cependant, pensons-nous, tenter de rester sur place que d’être jetées sur la route. Nous connaissons notre enfer, qui sait ce que pourrait nous réserver le suivant ? »
Au début de l’année 1945, à Auschwitz, le pilonnage d’artillerie des Russes commence à s’entendre dans le lointain. L’armée soviétique poursuit sa progression à travers l’hiver polonais. Les combattants sont en combinaison blanche, skis aux pieds. Le camp achève son évacuation. Hugues Delmas, le pharmacien de Figeac, transféré de Hambourg à Auschwitz en novembre 1944, Berek le dentiste, son frère Josek et Sam Pivnik partent dans les derniers, huit jours seulement avant la libération du camp qui a lieu le 27 janvier. Par un hiver des plus rigoureux, cette première « marche de la mort » se fait moitié à pied sous la neige, moitié dans des camions à bestiaux à ciel ouvert. Dans un monde toujours plus dément, les Allemands s’évertuent à faire voyager les hommes en wagons ouverts l’hiver, après les avoir transportés en wagons fermés l’été.
Hugues Delmas échoue ainsi à Mauthausen. Il intègre la sinistre « carrière », le broyeur d’os (Knochenmuhle), son escalier de la mort et son tristement célèbre « mur des parachutistes » d’où l’on précipitait les déportés, puis meurt exténué à Gusen, annexe bien connue pour le nombre de déportés enterrés vivants en y creusant des tunnels.
Sam Pivnik, lui, est jeté dans un train en gare de Gliwice. En route, des civils tchécoslovaques apitoyés jettent du pain aux détenus, les Allemands tirent à la fois sur ces civils bienveillants et sur les détenus qui mordent dans le pain qui leur est jeté. Finalement, sept jours plus tard, Sam se retrouve à son tour devant le grand portail de Mauthausen avec l’aigle géante surmontée du swastika, mais il n’ira pas plus loin : camp complet. Il faut le rediriger ailleurs. Personne ne sait trop où. Deux jours plus tard, finalement, il est à Dora Mittelbau, près de Nordhausen, l’usine des fusées V1 et V2, les fameuses armes secrètes sur lesquelles Hitler mise pour changer le cours de la guerre. Ce complexe est installé dans des grottes naturelles creusées dans la roche et reliées par des tunnels aux ateliers qui fabriquent les fusées. La mention du froid revient tout particulièrement dans le témoignage des déportés qui y ont séjourné (– 26 °C lors de l’hiver 1944-1945). Sam intègre le sous-camp Tourmaline : une Appellplatz, des rangées de baraquements, des blocks, un grillage électrifié et quatre miradors.
Pour les Jacobs, Dora Mittelbau représente aussi le terminus. Les deux frères y arrivent sous la houlette d’un bourreau du même âge qu’eux : Max Schmidt, 25 ans, un pur produit du système nazi, que Berek connaît bien pour l’avoir souvent soigné et dont Sam Pivnik a laissé un portrait après l’avoir également côtoyé à Auschwitz : « Il avait un frais visage de garçon de la campagne avec des cheveux coiffés en arrière. Il aimait arpenter Fürstengrube avec un berger allemand et une cravache, prêt à se servir de l’un ou l’autre si l’occasion se présentait. Originaire d’une famille de fermiers du nord de l’Allemagne, il avait le nazisme dans le sang […]. Son père était membre du parti depuis des années. Schmidt lui-même avait combattu dans les Waffen-SS, ainsi que ses deux frères dont l’un avait disparu. Il partageait avec plusieurs SS des camps que j’ai connus la particularité d’avoir été blessé, réformé et muté au régiment de garde d’Auschwitz. Peu après mon arrivée à Fürstengrube, Schmidt s’était marié avec Gerda Bergman, une jolie blonde… Les Schmidt vivaient dans la bourgade voisine de Wesola. »
Paradoxalement, c’est à ce pur produit nazi que Berek doit la vie. Lors de la marche vers Dora, il a un terrible malaise et manque de s’écrouler de fatigue. Son frère Josek et un ami tchèque s’arrangent pour le porter, mais la progression chaotique du trio finit par attirer l’attention de Max qui, en bon gardien, passe son temps à aller et venir à moto le long de la colonne des déportés afin d’abattre les traînards d’une balle de son Luger. Max s’arrête donc et, contre toute attente, au lieu de sortir son pistolet, repart à moto puis revient avec un kapo et lui ordonne de verser une rasade de vodka dans la bouche de Berek qui, requinqué par l’alcool, repart comme un somnambule.
À Dora, les Jacobs rejoignent Louis Cerceau, Marcel Cimier, Georges Gaudray. Déjà parti d’Auschwitz depuis des mois, ce trio a fait un détour par Gross-Rosen et est arrivé là dans des wagons à ciel ouvert par un froid glacial. Sur place, tous ont reçu un nouveau matricule (116 860 pour Louis, 116 934 pour Georges). La machine infernale tourne à vide, il n’y a rien à gagner pour personne à cette loterie, mais on continue à distribuer des numéros…
Le 3 avril 1945, les Alliés prennent pour cible Dora, l’usine des fusées V1 et V2. Nouveau miracle, les cinq hommes réchappent au déluge de bombes, non sans avoir été obligés d’assister au sinistre spectacle de la pendaison de douze officiers russes. Ils savent leur nouvelle évacuation imminente. Celle de Louis, Marcel et Georges se fait vers Neuengamme en train, celle des frères Jacobs, par la route vers une direction inconnue. En réalité, vers la Baltique. En partant le 10 avril, les Jacobs manquent, à 24 heures près, la libération de Dora. La neige ne tombe plus, mais la boue colle aux chaussures, rendant chaque pas pénible. Magdebourg, à 10 kilomètres de Berlin, est atteint avec difficulté, les Allemands ayant distribué aux détenus une bouillie d’orge et d’oignons totalement indigeste et qui donne la diarrhée à tous. Là, les Jacobs et Sam Pivnik montent dans des barges à ciel ouvert voguant sur l’Elbe. Un seul ravitaillement est prévu – du pain et un ersatz de café – mais, lueur d’espoir, ils aperçoivent les premières colonnes de réfugiés allemands. Pour nombre de détenus, ce voyage fluvial est l’occasion de retrouver pour la première fois un contact avec la nature et la paix : l’eau, les arbres, les oiseaux.
En contrepartie, pour beaucoup d’entre eux, c’est également la préfiguration d’un embarquement sur un camp flottant, un bateau-prison. Parvenus à Hambourg, ils repartent vers Lübeck à pied. Les uns sont tués pendant les marches, d’autres meurent de froid et de pneumonie en dormant dehors dans l’herbe mouillée, car les granges et les usines trouvées sur le chemin n’offrent pas toujours suffisamment de place.
Anglo-Américains à l’ouest, Soviétiques à l’est, l’étau se resserre sur Neuengamme, qui compte alors 14 000 hommes, toutes les annexes s’apprêtant à déverser leur 40 000 détenus sur le camp central. Dans un premier temps, ordre est donné aux chefs SS des camps satellites d’opérer un tri minutieux – un de plus : les invalides d’un côté, les valides de l’autre.
Une dernière nuit, une dernière fouille, un dernier appel, et les plus faibles évacuent. Partis le 3 avril 1945, les invalides de Wilhelmshaven sont chargés dans un train dont le voyage tourne court devant un pont qui a sauté sur la Weser. Malgré leur faiblesse, il leur faut franchir le fleuve en bac, puis monter dans un nouveau train qui, parvenu en gare de Lunebourg le 7 avril, subit un terrible bombardement. Pas moins de 256 tués ou blessés achevés par les gardiens sont inhumés à la hâte en forêt. Les survivants passent deux jours dans la gare, sans aucune nourriture, et repartent soit à pied, soit en camion pour Bergen-Belsen, libéré le 15 avril.
Les invalides de Blumenthal et du bunker Valentin partent, quant à eux, en camion ou à pied pour la gare de Vegesack où les attendent des wagons à bestiaux et des bennes à minerai à destination de Bergen-Belsen. La soudaineté du départ transforme la gare en cour des miracles : gémissements et hurlement des malades emplissent l’air. À raison de 110 hommes par wagon, comment ne pas écraser la plaie suppurante de son voisin ? Jetés en vrac à même le sol du wagon, les mourants extirpés du Revier agonisent.
Censé durer une journée, le voyage est interminable. Perturbé par les passages prioritaires de soldats, de munitions ou de ravitaillement, le trafic est tout le temps interrompu. Pendant huit longues journées, les détenus se retrouvent ballottés, mitraillés, bombardés et roués de coups la nuit où l’exiguïté et l’inconfort favorisent les bagarres. Pour les plus faibles, laissés sans soins, sans nourriture, sans eau au milieu d’un monceau d’immondices, c’est la fin du voyage. On creuse des fosses le long du ballast et on y empile leurs cadavres que l’on recouvre d’une mince couche de terre.
Le 13 avril, le train arrive à Bremervörde après avoir été mitraillé une dernière fois, puis s’immobilise. Les survivants gagnent alors à pied Sandbostel, l’ancien stalag X-B, transformé en lieu de rassemblement des nombreux évacués des kommandos de Neuengamme. Sandbostel : « Trois cents morts par jour et des cas avérés de cannibalisme », « de temps en temps une main qui bouge, un œil sans regard qui s’ouvre », résume Pierre Fertil. Le policier résistant Pierre Saufrignon et le docteur Garrigoux y sont envoyés et réussissent à survivre. Au fil des jours, Sandbostel devient, avec Bergen-Belsen et Wöbbelin, l’un des trois grands mouroirs de la région.
Pendant que les invalides vivent un calvaire en train, les valides alternent train et marche pour rejoindre leur camp central à pied. Les départs s’échelonnent. Les trajets sont de plus en plus souvent modifiés en cours de route, les itinéraires de plus en plus longs et compliqués. Ainsi, Claude Campanini, résistant originaire de Moissac et déporté au camp de Wieda, est lui aussi évacué sur la Baltique alors que son camp est à quelque 400 kilomètres de Lübeck ! Signe que le territoire tenu par les Allemands se réduit comme peau de chagrin, il raconte qu’il a vu arriver, le 4 avril, des colonnes de camarades venant de Nixel, Osterhagen et même de Dora : environ 3 000 personnes pour un camp qui en contient habituellement 300. Le 5 avril a lieu l’évacuation, mais l’avancée des troupes britanniques empêche les Allemands d’emprunter la route prévue. Déboussolés, ils font monter tout le monde dans un train de marchandises pour une destination inconnue. Claude Campanini profite de leur désarroi et du mitraillage du train par la RAF pour s’évader.
Les marcheurs sont de plus en plus souvent survolés en rase-mottes par des escadrilles de chasseurs alliés qui les prennent pour des fantassins de la Wehrmacht. Le 3 avril, le préfet Édouard Bonnefoy quitte Brême. Le surlendemain, un flux de détenus du Schutzenhof, parmi lesquels se trouve Miroslav qui compte déjà six mois de captivité, se déverse sur Blumenthal, puis, au bout de 8 kilomètres, sur le camp de Brême-Farge, le camp du bunker. Frappé à coups de cravache, Pierre Billaux, le coiffeur, très diminué par une plaie au bras qui s’est infectée, se met ainsi en marche le 7 ou le 8 avril, comme le Muratais René Quairel. Tous deux évacuent, non sans avoir été contraints d’assister à une ultime exécution, la mise à mort à coups de nerf de bœuf, par le kapo Bruno, de cinq détenus polonais et russes qui avaient volé des cigarettes.
Ainsi, le 7 avril, un groupe de détenus du camp central et des kommandos satellites – soit près de 2 000 hommes et 600 femmes – partent en train à raison de 120 par wagon de marchandises. Après six longs jours de transport, le train déverse vivants et morts pêle-mêle à Wöbbelin. Dans ce nouveau mouroir ravagé par le typhus, affluent de partout – et entre autres du kommando de Fallersleben – 10 000 détenus.
Après une nuit aux alentours du bunker Valentin, le flot humain issu du Schutzenhof, de Blumenthal et de Brême-Farge poursuit sa marche vers Neuengamme. Mal remis d’une phlébite, le préfet Louis Dupiech a du mal à tenir sur ses jambes. Lucien Hirth et Adrien Saunois se soutiennent l’un l’autre, André Migdal puise dans sa jeunesse la force de mettre un pied devant l’autre. Les survivants muratais, André Fayard, Paul Eibel, Paul Niocel, se mettent en marche à leur tour.
Le premier jour, la colonne parcourt 25 kilomètres et atteint Hagen, le lendemain, 21 kilomètres et arrive à Horst, le troisième jour elle couvre encore 10 kilomètres, et tout le monde passe la nuit à Barchel. Les déportés dorment dans des usines désaffectées, des fermes, des porcheries, des granges. Mieux vaut se trouver à l’extérieur qu’enfermé avec des morts. Le jeudi 12, ils sont à Bremervörde où des wagons de marchandises les attendent. Ils y montent à 80 par wagon. La sixième nuit, enfin, ils sont à Hambourg lorsqu’un bombardement s’abat sur le convoi et fait plusieurs dizaines de morts. Pour arriver à Neuengamme, il leur faut encore passer par Drage et traverser l’Elbe sur un bac. Après encore 91 kilomètres en train et 15 kilomètres à pied, les survivants, soit la moitié du convoi initial, font leur entrée, le dimanche 15 avril 1945, dans le camp de Neuengamme.
En un seul jour, tout change. Encerclés, les Allemands n’ont plus guère où aller. Les détenus, partis le 5 avril de Wilhelmshaven et censés gagner également Neuengamme, peuvent le constater : leurs deux haltes prolongées, l’une au bunker, l’autre à Horneburg, ont bouleversé tous les plans des SS. Arrivés à Hambourg non le 15, mais le 16, ils apprennent, à 24 heures près, l’évacuation de Neuengamme. Ultra-saturé, le camp redirige à son tour tous les déportés déversés les jours précédents par la poussée soviétique. Reste une question : où aller ? Complètement désorientés, les SS n’ont guère de choix et entraînent la colonne non plus vers le camp central, mais vers le mouroir de Sandbostel.
Pendant que les marches de la mort s’avancent vers le nord, les Allemands se demandent toujours où parquer leurs proies. Après des kilomètres à pied et un trajet en barge jusqu’à Hambourg, Max Schmidt demeure perplexe. Il sait qu’au moindre faux pas il peut se retrouver sur le front de l’Est, sa hantise. Visiblement, il n’est pas du tout conscient que le front de l’Est n’existe plus. Pour être sûr de ne pas faillir à sa mission – garder les déportés sous surveillance et rester près de Neustadt –, il décide de ramener la colonne de déportés chez lui, en rase campagne. C’est ainsi que Sam et Berek se retrouvent, à la mi-avril, dans une grange de la ferme familiale des Schmidt à Neuglasau. Ils y travaillent plusieurs jours, construisant des murs et réparant des routes sous une pluie battante.
À Neuengamme, ordre est donné aux SS de préparer une dernière évacuation vers Lübeck. Dans le camp, la tension monte, de petits changements bousculent les habitudes. Les kapos, chefs de blocks et leur suite sont bottés et habillés de neuf, en civil. Les détenus, épouillés, reçoivent des vêtements civils sur lesquels sont cousues des boules jaunes et rouges pour éviter les évasions. La présence des Alliés se fait de plus en plus visible. Des canonnades résonnent. Des forteresses volantes grondent, haut dans le ciel. Les Alliés sont de plus en plus stupéfaits de ce qu’ils voient : le 15 avril, des soldats américains découvrent ainsi quelque 400 corps calcinés dans une grange. Ce sont de malheureux détenus en provenance de kommandos extérieurs, tel celui de Hanovre-Stöcken, dont les Allemands ne savaient que faire. Bouleversé, le chef d’état-major de la 102e division déclare aux habitants de Gardelegen : « Vous avez perdu l’estime du monde civilisé. » Une nouvelle fois, l’évacuation a tourné à l’élimination.
Sandbostel évacue sur la Baltique. Les nazis effectuent un nouveau tri parmi les anciens de Wilhelmshaven et forment un groupe qui part vers le port de Stade et qui compte de nombreux gendarmes français de la rafle de Loches. De là, certains poursuivent à pied, d’autres en train. Parmi eux, Noël Happe tente désespérément de grimper dans un wagon sans y réussir, alors que Maxime Detharet et Yves-Marie Luguern, ses collègues, y parviennent. Sur le coup, Noël est dépité. Continuer à pied, pourtant, lui sauve la vie car le train roule vers la baie de Lübeck, c’est-à-dire vers la mort, alors que ceux qui continuent en marchant ne tardent pas à être embarqués sur une péniche qui remonte le canal de Kiel vers la Baltique. C’est ainsi que Noël atteint la baie de Flensbourg d’où il sera rapatrié par la Suède.
Deux colonnes, une de vie, une de mort. Jusqu’au bout, les détenus ne cessent d’être confrontés à la même loterie infernale. Témoignant au tribunal de Bordeaux des années plus tard, Samuel Pisar se souviendra des paroles de sa mère au moment de l’évacuation du ghetto de Bialystok, sa ville natale, alors qu’il n’était qu’adolescent : « Demain, je me demande si je vais te mettre une culotte courte ou un pantalon long. Court, tu resteras avec nous, les femmes et les vieillards. Long tu partiras avec les travailleurs. » Le pantalon long le sauvera des chambres à gaz…
Tous les survivants le racontent : pour échapper au pire, il faut conjuguer deux facteurs, la chance et le hasard. La chance, c’est celle qui a permis à Noël d’avoir un travail devant une grande plaque chauffante et de survivre ainsi aux rigueurs de l’hiver. Le hasard, c’est celui qui poste Maxime et Yves-Marie face à un wagon vide et Noël face à un wagon complet. Noël Happe, 38 kilos à son retour, sera l’un des 7 déportés, sur les 36 gendarmes initiaux, à revenir vivants.
Chance et hasard : c’est aussi la combinaison qui permet à Robert T. Odeman, détenu à Sachsenhausen, de survivre à l’invivable. La chance, c’est celle qui lui vaut d’exercer un emploi de bureau et donc de conserver quelques forces malgré son statut de « 175 ». Le hasard, ce sont ces quelques minutes d’inattention des SS qui lui permettent de leur fausser compagnie.
C’est enfin la combinaison à laquelle Henri Solbach, un Alsacien, doit de survivre. Arrivé à Neuengamme par le convoi du 24 mai 1944, il a été affecté au kommando de Watenstedt où il a fini par être arrêté pour tentative d’évasion. Ramené au camp central pour y être puni, il échappe miraculeusement à la sanction. Pour lui, ce ne sera pas le dernier miracle.
Dans la nuit du 19 au 20 avril, branle-bas de combat, les premières évacuations commencent en direction de Lübeck-Neustadt, port qui n’est toujours pas libéré par les Alliés. C’est au responsable de la police et de la SS à Hambourg, le comte von Bassewitz-Behr, et au commandant du camp, Max Pauly, que revient la responsabilité de vider Neuengamme. En une semaine, quelque 10 000 hommes quittent le camp central.
La plupart vont jusqu’à Lübeck en train et, de là, gagnent Neustadt à pied. Certains font tout le trajet à pied, mais, quel que soit le moyen de transport imposé, ni eau, ni nourriture, ni tinettes ne sont prévues. Le camp perd ses grandes figures : René Blieck, Roland Malraux, Heinrich Roth, Gustave Barlot, Erwin Geschonneck, Emil Burian, Willi Neurath, mais aussi David Rousset.
Les Jackson, père et fils, évacuent ensemble. Vladimir et Ivan, les Ouchakoff, qui se sont arrangés pour travailler dans le même bureau de construction, demeurent inséparables. Juste avant de partir, Ivan écrit à sa femme à Chaïdari (près d’Athènes), mais sa lettre n’arrivera jamais. Les Ouschakoff, enregistrés comme russes, n’ont en effet pas droit à la correspondance. Waldemar, affecté au centre de traitement du courrier, a écrit, lui aussi, une dernière lettre à Sonny Boy, son fils, lui demandant de travailler aussi sérieusement qu’il joue au foot. Il termine sur ces mots : « À bientôt. »
Certains n’ont pas tenu jusqu’au dénouement : Serguei Nabokov est mort en janvier 1945, Rémy Dumoncel, le maire d’Avon, le 15 mars 1945. Quant au syndicaliste Edmond Forboteaux, il n’est pas mort, mais, très affaibli, gît au Revier et c’est sur une civière qu’il quitte Neuengamme pour Lübeck-Neustadt. Rattaché à un groupe de déportés de Brême-Farge qui ont été rassemblés dans le camp de Watenstedt, son camarade Robert Duterque a, lui, été transféré en train quelques jours avant à Ravensbrück, mais il n’a pas surmonté l’épreuve. D’autres sont absents, parce qu’ils sont déjà partis : Louis Martin-Chauffier et Henri Joannon, le pharmacien de Murat, ont été dirigés sur Bergen-Belsen. Le premier a laissé un témoignage édifiant : « Le SS frappait sauvagement : si le malheureux ne bougeait pas, c’est qu’il était mort, on l’enterrait avec les autres. S’il ne l’était pas tout à fait, on l’enterrait quand même […]. Depuis deux jours, les portes ne s’ouvraient plus que pour le départ des SS qui s’en allaient par petits groupes, chaque soir, à bicyclette. » Ce camp libéré, Henri Joannon gagne Sandbostel.
Vers le 20 avril, jour de l’anniversaire d’Hitler, le trio des Français d’Auschwitz s’ébranle. Une semaine à peine après leur arrivée en train à Neuengamme, Louis, Georges et Marcel sont sommés de repartir à pied vers Lübeck. Cette dernière marche est particulièrement accablante. Bombardements alliés et SS dépités rendent l’ambiance électrique. Au fur et à mesure que la colonne se rapproche de la mer, l’air devient iodé. Marcel, qui est bon nageur et a l’habitude de fréquenter une guinguette avec piscine sur l’Orne, se dit que si d’aventure la suite des événements se jouait dans l’eau, il aurait une chance. Et pourtant, il est très diminué.
Dans le camp de Neuengamme, il reste les vingt enfants juifs qui ont servi de cobayes, dix garçons, dix filles, dont deux paires de jumeaux. Un ordre de Berlin parvient au camp : il faut « faire disparaître le service Heissmeyer ». Le SS-Obersturmführer Arnold Strippel s’occupe de le mettre à exécution. Il fait transférer les enfants par camion avec des prisonniers soviétiques à Hambourg, dans l’école Janusz-Korczak, établissement désaffecté, au 92, Bullenhuser Damm. Les enfants sont inquiets. Pour les calmer, on leur fait croire qu’ils vont retrouver leurs parents et on leur distribue des jouets.
Une fois les petits prisonniers dans l’école, les nazis se retrouvent face à leur éternel problème : comment tuer ? La déclaration du médecin Trzebinski à son procès nous l’apprend : « Sauver les enfants était chose impossible et leur injecter du poison était également impossible, car ils ont les artères trop étroites. » Trzebinski explique donc aux petits qu’on va leur faire une piqûre pour les protéger du typhus. Les deux médecins français, le professeur Florence, de Lyon, et le docteur Quenouille, de Villeneuve-Saint-Georges, qui les ont accompagnés dans leur calvaire depuis des jours, tentent de les rassurer. Au petit matin du 21 avril, Trzebinski leur fait une piqûre de morphine. Alors qu’ils sont endormis mais, pour certains, encore conscients, il les pend un par un aux portemanteaux. Les plus jeunes sont si légers que le sous-officier Frahm est obligé de s’accrocher à leur corps de tout son poids pour qu’ils puissent s’étrangler. Au cours d’un interrogatoire, en 1946, Frahm dira qu’il a « accroché les enfants au mur comme des tableaux ». Pour Georges-André Kohn et Jacqueline Morgenstern, les deux petits Français inséparables, c’est l’ultime voyage après le long périple Drancy-Auschwitz-Neuengamme. Pour le Hollandais Édouard, l’aîné des frères Hornemann, également. Deux autres Hollandais, Dirk Deuketon et Anton Hözel, étaient présents parmi les adultes qui ont été pendus ; ont-ils pu réconforter les petites victimes dans leur langue maternelle jusqu’au bout ? Malades, affaiblis, les enfants auraient-ils pu survivre s’ils n’avaient pas été pendus ? Ils auraient peut-être pu être soignés par les Britanniques qui ont investi Hambourg quelques heures plus tard.
Dans la pièce d’à côté, vingt-quatre Soviétiques ayant survécu aux traitements de Heissmeyer subissent le même sort. Comme souvent dans le cas des victimes russes, on ignore leurs noms aujourd’hui encore. Les deux médecins français qui ont accompagné les enfants jusqu’à la fin sont eux aussi exécutés. Heinrich Wiehagen, sergent au camp de Neuengamme, aide Frahm à les pendre à un tuyau au plafond de la chaufferie.
Les Alliés ne doivent trouver les cadavres à aucun prix. Rien n’a été prévu pour se débarrasser des corps, qui sont ramenés au camp, à la grande fureur du commandant, et probablement brûlés à la hâte dans le crématorium. Les SS ne laissent aucun témoin derrière eux.
Le 23 avril, Miroslav le Tchèque, encore debout après sa marche forcée, est autorisé à cesser son funeste labeur payé de deux cigarettes : charrier les cadavres dispersés à travers le camp, notamment dans les baraques, soit un infernal va-et-vient jusqu’au crématoire, effectué de nuit, précaution dérisoire. De plus en plus susceptibles d’être confondus par l’horreur de leurs actes, les nazis finissent par ne confier qu’à des Allemands, essentiellement des prisonniers de droit commun, le soin d’effacer leurs méfaits. Le préfet Bonnefoy, revenu de Brême au camp central, quitte également les lieux ainsi que bien d’autres détenus revenus des kommandos extérieurs, tel Edmond Radziejewski, le jeune Polonais qui, pesé au Revier, ne fait plus que 38 kilos. Le Revier évacué sert de logement aux derniers détenus.
La roue tourne le 24 avril : les SS de Bergen-Belsen sont mis au travail par les Britanniques qui, effarés, découvrent l’horreur. Les SS doivent, à mains nues, transporter et enterrer des centaines de cadavres. À eux maintenant la puanteur, l’horreur des tâches qu’ils imposaient aux déportés.
Le 25 avril, 5 000 femmes venant de Ravensbrück évacuent, par groupes de 500, en direction de la Baltique grâce à l’intervention de la Croix-Rouge quelques jours plus tôt. Elles passent par Lübeck et ne remarquent rien de spécial. Parmi elles, pourtant, se trouve une observatrice avisée, Jacqueline Péry, compagne d’infortune de Germaine Tillion, d’Anise Postel-Vinay ou de Geneviève de Gaulle. Peut-être les nazis ont-ils, à force de précautions, réussi à être discrets. Peut-être Jacqueline et ses camarades sont-elles obnubilées par une seule idée : franchir la frontière danoise où des infirmières en blouse blanche les accueillent.
Dans les nuits du 23 au 24 et du 24 au 25 avril, les SS assassinent dans le bunker de Neuengamme 58 hommes et 13 femmes, résistants allemands et étrangers, qui ont été transférés en catastrophe par la Gestapo de la prison de Fuhlsbüttel au camp central le 18 avril, c’est-à-dire à une date où Neuengamme n’accueillait normalement plus personne. Le 26, des détenus quittent encore le camp central avec parmi eux Maurice Choquet qui raconte avoir passé la nuit à dormir adossé à la paroi du wagon.
Après tous ces départs, il ne reste plus au camp que quelques centaines de détenus, souvent des Allemands chargés du « nettoyage », c’est-à-dire d’effacer tout ce qui peut témoigner de l’« univers concentrationnaire » : les baraques, le chevalet et la potence. Au crépuscule de ce régime où les enfants sont armés et enrôlés dans des unités combattantes, les nazis inventent une ultime utilisation « rationnelle » des déportés : ordre parvient au kapo Albin Lüdke de rassembler les derniers détenus allemands pour en faire des soldats et les incorporer à la formation Dirlewanger encadrée par 280 SS. Le 29 avril, ces « soldats » partent pour Hambourg afin de recevoir des uniformes et des armes avant d’être redirigés sur Flensbourg, dernière poche nazie de la région. Ce sont donc les SS qui fermeront la marche à Neuengamme. Le camp ne sera jamais libéré : il est vide lorsque les Anglais l’atteignent.
Pour chacun des trains d’avril, le voyage, court, est peu meurtrier. Seul le dernier des convois ne dépasse pas Hambourg, obligeant les déportés à parcourir le reste de l’itinéraire à pied. Comme d’habitude, aucun des détenus quittant le camp de Neuengamme en convoi ne connaît la destination ultime. De toute manière, le plan d’évacuation, à l’évidence incertain et souvent contradictoire, est tenu secret. À la descente du train, chacun essaie de se repérer au milieu des constructions industrielles et des voies ferrées. Tous aperçoivent une immense baie et une mer aux eaux grises. Les conditions ne se prêtent pas à la contemplation, mais, pour beaucoup de déportés en provenance de l’Europe centrale et orientale, c’est la première fois qu’ils voient la mer. Et, pour la plupart, la dernière fois.