CHAPITRE XIII

Le naufrage


Chargé d’une histoire déjà bien tumultueuse, le Cap Arcona, qui rapatrie aussi désormais des civils, commence mal l’année 1945. Le 20 février, à la nuit tombée, son capitaine, Johannes Gertz, à bout de nerfs, préfère se suicider dans sa cabine plutôt que d’avoir à assumer un nouveau voyage entre Gdynia (près de Dantzig) et Copenhague. Quelques semaines plus tôt, le Wilhelm Gustloff, torpillé par un sous-marin soviétique, a emporté dans les profondeurs de la mer quelque 8 000 passagers, essentiellement des civils allemands. Hanté par ce naufrage, Gertz ne supporte plus les conditions de navigation qu’on lui impose : un bateau chargé comme un négrier, progressant difficilement sous les bombardements alliés. Le commandant Heinrich Bertram lui succède et prend la tête des 70 hommes d’équipage.

 

À peine plus d’un mois après le suicide de Gertz, l’Armée rouge s’empare de Dantzig. Le Cap Arcona exfiltre des milliers de civils allemands qui fuient en catastrophe la Pologne et met le cap sur le Danemark. À bord, 9 000 soldats et réfugiés s’entassent dans les moindres recoins, y compris dans la piscine, vidée. Finalement, le Cap Arcona arrive à bon port, mais ses chaudières, poussées à fond, ont rendu l’âme. Il part en réparation à Copenhague. Là, il retrouve de sa puissance, mais seulement en partie.

En avril, le Cap Arcona se trouve en baie de Lübeck aux côtés du reste de la flotte, très mal en point : le Thielbek (2 815 tonnes, 105 mètres de long, 14,50 mètres de large pour un tirant d’eau de 6,40 mètres), en mauvais état et remorqué du port industriel à la baie de Lübeck, demeure immobile ; l’Athen (3 600 tonnes, 122,50 mètres de long et 17,50 mètres de large pour un tirant d’eau de 7 mètres), lui aussi endommagé, ne peut au mieux que faire des navettes ; le Deutschland (21 046 tonnes, 196,80 mètres de long et 24 mètres de large), un transatlantique ayant transporté de l’est vers l’ouest de l’Allemagne 70 000 réfugiés en 1945, reste à quai, aménagé en navire-hôpital.

Depuis des jours, le Gauleiter de Hambourg, Karl Kaufmann, petit homme blond fraîchement nommé Reichskommissar für Seeschiffahrt – commissaire du Reich pour le trafic maritime –, tempête et se démène pour trouver où mettre les déportés. Soudain, il pense avoir une solution : faute de place à terre, on les internera en mer. Reste à se procurer des bateaux.

Réticences des commandants

Le 17 avril 1945, l’Obergruppenführer SS Kaufmann fait savoir au Thielbek qu’il doit se préparer pour une opération spéciale. Le 18 avril, des émissaires SS font un tour à Neustadt et convoquent Jacobsen, le capitaine de ce navire, ainsi que celui du Cap Arcona, Bertram, à une réunion qui doit se tenir le lendemain. Le 19, les deux capitaines apprennent qu’ils vont devoir embarquer des déportés. Ils refusent d’une seule voix, et pourtant aucun ne connaît officiellement l’intention du haut commandement de truffer les coques d’explosifs. Le 20 au matin, le SS-Sturmbannführer Christoph-Heinz Gehrig, à la tête de l’administration du camp de Neuengamme, est envoyé à Lübeck par le commandant Max Pauly avec pour mission d’obtenir de Bertram que les déportés soient parqués à son bord. Bertram s’indigne d’une telle demande et refuse. Dès le lendemain, Gehrig informe son supérieur. L’information remonte vers les sommets de la hiérarchie au général SS, chef de la Gestapo de Hambourg, le comte von Bassewitz-Behr, puis au Gauleiter Kaufmann en personne. Le soir même, Kaufmann entame les pourparlers avec John Egbert, président du conseil d’administration de la compagnie Hamburg-Süd à laquelle appartient le Cap Arcona, pour l’informer que Bertram doit obéir, faute de quoi il sera exécuté. Egbert téléphone à Bertram qui, à son tour, appelle l’amiral Engelhardt, patron du transport naval de la Kriegsmarine. Engelhardt envoie le capitaine Rösing à Kaufmann pour se plaindre et élever une protestation formelle de la Kriegsmarine contre la confiscation du Cap Arcona.

Le 26 avril, le SS-Sturmbannführer Gehrig, épaulé par le lieutenant-commandant Lewinski et escorté par un commando SS armé, revient à la charge. Tous se dirigent vers Neustadt d’où ils sont transportés jusqu’au Cap Arcona et tentent d’intimider Bertram. Le commandant réitère ses objections : le navire n’a pas les capacités d’accueillir autant de monde, il n’est pas prêt à prendre la mer. Gehrig et Lewinski, pour lesquels les ordres sont les ordres, lui posent alors un ultimatum : soit donner immédiatement la permission à l’Athen de s’amarrer bord à bord et transférer ses prisonniers sur le Cap Arcona, soit être fusillé sans procès devant une cour martiale. Bertram capitule. Le jour même, l’Athen déverse ses 2 500 premiers captifs, accompagnés de 300 gardiens.

Au silo

Depuis une semaine, les arrivées dans le port de Lübeck sont incessantes. Des milliers de déportés s’entassent au lieu-dit « Le silo » (parce que s’y trouve un silo à grains), puis se massent sur les quais. L’impeccable mécanique allemande n’est plus ce qu’elle était, mais ce qu’il en reste fonctionne toujours, quoique avec des soubresauts souvent violents. La cohue règne. Sam Pivnik se souviendra : « Je ne sais pas combien de temps nous attendîmes. Ils avaient peut-être l’intention de nous garder là, recroquevillés sur le quai jusqu’à la fin de la guerre. »

Les heures passent. L’embarquement des détenus est méthodique : ils sont parqués sur les quais puis sur deux bateaux-pontons et montent à bord de l’Athen ou du Thielbek, un grand bateau noir, sous les coups de matraque des SS et des kapos. L’Athen effectue la navette.

Jusqu’au bout, les processus sont inchangés et une violence insensée règne sans partage. Antoine Sauret, le Muratais matricule 36 867, rapporte : « Nous sommes répartis sur quatre bateaux […]. Nous passerons là trois ou quatre semaines horribles, entassés à fond de cale, les uns sur les autres, sans nourriture, morts et vivants, à même la tôle et les rivets, sur nos excréments, dans l’obscurité totale. Est-il midi ou minuit ? C’est toujours la nuit. La fantaisie de nos bourreaux nous fait changer de bateau. Dans quel but ? Le savaient-ils eux-mêmes ? Pour éprouver nos dernières forces ? Pour compter les morts ? » Une puanteur effroyable règne.

Georges Gaudray, Louis Cerceau, Roland Malraux, Louis Maury, Lucien Hirth, Adrien Saunois, Roland Beaulès grimpent sur l’Athen pour être transbordés sur le Cap Arcona. L’embarquement est brutal. Les passagers « descendent » plutôt qu’ils ne « montent » sur les bateaux : « Bousculés, poussés sur les passerelles, des milliers d’hommes sont jetés à fond de cale, écrit Louis Maury. Frappés à coups de crosse, nous glissons plutôt que nous descendons à une vitesse vertigineuse par une échelle murale haute d’environ 10 mètres. Comme du charbon dans une soute, pêle-mêle, Russes, Français, Polonais, Belges sont enfournés dans cet immense tombeau. Beaucoup perdent pied et s’écrasent au fond, entraînant dans leur chute ceux qui les précédaient. »

Les Posten – les territoriaux de la Wehrmacht –, placés en haut, tirent des coups de revolver vers le sol pour dégager le pied de l’échelle et faire de la place aux nouveaux arrivants. À fond de cale, l’atmosphère est irrespirable. Sans eau ni nourriture, les hommes boivent la pluie qui suinte à travers les madriers obstruant l’entrée de la soute et se battent lorsque les Allemands leur jettent des boules de pain.

De nombreux déportés ne survivent pas à ce séjour insupportable à fond de cale. Le noir, la dysenterie, les poux, la puanteur, la surpopulation, l’asphyxie, les monceaux de cadavres viennent à bout des plus forts. Ils étaient les derniers arrivés, ils sont les premiers partis : avant même le bombardement, le directeur du ravitaillement général du Morbihan, Marie-Philippe Systermans, meurt le 26 avril et Yves Suire le suit le 28, tous deux dans la baie de Lübeck-Neustadt. Ont-ils mal supporté l’épreuve de la cale, sont-ils morts de faim et d’épuisement, sont-ils tombés sous les balles de quelque SS rendu nerveux par l’avancée des Alliés ?

La situation est désespérée, mais quelques rares déportés sont encore sauvés miraculeusement en cet ultime moment avant la catastrophe. La Croix-Rouge est là – l’arrivée d’autocars et de civils alentour l’atteste. Cette présence soulève un immense espoir et apporte dans l’immédiat un réconfort concret : des colis, les premiers depuis dix mois, sont distribués sur le quai, sauf aux Russes, privés de tout par les nazis, et qui meurent par centaines. Ces derniers savent que leurs compatriotes tiennent une partie de Berlin et que la guerre est sur le point de finir. Il faut s’accrocher. Les plus mal lotis tentent l’impossible : remonter vers les strates supérieures du pont pour tenter de s’évader en plongeant dans l’eau glaciale. C’est ainsi que, dans la nuit du 29 au 30 avril, 11 Soviétiques tentent le tout pour le tout. Une vedette allemande repêche l’un d’eux, le fait remonter sur le bateau et l’exécute en public, pour l’exemple. Gare aux fugitifs !

Soudain, un SS hurle : « Les prisonniers de l’Ouest doivent immédiatement monter dans les autocars. » Certains Polonais ou Tchèques essaient de se faire passer pour français, belges ou hollandais, mais le contrôle est très strict et ils ne réussissent pas à passer. Le 29 avril, la Croix-Rouge échange des médicaments contre 299 détenus. Marcel Cimier, l’un des Français du trio d’Auschwitz, est l’un des heureux élus. D’abord embarqué sur un navire-prison en même temps que les deux Hollandais Hendrikus Van Den Berg et Jannes Priem, il est emmené comme eux en bateau vers la Suède, à Trelleborg, où tous débarquent le 2 mai. Ils survivront, comme la plupart des quelques chanceux qui montent à bord des navires-hôpitaux du comte Bernadotte, le Magdalena ou le Lillie-Marthiensen.

Mort d’Hitler

Le 30 avril 1945, Radio Berlin diffuse la 7symphonie de Bruckner pour faire connaître la mort d’Hitler. Le lendemain, la radio de Hambourg annonce la nouvelle en clair et non plus seulement en musique. La propagande diffuse des mensonges : le Führer serait tombé sous les assauts de l’ennemi.

Hitler s’étant suicidé, l’amiral de la flotte allemande Karl Dönitz lui succède immédiatement comme commandant suprême et s’installe à bord du paquebot Patria amarré à Flensbourg. La baie de la Baltique devient le nouveau centre politique de l’Allemagne. Des rumeurs colportent que les nazis ont prévu de se retrancher en Norvège et d’y regrouper leurs troupes pour préparer un nouvel assaut. C’est dans ce dessein qu’ils auraient rassemblé à peu près 500 bateaux dans les baies de Lübeck et de Kiel.

Ces rumeurs n’ont aucun fondement : les nazis n’ont jamais rien planifié de tel. Ils n’envisagent de faire monter les déportés sur les navires de la baie que pour les parquer quelque part. Et après ? L’idée de couler les bateaux une fois sortis de la baie a-t-elle été envisagée ? Difficile d’imaginer le contraire dans un contexte où l’obsession est d’effacer les traces.

Sur place, l’ambiance se tend. SS, Gestapo et milices civiles doivent débusquer et punir l’ennemi « lâche et défaitiste » de l’intérieur, pendu à un arbre ou exécuté en pleine rue. Les SS sont d’autant plus féroces qu’ils savent qu’ils ont perdu – pire, qu’ils sont perdus. Les civils de Neustadt tremblent, écartelés entre deux peurs : celle de la répression aveugle des SS ou de la Gestapo, qui peut encore frapper quiconque à tout instant, et celle des atrocités annoncées si les bolcheviks venaient à les envahir. C’est probablement la combinaison de ces peurs et du fanatisme qui l’a emporté.

Le 30 avril, l’Athen poursuit ses allers et retours. « Je suis arrivé le 30 avril 1945 sur le quai d’embarquement. Le bateau plein, les moteurs de l’Athen se sont mis en marche. Nous sentions les vibrations sous nos pieds, et le vent du large cinglait nos visages. Serrés les uns contre les autres, nous ne pouvions imaginer un voyage très long en mer. Nous traversions une sorte de passe pour découvrir à quelque distance un énorme et magnifique paquebot », raconte André Migdal.

Un peu plus tard dans la journée, l’Athen se range le long du Cap Arcona. Il vient récupérer le trop-plein du paquebot, les 2 000 détenus qui le rendent trop lourd pour démarrer et prendre le large. Sur le coup, bien des détenus pensent qu’il est préférable de rester sur le paquebot. Ceux qui sont en cabines, même de troisième classe, par exemple, ne veulent pas quitter un lieu où ils ont trouvé de l’eau courante, un luxe qu’ils n’ont pas connu depuis longtemps. Ils ne peuvent imaginer ce qui va arriver. C’est contraint et forcé qu’André Migdal quitte le Cap Arcona : « Nous étions environ une quinzaine par cabine dans ce paradis flottant […]. En raison de cette surcharge, les SS commencèrent une chasse […]. À plusieurs reprises, ils contrôlèrent les cabines. Les déportés désignés étaient sortis violemment. Pour aller où ? J’échappai à deux reprises à cette chasse, mais un kapo polonais encore en service me désigna. »

D’autres, pressentant le pire, se précipitent sur l’Athen : le coiffeur Pierre Billaux, arrêté un an pile auparavant, le Russe-Grec Vladimir Ouchakoff, monté par une ironie de l’histoire sur un navire qui porte le nom de sa ville de naissance, mais aussi le Polonais Edmond Radziejewski, l’Alsacien Lucien Hirth, le Français Louis Maury et un autre Français, le benjamin, André Migdal. Laissons la parole à André Duroméa, jeune militant communiste, lieutenant-colonel des FTP, et appelé à être maire du Havre pendant vingt-trois ans : « Ce matin-là, on vient nous chercher et nous sommes transférés [du Cap Arcona] sur l’Athen. Je descends tout au fond de la cale. C’est très sale, tout est souillé d’excréments, ça pue, c’est infect. Nous sommes plusieurs centaines, entassés là. Je ne vois même plus le ciel. Je décide au bout d’un moment de remonter à la surface. C’est une rude entreprise. Dès que j’apparais à l’écoutille, un gardien se met à gueuler. Si mes mains atteignent le dernier échelon, j’ai droit à un coup de talon sur les doigts. Enfin, après plusieurs tentatives, trompant sa vigilance, j’arrive à me faufiler sur l’entrepont. Ce n’est pas le paradis, mais c’est mieux et je peux apercevoir un coin de ciel. Il y a des centaines de déportés entassés, allongés sur les tôles de l’entrepont. J’erre à la recherche de camarades, en vain. »

Le camp flottant

Au fil des arrivées, le Cap Arcona finit par contenir 6 500 détenus et 500 SS. C’est un camp flottant, ou plutôt un mouroir. Chaque jour, une chaloupe apporte de l’eau douce et emporte des cadavres. Le nombre de SS se réduisant progressivement – ce sont des Posten, âgés de 55 à 60 ans – et des hommes de l’infanterie de marine qui les remplacent. Les SS qui restent s’installent dans les cabines de luxe, font bombance et se saoulent en puisant dans la cave du paquebot. Ils tentent d’oublier dans l’ivresse que leur situation n’est pas si confortable, même s’ils sont toujours maîtres à bord. La présence d’auxiliaires féminines SS leur permet d’ajouter à leur programme alcoolisé une séquence d’orgies.

Fidèles à leur obsession de la hiérarchie et du tri, ils entassent les détenus allemands dans les cabines de première classe, les Polonais et les Tchèques en deuxième classe. Emil Burian, le musicien, est poussé dans une ancienne cabine de luxe. Les nazis casent une bonne quinzaine de détenus dans cette cabine qui avait été aménagée pour un couple en voyage de noces. Imperturbable, Burian se comporte comme au camp : il récite des poèmes à ses compagnons de malheur.

Les Français (1 500 environ), les Belges, les Hollandais, les Espagnols et les Italiens se partagent la troisième classe. Perdus dans le noir et le chaos, Roland Malraux et Louis Maury se cherchent et se trouvent. Roland rappelle à son camarade la promesse qu’il lui a faite d’un bon restaurant en Normandie s’ils s’en sortent…

Les Soviétiques restent dans les cales où les conditions de survie sont atroces, dans les anciens magasins à provisions, vides bien sûr, dans les chaufferies inactives, là où les hommes meurent par étouffement. Plus on descend vers les ponts inférieurs du Cap Arcona, plus le décor se simplifie. Les hommes sont enfermés dans une pièce déjà bondée, éclairée par une seule ampoule au plafond, sans aucune ouverture sur l’extérieur. Une pièce saturée d’odeurs nauséabondes : sueur, vomi et excréments confondus. Un unique seau rouillé dégoûtant fait office de tinette.

À bord, certaines habitudes du camp reprennent. Le médecin français Charles Kaufmann officie toujours à l’infirmerie qui est toujours débordée, sauf que celle-ci est désormais au fond du navire. La direction politique se reconstitue. Comme auparavant, elle fonctionne par nationalités, et les personnalités réémergent. L’avocat communiste belge Mandrycxs, très affaibli depuis sa disgrâce et sa mutation en octobre 1944 dans un kommando de creusement de fossés antichars à la frontière danoise, le major soviétique Vasili A. Brukjerev, responsable de la résistance armée, se retrouvent sur le Cap Arcona. Un groupe de Soviétiques commence d’ailleurs à se concerter pour s’emparer du navire : une mutinerie provoquerait probablement la mort d’un grand nombre de déportés, mais certains pourraient survivre. Preuve que la détermination dans les rangs allemands faiblit, c’est Bertram lui-même qui a pris contact avec Erwin Geschonneck pour lui donner des informations.

 

Le 2 mai à l’aube, les Jacobs, demeurés dans la ferme familiale du nazi Max Schmidt, sont réveillés et emmenés à Lübeck. Dans la soirée, un drame éclate. Les barges Wolfgang, halée par l’Adler, et Vaterland, halée par le Bussard, et plusieurs péniches de débarquement portant un demi-millier de déportés faméliques du camp de concentration de Stutthof, près de Dantzig, arrivent à Neustadt. Elles sont à moitié vides, les morts ayant été jetés par-dessus bord au cours du trajet. Les barges reçoivent par signal lumineux l’ordre de se faire remorquer le long du Thielbek. Les Allemands apprennent que des chars britanniques traversent le pont Herrenbrücke. Est-ce la raison pour laquelle, le soir même, ils commencent à mitrailler les passagers du Wolfgang et du Vaterland ? Les barges, la mer et la plage sont bientôt couvertes de cadavres. Environ 400 déportés du camp de Stutthof sont ainsi sauvagement assassinés. Lorsque les armes se taisent, le commandement ordonne au capitaine Fritz Nobman de charger les survivants sur l’Athen. Mais, ce dernier refusant d’embarquer des hommes plus morts que vifs, c’est au stade de Neustadt que les Allemands finissent par parquer les survivants de Stutthof.

Le Cap Arcona croule sous les « passagers »

Les passagers continuent à être chargés sur le Cap Arcona. Sam Pivnik raconte qu’il est monté sur un chalutier capable d’accueillir une cinquantaine de personnes. Un Rottenführer (chef d’équipe) en armes pilote l’embarcation. Le roulis et le tangage donnent mal au cœur au plus grand nombre. 24 auxiliaires féminines SS montent à bord, ainsi que 250 évacués du camp de Dora. Ils répandent la nouvelle de l’arrivée imminente des Anglais.

Le 3 mai à l’aube, les Jacobs arrivent sur la plage de Neustadt où des canots en bois de la taille d’un bateau de sauvetage les attendent. Tout comme Sam, Berek note que le brouillard est épais et que l’humidité imprègne les vêtements.

Caché par le brouillard, le Cap Arcona, qui stationne au milieu de la baie n’est qu’une masse sombre à la coque sillonnée de rouille que l’on distingue lorsqu’on s’en approche. À mi-hauteur s’ouvre dans le métal gris une porte d’où dégringole une échelle de corde de plusieurs dizaines de mètres. « Un officier de marine apparut sur le seuil de la porte et hurla au Rottenführer que le bateau était déjà bourré de prisonniers et ne pouvait en accueillir de nouveaux », relate Sam qui finit pourtant par monter à bord, comme les autres, contre la volonté de l’équipage. Les SS eux-mêmes, interloqués, ne savent où les caser. Tout comme Sam, les Jacobs assistent à leurs longs conciliabules avec le capitaine, qui refuse catégoriquement de laisser monter les nouveaux venus. Berek fera même un aller et retour supplémentaire entre le port et le paquebot avant d’être autorisé à grimper sur le Cap Arcona. L’embarquement est périlleux.

Se hisser à bord est déjà une performance pour des hommes en pleine santé, alors, pour des hommes sous-alimentés depuis des mois, parfois des années… Les genoux cognent contre la coque, les mains se déchirent sur le chanvre.

Berek finit par mettre le pied sur le pont-promenade, puis des Territoriaux l’entraînent dans les profondeurs. En passant, il aperçoit la salle à manger des premières classes. Les 40 000 œufs et les 6 000 livres de jambon et saucisses du voyage inaugural sont loin, mais le décor, intact, laisse aux imaginations les plus fertiles la possibilité d’imaginer de somptueux repas. Rêvant d’assiettes bien remplies sur des nappes immaculées et garnies de couverts en argent, Berek serre entre ses doigts le petit bout de pain qui lui reste, tandis qu’Yves Luguern, le gendarme qui s’était cru chanceux en montant dans le train qui l’emmenait vers la Baltique, meurt d’inanition.

 

L’avancée des Alliés est palpable, les événements se précipitent : les Allemands entendent non plus les canons, mais les mitraillettes, ainsi que la cornemuse des unités écossaises qui précèdent les Britanniques. Ces derniers ont fini de nettoyer Lübeck après de durs combats de rues. Le 3 mai au matin, une division dépasse la ville et fonce vers le nord par la route côtière sans rencontrer de grande résistance dans les villages qu’elle traverse. Elle doit cependant faire halte et changer son dispositif pour s’emparer de la petite ville de Neustadt.

Le même 3 mai, Hans Arnoldson, le responsable de la Croix-Rouge suédoise, tente d’informer le QG britannique de la présence de milliers de détenus à bord des navires de la baie de Lübeck. Il faut empêcher les avions d’assaut britanniques de les bombarder. L’information n’est pas transmise. Des chars et un avion repèrent les bateaux dans la baie, mais il est trop tard pour annuler l’opération de bombardement. Des années plus tard, Ruth Klüger, ancienne déportée juive autrichienne, s’indignera encore, dans Refus de témoigner, de telles bavures : « J’avais des amis qui avaient fait les marches de la mort et qui avaient été bombardés par des avions alliés volant à basse altitude, qui, précisément pour cela, auraient bien dû voir que ce n’étaient pas des ennemis, mais des victimes épuisées et affamées que l’ennemi traînait le long des routes d’un camp à l’autre. Ou bien personne n’avait-il donc informé les pilotes de notre existence ? » Comme pour les marches de la mort, ne pouvait-on s’apercevoir que les passagers du Cap Arcona étaient non des bourreaux, mais des victimes ?

Le Cap Arcona est en feu !

À proximité des flammes, la température dépasse les 1 000 °C. Contrairement à ce qui a souvent été dit, les lances à incendie n’ont pas été neutralisées, mais les marins n’ont pas eu le temps de les atteindre et de les actionner. Certains périssent brûlés, prisonniers des cales, asphyxiés par une épaisse fumée noire. Roland Malraux trouve la mort juste après le mitraillage du bateau. André évoque la noyade de son frère dans ses Antimémoires. Il se décrit sur le point d’être fusillé et se remémorant un rêve récent : « Dans une cabine de paquebot dont le hublot venait d’être emporté ; devant ma vie irrémédiablement finie qui ne serait jamais autre que ce qu’elle avait été, j’éclatais d’un rire sans fin. » Le préfet Bonnefoy, monté sur le Cap Arcona le 26 avril après avoir passé trois jours sur le Thielbek, est tué par une poutre enflammée qui s’effondre sur lui.

Dans les cales, on est asphyxié dès les premières minutes. Des centaines d’hommes ne peuvent sortir des étroits couloirs où ils s’écrasent, étouffés par la fumée, brûlés par les flammes… Pour les Soviétiques, enfouis dans les profondeurs du navire, l’horreur est indescriptible. L’atmosphère est très vite irrespirable. Les captifs se ruent sur quelques échelles de fer, mais remonter n’est pas simple : ils écrasent des congénères pour essayer de s’extraire, se fraient un chemin à coups de pied, de poing, emportant dans leur poussée ceux qui se trouvent sur leur route. Louis Maury raconte ainsi avoir été porté des cales au pont par une sorte de vague humaine dont il ne fallait jamais quitter le sommet, au risque de périr broyé sous les pieds des détenus. Berek et Josek se ruent pour sortir de leur entrepôt fermé à clef. Une main bienveillante finit par les libérer. Commence alors pour eux une course-poursuite pour trouver la sortie dans le dédale des coursives.

Plongeon dans le vide

Ceux qui réussissent à s’extraire des profondeurs des cales et à atteindre l’air libre s’écroulent sur le pont où il n’est plus possible de marcher normalement car le Cap Arcona est complètement penché sur le flanc. Titubant, vacillant, s’agrippant, les hommes tentent de s’approcher du bastingage. Des poutres en flammes et d’autres débris calcinés menacent à tout instant de s’abattre sur eux. La largeur du paquebot étant supérieure à la profondeur de la baie en cet endroit, le Cap Arcona ne sombre pas. Il reste en équilibre instable.

Se jeter à l’eau n’est pas facile et relève même de l’exploit. Il suffit de voir les corps raides des cadavres qui jonchent la mer pour comprendre que parcourir 3 kilomètres à la nage dans une eau à 7 °C n’est pas une séance de natation comme les autres. Cependant, Louis Maury n’a guère le temps de tergiverser. Poussé par ceux qui sont derrière lui, il se retrouve au bord du gouffre et n’a guère le choix : « Une corde pend à l’extérieur. Des grappes humaines s’y laissent glisser. Je saute et je tombe maladroitement. La mise à l’eau est brutale. L’eau glacée me fait suffoquer. Je ferme les yeux. »

Dès les premières explosions, Miroslav le Tchèque s’est rué sur la porte de sa cabine. Il la secoue rageusement, mais elle est fermée à clé. Il est pris au piège. Le bateau gîtant sur le flanc, il est obligé de s’accrocher pour tenir debout et c’est en s’agrippant qu’il parvient à s’approcher du hublot. Un haut-le-corps le prend. La distance qui le sépare de l’eau est énorme. Il a le vertige. En bas, tout en bas, le spectacle est impressionnant : des débris en flammes, des têtes de déportés au ras de l’eau. Les explosions se succèdent. Le tohu-bohu augmente. Des cris, des galopades se mêlent au bruit des explosions. Les parois vibrent. La chaleur devient intolérable et l’air, irrespirable. Sauter dans le vide, brûler ou risquer de mourir asphyxié : n’y tenant plus, Miroslav décide de tenter le tout pour le tout. Il brise le hublot, prend une grande goulée d’air frais, sort le torse puis bascule. S’ensuit un interminable saut : Miroslav, 23 ans, 49 kilos, plonge de 17 mètres. À l’arrivée, l’eau est dure comme une plaque de glace, mais le jeune homme, poings serrés, en brise la surface. Il disparaît longuement sous l’eau puis réapparaît. Il suffoque, mais il est vivant. Maintenant, il faut nager.

Même sursaut pour Jean Langlet (matricule 40 201), sorti de sa cabine pour rejoindre le pont avant du navire en feu : « Me voici debout ou plutôt accroupi sur le parapet ; diantre, c’est rudement haut – 20 mètres environ, j’hésite un peu ; un prisonnier en caleçon blanc saute à côté de moi, il ressort peu après et nage, on ne se tue donc pas ! […] Floc, je rentre dans l’eau. Je ressors immédiatement… J’essaie un crawl magistral, mais les manches de mon pull-over que j’ai conservé avec ma chemise, mon pantalon et mon caleçon pèsent terriblement. »

Sam est lui aussi agrippé au navire à une vingtaine de mètres au-dessus de l’eau. Il saute : « J’étais face à une épreuve nettement plus dure que de barboter dans la rivière Lesnica […]. L’air envahit ma bouche et mes narines, souleva ma veste et emplit mes yeux de larmes. Je heurtai la surface de l’eau avant d’avoir eu le temps de voir ma vie défiler devant moi. Le choc me sembla aussi violent qu’une collision avec un mur. » Comme la plupart de ceux qui s’emparent avant de sauter d’une chaise oubliée ou d’un quelconque morceau de bois, Sam, une fois à la mer, s’agrippe à un débris de charpente flottant. Appuyé sur ce frêle support, il rassemble toute son énergie pour atteindre la plage.

Pour Berek, le saut dans l’eau s’accompagne d’un douloureux problème de conscience. Si sa constitution lui permet de tenter le coup, il sait que Josek n’a aucune chance : il se noiera. Il lui faut donc abandonner le navire sans son frère, qu’il n’a jamais quitté durant leurs quatre ans de détention et qui lui a sauvé plusieurs fois la vie. C’est un déchirement terrible, mais les explosions et les encouragements de ses amis finissent par le décider. Il s’empare d’une corde à laquelle les détenus s’accrochent pour descendre. Il enlève ses chaussures, ses vêtements rayés pour être plus léger. Une fois à l’eau, il saisit un débris de la rampe du grand salon. Un petit nombre de déportés vont ainsi sortir par des hublots brisés par les explosions et nager, ou parvenir à sortir de leur cabine et à effectuer une mise à l’eau moins difficile, tels Burian, Geschonneck et l’Alsacien Henri Solbach, bien que blessé par des éclats de bombe.

L’eau brûle, l’eau pique, l’eau est glacée. Aucun d’entre eux ne dispose des réserves de graisse nécessaires pour lutter contre de telles températures. Très rapidement, les malheureux nageurs sentent leurs membres s’engourdir, leur respiration se ralentir, leurs doigts tétanisés lâcher leur bouée de fortune. Les uns se laissent couler du fait de la congestion, les autres par épuisement. À bout de forces, Henri Solbach tente désespérément de se hisser dans un canot, mais il n’en est pas capable. Les passagers du canot décident alors de le remorquer avec une corde.

Le froid n’est pas le seul ennemi. Embarqués sur des chaloupes, les gardes territoriaux sillonnent la mer en vidant leurs chargeurs sur les têtes qui dépassent. Facilement reconnaissables à leur X jaune dans le dos, de nombreux déportés qui s’approchent des embarcations sont tués. Par réflexe, certains tentent de s’accrocher à la chaloupe des gardes. Ils sont aussitôt assommés. De féroces pugilats se livrent, faisant parfois chavirer les embarcations et entraînant bourreaux et victimes dans l’abîme… Heinrich Wiehagen, le sergent qui a aidé au meurtre des adultes à l’école de Bullenhuser Damm, montre une nouvelle fois sa férocité : garde des prisonniers de la baie de Lübeck, il tire sur les détenus qui tentent de s’échapper à la nage. Des prisonniers se ruent sur lui et l’étranglent.

S’ils échappent aux bombes, au feu, à l’eau et aux tirs des nazis depuis les chaloupes, une fois sur la terre ferme les détenus ne sont pas sortis d’affaire pour autant. Il leur reste à franchir un dernier obstacle : la barrière des soldats postés sur le rivage, l’arme au poing. À peine le pied posé sur le sable, Heinrich Roth (déporté « 175 »), qui a pourtant réussi à survivre à toutes les vicissitudes, s’effondre, fauché. Excellent nageur, Waldemar, l’amoureux surinamais, le résistant hollandais, atteint lui aussi la plage où il s’effondre à son tour, fauché par une rafale tirée par des enfants soldats de la SS postés là avec ordre d’éliminer tout déporté. Sur la plage, les vagues roulent un nombre croissant de cadavres. La mer grise vire au rouge. Des années plus tard, André Migdal, qui a assisté à la scène du port depuis l’Athen, écrira Les Plages de sable rose.

Louis Cerceau et Georges Gaudray, qui n’ont pas eu « la chance » d’être sélectionnés par la Croix-Rouge comme leur camarade Marcel, échappent à la mort parce qu’ils sont recueillis par une vedette alliée. Attaquant dans les airs avec leurs bombardiers, les Alliés ont aussi progressé à terre et ont atteint la baie de Lübeck. C’est ainsi qu’au moment du drame, leurs vedettes naviguent dans les eaux du Cap Arcona.

Berek, à bout de forces, supplie un bateau déjà surchargé de le prendre. Les passagers refusent de l’aider à grimper à bord, arguant qu’ils sont déjà trop nombreux et qu’ils vont tous couler ensemble. Alors que le bateau commence à s’éloigner, un ancien détenu d’Auschwitz reconnaît Berek : « C’est le dentiste, nous ne pouvons pas le laisser ! » C’est ainsi que Berek finit par monter dans cette embarcation, qui appartient à un pêcheur allemand.

Sur le Thielbek

En flammes à bâbord, le Thielbek gîte avec un angle de 30° à tribord. Le tout jeune Maurice Choquet, qui se trouve dans ses cales, évoque un « choc violent, un trou […]. L’eau entre à flots par le trou. Dans la cale, c’est l’affolement ». Il se rue sur l’une des deux échelles prises d’assaut par 1 200 hommes. À peine parvenu en haut, il chute et se retrouve à fond de cale. Tout est à refaire, mais, à sa seconde tentative, il arrive sur le pont, à l’air libre : « Près de moi se tient un SS. Soudain il saisit son pistolet et se tire une balle dans la tête. Je ne sais pas nager… » Alexis l’Ukrainien se décide, lui aussi, à plonger. Entraîné aux rigueurs du froid depuis l’exil sibérien de son enfance, il se retrouve quasiment nu dans l’eau et finit par être repêché par une embarcation. Savoir nager ou pas, telle était la question. Finalement, une barque vide passant à proximité, Maurice Choquet s’élance à son tour et s’y agrippe. « D’autres déportés ont eu la même réaction, si bien que la barque se retourne et se retrouve la quille en l’air. » Heureusement Maurice trouve une planche de secours.

Pendant ce temps, Gustave Houver a réussi à s’extirper des profondeurs du navire. Il se déshabille et saute à la mer en chemise, s’agrippant à une planche. Une vedette s’approche. Elle est pleine d’Allemands qui ne repêchent que les naufragés allemands, mais comme Houver parle parfaitement leur langue, il est hissé à bord. Sauvé ! Pas pour longtemps, puisque les Allemands, qui finissent par avoir des doutes sur sa germanité, le rejettent à l’eau. Là encore, il a de la chance : il est suffisamment près du bord pour gagner la plage à pied. Quant à Philipp Jackson, qui a atteint avec difficulté le pont, il est confronté au même problème de conscience que Berek : comment sauter en laissant son père derrière lui ? Il attend donc celui-ci resté au fond, pendant cinq interminables minutes, puis saute à l’eau. Excellent nageur, il atteint une vedette allemande qui, comme cela avait été le cas pour Gustave, ne l’identifie pas comme Français. Sauvé !

Alexis, Maurice, Gustave, Philipp ont fait preuve d’un incroyable courage en se jetant à l’eau. Les trois derniers feront partie des seuls Français connus survivants du Thielbek avec Desimir Janjic, lui aussi excellent nageur. Le Thielbek coule en vingt minutes avec 2 800 détenus dans ses cales et son capitaine qui a pourtant pressenti le drame, Jacobsen.

Le résistant André Duthilleul, dit Oscar, est passé entre les mailles du filet, a réussi à dissimuler son identité jusque dans les pires moments, mais, cette fois, bloqué dans la cale, il y restera. Il sombre avec le bateau.

Les miraculés

Peu à peu, les Anglais prennent le contrôle de Neustadt et neutralisent les tireurs allemands. Les déportés qui réussissent à s’en sortir sont ceux qui, au lieu de croiser la route des chaloupes ennemies, ont la chance de rencontrer une vedette anglaise qui les recueille ou, beaucoup plus rare, de tomber sur un pêcheur allemand qui a compris que la guerre est perdue et se refuse à voir mourir ainsi des hommes. Comme cela s’était passé lors du naufrage du Titanic, il y a ceux qui abandonnent les passagers à leur sort parce qu’ils craignent d’être trop nombreux à bord et de chavirer, ou parce qu’ils ont peur, et ceux qui ont le courage de revenir sur les lieux pour voir s’il ne reste pas quelque survivant, naviguant entre les centaines de cadavres flottant sous la nuit étoilée. En fin de soirée du 3 mai, une unité britannique quitte le port de Neustadt pour récupérer les survivants, notamment ceux qui ont réussi à se tenir agrippés à la partie émergée de la coque du Cap Arcona, couchés sur le fond à l’abri des flammes, ou à la rejoindre après avoir sauté à l’eau. Roland Beaulès est de ces chanceux-là : « Nous avons attendu sur la coque les secours. »

Seule une poignée de prisonniers, néanmoins, atteint la rive. Parmi ces miraculés : Miroslav le Tchèque, Emil Burian son compatriote, les Allemands Erwin Geschonneck, Rudi Goguel, les Français Henri Solbach, Jean Langlet, Gustave Barlot (lequel, après son évacuation sur la Suède, ne pèsera plus que 37,5 kilos). Louis Maury arrive à nager vers la côte où il est recueilli par les Anglais : « Je ne saurai jamais comment j’ai atteint la jetée. » Sam raconte être resté deux heures dans l’eau, puis avoir passé la nuit sur la rive près d’un feu allumé par des déportés jusqu’à ce qu’un camion Ford arrive, conduit par un civil allemand assez âgé qui les emmène à Neustadt. Là, on leur donne à manger, mais pas tant que cela, car l’avancée des Britanniques n’a pas encore résolu le problème de la pénurie de ravitaillement. Rares sont ceux qui ont la chance de rencontrer des habitants bienveillants. Terrorisés, tous ont verrouillé portes et fenêtres : ils croient que les déportés sont de dangereux voleurs et des assassins – la propagande nazie est encore bien ancrée dans les esprits. Leur saleté repoussante dégoûte aussi la plupart.

Finalement, sur les milliers de captifs restés à bord du Cap Arcona avant l’attaque aérienne, 350 environ échappent à la mort. Plusieurs dizaines de Français meurent dans le naufrage. Les Soviétiques, anonymes, disparaissent en masse. Sur les 2 800 déportés du Thielbek, 50 échapperont aux mitraillades et aux flammes, certains parce qu’ils ont bifurqué vers un mouroir et ont réussi à survivre – comme Pierre Saufrignon et le docteur Garrigoux – ou parce qu’ils ont eu la chance d’être exfiltrés par un navire suédois juste avant le drame – Marcel Cimier et les Hollandais, Hendrikus Van Den Berg et Jannes Priem –, les autres parce qu’ils ont fait preuve d’un courage et d’une résistance incroyables.

Les hommes restés au « silo », sur les quais, en attendant de monter à bord, tremblent sous le fracas des bombardements, mais en réchappent pour la plupart. C’est le cas de Jacques Sourdille, l’un des trois survivants sur les quarante-sept hommes que comptait son kommando. Les 2 000 prisonniers de l’Athen auront dans l’ensemble la vie sauve : Pierre Billaux, Vladimir et Ivan Ouchakoff, Edmond Radziejewski, André Migdal, André Duroméa, Antoine Sauret débarqueront le jour même à Neustadt où se trouvent déjà les libérateurs britanniques. Lucien Hirth a laissé un témoignage très précis de ce moment : « Nous percevons les tirs de DCA puis deux chocs sourds. L’Athen est touché, mais poursuit lentement sa route, puis s’arrête. Plus de bruit, tout est silencieux […]. Un premier Russe monte l’échelle en fer et avec mille précautions soulève l’écoutille, un autre le suit, quelques mots en russe, puis un mot magique en allemand : Fertig [fini] […]. Plus de SS, plus de gardes, plus de kapos. Nous nous dirigeons vers l’embarcadère en bois auquel notre bateau a accosté. Le long de la jetée en terre, des engins militaires approchent, moments d’hésitation… Est-ce que ce sont des unités du Volkssturm, la jeunesse hitlérienne ? Cris de joie, nous distinguons les casques plats typiquement british. Enfin la délivrance ! »

Sauret raconte comment il a la joie de retrouver sur le quai une poignée de survivants de la rafle de Murat : « Les plus vigoureux d’entre nous s’accrochent à des câbles. Ils sont déjà sur le quai. Les soldats les embrassent. Des cris de joie ! C’est sûr, nous sommes libérés. Sur le quai, je retrouve Chassang, Niocel, Quairel, Lhéritier, Eibel. »

À l’heure des comptes, le bilan est lourd. En tout, quelque 7 300 déportés de toutes nationalités viennent de périr en moins de douze heures. Les gendarmes de la rafle de Loches, Yves-Marie Luguern et Maxime Detharet, Edmond Forboteaux, le syndicaliste socialiste, les préfets Édouard Bonnefoy, Jacques-Félix Bussière et Louis Dupiech sont morts brûlés, noyés ou tués. Le poète René Blieck et le chef de l’organisation de résistance de Neuengamme, André Mandrycxs, arrêtés ensemble, déportés ensemble, périssent ensemble, mais le commandant russe Bukrejev, grand organisateur de la Résistance, survit au naufrage. Quelques strophes de René Blieck, elles, sont impérissables :

Pour beaucoup, la libération vient trop tard. D’autres ont survécu, mais leur état de santé était si dégradé qu’ils n’ont pu remonter la pente et se sont éteints, épuisés, quelques semaines plus tard. Rogatien Guillemoto, dirigé sur le camp-mouroir de Wöbbelin, est libéré par les Américains le 2 mai, mais il est si malade qu’il ne peut être rapatrié. Hospitalisé, il meurt d’épuisement le 31 mai sans avoir pu quitter l’Allemagne. Joseph Steunou, libéré le 3 mai dans la baie de Lübeck Neustadt, décède le 24 janvier 1946 à Kaltenkirchen.

Le naufrage emporte des amis. Michel Vérolle, l’élève du lycée Lalande, meurt avec son camarade Tiersot. Son homologue de Bourg-en-Bresse, Jean Cochet, meurt lui aussi. Sa famille recevra un billet lui annonçant le décès de Jean, le 3 mai 1945, sur l’Athen. Le naufrage sépare souvent. Témoins côte à côte des pires souffrances au Revier, le docteur Barraud disparaît dans les flots quand le docteur Kaufmann devient l’un des douze Français connus à avoir survécu. Adrien Saunois périt, mais son ami Lucien Hirth s’en sort. Louis Maury survit, pas Roland Malraux. Il change des trajectoires communes : l’apprenti coiffeur Pierre Billaux survit, mais Lucien Revert n’ouvrira jamais de salon de coiffure.

Le naufrage brise des familles. Joseph Guillo s’éteint sous les yeux de son père, Théophile, le chef d’état-major de l’Armée secrète du Morbihan. Théophile reviendra chez lui sans fils ni frère (André, arrêté pour avoir caché chez lui des munitions et un officier instructeur parachuté par Londres, n’a pas survécu aux marches de la mort d’avril 1945). Philipp Jackson, qui n’a pu attendre plus longtemps son père, ne le reverra jamais : Sumner a péri, bloqué dans la cale du Thielbek ou noyé – certains affirmeront l’avoir vu s’accrocher à une planche. Il y a de belles histoires aussi : Josek, le frère que Berek a eu tant de mal, lui aussi, à laisser derrière lui, est finalement sauvé et les deux hommes se retrouvent. Ivan et Vladimir, le père et le fils Ouchakoff, n’ont jamais été séparés.

Les flots, le temps et le silence ont tout englouti. La mer emporte leurs paroles, leurs souvenirs, avec leur faim, leur douleur, leurs espoirs, d’autant que les archives chargées sur le Cap Arcona sombrent avec lui. Dans les mois qui suivent cette tragédie, la mer ne cessera de rejeter les corps des victimes. Certains seront retrouvés près des côtes du détroit polonais de Dantzig, non loin de l’ancienne ville de Gotenhafen (Gdynia).

Le lendemain de la tragédie, les troupes anglaises pénètrent dans le camp de Neuengamme complètement vide et Montgomery reçoit la reddition des troupes de l’Allemagne du Nord. Quatre jours plus tard, la guerre prend fin en Europe. La capitulation de l’armée allemande, reddition sans condition, est signée par les nazis le 7 mai 1945 à Reims, ville dont l’essentiel du conseil municipal a été envoyé à Neuengamme.

L’épave du Cap Arcona bombardé a été définitivement démantelée en 1949 pendant l’occupation soviétique. Il ne reste plus rien de ce navire luxueux à part les images des magnifiques décors du film de Selpin, Titanic. Le faux naufrage s’est mué en vrai drame. L’histoire a rejoint la fiction.