CHAPITRE II

L’as des as


Mer Baltique, 3 mai 1945, dans l’après-midi. Pierre Clostermann est devenu une légende. Quand la guerre a éclaté, il n’a pas hésité à rejoindre aussitôt Londres depuis le Brésil, où la RAF a accueilli à bras ouverts le fougueux pilote. Depuis, à seulement 24 ans, il est devenu l’as des as français, le meilleur de tous, adulé par les pilotes, redouté par l’ennemi.

Il sait combien ses adversaires sont meurtriers et, s’il les défie constamment, s’il les hait parfois, il sait aussi qu’ils sont de la même trempe que lui, qu’il partage avec eux bon nombre de valeurs parmi lesquelles la plus sûre, le courage, accompagné d’une sorte de fair-play qui remonte à une guerre qu’il n’a pas connue, la Grande Guerre, fondatrice des exploits militaires aériens qui ont vu s’affronter des « chevaliers du ciel » restés dans les mémoires de tous les amoureux de l’aviation et constitués en modèles. En fait, il est convaincu que les pilotes sont tous exceptionnels, allemands inclus. Pour preuve, en ce qui concerne ces derniers, ce sont les seuls combattants à refuser de faire le salut nazi, même en présence d’Hitler.

Survol de la Baltique

En ce début mai 1945, l’aviateur français effectue des missions en mer Baltique. Il en survole la partie nord face au Danemark puis, plus au sud, la partie allemande : la baie de Neustadt, à deux pas de Lübeck. Ordre de mission : attaquer quatre navires pleins de troupes SS en passe de se replier sur la Norvège pour mieux continuer la guerre : deux gros, le Cap Arcona et le Deutschland, deux plus petits, le Thielbek et l’Athen. Pour le moment, les yeux écarquillés derrière ses grosses lunettes, il est incapable de distinguer les navires les uns des autres. À cette hauteur, tous les bâtiments ne sont que points noirs sur l’eau grise. La croix rouge du navire-hôpital Deutschland, qui n’apparaît que sur une seule des cheminées, n’est pas visible de ce côté et, par manque de peinture, seules les cheminées ont été repeintes en blanc. Plus sombre encore que les autres, le Cap Arcona a perdu de sa superbe. Endommagé, ravagé, surchargé d’hommes, il est méconnaissable.

L’escadrille à laquelle le pilote appartient se rapproche, surprise par le peu de réactivité des troupes en bas, alors que trois des bateaux sont équipés de canons antiaériens. Elle a multiplié les raids pour larguer sur les villes allemandes des grosses bombes de 500 kg et des lots de petits engins incendiaires. Elle connaît l’excitation du danger, l’adrénaline qui se répand lorsque les tirs de la FLAK, la DCA allemande, vous arrivent dessus en de petites explosions qui ressemblent à des flocons blancs et que tout le monde autour de vous vous crie de vous débarrasser de vos bombes. Mais là, rien. Aucun tir de la défense antiaérienne, si prompte habituellement à vous transformer en torche. Le silence.

Un instant, les pilotes se concentrent sur les pavillons des navires. Celui du Cap Arcona est rouge, blanc, noir avec une croix gammée ; sur le Thielbek, en revanche, flotte comme un drapeau blanc. Ils hésitent, mais les ordres sont les ordres. Peu importe qu’en bas on hurle, on brûle et on se noie.

Les avions vrombissent. Le vacarme des moteurs est assourdissant. Ils piquent, visent, larguent leurs bombes, emportés par un élan meurtrier, soulagés de lâcher leur cargaison mortelle. Avoir des bombes à bord n’est jamais anodin. Ce n’est pas qu’elles risquent d’exploser facilement, mais on ne sait jamais. Aucun pilote n’ignore qu’un projectile ennemi qui éclate à quelques dizaines de mètres de la vitre du cockpit peut avoir des effets dévastateurs. Que c’est comme un coup de poing au plexus. Que l’on se retrouve, en un instant, la tête sur la plaque de blindage, bouche sèche, peau brûlante. À force de braver les airs avec succès, Clostermann ne manque pas d’oublier les risques qu’il prend. Un Focke-Wulf « long nez » D9 lui a rappelé le danger qui rôde en mitraillant son Tempest KWD9 quelques jours plus tôt, le 21 avril exactement, lors d’une mission de patrouille sur Brême. Après avoir prédit à ses pilotes que ce « serait du gâteau », il est tout juste parvenu, paniqué, à poser son avion sur le ventre, « roues rentrées ».

Plus d’un pilote connaît l’horrible sensation d’étouffer dans le masque à oxygène, le voile rouge devant les yeux, les tympans traumatisés ne restituant au cerveau qu’un immense fracas. Ils savent tout cela. Ce qu’ils ne savent pas, en revanche, au-dessus de la baie de Lübeck à ce moment précis, c’est que les bombes qu’ils viennent de larguer au nom du combat contre le nazisme sont en train de tuer non des coupables, mais des victimes de cet atroce régime : des déportés entassés dans ces prisons flottantes que sont devenus les navires. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que des milliers de prisonniers vont périr dans le feu et la glace d’un des plus grands naufrages de l’histoire.

Comme les autres pilotes de Typhoons des 263e, 197e, 198et 184escadrilles, Clostermann ne connaîtra officiellement la véritable identité de ceux qu’ils viennent de repérer et d’attaquer qu’en 1975. À cette date, la guerre est finie depuis trente ans et le héros l’a terminée avec un palmarès de plus de quatre cents missions et de trente-trois victoires. Sa considération pour les pilotes ennemis ne s’est jamais démentie, et s’il reste pour les Français un seigneur, il demeure pour beaucoup de ses anciens camarades britanniques une « grande gueule flamboyante » qui pratique la guerre comme d’autres la chasse…