Entre le lancement du luxueux Cap Arcona en mai 1927 et son terrible naufrage en mai 1945, dix-huit ans exactement se sont écoulés, mais plusieurs séismes politiques, économiques, sociaux ont bouleversé le monde et scellé le sort de millions d’individus. Il faut remonter des années en arrière pour comprendre le funeste itinéraire qui a conduit des hommes en pleine force de l’âge, venus de tous les horizons géographiques et politiques, à se retrouver un jour jetés à fond de cale pour y mourir dans les pires conditions.
Pour certains, en effet, la première étape de ce parcours tumultueux est la révolution de 1917, « grande lueur » pour les uns, catastrophe pour les autres. Elle bouleverse la vie de millions d’hommes. Parmi eux, un nom illustre, celui de Serguei Nabokov, le cadet de Vladimir, le grand écrivain.
Né avec le siècle dans une famille aristocratique riche et puissante, Serguei semble promis à un avenir tout tracé lorsque la révolution éclate. Une photographie assez connue des cinq enfants Nabokov les immortalise en 1918 : les filles portent des costumes marins très prisés à l’époque, la plus jeune serre un teckel contre sa poitrine, Vladimir porte un nœud papillon et Serguei domine le groupe. Vladimir, avec sa chemise blanche, est déjà dans la lumière, Serguei, tout en noir, dans l’ombre. Lucides, les Nabokov, des proches du tsar, comprennent vite qu’ils n’ont aucune place dans la Russie nouvelle. Après l’échec du gouvernement « bourgeois » de Kerenski dans lequel le père est un ministre éphémère, ils rassemblent une partie de leur fabuleuse fortune, abandonnent Saint-Pétersbourg et s’exilent.
Embarqué en catastrophe avec sa famille sur un navire marchand, Serguei entame un parcours à rebondissements que bien d’autres Russes blancs s’apprêtent à emprunter, tel Vladimir Ouchakoff, qui suit, lui aussi, les siens dans l’exil. Sauf qu’Ivan, le père de Vladimir, a choisi la Grèce comme pays d’accueil. Et cette filiation pèsera très lourd dans le destin du jeune homme.
Serguei se fixe un moment à Londres, étudie dans les prestigieuses universités d’Oxford puis de Cambridge avant de rejoindre les siens à Berlin, l’un des foyers de la diaspora russe. La fête y bat son plein. Une terrible envie de s’amuser s’empare de la jeunesse. Il faut rattraper le temps perdu. Ce sont les années folles. On tente d’oublier les morts et les privations. On s’encanaille au music-hall au milieu de femmes en chapeau cloche et aux jambes nues. On se déhanche sur des danses et des musiques sauvages, le charleston, le jazz et la java. De Paris à Berlin, on s’enflamme pour Joséphine Baker qui balance sa ceinture de bananes et fait voyager sa Revue nègre. Gagnés par cet élan vital, les artistes se remettent à créer, les intellectuels à penser. Beaucoup croient encore au pouvoir de l’intelligence sur l’histoire. L’Allemagne, pourtant terriblement atteinte par la défaite, n’est pas en reste dans cette folie créatrice et dans cette grande fête. Le Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin (1929) n’est pas une fiction, et les dessins de George Grosz et d’Otto Dix sont eux aussi représentatifs de cette période où se construisent le Bauhaus, le théâtre de Brecht, l’expressionnisme sous toutes ses formes – picturale, plastique et musicale.
Si la fête et la créativité l’emportent souvent sur tout le reste dans une Allemagne meurtrie demeurée affreusement conformiste et petite-bourgeoise, quelques fausses notes se font pourtant entendre. Ainsi, sûrs de trouver un refuge en Allemagne, les Nabokov découvrent en larmes qu’ils n’y sont pas en sécurité. Le 28 mars 1922, des Russes blancs monarchistes assassinent le père de Serguei par erreur lors d’un meeting politique, mettant ainsi fin au parcours exceptionnel de cet homme réputé avoir été millionnaire dès l’âge de 17 ans. Sans surprise, on apprendra, plus tard, la nomination par Hitler de l’assassin au poste d’administrateur des affaires des immigrés russes.
Orphelin, brisé, Serguei part pour Paris, la bohême de Montparnasse, les ballets de Diaghilev et les nuits tumultueuses avec des garçons. Il s’étourdit dans le tourbillon parisien pour oublier son chagrin.
Si l’Allemagne a manqué de peu d’être gagnée à son tour par la contagion bolchevique, elle n’a pas basculé dans le camp des rouges et une longue semaine de combats sanglants en janvier 1919 a permis à la République de Weimar de repousser les assauts des révolutionnaires. Les communistes allemands, les spartakistes, ont été vaincus et leurs chefs, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, ont payé de leur vie dès 1919 leur recours à la subversion. À Berlin, la population ouvrière est matée, ruinée, la révolution a été écrasée, mais l’idéal communiste fascine encore nombre de jeunes Allemands et le KPD (Kommunistische Partei Deutschlands) demeure le plus fort de tous les partis communistes après le PC russe.
Le jeune Erwin Geschonneck mène de front sa passion pour le cinéma, la vie de bohême et un engagement politique résolu. Il est l’une des figures de proue de cette génération d’Allemands à la fois avide de s’amuser et soucieuse de construire un monde plus juste. Comme Willi Neurath, un jeune relieur, et beaucoup d’autres dans les années 1920, Erwin adhère au seul parti qui lui semble incarner un idéal respectable, le Parti communiste. C’est donc sans surprise qu’on le retrouve pour ses débuts d’acteur jouant dans le premier film ouvertement communiste de la République de Weimar, Ventres glacés ou à qui appartient le monde ? (Kühle Wampe oder Wem gehört die Welt ? 1932), de Slatan Dudow. Le titre, digne d’un film d’horreur, annonce en fait un scénario très engagé signé Bertolt Brecht : le récit des déboires d’une famille d’ouvriers qui perd son travail et son logement…
En 1932, à l’occasion de l’élection présidentielle, la bataille entre extrémistes fait rage. Rouges et bruns se déchirent d’autant plus que leur électorat est souvent socialement très proche : des Allemands laminés par la défaite et la misère. Erwin se lance corps et âme dans une campagne dont les résultats ne reflètent que de manière tout à fait atténuée la violence des débats : 49,6 % des voix vont au Président sortant, Hindenburg, 31,9 % à Hitler et seulement 13,2 % à Ernst Thälmann, le candidat communiste.
Au fil des ans, la Grande Dépression touche un à un les pays, et les tensions politiques, sociales et raciales s’aggravent. C’est dans une Allemagne particulièrement ravagée par la crise que naît Anne Frank en 1929 et c’est en France, pays gagné un peu plus tardivement par les difficultés économiques, que naissent en 1932 deux enfants appelés à écrire l’une des pires pages de Neuengamme, étape clé sur la route de Cap Arcona. L’un, Georges-André, appartient à une famille aisée dont le père médecin, Armand Kohn, est administrateur de l’hôpital Rothschild. L’autre, Jacqueline, naît dans une famille modeste, dont les parents, les Morgenstern, sont venus en France pour fuir les pogroms antisémites de Roumanie. Le père, Charles, tient un salon de coiffure place de la République et la mère, Suzanne, travaille comme secrétaire. Dans cette Europe bouleversée, la France demeure encore un refuge.
Georges-André et Jacqueline, deux jeunes enfants, qui semblent alors bien loin de la Baltique, même si la nouvelle loi pour la protection du travail national inquiète les Morgenstern parce qu’elle renvoie chez eux les immigrés les plus récents.
Les retraites aux flambeaux, les défilés martiaux et les festivités en tout genre saluent l’arrivée du leader de la NSDAP, le parti nazi, au pouvoir. L’Allemagne, déchirée, ne se doute pas jusqu’où ira la rupture. La famille d’Anne Frank quitte la ville de Francfort-sur-le-Main et se réfugie aux Pays-Bas. Erwin, de son côté, comprend d’emblée que le décret pour la « protection du peuple allemand » (4 février 1933) ne le protégera en rien et constitue même une déclaration de guerre à tous ceux qui peuvent être repérés par les nouveaux maîtres comme des opposants au régime fraîchement éclos. Ses craintes ne tardent pas à se confirmer. Entre un tango et une valse, le 27 février 1933, l’incendie du Reichstag éclipse les derniers feux de la fête de Weimar. Le boycott des magasins et entreprises dirigés par des Juifs commence dès le 1er avril. Conscient par ailleurs qu’Hitler, qui n’a à la bouche que sa haine tonitruante du « judéo-bolchevisme », vient de déclarer la guerre aux communistes et que la terreur s’installe, Erwin quitte Berlin sans attendre. Passé en Pologne puis en Tchécoslovaquie, il se réfugie dans un pays où il croit trouver le paradis, l’URSS. Si Erwin part, Neurath reste. Il sera arrêté sur son lieu de travail deux ans plus tard.
De même que les Russes blancs ont trouvé refuge en Allemagne, en Grèce et dans bien d’autres pays, certains communistes allemands pensent voir une porte de sortie en URSS. Plus dure sera leur désillusion. Erwin Geschonneck arrive trop tard. L’élan créatif soulevé par la révolution est déjà brisé, étouffé par la fin de la NEP, la nouvelle politique économique voulue par Lénine à partir de mars 1921 et qui dure jusqu’en 1928, pour laisser souffler le pays après guerre, révolution et guerre civile. L’avant-garde inventive et féconde qui s’est épanouie au début de la décennie, dépérit, muselée, ou part à l’étranger. Les peintres Kandinsky et Chagall, comblés d’honneurs par le nouveau régime, ont mieux aimé abandonner des postes convoités que de rester dans leur pays natal, le pianiste Horowitz a cessé de jouer pour le Bureau soviétique de concerts et s’est exilé et le poète Maïakovski, le plus entier de tous, s’est donné la mort à seulement 37 ans en 1930. La dictature se révèle chaque jour plus brutale. Les nouveaux fondements du système mis en place par Lénine puis Staline, la planification, la collectivisation se font par la force et sous la terreur. Dans les campagnes, les paysans sont jetés hors de leurs fermes, déportés, tués par millions.
Non seulement l’URSS n’est pas un refuge, mais nombre de citoyens favorables à la révolution commencent à s’en détourner et à rêver d’autres horizons. En Ukraine, où la mise au pas atteint des sommets, beaucoup songent au départ. Le grenier à blé de la Russie excite toutes les convoitises. Alexis Ponomarjov, né à Lougansk en Ukraine, n’a que 6 ans lorsque le régime soviétique châtie le peu d’enthousiasme de ses parents pour le nouveau système de sovkhozes et de kolkhozes. Déporté en Sibérie près du lac Baïkal en 1930, vivant sous des températures négatives cinq mois de l’année, la famille, gelée, dépourvue de tout, peine à survivre. Alexis voit ses deux frères mourir de froid et du typhus.
Staline est en train de trahir la révolution de février 1917 et de mettre le pays en coupe réglée sous une férule impitoyable. Comme par hasard, ses rivaux disparaissent un à un : écartés ou exilés, comme Trotski, chef adulé de l’Armée rouge. De grands procès éliminent déjà des pans entiers de la société. Des sanctions arbitraires frappent tous azimuts et jusqu’aux plus grands. La disgrâce de l’immense compositeur Dimitri Chostakovitch, décrété « ennemi du peuple » en 1936 à cause de son opéra Lady Macbeth (créé au théâtre Maly de Leningrad le 22 janvier 1934), exaspère Geschonneck. Invité à composer des « œuvres à tendance héroïques et sociales », Chostakovitch choisit la soumission. Comprenant qu’il a fui un totalitarisme pour un autre, Geschonneck, lui, choisit la désertion, il quitte l’URSS sans jamais avoir pu exercer son métier, ni à Moscou ni à Odessa. Retourner en Allemagne n’étant plus possible, il s’installe à Prague, encore apparemment préservé des affres européennes.
À Munich, berceau du nazisme, mais un peu plus éloigné du pouvoir central, les fêtards bénéficient d’un sursis que Klaus Mann, le fils de Thomas, décrit comme une « période gaiement désespérée ». On peut encore applaudir aux plaisanteries antinazies de sa sœur Erika au cabaret Die Pfeffermühle (Le Moulin à poivre). Dès mars 1933, néanmoins, la Bavière est muselée à son tour par les hordes brunes solidement implantées de longue date. Son préfet de police, un certain Heinrich Himmler, annonce en fanfare la création du camp de concentration de Dachau pouvant accueillir 5 000 détenus. Il convoque la presse : la peur qui règne dans le camp doit terroriser la population – c’est la « terreur préventive ». Trois mois plus tard, le camp ouvre, inaugurant une longue liste de lieux de torture et de mort.
Sportifs, artistes, intellectuels, leaders syndicaux, opposants politiques sont précipités dans des camps, au vu et au su de tout le monde, y compris de l’étranger, afin que nul n’ignore rien des méthodes musclées dont s’enorgueillit le régime. Après avoir croupi dans un cachot berlinois de Moabit, le candidat communiste malheureux à l’élection présidentielle de 1932 Ernst Thälmann y est interné, tout comme le journaliste pacifiste Carl von Ossietzky, l’écrivain socialiste Carl Mierendorff et l’avocat Hans Litten, insoumis pour l’éternité. Alsacien, juif et membre du Parti communiste allemand, l’employé Rudi Goguel, lui, est envoyé dans un autre de ces camps déjà ouverts, Börgermoor en Basse-Saxe, tout près de la mer du Nord. Il y compose, avec deux autres communistes allemands, le Chant des marais (Moorsoldatenlied) durant l’été 1933 : « Ô ! terre de détresse où nous devons sans cesse/piocher […]. Bruit de pas et bruit des armes,/Sentinelles jour et nuit,/Et du sang et des cris, des larmes,/La mort pour celui qui fuit. » Ce chant sera repris de camp en camp, exporté en Espagne où les révolutionnaires l’entonneront pendant la guerre civile, et psalmodié jusque sur les ponts des navires stationnés dans la baie de Lübeck le 3 mai 1945.
En Allemagne, ce n’est pas la musique, c’est la boxe qui devient l’emblème de l’injustice vécue par des catégories de plus en plus précises de la population. En mars 1933, le Juif Erich Seelig remporte le championnat d’Allemagne mi-lourds, mais les nazis trouvent un prétexte fallacieux pour lui retirer son titre et le remettre en jeu. Trois mois plus tard, ironie du sort pour le racisme nazi, c’est le… « Tzigane » Johann Trollman qui monte sur le ring dans une salle surchauffée pour tenter de s’emparer du titre. Son adversaire, un certain Adolf Witt, est un représentant typique de ce qu’est censée être la « race aryenne » et le grand favori. Pourtant, c’est lui qui s’effondre le premier, vaincu et épuisé. Les spectateurs entendent alors un incroyable verdict : match nul. Sous les huées du public, les juges finissent par reconnaître la victoire de Trollman. Mais cette rencontre à rebondissements n’est pas terminée. Trollman ayant laissé couler quelques larmes de joie et d’émotion lors de la remise de son trophée, les autorités nazies lui retirent la ceinture de champion – « Mauvais comportement que de pleurer sur le ring » – et déclarent Witt vainqueur, considérant que la boxe de Johann est par trop efféminée et « non allemande ». Ce n’est pas le style du boxeur qui les choque, mais son origine tzigane et son refus constant de s’affilier à l’une de ces organisations d’extrême droite qui fédèrent les boxeurs depuis des années. Un sous-homme (Untermensch) juif ou tzigane ne peut évidemment pas vaincre un pur Germain ! Deux mois plus tard, Trollman remonte sur le ring et proteste à sa façon. Le beau brun ténébreux se déguise en « Blanc » : cheveux teints en blond, corps recouvert de farine, il laisse son adversaire le frapper sans se défendre… C’est, bien entendu, la fin de sa carrière, mais le début de l’enfer…
Traumatisée par l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la bohême de Montparnasse laisse largement place à une intelligentsia plus politisée… Le climat se tend même en France. Face à la menace qui se précise, les partis de gauche, très divisés jusqu’alors, se rapprochent les uns des autres et les intellectuels se mobilisent pour briser cet « affreux silence » qui, selon la formule de Georges Duhamel, « est tombé sur le génie européen ». Marcel Prenant, normalien en sciences et éminent professeur à la Sorbonne, parraine l’Institut pour l’étude du fascisme (Infa), une organisation antifasciste d’obédience communiste, participe au mouvement pacifiste, antifasciste créé par Barbusse et Romain Rolland, Amsterdam-Pleyel et est l’un des animateurs du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA). Roland Malraux, le frère d’André, s’associe au CVIA, à la démarche effectuée à Berlin du 4 janvier 1934 pour sauver les accusés de l’incendie du Reichstag, au comité Thälmann, créé pour soutenir l’ancien candidat d’Erwin Geschonneck, Ernst Thälmann. Engagé dans la cause antifasciste, Roland est aussi un joyeux luron. Denise Tual, scénariste du Lac aux dames, le décrit ainsi au moment où il est assistant de Marc Allégret : « Il apportait avec ses vingt ans son univers farfelu ; il employait déjà ce mot que peu de gens connaissaient. Son esprit saugrenu, son sourire rayonnant, son grand charme nous avaient tous conquis. » Ayant accompagné son frère André au premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques (17 août-1er septembre 1934) à Moscou, Roland a prolongé le séjour et est resté dix-huit mois en URSS où il se chuchote qu’il a pour maîtresse une princesse Galitzine, l’une des plus nobles familles de Russie, une princesse qui n’a pas encore pris le chemin de l’exil, ses valises pleines de bijoux et de diamants.
Des hommes moins politisés, comme le docteur Sumner Jackson, assistent avec tristesse à la dégradation de la situation. Après une installation manquée aux États-Unis, son pays natal, il a ouvert un cabinet à Paris où sa femme Charlotte, une Française, se plaît.
Pour Marcel Prenant, qui va devenir sous l’Occupation chef d’état-major des Francs-tireurs et partisans français, comme pour Roland Malraux et Sumner Jackson, la mobilisation antifasciste est la première étape du chemin qui conduira à Neuengamme et s’achèvera, pour certains, dans le feu et l’eau glacée.
Comme Paris, Berlin et Londres, Prague est une ville joyeuse au lendemain de la Grande Guerre. Le pays est en pleine effervescence, parce qu’il célèbre non seulement la paix, mais aussi l’indépendance, la République et la naissance du tout jeune État tchécoslovaque issu des traités. Ici, tout est neuf. Partout, on joue de la musique. Encore plus que d’habitude : Co Čech, to muzikant (« Tel Tchèque, tel musicien ») proclame un dicton, et les Pragois s’enorgueillissent que Mozart ait créé la première de son Don Giovanni dans leur capitale et que le premier professeur de piano de Chopin ait été tchèque.
Emil Burian n’est encore qu’adolescent, mais, avec un père baryton, une mère soprano et un oncle ténor, son destin semble tout tracé, surtout lorsqu’il s’avère qu’il possède un talent fou pour la musique. Fidèle de l’opéra et du conservatoire, Emil montre aussi un goût prononcé pour le théâtre, la politique et… les bars. Son inventivité prolifique n’a rien pour plaire aux nazis car elle s’épanouit dans tous les domaines qu’ils exècrent : le jazz – Emil monte un voice band –, les courants avant-gardistes – il fonde un groupe dada, Tam-Tam –, le théâtre révolutionnaire de Bertolt Brecht – directeur du Théâtre national de Brno, il met en scène L’Opéra de quat’sous –, l’interdisciplinarité – il mélange théâtre et politique – lorsque les cerveaux des nazis n’apprécient que le conformisme et la discipline.
En politique, c’est la guerre ouverte. Militant communiste, Burian ne manque pas une occasion de dénoncer le fascisme et contribue à faire de Prague un refuge pour ceux qui le fuient. Et ils sont nombreux. L’état-major du Parti socialiste allemand, le peintre autrichien Kokoschka, la romancière communiste Berta Lask qui célèbre dans ses œuvres la mémoire de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, et nombre d’autres artistes publiquement hostiles au nazisme et parfois tout juste sortis de camp de concentration se sont installés à Prague, tout comme Erwin Geschonneck, avec lequel Emil noue une solide amitié.
Militant combatif, mais aussi musicien talentueux et dramaturge applaudi par tous, Burian est promis à un avenir radieux. Tout semble pouvoir lui arriver – sauf de grimper un jour la fine échelle de corde du Cap Arcona sous la menace d’un pistolet-mitrailleur.
Dans la vieille cité hanséatique aussi, l’arrivée d’Hitler donne un brutal coup d’arrêt aux festivités. Le Hambourg homosexuel est durement frappé. La police arrête deux jeunes gens que le vent de l’histoire pousse inéluctablement vers la baie de la Baltique : Heinrich Roth et Martin Hoyer. Sur les photographies, ils sont jeunes et séduisants. Tous deux travaillent dans le monde de la nuit. Martin, pianiste qui a pris comme nom de scène Robert T. Odeman pour ses tournées, a ouvert un cabaret beaucoup trop extravagant pour les nazis, et Heinrich tient le vestiaire du Treize doré (Goldene 13), une boîte pour homosexuels, afin de financer ses cours de photographie, sa passion.
En 1935, année où la loi du 20 juillet durcit la législation antihomosexuelle existante, l’établissement de Robert est fermé, tandis qu’Heinrich, en couple depuis sept ans avec le commerçant Carl Bruns, est condamné à la prison. Les nazis se montrent plus intolérants que les familles d’Heinrich et de Carl, qui n’ont jamais fait de difficultés pour les recevoir. Selon le § 175 du texte, toute relation durable entre homosexuels, même sans relations charnelles, peut être punie comme un crime et coûter plus de dix ans de travaux forcés – voire, dans les cas les plus graves, l’internement à vie, sans parler de la castration, régulièrement imposée. Pour les homosexuels allemands, la vie quotidienne devient très dangereuse. Ils sont à la merci de n’importe quelle dénonciation, y compris celle d’une connaissance indélicate ou influençable. C’est probablement l’une d’elles qui vaut à Robert une condamnation à vingt-sept mois de prison en novembre 1937. Décidément, les strass, les paillettes, les plumes et l’amusement ne sont pas au programme officiel des nazis. En réalité, ils ne sont pourtant pas les derniers à apprécier les orgies – ils le montreront jusqu’à bord du Cap Arcona.
En 1936, premier véritable accroc à la paix, une guerre ouverte éclate, la première depuis la Grande Guerre : la guerre d’Espagne. L’Allemagne et sa légion Condor, l’Italie et ses Chemises noires soutiennent les putschistes de Franco ; l’URSS et ses sympathisants les combattent. Dès mars, des avions allemands transportent des troupes franquistes du Maroc vers l’Espagne, et, dès août, du matériel de guerre allemand arrive par bateau. Une vague de soldats d’outre-Rhin déferle sur l’Espagne : environ 20 000 en trois ans. Pour ces novices qui brûlent d’en découdre, c’est l’occasion unique de s’entraîner au combat dans des conditions réelles et de tester un matériel flambant neuf. Hitler est ravi. Au même moment, des dizaines de milliers de personnes quittent l’Allemagne, laissant derrière elles maison, famille, amis, travail, bibliothèque et parfois langue maternelle.
Les démocrates s’indignent. L’année 1938 s’ouvre à Paris sur une exposition du comité Thälmann qui dénonce le soutien du Führer à Franco. À cette date, dit-il, documents à l’appui, les tribunaux hitlériens ont déjà prononcé 285 500 années de prison, et 95 exécutions à la hache contre les antinazis ont été accomplies.
À Bruxelles, des centaines d’intellectuels qui mènent le combat antifasciste expriment leur soutien aux républicains espagnols. Les avocats René Blieck et André Mandrycxs sont des figures de cette intelligentsia engagée. Le premier, également poète et journaliste à Combat, ne cesse de célébrer par ses écrits les luttes qui annoncent un avenir meilleur. Il est de toutes les grandes batailles politiques – communisme, antifascisme, pacifisme – et sur tous les fronts, de Madrid à Shanghai, au point que Jean Fonteyne, communiste belge, le décrit comme ayant, « à 30 ans, déjà derrière lui 15 ans de luttes ». Le second a adhéré dès sa jeunesse au mouvement socialiste. Antifascisme, communisme, socialisme et lutte antifranquiste : peu à peu, René et André se fabriquent le meilleur passeport pour le Cap Arcona.
Erwin, Rudi, Emil, Roland, René, qu’ils soient acteurs, musiciens, compositeurs, cinéastes ou poètes, tous ces hommes jouissent d’une certaine notoriété, mais ils ne doivent pas éclipser les milliers d’anonymes qui vont se retrouver, un jour, pris au piège du bateau.
Waldemar Nods est l’un des plus emblématiques de ces infortunés captifs. Habitant presque aux antipodes de la Baltique, rien ne le prédestinait à être mêlé au drame. Tout au plus aurait-il pu monter sur le paquebot, du temps de sa splendeur, pour traverser l’Atlantique. En réalité, c’est sur un autre champion des océans que Waldemar a rejoint l’Europe. Fils d’un chercheur d’or, il est parti, comme plusieurs habitants aisés du Surinam, faire ses études dans la puissance européenne qui domine son pays. Mais un coup de foudre pour sa logeuse, Rika Hoogwter (Van Der Lans), a transformé le temporaire en définitif. Dès 1927, Waldemar abandonne la villa familiale, les cocotiers et les mangroves de Paramaribo pour les rives sablonneuses des Pays-Bas.
Son union choque : Rika, 36 ans, divorcée, a déjà quatre enfants, tandis que Waldemar, 19 ans, est un jeune célibataire ; à une période où les couples mixtes ne sont pas si répandus, Rika est « hollandaise » et « blanche » tandis que Waldemar, métis, est « immigré » et « noir ». Les voisins jasent de plus en plus ouvertement dans un pays où le NSB, le Parti national-socialiste des Pays-Bas d’Anton Mussert, répand insidieusement le poison de son discours raciste. Affectés par les quolibets adressés à leur mère, deux des enfants de Rika, Willem, 13 ans, et Jan, 7 ans, repartent vivre chez leur père. Cela ne décourage nullement les amoureux qui ont un fils ensemble en 1929, Waldy, alias Sonny Boy, nommé ainsi d’après un tube d’Al Jolson, célèbre chanteur à l’époque. La famille s’installe à Scheveningen, une station balnéaire où Waldemar et Rika ouvrent un bed and breakfast, la pension Walda, très fréquenté par des touristes allemands qui apprécient que Waldemar, doué pour les langues, parle un allemand impeccable. Le couple se marie le 17 mai 1937 et s’installe face à la mer dans une maison plus grande de la promenade de Scheveningen. Ils vivent leurs derniers moments paisibles.
Autre inconnu plongé dans la tourmente, l’architecte Lazare Bertrand n’est ni une figure parisienne, ni un cadre du Parti communiste, mais juste l’humble conseiller municipal d’une ville de province qui n’a guère fait parler d’elle depuis le mariage de Saint Louis il y a bien longtemps. Numéro 2 de la liste de droite qui cherche à emporter la mairie de Sens en 1935, il fait sensation avec ses amis en privant le Parti radical de la victoire, pour la première fois depuis quarante ans. Sans surprise, le numéro 1 de la liste, le docteur André Dupêchez, devient maire. Contre toute attente, la brutale notoriété du notable dévoile une face cachée du bon docteur et l’enquête, lancée après un attentat contre lui, révèle qu’André Dupêchez porte bien son nom : ses pires ennemis ne sont pas les radicaux, mais la horde de ses anciennes maîtresses. Éclaboussé et discrédité, le libertin doit démissionner. La droite, conservant la majorité du conseil municipal, choisit alors Lazare Bertrand pour le remplacer. Le nouvel élu est ancien combattant de la Grande Guerre, Croix de feu, candidat anti-Front populaire aux élections législatives. Il ceint l’écharpe tricolore avec d’autant plus de jubilation que le fauteuil, libéré par un cocasse vaudeville, lui paraît plutôt providentiel. L’avenir lui prouvera qu’il se trompe.
Révolution russe, arrivée d’Hitler au pouvoir, guerre d’Espagne, France des ligues… le monde est complètement bouleversé. Même sur l’eau, les héros ont changé. Issu du même chantier que le Cap Arcona, mais lancé dix ans plus tard, le Wilhelm Gustloff (208 mètres de long) ne porte pas un nom tiré d’un atlas, mais celui d’un chef national-socialiste assassiné, un « martyr de la cause ». En Allemagne, le nazisme a tout contaminé, même les noms de bateaux. Pourtant, alors que la démocratie domine encore une petite partie de l’Europe, peu de gens comprennent vraiment ce qui est en train de se passer. En Allemagne notamment, la population, abusée par la diminution du chômage, vit les derniers jours d’une paisible et trompeuse prospérité. Oubliant que les croisières sont financées par les cotisations obligatoires au Front du travail, donc par eux-mêmes, les travailleurs du IIIe Reich s’enthousiasment pour la Kraft durch Freude (« La Force par la joie »), cette organisation qui gère les loisirs du peuple sous la direction de Robert Ley, un nazi qui a brillé par son courage lors de la Grande Guerre (son avion s’est écrasé au sol en France, provoquant chez lui des perturbations irréversibles et un alcoolisme certain). Une affiche qui fait la promotion de ces voyages en mer illustre un guide touristique de 1937 : le Cap Arcona y apparaît sur un fond orange chaleureux, tandis qu’au premier plan une famille allemande, sourire aux lèvres, exprime sa gratitude au régime par un immense sourire. Les heureux touristes saluent cette géniale initiative qui leur offre ce dont ils n’avaient jamais pu bénéficier auparavant, sinon pour quelques-uns et seulement de manière parcimonieuse : des vacances. Ils se réjouissent de découvrir les rivages de l’Italie, de l’Espagne ou encore de la Norvège à bord de bateaux confortables et sans cabines de luxe, par souci d’équité.
Au siège du syndicat unique, on fait miroiter aux affiliés le projet d’une flotte de soixante paquebots de croisière pouvant transporter jusqu’à 130 000 chanceux dans des voyages censés durer parfois jusqu’à 21 jours. En 1936, le slogan est « Profitez de la vie ».