CHAPITRE IV

Des destins tordus par la guerre


« Il n’y a que la violence qui puisse apporter une solution au problème allemand, et la violence ne va pas sans risque. » Cette confidence d’Hitler à un petit groupe de fidèles en 1937 ouvre les hostilités. Fasciné par la guerre et ne trouvant plus d’autre issue pour entretenir une économie dopée par les dépenses militaires, mais exsangue et artificielle, le Führer prend définitivement la décision de recourir à la force pour parvenir à ses fins. À partir de là, les choses s’accélèrent. Tous les hommes apparemment de bonne volonté disparaissent un à un. Démission, limogeage. Hjalmar Schacht, ministre de l’Économie, père du Rentenmark auquel le pays doit son apparente prospérité, le général von Blomberg, le trop raisonnable ministre de la Guerre, et le général von Fritsch, le chef de l’armée de terre, s’en vont. Joachim von Ribbentrop, diplomate de circonstance, remplace Konstantin von Neurath, tout de même diplomate de carrière aux Affaires étrangères. Tous les matins, les enfants des écoles entonnent trois airs : l’hymne national, le Horst-Wessel Lied – l’hymne des SA célébrant un prétendu héros nazi – et un refrain qui réclame les « territoires perdus » par l’Allemagne, l’Alsace et la Lorraine.

L’Anschluss rattrape Serguei Nabokov

Le 13 mars 1938, après un ultimatum, plusieurs intimidations et une démission forcée, celle du chancelier autrichien, Hitler annexe l’Autriche. L’Anschluss, pour Serguei Nabokov, qui a le sentiment d’être toujours rattrapé par l’histoire, c’est un drame. Tombé amoureux d’un riche aristocrate autrichien, Hermann Thieme, il pensait couler des jours heureux dans le château de famille de ce dernier situé près d’Innsbruck. Or, du fait de l’Anschluss, le château est domicilié dans l’Ostmark, la « Marche orientale », le nouveau nom de l’Autriche au sein de la « Grande Allemagne ». Tétanisés par la vague d’arrestations qui suit l’annexion – 70 000 personnes arrêtées en Autriche et 60 000 Juifs assassinés – Serguei et Hermann décident de se montrer plus discrets. L’émigration autrichienne rejoint l’émigration allemande à Prague, Zürich, Paris, Londres… lorsqu’elle n’est pas refoulée : la Tchécoslovaquie elle-même ferme ses frontières.

Depuis sa jeunesse à Vienne, Hitler n’a que mépris pour les Tchèques et pour leur pays créé à la faveur d’un traité qu’il maudit et ne reconnaît pas. Le 30 mai 1938, le Führer signe le Plan vert qui doit, purement et simplement, effacer la Tchécoslovaquie de la carte. Surviennent les accords de Munich du 29 septembre 1938 ; le Français Édouard Daladier, flanqué de l’Anglais Chamberlain, part faire ses civilités au dictateur à Munich, oublie ses engagements envers une démocratie francophile et cède à des exigences exorbitantes par crainte de la guerre. « Ce n’est pas un homme », commente le journaliste et avocat Philippe Lamour, indigné par la lâcheté du Britannique, « c’est une flaque ». Sur la promesse bien illusoire qu’Hitler préservera la paix, 3 millions d’Allemands des Sudètes sont rattachés à l’Allemagne. À Prague, l’ambiance s’alourdit.

Karel Capek est à la littérature ce qu’Emil Burian est à la musique. Il lance un appel au secours que des intellectuels français entendent, si bien qu’ils proposent la candidature du Tchèque au prix Nobel de littérature 1938, mais c’est la romancière américaine Pearl Buck, spécialiste de la Chine, que le jury choisit de couronner. Ne reste plus à Capek qu’à mourir dans l’oubli, l’année suivante.

Contraint à la démission le 5 octobre, le président tchèque Edvard Benes laisse la place à Emil Hacha. Les principes du parlementarisme s’écroulent.

La création de Neuengamme

Le mois suivant, en Allemagne même, les rues jonchées de verre et de vitrines brisées donnent son nom à la Nuit de cristal. La violence antisémite fait disparaître 267 synagogues du paysage, 7 500 entreprises et commerces juifs, tandis qu’une centaine de Juifs sont assassinés et plus de 26 000 arrêtés. Cette persécution intensifie la spoliation entamée depuis des années et qui a déjà fait changer de mains un tiers des « sociétés juives ». À partir de 1938, les Juifs doivent déclarer l’ensemble de leurs biens. La « communauté juive », détentrice de près de 12 milliards de marks en 1933, n’en possède désormais plus que 5. C’est dans le cadre de ce vol à grande échelle qu’une briqueterie de la région de Hambourg tombe entre les mains des nazis, qui décident d’y envoyer certains détenus de Sachsenhausen avec pour mission de construire des baraquements. Peu à peu se constitue ainsi un camp à part entière, dont la raison d’être initiale est la fabrication de tuiles et de briques vernissées destinées à la rénovation de bâtiments. Il va s’appeler Neuengamme.

Son premier commandant, Walter Eisfeld, a 34 ans. Membre d’une ligue nationaliste, il a rejoint le parti nazi dès les années 1920 et a déjà exercé ses talents à Dachau et à Sachsenhausen. La carrière de cet héritier spirituel des Chevaliers teutoniques est interrompue par son décès brutal. Malheureusement pour les déportés, le SS-Hauptsturmführer Martin Weiss qui le remplace est tout aussi impitoyable.

La création du « protectorat de Bohême-Moravie » sous la férule allemande bouleverse le destin d’Erwin, Emil et Miroslav. Quelques mois s’écoulent encore et Hacha, mis sous pression et soumis au chantage du « bombardement de Prague », se résigne à placer son pays sous la « protection » de l’Allemagne.

Devenue toute-puissante sur le sol tchèque, la Gestapo exerce la terreur avec d’autant moins de modération qu’elle vient de vérifier, par l’affaire de Munich, que ni la France ni la Grande-Bretagne ne sont disposées à réagir. Artistes et communistes, Erwin l’acteur et Emil le musicien sont des cibles toutes désignées. Ils sont tous deux arrêtés dans la capitale de l’ex-Tchécoslovaquie : Erwin Geschonneck en 1939 et Emil Burian en 1941 (12 mars). L’arrestation donne lieu à une mise à sac de leur domicile. Pris de fureur, les barbares en uniforme déchirent toutes les partitions d’Emil. D’envoûtantes mélodies disparaissent à jamais.

Erwin part, au nord de Berlin, pour Sachsenhausen, le plus vaste camp de concentration bâti sur le sol du Reich. Emil connaît toutes les geôles tchèques possibles pendant un an, puis demeure sur le sol natal, incarcéré à Terezin, une ancienne forteresse militaire à une heure de route de Prague. Les conditions de vie n’y sont pas bonnes, mais la solidarité entre Tchèques adoucit l’enfer quotidien. Elle permet à Emil de se faire affecter à la plonge, un poste préservé. En juin 1941, il doit abandonner cette planque toute relative : les Allemands ont décidé de faire de Terezin un « ghetto modèle », validé par la Croix-Rouge, où afflueront des Juifs de toute l’Allemagne et auxquels on fera jouer la comédie du bonheur nazi. Emil est transféré à Dachau où il retrouve son ami Erwin. Pour la deuxième fois, le destin réunit les deux hommes.

Autre jeune Tchèque au destin bouleversé, Miroslav Tamchyna, réquisitionné pour le travail forcé comme tant d’autres, est contraint d’aller travailler gratuitement dans des usines, en Allemagne d’abord, puis en France. Affecté au Havre sur les chantiers navals, le Pragois, qui est un garçon déterminé, audacieux et costaud, repère vite que, la nuit, des embarcations accostent parfois dans la plus grande discrétion et chargent des passagers clandestins qu’elles transportent de l’autre côté de la Manche. D’abord caché dans la cave d’une maison, avec la complicité de son propriétaire, il grimpe dans l’une de ces embarcations, gagne les côtes anglaises à la rame et à la voile et, là, s’enrôle dans l’armée tchécoslovaque en exil.

Edmond, Sam et Berek : des vies bouleversées par la guerre

31 août 1939 : « Séjour merveilleux et ensoleillé en ce mois d’août. Dommage que les tensions internationales et la mobilisation aient jeté une ombre sur la fin de notre séjour », lit-on dans le livre d’or de la pension des Nods à Scheveningen, en Hollande, où les touristes laissent leurs impressions.

1er septembre 1939, à l’aube : le vieux navire-école allemand Schleswig-Holstein (127,6 mètres), mouillant au large du port de Dantzig, ouvre le feu sur le fort de Westerplatte à l’embouchure de la Vistule. Déjà palpable sur le sable d’une station balnéaire hollandaise, la tension explose en Pologne. C’est le premier tir de la Seconde Guerre mondiale en Europe. L’Allemagne envahit la Pologne sans déclaration de guerre.

Sur terre, une photographie appelée à devenir très célèbre immortalise l’invasion de la Pologne : les soldats allemands soulèvent de force une barrière blanc et rouge marquant la frontière et l’un d’eux écrase entre ses mains l’aigle polonaise. Derrière lui s’engouffrent plus d’un million et demi d’hommes accompagnés de 3 000 chars et appuyés par 2 500 bombardiers et chasseurs de la Luftwaffe. Deux jours après, la France et le Royaume-Uni, honorant leurs engagements envers Varsovie, mobilisent. La Seconde Guerre mondiale vient d’éclater.

Encerclée de tous côtés par les troupes allemandes arrivant de Prusse-Orientale, de l’ouest et de la Slovaquie, l’armée polonaise résiste héroïquement, mais tient à peine un mois. Le peuple polonais inaugure l’une des périodes les plus sombres de son histoire, lui qui en a déjà connu tant déjà, et le pays, conformément au pacte germano-soviétique qui lie Hitler et Staline depuis quelques jours, s’apprête à disparaître purement et simplement, dépecé par les deux dictateurs complices.

À Varsovie, écoles et universités ferment, sauf pour les quelques Polonais que l’Allemagne consent à « germaniser » : en novembre, une déclaration proclame que « les enfants ne seront admis dans ces écoles que s’ils sont membres de la Jeunesse hitlérienne ». Les autres n’ont plus accès qu’à des apprentissages techniques : menuiserie, plomberie, mécanique… Dans le système de pensée inversée des nazis, l’école n’est plus obligatoire, elle est purement et simplement interdite. Des milliers de jeunes, tel Edmond Radziejewski, un garçon de 11 ans, interrompent brutalement leur scolarité. Du jour au lendemain, des cours de serrurerie en langue allemande remplacent ses leçons de mathématiques et de polonais.

La violence physique s’installe, avec son cortège d’horreurs. Le prédateur et ses complices s’abattent sur une population déjà bien affaiblie par le déluge de feu. Ils battent des patients dans leur lit d’hôpital, abattent des gens croisés en chemin. Sam Pivnik habite Bedzin, très au sud de Varsovie, avec ses parents et ses six frères et sœurs. Son père est tailleur. Il n’a que 13 ans au début de l’occupation de la Pologne, mais perçoit aussitôt la pression antisémite. Des gens sont arrêtés dans la rue, malmenés, et gisent, exécutés, dans le caniveau. Les passants, embarrassés et apeurés, poursuivent leur chemin sans un regard. À force de voir les siens molestés et persécutés, d’enfant Sam devient très vite adulte.

Les régions de Poznan et Lodz sont annexées au Reich sous le nom de Reichsgau Wartheland. Les nazis chassent les paysans de leurs fermes pour y installer des familles de « meilleure race », autrement dit des Allemands d’Allemagne ou bien des Volksdeutsche, Allemands de Pologne considérés comme aryens et venus de territoires fraîchement conquis. L’une des premières victimes de cette colonisation brutale est Berek Jakubowicz, 20 ans, habitant de Dobra, près de Lodz. Sommé de céder sa maison à un Volksdeutscher dès le printemps 1940, il se retrouve, avec sa famille, à la rue. Le Judenrat, conseil juif créé par les nazis pour assurer la médiation entre la communauté et les autorités allemandes, les « reloge » dans le grenier d’une école voisine désaffectée. La proximité est cruelle : depuis la lucarne du grenier, Berek voit des inconnus s’approprier ses biens, jouer, déjeuner, se laver dans ce qui fut sa maison de famille.

L’Occupation à l’Ouest menace les « anonymes »

À l’Ouest, la guerre déclarée, les armes restent muettes huit mois durant. C’est la « drôle de guerre ». Le vendredi 10 mai 1940, tout change. Les forces armées allemandes déferlent sur l’Europe de l’Ouest en une avancée foudroyante qui aboutit à la défaite presque immédiate des petites armées néerlandaise et belge, puis de la France. Les Pays-Bas capitulent le 15 mai, des soldats allemands sont logés dans la pension des Nods, et leurs relations avec Waldemar et Rika ne sont guère amicales. La Belgique capitule quant à elle le 28 mai, et la France cesse le combat le 22 juin. Hitler entre en vainqueur dans les capitales. La défaite est totale et s’accompagne d’un véritable effondrement : débandade et capture des troupes, exode chaotique de millions de civils, désorganisation des services publics, arrêt de l’activité économique, rationnement, pillages, réquisitions. Un premier transport de Français, de Belges et de Hollandais arrive dans les camps, celui des soldats faits prisonniers et envoyés en Allemagne pour y rester en captivité des mois, voire des années. Les trois pays passent brutalement au régime de l’Occupation et se mettent à vivre à l’heure allemande. Une tutelle allemande civile s’exerce sur les administrations. À Sens, où le maire est plutôt vichyste, cela se passe bien. La France vaincue a obtenu un armistice plutôt qu’une capitulation et s’en félicite un peu vite. Le 10 juillet 1940, à Vichy, l’Assemblée nationale vote les pleins pouvoirs au président du Conseil Pétain, enterrant la IIIe République. Aussitôt, le Maréchal instaure un régime autoritaire. Une loi du 16 novembre 1940 décide par exemple que les conseillers municipaux et les maires seront « nommés » dans les communes de plus de vingt mille habitants. Lazare Bertrand, fervent partisan du régime, est ainsi confirmé dans ses fonctions. Lors d’une cérémonie de la nouvelle équipe municipale en l’hôtel de ville de Sens, en mai 1941, le sous-préfet Stéphane Leuret, membre du Rassemblement national populaire de Marcel Déat, ex-socialiste en pleine dérive fasciste, prononce un discours sans ambiguïté : « Le conseil municipal adresse, au nom de la ville de Sens tout entière, l’expression de sa profonde reconnaissance à M. le maréchal Pétain, chef de l’État français, pour le don total qu’il a fait à la France de sa personne. Il l’assure de sa respectueuse fidélité et lui fait la plus absolue confiance pour continuer, dans la voie de l’honneur et de l’intérêt national, le redressement de notre patrie. »

Le maire applaudit tout en faisant preuve d’une réelle ouverture d’esprit en ayant réclamé le maintien des conseillers Front populaire sortants, au nom de leur compétence. En fait, Lazare Bertrand fait partie de ces hommes qui ne voient en Pétain que le vainqueur de Verdun. « Il y a quand même parmi nos contemporains des tas de gens qui se sont trompés et qui étaient pour la plupart de bonne foi. Le prestige de Pétain en 1940 était considérable. Mon père avait une admiration sans bornes pour Pétain, cela ne l’a pas empêché d’être arrêté par la milice, livré à la Gestapo et tué à Auschwitz avec ma mère », soulignait, beaucoup plus tard, le grand résistant Raymond Aubrac lors d’un colloque sur la Résistance. Pétainiste et vichyste, donc, le maire de Sens ne devrait en principe pas avoir de problèmes avec les Allemands…

Le Cap Arcona bloqué à quai

L’entrée en guerre sonne le glas de la libre circulation en mer et donc des croisières. Les bateaux, un à un réquisitionnés, passent de la lumière à l’ombre. Tous repeints en gris, ils sont convertis en transports de troupes, en casernes flottantes ou en hôpitaux. Dès la première semaine de septembre, le Cap Arcona, réquisitionné la semaine précédente après douze ans de bons et loyaux services entre Hambourg et Rio, est redirigé vers les quais de Dantzig. Il sert désormais de bateau-école pour les officiers.

Les États, déstabilisés par la guerre, se servent de leurs paquebots géants pour affirmer leur statut de puissance. Les navires de plaisance de Sa Gracieuse Majesté rejoignent le Normandie mouillé dans le port de New York après une dernière traversée rideaux fermés, radio et lumières de pont coupées. Arrivé dans le sillage du Normandie qui a tenté en vain de le semer par crainte des U-Boot, le Bremen arrive à New York et, après bien des détours pour éviter les navires de la Royal Navy qui le cernent, regagne le port de Bremerhaven le 13 décembre 1939. Son jumeau, l’Europa, moins exposé car accosté à Hambourg, largue les amarres pour Kiel où il sert de caserne flottante. Le Deutschland IV devient un navire-logement pour la Kriegsmarine, dans la baie de Dantzig (aujourd’hui Gdynia, en Pologne), en 1940. Le Wilhelm Gustloff, lui, sert à tout : réquisitionné pour être transformé en navire-hôpital, il est utilisé pour rapatrier les blessés lors de la campagne de Norvège, puis comme caserne flottante à Gotenhafen. Pour nombre de ces bateaux, la guerre coïncide avec des incendies accidentels qui causeront leur perte. Pour le Wilhelm Gustloff comme pour le Cap Arcona, elle annonce une fin inimaginable.

Heinrich, Serguei et Hermann… : « 175 » traqués

La réquisition du Cap Arcona par l’armée allemande, le 21 août 1940, coïncide avec le départ de Heinrich Roth pour le camp de concentration. Les tracasseries incessantes des nazis ont eu raison du couple formé par Heinrich et Carl. C’est donc un nouvel amant, moins fiable ou plus fragile, qui, arrêté dans une rue de Hambourg par la Gestapo, a lâché son nom. Sommé de répondre à une batterie de questions sur sa vie intime, Heinrich s’efforce de donner des détails sur la femme qu’il aime. Sans convaincre.

En France, la grande offensive allemande chasse une nouvelle fois les Nabokov de leur asile. Ils reprennent le chemin de l’exil et gagnent le port de Saint-Nazaire. Un seul membre manque à l’appel : Serguei, resté seul à quai, moitié par amour, moitié par hasard. La famille a fui en catastrophe sans pouvoir l’attendre et son bateau a été le dernier autorisé à partir pour l’Amérique.

Seul désormais, Serguei se fabrique une solide couverture – un emploi de traducteur à Berlin – pour justifier de ses voyages fréquents sur place et rencontrer Hermann sans éveiller les soupçons. Mais, difficilement contrôlable, le jeune homme ne perd pas une occasion de critiquer ouvertement la politique des nazis. L’année suivante, sa liberté de parole, ajoutée à son orientation sexuelle, lui valent quatre mois de prison et, à sa sortie, une surveillance constante.

Heinrich Roth passe d’abord un mois à Sachsenhausen, puis arrive à son camp annexe, Neuengamme. Ressent-il dès son premier regard circulaire sur le camp cette « première impression saisissante » décrite par David Rousset : « Le paysage. Tout est nu et plat, une immense terre plate sans horizon » ? Le camp ressemble aux autres Konzentrationslager, avec ses clôtures de fil de fer barbelé électrifiées, ses miradors munis de puissants projecteurs, son fossé rempli d’eau, ses baraquements, sa vaste place d’appel bétonnée rectangulaire, ses cuisines, son crématorium. En marge, les bâtiments réservés aux SS bénéficient de jardins potagers, de garages, d’un abri antiaérien et, dans les dernières années, d’un bordel. Les chefs sont logés, souvent avec leur famille, dans un lotissement de préfabriqués.

La vie à Neuengamme est réglée par la sinistre routine de l’univers concentrationnaire. Semaine après semaine, du réveil à l’extinction des feux, la journée se déroule selon un rite immuable. Seule coupure : le dimanche après-midi. Chaque journée dure un siècle. Cela commence aux aurores par un réveil brutal suivi d’un passage éclair aux lavabos, d’une gamelle de bouillon et d’une boule de pain noir. Survient alors l’appel au cours duquel les détenus sont comptés et recomptés avant de partir pour les kommandos de travail. Là, ils travaillent, sous les coups des kapos et des SS, une douzaine d’heures d’affilée, à peine interrompues par un repas constitué de 125 grammes de pain, de 5 grammes de margarine et, parfois, d’une soupe claire de rutabagas ou de pommes de terre. Au retour, appel et contre-appel peuvent durer des heures alors que les détenus sont exténués. Ce n’est qu’après cette épreuve que les déportés regagnent leurs baraquements et peuvent ingurgiter un litre de bouillon léger, parfois agrémenté d’une tranche de saucisson et d’une fine tranche de pain qui les laisse immanquablement affamés. Ils dorment à trois par châlit, rongés par la vermine, la faim au ventre.

Travail, brimades, tortures rythment la vie du camp où un personnel féroce et sans état d’âme a droit de vie et de mort sur les détenus. Les exécutions, régulières, se font en public et, la plupart du temps, en musique. Le cérémonial est quasi immuable, si ce n’est quelques fantaisies dans l’horreur. Les détenus sont rangés de telle sorte que rien du supplice ne leur échappe, et, tandis que l’orchestre joue des airs souvent « entraînants », les condamnés sont conduits au pied de la potence. Après lecture de la sentence, on les fait grimper sur un escabeau que l’on renverse après leur avoir passé la corde autour du cou. Une balle dans la tête tirée par un SS après que le corps a été décroché, et c’est le départ pour le crématoire.

Mais la mort au quotidien provient surtout des conditions de travail inhumaines et des mauvais traitements. Certes, ceux-ci varient selon les détenus. D’aucuns parviennent à éviter le pire en étant affectés à des services réputés moins durs, comme l’administration ou le ravitaillement. Neuengamme propose une gamme d’activités très large, comme l’illustre le Kaninchenkommando réservé à l’élevage des lapins angora destinés aux doublures des blousons des pilotes. Mais le privilège de travailler dans un kommando « tranquille » ne suffit pas toujours pour survivre.

Toutes les activités sont réservées aux déportés « bien portants ». Les autres, parqués dans des sous-sols, ont un traitement dit de faveur : ils tressent des sortes de cordages à partir de morceaux de tissus. S’ils ne produisent par leurs 25 mètres quotidiens, ils restent durant la nuit pour achever leur tâche, souvent sous les coups. Certains s’éteignent ainsi après des dizaines de jours et de nuits sans répit.

L’invasion des Balkans rattrape Vladimir

Épaulée par des unités italiennes, bulgares et hongroises, la Wehrmacht occupe rapidement les Balkans. Le 6 avril 1941, elle envahit la Yougoslavie. Quatre jours plus tard, elle entre dans Zagreb, et les fascistes croates, les Oustachis, accèdent au pouvoir. « Le nouveau gouvernement m’informa que je devais me convertir au catholicisme si je voulais conserver mon emploi. J’ai refusé et on m’a licencié en juillet 1941. Chaque fois, je fus libéré. À présent, les fascistes croates m’ont arrêté à nouveau. Mon crime ? – Je suis Serbe », témoigne une victime. La Croatie est déclarée État indépendant et le reste de la Yougoslavie est partagé entre la « Grande Allemagne », l’Italie, la Hongrie et la Bulgarie. Des travailleurs forcés yougoslaves, hommes ou femmes, sont recrutés par l’Allemagne. Une simple querelle avec son chef suffit pour être envoyé dans un « camp ». La résistance s’organise : environ 1 000 hommes et 250 femmes yougoslaves, la plupart originaires de Slovénie, se retrouvent ainsi détenus à Neuengamme pour cette raison.

Les remaniements de la carte politique de l’Europe s’accélèrent. Hitler est entraîné par son allié Mussolini dans une guerre contre la Grèce. En avril 1941, les derniers soldats grecs s’évanouissent dans les sables égyptiens, le ciel bleu s’emplit d’avions allemands, le Svastika flotte sur le Parthénon. Une chape de plomb s’abat sur la population.

Malédiction ! Vladimir Ouchakoff avait quitté la Russie en pleine révolution bolchevique, il retrouve la Grèce dans l’un des moments les plus difficiles de son histoire : l’Occupation. Dès les premiers mois de 1941, la famine commence. Les nazis imposent leur nouvel ordre, la mort et la misère. Tous les étrangers au pays – Américains, Britanniques, Canadiens, Russes, Français, etc. – doivent, deux fois par semaine, se présenter à la Gestapo. La Croix-Rouge est priée de ne leur apporter aucune aide d’aucune sorte jusqu’à ce qu’ils soient envoyés en camp de concentration. Dans le même temps, au lycée et à l’université, les étudiants doivent étudier la langue allemande et la culture germanique quatre heures par jour. 80 % du tabac et de l’huile d’olive, les deux principaux produits de l’agriculture grecque, sont expédiés en Allemagne.

Premier camp et premier coup de foudre pour Berek

En Pologne, l’occupation allemande est brutale pour tous, mais plus encore pour les Juifs. Elle brise leurs communautés, détruit leurs villages, brûle leurs synagogues. Contraints de vivre dans des ghettos et de porter l’étoile jaune, ils commencent à être déportés en camp de travail dès les premiers jours de l’opération Barbarossa et l’occupation de la partie que s’est arrogée l’URSS à la suite du pacte germano-soviétique. Obligé de suivre ce sinistre itinéraire, Berek, 22 ans, quitte son premier exil, le grenier, pour le ghetto de Dobra en mai 1941, puis le camp de travail de Steineck, tout juste ouvert par les Allemands à quelques dizaines de kilomètres de là et où les hommes doivent obligatoirement se rendre. Sa mère, comme tant d’autres, plie ses habits dans une petite valise, comme si elle l’envoyait en colonie de vacances et au dernier moment lui fourre dans les bras une boîte avec ses instruments de dentiste. Un geste qui va lui sauver la vie.

Au camp de Steineck, les conditions sont dures, même si les détenus peuvent encore se promener à l’extérieur des barbelés à condition de ne pas trop s’en éloigner. La frontière russe n’est pas si loin : pour échapper aux Allemands, quelques-uns parviennent à trouver une charrette et à passer chez les rouges, mais très rapidement le bruit court qu’à peine posé le pied en zone soviétique, les « réfugiés » sont immédiatement envoyés au Goulag en Sibérie. Le flux se tarit net. Berek survit grâce à un ensemble de circonstances favorables : des postes plutôt « confortables », des « amitiés » avec les gardiens polonais au service des Allemands et un événement totalement imprévisible dans ce contexte, un coup de foudre réciproque. La bien-aimée se nomme Zoschia. C’est une Polonaise catholique qui a découvert avec stupeur l’existence du camp au détour d’une promenade. Elle ignore tout des Juifs, car il n’y en a pas beaucoup à Poznan, mais son soutien et les victuailles qu’elle apporte régulièrement préservent les forces de Berek. C’est à Steineck, aussi, que grâce à ses précieux instruments, Berek devient de facto non plus un simple étudiant en art dentaire mais un dentiste. Il soulage un détenu, puis un autre et devient peu à peu indispensable…

À Bucarest, les Morgenstern échappent aux Gardes de fer

L’horreur est roumaine. Désormais en France, les Morgenstern, les parents de Jacqueline, peuvent se féliciter d’avoir fui la Roumanie… Là-bas, des lois draconiennes privent ce qui est numériquement la troisième communauté juive d’Europe de ses droits civiques. Allié de l’Allemagne, le régime du général Ion Antonescu mène sa propre politique antijuive, renforçant un antisémitisme d’État déjà virulent depuis des lustres. En janvier 1941, les membres de la Garde de fer prennent d’assaut le quartier juif de Bucarest, ils incendient magasins, maisons et synagogues. Des milliers de Juifs sont molestés et battus. Certains, parqués dans un abattoir, sont égorgés rituellement et pendus à des crochets avec des pancartes indiquant « Viande kasher ». Le fascisme roumain s’est « singularisé dans l’extermination des Juifs par un certain nombre de techniques originales : des hommes battus à mort ou asphyxiés dans des wagons plombés, d’autres vendus au beau milieu des colonnes des marches de la mort pour être tués et leurs vêtements vendus au plus offrant ; d’autres littéralement coupés en morceaux et dont le sang servait à graisser les roues des charrettes », écrit l’avocat Matatias Carp qui a consigné toutes les horreurs dont il a été témoin jour après jour. La frange la plus radicale des Gardes de fer en arrive à perpétrer des crimes si sanglants que même Antonescu, craignant leur ascension, finit par les liquider avec l’aide des Allemands.

La France, que de nombreux Juifs roumains ont choisie, n’est pourtant plus un refuge. Un premier Statut des Juifs, le 3 octobre 1940, et un second, le 2 juin 1941, ont mis fin à plus d’un siècle d’intégration à la nation, mise en œuvre avec la Révolution française. Mais les Morgenstern ne sauraient faire le chemin à l’envers, car, vingt-six jours après la promulgation du second Statut des Juifs en France, la Roumanie commet l’un des pires pogroms. À Iasi, où la moitié de la population de la ville est juive, 13 000 à 15 000 personnes sont tuées dans la rue, devant les amis, les voisins. Selon un dirigeant du musée de l’Holocauste à Washington, Antonescu a envoyé ainsi un message fort à tous ceux qui se demandaient « comment passer aux crimes de masse ».