21 juin 1941, 3 h 15, frontière germano-soviétique : coup de tonnerre sur le front de l’Est, les soldats allemands franchissent la frontière, enfoncent la porte des isbas et tirent sur les quelques rares gardes-frontières rencontrés sur leur passage et sur de nombreux moujiks endormis. L’Allemagne attaque son allié, l’URSS, sans préavis et après moins de deux ans de pacte qui a permis à Hitler de mener sa guerre à l’ouest avec les mains libres du côté russe et à l’Union soviétique de s’emparer d’une partie de la Pologne et des États baltes. L’opération Barbarossa rend la vie infernale aux communistes soviétiques d’abord, aux communistes de tous les pays ensuite.
Les troupes allemandes placées le plus au nord progressent le long de la Baltique, chassant l’occupant soviétique, et prennent le contrôle de jolies stations balnéaires, Palanga, Libau, ainsi que de l’important port de Riga. Côté balte, la stupeur est totale, les soldats allemands sont accueillis sur la plage par des estivants en maillot de bain et dans les villes par une population qui les acclame parfois en libérateurs. Puis ils s’enfoncent sur le sol russe, direction Leningrad.
Au centre et au sud, la marche triomphale est la même, et, contrairement aux rodomontades de Staline, les combats ont bien lieu sur le territoire même de l’URSS et l’Armée rouge se révèle incapable de résister. La fulgurante progression s’accompagne de la capture de millions d’adversaires. Le sort réservé aux commissaires politiques soviétiques est expéditif, conformément à un décret d’Hitler : ils sont éliminés d’une balle dans la tête. Les autres, placés dans des camps pour prisonniers de guerre, meurent aux deux tiers de faim, de froid, de maladie et autres mauvais traitements. La mort de faim fait bien partie du programme, puisque les Allemands considèrent qu’ils n’ont pas à subvenir aux besoins des prisonniers alors que la nourriture manque parfois pour eux-mêmes.
Le premier flux de nouveaux déportés à Neuengamme est donc largement composé de soldats soviétiques prisonniers. Ces contingents étant devenus considérables, la Wehrmacht prélève en octobre 1941 10 000 prisonniers de guerre qu’elle remet à la SS. C’est ainsi qu’environ 1 000 d’entre eux arrivent à Neuengamme en uniforme, au mépris de toutes les conventions internationales. Sur ces 1 000 prisonniers de guerre, seulement 348 seront encore en vie et transférés à Sachsenhausen fin juin 1942. Cette haine antisoviétique provoque deux gazages au Zyklon B dans l’enceinte de Neuengamme. En effet, ces exécutions, qui ont lieu en septembre et novembre suivants, frappent d’abord les Russes qui sont, de loin, à Neuengamme, les plus maltraités. Pour la plupart, pourtant, il s’agit de simples prisonniers de guerre qui ont été transformés, en violation de tous les accords internationaux sur le droit de la guerre, en déportés à éliminer. Des mauvais coups et des pendaisons, ils sont et seront, jusqu’aux derniers instants du camp, les principales victimes.
Les autorités allemandes, réitérant les pratiques utilisées lors de la mise en coupe réglée de la Tchécoslovaquie et de la Pologne, obligent les civils des nouveaux pays occupés à partir travailler en Allemagne. Le second flux est celui des travailleurs forcés soviétiques. Beaucoup se rendent dans des fermes ou des usines, un sort a priori meilleur que la déportation, mais, à la moindre incartade – infraction ou tentatives d’évasion – c’est le camp. À peine rescapé de la traque des rouges, qui lui a valu une déportation dans des terres glaciales, l’Ukrainien Alexis Ponomarjov se heurte aux persécutions des nazis. Interdit d’école lui aussi, il est contraint de partir comme travailleur (Ostarbeiter) pour l’Allemagne. On le menace, au cas où il se soustrairait à cette obligation, de voir sa famille subir de terribles représailles. À 17 ans, Alexis se retrouve seul, à des kilomètres des siens, à travailler douze heures par jour dans une usine de Brême.
Au fur et à mesure, les Allemands envoient en camp aussi bien des soldats que des travailleurs forcés et des civils suspects de résistance, au point que les Soviétiques finissent par constituer le groupe le plus important à Neuengamme. Les SS donnent aux kapos l’ordre de les brutaliser et de les faire périr un par un. Ils sont parmi les détenus les plus maltraités. Parqués dans une partie séparée du camp, 652 d’entre eux succombent en l’espace de huit mois.
Enfin, le dernier flux à se diriger vers les camps est constitué par les ennemis raciaux rencontrés en chemin par les Allemands. À l’Est, la liquidation des communautés juives des villes et des villages, puis la fermeture des petits et ensuite des grands ghettos, provoque un afflux de départs. Cette fois, la destination choisie par les Allemands n’est pas Neuengamme, mais Auschwitz. Pour quelques-uns, très rares, qui auront la chance de survivre, Auschwitz ne sera qu’une étape. Mais ces survivants n’ont parfois réchappé à la mort que pour mieux être redirigés vers la Baltique.
La rupture du pacte germano-soviétique entraîne un nouveau flux vers Compiègne. Barbarossa déclenche une chasse aux rouges dans tous les pays où le communisme s’est développé dans l’entre-deux-guerres. Elle envoie vers les camps un torrent de déportés des pays de l’Ouest.
D’une part, elle autorise les Allemands à traquer plus que jamais les communistes qui, lorsqu’ils sont arrêtés, partent pour les camps. Or ils se font souvent arrêter. D’autre part, l’opération Barbarossa fait entrer massivement dans la Résistance des milliers de militants communistes français, belges, néerlandais… jusqu’alors en position fort inconfortable avec le pacte Molotov-Ribbentrop et les instructions de Staline depuis vingt-deux mois. De part et d’autre, les forces se radicalisent. À l’Ouest, l’invasion de l’URSS provoque des rafles de communistes et les actions de résistance entraînent des arrestations d’otages, des exécutions en représailles ou des internements dans les camps français.
Triomphe allemand, Barbarossa encourage les extrémistes de droite et excite leurs envies de combat. En Belgique, à peine la frontière russe franchie par les Allemands, Léon Degrelle, le chef de Rex, un mouvement pro-hitlérien, décide de soutenir le combat antibolchevique de l’Allemagne en envoyant des Belges combattre aux côtés des Allemands sur le front de l’Est. Il crée dans cet objectif la Légion wallonne, une unité SS qui se battra sur le front russe. Le Parti communiste belge se retrouve à combattre non seulement l’Occupant, mais aussi ces fascistes de l’intérieur. Il est très sérieusement atteint puisqu’il perd plus de la moitié de ses effectifs. Les nazis internent sept des avocats communistes les plus en vue de Bruxelles – parmi eux, bien sûr, les militants antifascistes René Blieck et André Mandrycxs – et en tuent cinq. La Gestapo les arrête le même jour et expédie le premier à Breendonk dès le lendemain du déclenchement de Barbarossa, le 22 juin 1941, le second, le 22 septembre de la même année, à Huy, deux forts de la terreur nazie. Ils rejoignent en détention l’ensemble du comité central du Parti communiste belge ainsi que les quelque 300 communistes et autres opposants de gauche internés là.
« Vous qui entrez, laissez toute espérance. » Ces vers menaçants de L’Enfer de Dante, inscrits sur la porte massive du fort de Breendonk, annoncent tout de suite à Blieck et aux autres détenus de quoi il retourne en ces lieux. Officiellement, c’est un lieu de rassemblement (Auffanglager) destiné aux prisonniers politiques et aux Juifs avant leur transfert vers l’Allemagne. En réalité, on peut y mourir d’épuisement ou y être sommairement exécuté. Le camp dispose de ses poteaux d’exécution et de ses potences. Les Allemands torturent René Blieck et André Mandrycxs, le premier au cours d’un interminable internement de trois mois, le second quelques jours. Lorsqu’ils estiment n’avoir plus rien à tirer d’eux, ils les envoient en camp, les 22 et 24 septembre 1941, avec 250 de leurs camarades. C’est ainsi qu’arrivent à Neuengamme deux éminents représentants de la première déportation politique de Belges. À peine sur place, ils poursuivent le combat en organisant la résistance jusque derrière les barbelés. Surnommé la « conscience de Neuengamme », André Mandrycxs, qui occupe un poste au bureau du travail, y joue un grand rôle. Comme le raconte David Rousset, c’est dans la crasse de Neuengamme qu’il aura avec André une longue conversation politique sur les conséquences de la rupture du pacte germano-soviétique sur le PC, la déroute qu’elle a provoquée dans les rangs ouvriers, les troubles d’un PC devenu un parti illégal.
La machine de guerre allemande a de plus en plus besoin de bras. Désormais, la répression n’est plus le but unique, elle devient aussi un moyen de recrutement d’une force de travail de plus en plus nécessaire, et d’autant plus rare qu’une bonne partie de la population allemande est déjà utilisée, sous toutes les formes, pour contribuer à l’effort de guerre. Le conflit s’intensifiant, le ministère de l’Armement, placé sous l’autorité de Todt, cherche à tirer le plus grand profit de la main-d’œuvre des camps, l’une des dernières mobilisables.
Début 1942, les commandants de camp sont instruits que désormais les détenus employés à des tâches internes ne pourront représenter plus de 10 % de l’effectif total. La machine a besoin de forces vives. Conservant sa logique implacable, elle élimine ceux qui ne peuvent travailler. C’est ainsi qu’en janvier 1942, plusieurs détenus exténués sont tués par injection létale. Les administrations allemandes prennent l’habitude de disposer des hommes et des ressources des pays occupés comme s’ils faisaient partie intégrante du Reich. Pire, ils sont bien sûr taillables et corvéables à merci en tant que vaincus. Le 30 avril 1942, le général Oswald Pohl, le chef du service économique de la SS, officialise, par une circulaire « limpide », le caractère essentiellement productif des camps et prône la règle de « l’extermination par le travail » (« Vernichtung durch Arbeit ») : « Cette exploitation doit être épuisante dans le vrai sens du mot, afin que le travail puisse atteindre le plus grand rendement. »
Paradoxalement pour une entreprise d’extermination par le travail, on assiste alors à Neuengamme à une relative amélioration des conditions concentrationnaires. Les triangles rouges – les politiques et souvent les communistes –, en charge du rendement, ne cessent de prendre l’ascendant sur les verts, les droit commun, aux postes clés.
De même, dès ses premières heures, le camp possède une infirmerie, le Revier, mais cette institution n’est qu’un rouage de plus de cette énorme machine à broyer les hommes. « Infirmiers » et « médecins » n’y ont parfois aucune formation médicale. Ainsi, le premier « chirurgien », un ancien chauffeur de taxi, n’a jamais touché un bistouri, ni fait aucune étude médicale. Il n’empêche que le commandement SS l’improvise un beau jour chirurgien… et qu’il opère. David Rousset parle de son côté d’un gangster, vieil ami d’Al Capone, faisant office de médecin. Initialement, le Revier est dépourvu de tout et les 2 000 hommes qui y séjournent en permanence ne bénéficient d’aucun semblant de soin tandis que la promiscuité aggrave souvent le cas des patients. La plupart d’entre eux ressortent du lieu sous forme de cadavres, embarqués immédiatement pour le four crématoire où le kommando spécial, le Sonderkommando, qui assure le fonctionnement des fours, les incinère. Le premier crématoire fonctionne au charbon. Or, au Revier, on soigne un peu plus, conformément aux ordres venus d’en haut : l’Allemagne doit maintenir une capacité minimale de travail chez les détenus. Les médecins y sont soumis à une pression croissante.
Autre changement en cette année 1942. De vitrines de la magnificence allemande, Hambourg et Lübeck deviennent deux cibles de prédilection des Britanniques et plus particulièrement du commandant de la Royal Air Force, Arthur Harris, plus connu sous le nom d’« Harris le Boucher ». L’homme est resté célèbre pour être monté sur le toit des bureaux londoniens de l’Air Ministry pendant la tempête de feu de la bataille d’Angleterre et avoir déclaré en observant l’attaque allemande : « Ils ont semé le vent, ils récolteront la tempête ! » Il a tenu parole. Sa méthode, dite du carpet bombing, tapis de bombes, ne fait pas dans le détail. Elle écrase, brûle, torture et asphyxie l’ennemi, militaires et civils confondus, sous un déluge de feu.
Infatigable, Arthur Harris a également fortement contribué au développement de la fabrication de bombardiers impressionnants, comme le Lancaster, qui transportent des charges de plus en plus lourdes et de plus en plus dévastatrices avec un rayon d’action de plus en plus large. L’idée est de frapper la population civile pour semer le doute et la stupeur en son sein, obliger le gouvernement nazi à faire face à un afflux de réfugiés sur son propre territoire et multiplier les champs de bataille. Dans la nuit du 28 au 29 mars 1942, Harris lance un assaut dévastateur sur Lübeck. Plus de 60 % des maisons sont rasées, ainsi que le centre et la cathédrale.
Peu à peu, cette politique de terreur touche la totalité du territoire du Reich et affecte non seulement les nœuds stratégiques, mais aussi les villes, transformées en monceaux de ruines. Or le camp de Neuengamme, relié au port de Hambourg par une ligne de chemin de fer et par un canal, n’est pas loin – une soixantaine de kilomètres – de la ville de Lübeck. Désormais, les briques de Neuengamme ne sont plus destinées aux gigantesques monuments conçus par Albert Speer, l’architecte d’Hitler – qui a imaginé une salle de congrès de 50 000 places et un immense pont sur l’Elbe – mais à la reconstruction d’une ville mise à feu et à sang par des Alliés qui bombardent sans relâche. Le rêve de Hambourg, « porte ouverte sur le monde » de la future Europe allemande, s’effondre : avant de bâtir des palais, il faut reconstruire les maisons démolies et gagner la guerre. La production du site de Neuengamme va donc consister essentiellement en matériel d’armement au sein d’une économie reconvertie en économie de guerre. Les déportés de toutes nationalités se transforment massivement en employés d’usine, un sort atroce, mais moins dur que le travail dehors dans un kommando. Les détenus formés pour les métiers concernés deviennent des individus recherchés.
Le milieu de l’année 1942 marque le tournant de la guerre : aux batailles de Midway, d’El-Alamein et de Stalingrad, les forces de l’Axe reculent sur beaucoup de fronts, multipliant le nombre des Français qui croupissent à Royallieu, un faubourg de Compiègne où les Allemands ont établi le Frontstalag 122, sorte de réserve d’otages à fusiller ou à déporter, c’est selon. Compiègne est une étape incontournable de la plupart des Français déportés qui finirent leur terrible parcours en Baltique.
« À un détour du chemin, des faisceaux lumineux nous aveuglent. Une haute palissade, des barbelés, un guichet qui s’ouvre, des chaînes qui tombent, la prison recommence… C’est Compiègne », écrit Raymond Portefaix qui y arrive, comme la plupart de ses compagnons, déjà brisé par tous les tourments endurés depuis son arrestation. Ah ! La peur de la Gestapo, inoubliable. Presque tous les détenus de Compiègne la connaissent parce que le camp ne survient généralement qu’après un premier enfermement dans une geôle, un interrogatoire cruel et sanglant, une prison ou un camp local où le sommeil est rare et les rations insuffisantes, un transport en camion ou en train bondé. Pour nombre de prisonniers, le chemin suivi parcouru va de Fresnes à Compiègne en passant par la gare du Nord. Compiègne : dernière étape avant l’Allemagne, où s’entassent des hommes usés nerveusement, apeurés, vidés physiquement, affamés et démunis. Une paire de menottes pour deux prisonniers. « Fiancés maintenant », ironise un officier allemand avant de refermer la porte du wagon qui conduit à Compiègne. C’est de Royallieu que partira, le 27 mars 1942, le premier train de déportés juifs de France. Il part pour Auschwitz, emportant plus de mille Juifs.
À l’arrivée, une procédure rituelle prive le prisonnier de tout objet personnel – montre, bague, portefeuille… – et le coupe brusquement du monde puisque nul n’est autorisé à recevoir de lettres les deux premiers mois.
Plus de 50 000 individus vont passer par Royallieu, y menant une vie de caserne avec couvre-feu, nourriture forcément infâme et parfois de nouvelles séances de torture. C’est, en effet, le seul camp en France qui dépende exclusivement de la Wehrmacht, puis de la Sipo-SD, le service de sécurité nazi installé avenue Foch à Paris. Barbelés, miradors, pancartes préventives – « Danger, si vous approchez des barbelés, la sentinelle fera feu » –, rien ne manque. Certains gardiens sadiques y sévissent, tel le SS Jäger, connu pour aimer lancer son bulldog à la poursuite des détenus.
L’Occupation a amené à Compiègne un premier flux de prisonniers, dont Georges Gaudray. Il n’a que 19 ans, mais les Allemands décident que cet électricien est un dangereux militant communiste. Ils l’arrêtent chez ses parents à La Courneuve où quelques tracts jetés sous son lit suffisent à justifier son emprisonnement à la Santé d’abord, puis au Cherche-Midi. Là, il partage sa cellule avec deux autres jeunes : un collaborateur nommé Normand qui s’est fabriqué une fausse carte de la Gestapo pour mieux racketter les commerçants juifs et un brillant étudiant, appelé à devenir un grand géographe, Jean Suret-Canale. Lauréat du premier prix au concours général de géographie en 1939 après celui de thème latin, Jean raconte à ses compagnons les deux voyages qu’il a faits, l’un au Dahomey et l’autre en Indochine. Un récit exotique, peuplé de savanes et de jonques, qui permet d’oublier le grincement des portes qu’on déverrouille et le bruit de pas des camarades qu’on extrait des cellules voisines pour leur faire subir des interrogatoires d’où on ne revient pas forcément. Par une fenêtre, ils aperçoivent avec frayeur les fameuses Traction Citroën noires qui conduisent les principaux suspects vers l’un des « bureaux » de la Gestapo : rue des Saussaies, rue de la Pompe, rue Lauriston, avenue Henri-Martin, boulevard Lannes ou encore avenue Foch.
Les détentions au Cherche-Midi sont généralement brèves. La prison fait office de « prison d’instruction ». Les juges militaires allemands y condamnent selon leur humeur. Georges part purger sa peine à Fresnes. Il y fait un froid glacial et la nourriture quotidienne se limite à une demi-boule de pain remplie de vers de farine, un ersatz de café et deux gamelles de bouillon de rutabagas. À sa sortie, quelques mois plus tard, Georges est amaigri, mais libre, même si le temps de sa liberté est compté car, communiste fiché, il est certain maintenant d’être en haut de la liste des « otages » en cas de représailles. C’est ce qui se produira au moment où une série d’attentats viseront l’Occupant à Paris.
Le 20 avril 1942, métro Molitor, des résistants tirent des coups de feu sur des soldats allemands. Huit jours plus tard, les polices allemande et française organisent une rafle de plus de 500 hommes dans tout le département de la Seine. La plupart des hommes raflés ont déjà été arrêtés une première fois pour activités communistes, puis relâchés. C’est ainsi que Georges Gaudray, le jeune électricien communiste, se retrouve à la mairie du 20e arrondissement puis à l’École militaire et conduit en autobus des Invalides à la gare du Nord. Remis aux autorités allemandes, il est immédiatement transféré, cette fois, à Compiègne-Royallieu.
Calvados, avril-mai 1942. Ce qui restera dans l’histoire comme la « bataille du rail » commence. Il faut combattre Hitler sur tous les fronts, en particulier le chemin de fer, parce que le train est essentiel pour la guerre : il transporte les ouvriers, déporte les ennemis du Reich, enlève les biens pillés dans les pays occupés, apporte troupes et munitions. Les cheminots montent en première ligne. Ils desserrent les écrous, brisent des pièces indispensables, collent des pains de dynamite sur les rails, ralentissent et parfois paralysent le trafic.
En 1942, 276 sabotages sont recensés. Les conducteurs perdent le contrôle des locomotives qui, lancées à toute allure, foncent à travers champs, se renversent sur les talus et explosent. Le 16 avril, le Paris-Cherbourg déraille. Sur place, le spectacle est épouvantable : wagons en bois pulvérisés, wagons métalliques couchés sur le côté et sans boggies, cadavres déchiquetés. Le sang cuit sur l’acier brûlant. On dénombre 28 morts et 19 blessés parmi les permissionnaires de la marine allemande montés dans ce train. Les Allemands sont obligés d’achever d’un coup de revolver leurs compatriotes disloqués et hurlants. L’enquête révèle qu’au niveau du bourg d’Airan, à 17 kilomètres de Caen, quelqu’un a enlevé un boulon. Le déraillement était inévitable. Furieux, les Allemands répliquent sévèrement. Ils décrètent le couvre-feu, somment les autorités de Vichy de dresser la liste des « terroristes » et enchaînent arrestations et exécution d’otages.
Dans le Calvados, si certains Français, soucieux de limiter les représailles, s’offrent pour garder la voie et éviter d’autres sabotages, d’autres, bien décidés à faire craquer les nerfs des Allemands, organisent un nouveau déraillement au même endroit. Moins de 15 jours après le premier attentat, le Paris-Cherbourg déraille une seconde fois : 10 soldats allemands sont tués, 22 sont blessés. Fous de rage, les Allemands répondent à cette provocation en établissant une liste de 120 otages « communistes et juifs » et en fusillent 28. Marcel Cimier, 35 ans, ouvrier, n’a pas participé au sabotage, mais il appartient à un groupe jugé criminel, le Parti communiste et, à ce titre, est coupable de fait. Il apprend son inscription sur la liste avec un certain fatalisme, le sort semblant s’acharner contre lui depuis la perte brutale de ses parents : son père ébouillanté dans une cuve à l’usine à gaz de Caen, sa mère écrasée par une voiture. Arrêté quatre jours après Georges Gaudray, le 2 mai 1942 au soir, Marcel est conduit en autocar dès le lendemain au « petit lycée » de Caen, où sont regroupés d’autres compagnons d’infortune originaires du département. Les Allemands les harcèlent. Ils veulent connaître coûte que coûte l’identité des saboteurs. Personne n’ayant parlé, tous les détenus gagnent en car et en camion la gare de Caen. Averties, les familles sont sur le quai. Furtives étreintes, brefs adieux déchirants, le train s’ébranle et, le soir même, le 5 mai 1942, Marcel le malchanceux dort à son tour à Compiègne-Royallieu.
Il y retrouve Georges et également Louis, 33 ans, incarcéré là depuis le 11 juillet 1941, preuve que l’opération Barbarossa a ébranlé jusqu’au Poitou, où le passage de la ligne de démarcation accroît les tensions. Le lendemain de l’entrée en guerre de l’Allemagne contre la Russie, l’usine la plus connue du Châtelleraudais, les établissements Duteil réunis, est dans tous ses émois. L’un des 400 employés qui continuent à produire limes, râpes et couteaux qui font le renom de l’établissement, a reçu la visite d’un gendarme français. L’ouvrier, nommé Louis Cerceau, est communiste et syndicaliste. D’abord interné à la caserne de la Chauvinerie à Poitiers, dans des baraques entourées de barbelés et gardées par des sentinelles, l’ouvrier est conduit à la gare avec une trentaine de détenus. Alertés, sa femme et ses enfants accourent, mais les Allemands les repoussent brutalement.
Les trois Français Louis, Georges, Marcel, arrêtés à des kilomètres les uns des autres, croupissent à Compiègne depuis presqu’un an pour Louis et deux mois pour Georges et Marcel lorsque, le 6 juillet 1942 à l’aube, une escorte allemande les conduit à la gare toute proche. Ordre d’Hitler : les coups portés par la Résistance incitent les Allemands à puiser un millier d’hommes dans leur réservoir d’otages et à choisir de préférence les communistes et les Juifs.
Le convoi des trois hommes est le premier convoi de répression à quitter Compiègne pour un camp de concentration « allemand » et le seul convoi « français », avec celui du 24 janvier 1943 qui, parti de Compiègne, a eu Auschwitz pour destination ultime. Charlotte Delbo, assistante de l’immense acteur Louis Jouvet, mais aussi militante communiste, déportée dans ce second convoi, a décrit avec des mots très justes l’arrivée au camp : « Il est une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent/Une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus./C’est la plus grande gare du monde./C’est à cette gare qu’ils arrivent, qu’ils viennent de n’importe où./Ils y arrivent après des jours et après des nuits […]/Tous ont emporté ce qu’ils avaient de plus cher parce qu’il ne faut pas laisser ce qui est cher quand on part au loin./Tous ont emporté leur vie, c’était surtout sa vie qu’il fallait prendre avec soi./Et quand ils arrivent/Ils croient qu’ils sont arrivés/En enfer/Possible. Pourtant ils n’y croyaient pas./Ils ignoraient qu’on prît le train pour l’enfer mais puisqu’ils y sont ils s’arment et se sentent prêts à l’affronter/Avec […] les vieux parents avec les souvenirs de famille et les papiers de famille./Ils ne savent pas qu’à cette gare-là on n’arrive pas. »
Le 8 juillet 1942, Louis, Georges et Marcel parviennent eux aussi à cette gare « où on n’arrive pas » et où la déshumanisation commence : désinfection, tonte, paquetage – une tenue rayée de n’importe quelle taille – « visite médicale », immatriculation. Louis est le 45 347, Marcel le 45 371, Georges le 45 577. Comme ils portent tous un numéro supérieur à 45 000, leur convoi sera dit « des 45 000 », alors qu’il compte, en réalité, 1 170 déportés. Le lendemain, ils gagnent le camp annexe de Birkenau, 4 kilomètres plus loin. C’est là que s’opère la distribution des postes de travail. Choisis pour revenir au camp principal (Auschwitz I) quelques jours plus tard, ils intègrent un kommando conforme à leurs compétences. Georges l’Elektriker, Louis, la serrurerie et Marcel, le garage des SS. Ils sont au camp central, celui où l’orchestre joue, celui où le fronton proclame Arbeit macht frei (« Le travail rend libre »), celui où les forts tiennent trois mois avant de mourir, les très forts, six mois. Le 19 juillet 1942, les chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau commencent à fonctionner.
Dormant à même leur grabat, ne recevant pour nourriture quotidienne qu’une soupe claire et une boule de pain, mordus par un froid mortel, astreints à d’épuisants travaux de terrassement, dévorés par la vermine, terrassés par la maladie et bientôt tatoués à l’encre de manière indélébile, les trois hommes partagent le même cauchemar. Pour Marcel, les choses se compliquent. Les Allemands le remplacent par un mécanicien polonais parlant l’allemand et l’envoient dans les pires kommandos : déchargement des wagons, canal, carrière de sable. Brûlé au pied en portant une barrique de soupe bouillante, il doit aller à l’infirmerie. Or, dans un camp où n’existent, selon les propres mots d’Heinrich Himmler, que « le travail ou la mort », celui qui va au Revier court à tout moment le risque d’être considéré comme inutile et d’être éliminé. Marcel en repart vivant, un pansement sur le pied, mais avec des frissons et de la fièvre. Il contracte le typhus. Louis, le coutelier devenu serrurier, contracte la tuberculose peut-être après avoir servi de cobaye, car, si le terrible docteur Mengele n’est pas encore arrivé, de nombreux assassins en blouse blanche s’agitent déjà dans les allées du camp, choisissant leurs victimes pour leurs invraisemblables expériences.
Devant la montée du péril, le 6 juillet 1942 à l’aube, le jour même où les otages français Louis, Marcel et Georges, retenus à Compiègne, partent pour Auschwitz, la famille d’Anne Frank, toujours réfugiée en Hollande, entre dans la clandestinité de l’« annexe ». « Les Juifs doivent porter l’étoile jaune ; les Juifs doivent rendre leurs vélos, les Juifs n’ont pas le droit de prendre le tram ; les Juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une voiture particulière ; les Juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois heures à cinq heures, les Juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ; les Juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à six heures du matin ; les Juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les cinémas et autres lieux de divertissement ; les Juifs n’ont pas le droit d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ; les Juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron » (Journal d’Anne Frank).
En Hollande et dans tous les pays occupés, les nazis appliquent leurs lois raciales. À Amsterdam, la traque passe par des mesures que la petite fille a immortalisées. De bienveillants complices hollandais, en l’occurrence quatre employés de l’entreprise du père d’Anne, les ravitaillent. En novembre, un huitième clandestin les rejoint, une relation commune aux Frank et à leurs compagnons d’infortune les Van Pels, Fritz Pfeffer. Cet ancien combattant de l’armée allemande durant la Première Guerre mondiale, dentiste à Berlin, sera l’« Albert Dussel » du Journal. Au début, Anne le trouve « très gentil », puis elle déchante. Cet homme qui agace la jeune fille est le lien qui rattache l’auteur du Journal au drame du Cap Arcona.
Si l’on en juge avec la froideur d’un statisticien, qu’observe-t-on ? Que 75 % des Juifs de France ont survécu aux persécutions. En comparaison, c’est le cas de seulement 60 % des Juifs de Belgique et de moins de 25 % des Juifs de Hollande.
Aux Pays-Bas, à Amsterdam comme dans des villes moins importantes, les Juifs cherchent à se cacher et quelques mains se tendent pour les aider. À 50 kilomètres de la capitale, à Scheveningen, Waldemar Nods le Surinamais et Rika Van Der Lans font partie de ceux qu’indignent le racisme et notamment l’antisémitisme. Au printemps 1942, l’organisation Todt exproprie le couple de sa pension pour garnir la plage de hérissons, de poteaux pointus et autres défenses côtières. Le mur de l’Atlantique, censé empêcher un éventuel débarquement anglo-saxon, commence à être édifié. Obligés de déménager, les Nods s’installent près de Stevinstraat, tout en s’insurgeant de plus en plus contre les contraintes que leur impose l’Occupation. Comme tant d’autres qui n’appartiennent à aucune organisation politique ou syndicale, ils se demandent comment intervenir. C’est alors qu’un groupe de résistants leur demande de cacher des Juifs dans leur nouvelle pension de famille. Immédiatement, ils acceptent.
La gestion dite « rationnelle » des forces de travail du Reich explique les transferts de détenus et de requis pour le travail obligatoire. Les détenus s’en méfient qui savent, par expérience, que les changements sont souvent fâcheux. Le 7 août 1942, Emil Burian part pour Neuengamme. Par quel jeu du hasard son nom s’est-il retrouvé inscrit sur la liste de l’un des innombrables transports qui convoient les prisonniers d’un camp à l’autre au gré des chantiers et de leurs exigences en main-d’œuvre, nul ne le saura jamais. Quoi qu’il en soit, au début de cette nouvelle détention, ses conditions de vie s’améliorent : il obtient un poste dans une usine d’armement et bénéficie de la solidarité des autres Tchèques. Il étudie le français et écrit des poèmes. Il appartient aussi à un groupe de conspirateurs tchèques engagés dans des activités culturelles mais aussi des actes de résistance, ce prétexte masquant souvent des manœuvres autrement plus dangereuses.
L’« usine » d’armement tourne à plein. Le Neuengamme qu’Emil rejoint n’est plus l’annexe de Sachsenhausen, la briqueterie, mais un énorme camp, classé « camp principal » depuis janvier 1940, qui a un grand nombre de kommandos alentour car il se situe à un endroit stratégique. Il est relié au grand port par une ligne de chemin de fer et un canal. Proche de Hambourg, il ne se trouve pas loin non plus – une soixantaine de kilomètres – de Lübeck et au centre d’un très dense réseau d’usines. Les deux premières entreprises privées à s’implanter près de Neuengamme sont la Deutsche Messapparate GmbH (Messap), liée à Junghans, qui fabrique des mouvements d’horlogerie, met au point les détonateurs des bombes à retardement, et la Jastramwerke (Hamburger Motoren-Fabrik Carl Jastram), qui produit des lance-torpilles ainsi que des réservoirs pour sous-marins. Nombre de pistolets et de fusils des soldats allemands proviennent également du complexe de Neuengamme. Des ateliers de la Metallwerke, ancienne Walther Werke, sortent au début les pistolets Pi 38, ensuite les fusils semi-automatiques G 43 et, à la fin de la guerre, le Volksgewehr, un fusil destiné à remplacer le Mauser. La Deutsche Ausrüstungswerke (DAW), entreprise SS utilisant exclusivement de la main-d’œuvre concentrationnaire en Allemagne et ayant une production très diversifiée, complète un paysage où de nombreuses autres entreprises ont des intérêts.
À l’été, la vie à Steinek devient impossible pour le Juif Berek. Repéré et sévèrement puni pour avoir participé à un trafic de pain, il est dans le collimateur de Krusche, le sous-officier qui dirige le camp. Craignant pour sa vie, il parvient à se faire transférer à Gutenbrunn, un camp plus grand, donc plus anonyme. Perdu dans la foule, au milieu d’Allemands et d’Autrichiens, il a plus de chances d’y survivre en dépit d’un règlement impitoyable qui vaut à plus d’un détenu de se balancer au bout d’une corde. Il peut toujours compter sur le soutien de la douce Zoschia qui, loin d’être rebutée par les quelque 20 kilomètres supplémentaires, continue ses visites.
Plus au sud de la Pologne, au même moment, les Allemands décident d’en finir avec la communauté juive de Bedzin, soit près de 30 000 habitants. Le 12 août, ils envoient en camp de travail les plus robustes, déplacent les autres à Kamionka et exécutent les plus faibles. Une nouvelle fois « déménagée », la famille de Sam, amputée de la grand-mère, trop faible pour avoir le droit de survivre, s’installe dans un taudis d’une seule pièce. Régulièrement, la Gestapo arpente les sentiers de ce ghetto improvisé dans une ancienne carrière de pierre et enlève les individus qui leur tombent sous la main sans que personne comprenne vraiment les critères de sélection. Le ghetto se vide au fil des jours.