Le vent tourne. L’échec de la campagne de Russie conduit l’Allemagne à durcir sa position dans les pays occupés comme sur son territoire. En janvier 1943, les services de la milice, force paramilitaire de Vichy alliée aux nazis, recrutent des jeunes gens (environ 30 000 hommes) dépourvus d’avenir, têtes brûlées auxquelles la violence tient lieu de discours, en plus d’une prime et d’un statut social. Les hommes en uniformes bleu marine contribuent à intensifier encore la politique de gestion concentrationnaire de l’Allemagne.
Nouveau départ pour les Morgenstern. Ils ont su fuir la Roumanie à temps. À présent, ils quittent Paris après qu’on a fortement « conseillé » au père de Charles de vendre pour une bouchée de pain son salon de coiffure à un « aryen ». Ayant échappé à la rafle du Vél’d’hiv’(juillet 1942) les Morgenstern décident de passer en zone libre. Depuis la défaite de 1940, Marseille est devenu un lieu de refuge pour tous les Français qui fuient l’Occupation et pour les étrangers qui ont quitté l’Europe occupée par les nazis ou les fascistes : citoyens italiens, anciens brigadistes internationaux d’Espagne, écrivains, artistes, opposants et bien sûr de nombreux Juifs fuyant la persécution. Tous se retrouvent là, face à la Méditerranée, avec l’espoir d’un hypothétique embarquement vers la liberté.
Et puis tout bascule. Le refuge se mue soudain en piège infernal. Après le débarquement allié en Afrique du Nord, les Allemands envahissent la « zone libre ». Le 12 novembre 1942, les premiers chars roulent sur la Canebière, et, deux mois plus tard, Oberg, chef suprême de la police et de la SS en France, prononce un discours qui dit tout le bien qu’il pense de la ville phocéenne : « Marseille est un repaire de bandits internationaux, […] l’Europe ne peut vivre tant que Marseille ne sera pas épuré. » Quatre jours après ce fameux discours, les autorités de Vichy lancent une grande rafle : on appréhende « les repris de justice, les souteneurs, les clochards, les vagabonds, les gens sans aveu, toutes les personnes dépourvues de carte d’alimentation, tous les Juifs, les étrangers en situation irrégulière, les expulsés, toutes les personnes ne se livrant à aucun travail légal depuis un mois ». Les événements s’enchaînent alors implacablement. Le 3 janvier 1943, un attentat contre les Allemands au Splendid Hôtel donne le signal d’une nouvelle rafle, la deuxième la plus importante en France après celle du Vél’d’hiv’. L’état de siège est décrété à Marseille. Du 22 au 29 janvier, de nombreuses descentes de police ont lieu dans les quartiers nord. 400 000 contrôles d’identité sont effectués par les forces de l’ordre. Dans le Vieux Port, les quartiers de l’hôtel de ville, de Saint-Jean et du Panier, 25 000 habitants reçoivent l’ordre d’évacuer leur domicile. Près de 6 000 personnes sont arrêtées. 2 000 d’entre elles, en grande partie des Juifs et des réfugiés de l’Europe de l’Est, sont conduites aux Baumettes puis évacuées en tramway et camion jusqu’à la gare d’Arenc où un train de marchandises les attend. Ce convoi mène à Fréjus ou plus exactement au camp de Caïs, ancien centre de regroupement et de départ des troupes coloniales : 20 000 femmes, enfants, vieillards doivent dormir sans chauffage sur le sol cimenté et nu. C’est ainsi que 786 Juifs arrêtés à Marseille (dont 570 de nationalité française) sont acheminés via Drancy vers les camps d’extermination de Sobibor et Auschwitz dont personne ne reviendra (convois 52 et 53 des 23 et 25 mars 1943). Quelques jours plus tard, l’armée allemande dynamite la vieille ville… Une fois de plus terriblement menacés, les Morgenstern ont échappé à la rafle.
Si les Allemands paradent à Paris et à Marseille, à Stalingrad, ils gèlent et tombent un à un dans une bataille de rues dont ils ne connaissent pas les codes. Le 31 janvier 1943, ils capitulent face aux Soviétiques. Johann Trollman, le boxeur prétendument efféminé, usé par toutes ses déconvenues, la confiscation de sa victoire, les coups reçus, la stérilisation qu’il a été obligé de subir en 1939, est l’un des rescapés du front russe. Non contents des maux qu’ils lui ont fait endurer, les nazis le font interner à Neuengamme, comme pour le féliciter de sa vaillance dans la boue et la neige soviétiques. Comme souvent en camp de concentration, les sportifs de haut niveau, et en particulier les boxeurs, excitent la brutalité des kapos. Ils aiment opposer boxeurs rendus faméliques par la déportation et SS bien nourris, ou organiser des combats à dix contre un. Le boxeur polonais Kajtek en fait les frais à Auschwitz et Trollman à Neuengamme. Toute une vision du sport au pays qui a accueilli les jeux Olympiques en 1936… Kajtek souffre, mais survit, Johann n’aura pas cette chance. Torturé, battu à mort, il expire au camp le 9 février 1943.
Johann n’est plus en mesure de faire vibrer le Sportpalast de Berlin, c’est donc Goebbels qui s’en charge. Le 18 février, le ministre de la Propagande prononce un discours halluciné où il officialise le passage du Blitzkrieg, la guerre éclair, à la « guerre totale ». L’exploitation de la main-d’œuvre concentrationnaire gratuite est un des éléments clés du dispositif. Dès lors, Berlin abreuve les directeurs de camp de circulaires qui bouleversent les habitudes des bourreaux.
Au fil des mois, la machine de guerre allemande, qui a sans cesse besoin de bras, recrute de plus en plus. En 1942, le chiffre grimpe à 115 000 travailleurs. En avril, il atteint 160 000, en mai 200 000 et en août plus de 520 000. La bureaucratie à deux ou trois branches rivales, diaboliquement conçue par Hitler pour mieux régner, donne lieu à des batailles de fonctionnaires dont l’enjeu est la main-d’œuvre. L’architecte fétiche du Führer, Albert Speer, nouveau ministre de l’Armement après la mort accidentelle de Todt en février, les services d’armement propres à l’armée et le « plénipotentiaire général pour la réquisition de la main-d’œuvre », Fritz Sauckel, ont chacun leur avis sur sa bonne utilisation. Sauckel veut réquisitionner les travailleurs des pays occupés et les envoyer dans les usines du Reich, alors que Speer privilégie le maintien de la main-d’œuvre dans des usines françaises, belges, polonaises… destinées à produire pour les Allemands. À partir de février 1943, Sauckel, qui monte en puissance, obtient du gouvernement de Vichy l’instauration du Service du travail obligatoire, le désormais fameux STO, destiné à envoyer travailler en Allemagne tous les jeunes gens nés de 1920 à 1922, quelle que soit leur qualification. Tous les ouvriers français qui ne travaillent pas pour l’Allemagne peuvent être requis. Cette loi s’applique aux hommes de 16 à 60 ans et aux femmes sans enfants de 18 à 45 ans. À la moindre défaillance, les travailleurs forcés sont envoyés en camp. En Allemagne, la répression des opposants et des indésirables se durcit. Arrêté de nouveau, Willi Neurath est déporté à Buchenwald le 23 avril 1943.
Percevant l’évolution de la situation, la Résistance française change de vitesse, mais la Gestapo aussi. Celle-ci arrête, à douze jours d’intervalle, le général Delestraint, chef de l’Armée secrète, et Jean Moulin, la désorganisant gravement. C’est dans le train, quelque part entre Metz et Francfort, alors qu’il n’a déjà plus figure humaine, que Jean Moulin meurt, le 8 juillet 1943. Les maquis et les commandos d’action immédiate se développent.
André Duthilleul est un grand garçon sportif aux yeux clairs et aux cheveux blond-roux qui a grandi dans le 16e arrondissement. Un parcours chaotique – un bac raté, un engagement au 9e cuirassiers à Lyon, une démobilisation en novembre 1940 et un brevet de pilote – le conduit dans la Résistance où il devient Oscar et prépare en Algérie le débarquement allié. Après une halte en Angleterre, il est choisi pour des missions en France, certes périlleuses, mais dont le déroulement annonce ses mésaventures finales en baie de la Baltique. Plutôt malchanceux, en effet, Oscar, parachuté de nuit début 1943 aux environs d’Alençon, atterrit sur un arbre et, en décembre 1943, blessé d’une balle à la rate, il finit par tomber dans le piège que lui tend la Gestapo.
Quand Oscar ou l’un de ses comparses saute en parachute, René Quenouille, médecin radiologue à Villeneuve-Saint-Georges, se charge de le réceptionner. En mars, il est arrêté par des policiers français pour avoir caché des parachutistes. Le premier écope à son tour d’un Fresnes-gare du Nord-Compiègne (convoi du 21 mai). Quant à René, il est condamné à mort puis gracié, déporté à Mauthausen avant d’être transféré à Neuengamme début juillet 1944.
Les Allemands l’appellent die Juliekatastrophe von 1943 et les Britanniques la bataille de Hambourg. Voici ce que stipule le Bomber Command Operation Orders no 173, signé par Harris le Boucher : « Forces en jeu. Les forces du Bomber Command comprendront tous les bombardiers lourds des escadrilles opérationnelles et les bombardiers de taille moyenne pourvu que la nuit dure suffisamment longtemps pour rendre possible leur intervention. Nous espérons que des raids lourds, exécutés de jour par le 8e Bomber Command of the United States Army Air Force, précéderont et/ou suivront les raids nocturnes. But : détruire Hambourg. »
À partir du 24 juillet, les raids de Harris ravagent Hambourg. 791 bombardiers britanniques larguent plus de 2 200 tonnes de bombes sur le port. Un raid destiné à demeurer longtemps dans les mémoires tant ses conséquences ont été atroces. Neuengamme et ses kommandos sont plus mobilisés que jamais. Même en puisant dans leur stock d’esclaves, les Allemands ne réussiront jamais, tout au long de la guerre, à réparer les immenses dégâts provoqués par les bombardements à répétition.
Peu après, pourtant, nouveau revers pour Hitler : il perd son principal allié, Benito Mussolini, le Duce. Devant l’irrépressible poussée des Alliés dans la Péninsule, l’Italie signe le 3 septembre un armistice, rendu public le 8. Sur l’ordre du Militärbefehlshaber (MBF), le représentant suprême du pouvoir allemand en France occupée, le haut commandement fait déjà des préparatifs de repli. On parle de Nancy pour évacuer le personnel et les documents au cas où Paris ne pourrait plus être tenu.
Est-ce parce que le vent tourne, qu’une défaite devient possible et qu’ils veulent ménager leur avenir ? Est-ce parce que le déficit en hommes, en bras valides fait enfin prendre conscience aux dirigeants allemands de la valeur d’un être humain, fût-ce uniquement comme monnaie d’échange ? Échec à l’Est et premiers soupçons de défaite, même si personne n’ose formuler la chose, en septembre 1943, les Allemands commencent à vouloir effacer nombre de traces de l’existence des camps d’extermination en en détruisant trois sur quatre : Treblinka, Sobibor, Belzec et en suspendant les convois momentanément à Chelmno.
Toujours aussi contradictoires, c’est au moment où ils songent à effacer les traces de leurs crimes ici qu’ils continuent à pourvoir les camps en détenus là. Serguei Nabokov part pour Neuengamme en novembre où il devient le prisonnier 28 631. Motif officiel : remarques subversives. En règle générale, en camp, les gardes réservent aux homosexuels un traitement particulièrement dur. En outre, Serguei a un nom à consonance russe et la haine à l’endroit des Soviétiques, mise en sourdine le temps du pacte germano-soviétique, ressurgit avec une violence inouïe depuis qu’Hitler a lancé son offensive contre l’URSS en juin 1941. Le 4 octobre 1943, Himmler, le chef des SS, s’en fait l’écho à Poznan : « Un membre de la SS doit être honnête, fidèle et bon camarade envers ses compatriotes, mais pas envers les représentants d’autres pays. Par exemple, le destin d’un Russe ou d’un Tchèque ne l’intéresse pas […]. Ce peuple nous intéresse uniquement du point de vue de notre besoin d’esclaves. » On ne peut être plus clair.
Avant d’entrer dans la période la plus sombre de son histoire, le Cap Arcona renoue brièvement avec les paillettes. Il le doit à Joseph Goebbels en personne. En 1943, en effet, le tout-puissant ministre, sans l’accord duquel aucun film ne peut être réalisé, demande le tournage d’une version allemande du naufrage du Titanic. Tout ce qui se passe sur le bateau sera tourné à partir d’une maquette reconstituée et du Cap Arcona, déguisé en Titanic. Le bateau hambourgeois, s’il présente une silhouette similaire à celle de son homologue sorti des chantiers de Belfast, n’a que trois cheminées. Pour qu’il ressemble davantage au Titanic, il faut lui rajouter un cylindre couleur chamois à manchette rouge.
Goebbels tient à se servir de cette spectaculaire tragédie pour faire un film de propagande. Son message est simple : les citoyens allemands et d’origine allemande sont les victimes des Britanniques et du capitalisme anglo-saxon. Le scénario, inspiré du livre de Josef Pelz von Felinau Titanic : Die Tragödie eines Ozeanriesen (« Titanic. Tragédie d’un géant des mers »), a été retouché par le scénariste Walter Zerlett-Olfenius.
Le tournage est compliqué. Le chaos règne sur le bateau où cohabitent mal acteurs et militaires demeurés à bord. Le réalisateur, Herbert Selpin, cinéaste talentueux, qui s’est formé auprès de Georg Wilhelm Pabst, ne tarde pas à se fâcher avec Goebbels. Connu pour son caractère colérique, Selpin se répand en propos sarcastiques sur la guerre et la Wehrmacht que son scénariste, Zerlett-Olfenius, s’empresse de rapporter à Goebbels. Contraint de s’expliquer, le réalisateur rechigne à se rétracter. Goebbels le convoque. Le cinéaste ne retrouvera plus jamais la liberté. Arrêté et jeté en prison pour « propos défaitistes », il est retrouvé le lendemain matin, pendu dans sa cellule à Berlin. Vraisemblablement assassiné. Il avait 40 ans. Le Cap Arcona vient de faire sa première victime comme bateau de guerre. Goebbels se répand par la suite en réflexions sarcastiques sur son « suicide » et confie la fin du tournage à l’obscur Werner Klinger. Terminé en 1943, le film ne sortira finalement pas. À cette date, la victoire aura changé de camp. Les bombardements anglo-saxons dévastent l’Allemagne. Conscient que le drame du Titanic n’a rien de réconfortant pour une population fragilisée, Goebbels renonce à la projection.