CHAPITRE VII

Détour par Auschwitz (1943-1944)


Si Neuengamme est l’étape privilégiée sur le chemin qui mène au Cap Arcona, il est un petit groupe de passagers de ce bateau maudit dont le parcours est quelque peu différent et passe par Auschwitz. C’est ainsi que, fin 1944, les trois ouvriers français (Louis, Marcel et Georges), les deux jeunes Polonais (Sam et Berek), et les deux enfants français (Georges et Jacqueline) seront tous à Auschwitz. Ils y ont été rejoints en septembre par Anne Frank.

Pour le trio de Français, le communisme et Compiègne ont été l’antichambre de ce terrible camp, pour Berek, le camp de travail a précédé ce nouvel internement, pour Sam, c’est le ghetto qui l’a amené là, pour Georges et Jacqueline, c’est la politique de Vichy qui les a jetés en enfer.

Été 1943, Bedzin liquidé, Sam part pour Auschwitz

Les Juifs polonais sont sur le qui-vive. Ils ont entendu parler de la révolte du ghetto de Varsovie en avril précédent, où le commandant SS en place se vantait d’avoir tué 14 000 Juifs depuis le début du soulèvement et d’en avoir envoyé 40 000 autres à Treblinka.

Un an après la première grande persécution contre les Juifs de Bedzin, les Allemands décident que le misérable ghetto de Kamionka et ses environs seront judenrein, purgés de leurs Juifs. Le 6 août 1943, foulard sur la tête, les victimes avancent vêtues de leur chemise blanche de la mort en récitant des prières. Les témoins d’alors se souviennent encore avec émotion de cette plainte monocorde s’élevant de la colonne en marche.

Lors de cette liquidation, la famille de Sam échappe à l’exécution immédiate et est dirigée vers le camp d’Auschwitz dans un train de voyageurs. Sam connaît la réputation de ce camp parce qu’il n’est guère éloigné de sa ville natale et que la rumeur est suffisamment persistante pour qu’on lui prête crédit.

À l’arrivée, la sélection.

Colonne de gauche : la mort.

Colonne de droite : la vie, ou plutôt la mort différée.

La famille est dirigée vers la gauche, mais sa mère pousse Sam brutalement dans la colonne de droite : il sera le seul sauvé. Après, il a droit au sinistre rituel : douche, tatouage, tenue rayée… Il est immatriculé numéro 135 913. Il a 16 ans. Il est affecté à la « rampe », c’est-à-dire au quai sur lequel arrivent les déportés. L’atroce scène se répète de manière immuable. Les wagons à bestiaux s’immobilisent. Des hurlements ordonnent aux passagers d’abandonner valises et sacs dans les wagons au bord des rails. Sous les coups de gummi, les aboiements et les morsures de chiens furieux lâchés sur les traînards, les déportés, terrorisés, abandonnent baluchons, pardessus, couvertures, ours en peluche, lunettes dans des wagons où ne restent que les malades, les fous et les morts. Une fois, tout le monde parti, même les plus faibles, en camion et le silence revenu, Sam et son kommando ramassent les affaires qui jonchent le sol au milieu des immondices.

Été 1943, Berek part pour Auschwitz

Berek, qui croupit depuis plus d’un an au camp de travail de Gutenbrunn, sent le danger se rapprocher. Il a appris par leur lettre d’adieu que sa sœur et sa mère sont parties pour Chelmno lors de la liquidation du ghetto de Dobra. Chelmno n’est qu’à 40 kilomètres de Dobra, les nouvelles ont donc circulé rapidement et tout le monde sait déjà que personne n’en revient.

La liquidation de son camp ne tarde pas. Il est évacué à Auschwitz. Les adieux avec Zoschia sont déchirants. Elle lui réitère sa courageuse proposition – le cacher dans sa maison –, mais Berek se refuse à laisser son père seul, à vivre aux aguets jour et nuit et à mettre Zoschia en péril : les relations entre Juifs et non-Juifs sont punies de mort. Parti en train avec son père, Berek serre sa précieuse trousse de dentiste contre lui, mais, à l’arrivée, un SS lui ordonne de s’en séparer.

Le jeune homme profite d’une tentative d’évasion pour faire changer subrepticement son père de colonne. Il entame alors le sinistre parcours du déporté, au sein duquel les douches restent un moment épouvantable, parce qu’il connaît les rumeurs sur ces douches dont ne coule pas seulement du liquide. L’épreuve se révèle cependant moins redoutable que prévu, d’abord parce qu’un mince filet d’eau se met à couler et ensuite parce que, sur place, Berek retrouve son frère, Josek, arrivé d’un autre camp, mais dans le même transport. Suit le tatouage. Les trois Jakubowicz ne se quittent plus : Berek est le numéro 141 129, son père le 141 130, son frère le 141 131. Tous trois revêtent la tenue rayée et partent en quarantaine, étape au cours de laquelle, si un seul homme se révèle atteint par la typhoïde ou toute autre maladie contagieuse, c’est l’ensemble du groupe qui part en chambre à gaz.

Initialement affecté à la mine, où le travail est pénible et l’atmosphère irrespirable, Berek réussit à faire savoir qu’il est dentiste et prêt à ouvrir une antenne de soins dentaires à Auschwitz. Il existe sur place un certain nombre de dentistes plus diplômés que lui. Pourquoi obtient-il gain de cause ? Nul ne le sait, dans cet univers irrationnel, toujours est-il qu’à la surprise de tous ceux qui le connaissent, l’Hauptscharführer Otto Moll est intéressé par sa proposition. Cet homme, qui n’a pas 30 ans et est membre de la SS depuis 1935, fait régner la terreur à Auschwitz. Ses supérieurs le jugent efficace en raison d’un sadisme qui paraît sans limites, ce qui lui a déjà valu plusieurs promotions. En avril 1943, il a été décoré par le Führer de la croix de chevalier de 1re classe, distinction rare. Chef des crématoires de Birkenau en 1943 (Bunker 2), il est décrit comme particulièrement insensible et cruel, notamment avec les enfants, et les détenus le surnomment Mahalamoves, l’ange de la mort en yiddish. Contre toute attente, donc, il laisse Berek reprendre des forces pendant trois semaines sans travailler et lui installe un cabinet. Le détenu soigne les SS et les prisonniers politiques, les soins dentaires n’étant pas prévus pour les Juifs.

Été 1943, jours de répit pour Georges, Marcel et Louis

À Auschwitz, le courrier est autorisé. Les déportés peuvent donner des nouvelles, certes censurées et écrites uniquement en allemand, et surtout recevoir des colis, indispensables pour ne pas mourir de faim.

Fin 1943, le hasard les fait bénéficier d’un répit inespéré : avec une centaine de « politiques » français, Georges, Marcel et peut-être Louis – à moins qu’il n’ait été encore à l’isolement – sont oubliés durant quatre mois au premier étage du block 11. Ce block, isolé du reste du camp, en est l’un des pires endroits. Ses sous-sols abritent la prison qui compte plusieurs cellules destinées à laisser mourir les détenus de faim ou d’asphyxie. La cellule 22, par exemple – un carré de 90 centimètres de côté –, est prévue pour quatre prisonniers. La cour du block sert à des milliers d’exécutions. On y a dressé un deuxième mur noir devant le mur d’enceinte pour y adosser les condamnés.

Le bourreau du block, Jakob Kozelczuk, est un Juif originaire de Pologne que les SS ont repéré sur la rampe à cause de sa stature. Colosse de 140 kilos, il soulève les détenus d’une main et s’amuse à les écraser contre les murs comme des insectes. L’endroit est sinistre, mais les Français, placés là sous le prétexte d’une quarantaine, sont exemptés de travail et d’appel. Ils reprennent donc des forces jusqu’à l’arrivée du nouveau commandant du camp qui met fin à la situation. À Noël, tout le monde a réintégré son block d’origine et la vie concentrationnaire a repris son cours : le travail exténuant, les appels sans fin, la peur permanente.

Mai 1944 : le Drancy-Auschwitz conduit Jacqueline à la « maison des enfants »

Au mois de mai suivant, les Morgenstern, qui ont si bien réussi à échapper aux diverses traques, finissent par se faire rattraper. Ils n’ont pas laissé de témoignage sur leur arrestation, mais Victor Driay, qui a suivi le même itinéraire, en a laissé un. De séjour à Marseille, Victor y est arrêté et incarcéré à la prison des Baumettes quelques jours. Là, on regroupe les Juifs. Le 17 mai 1944, les Allemands viennent chercher une cinquantaine de détenus, dont Victor. Les papiers d’identité, ainsi que le linge leur sont restitués et chaque détenu reçoit un paquet Croix-Rouge. On les conduit ensuite dans un grand hall où se trouvent environ 1 200 personnes, hommes, femmes, enfants. Les détenus montent dans des autocars puis sont conduits à la gare, sur la voie spéciale, avec un service d’ordre fait par la milice. Entassés dans des wagons à bestiaux, sans cuvette, ni paille. À minuit, le train démarre. Les détenus souffrent terriblement de la soif et du manque de place. Le 18 mai, le convoi s’approche de Paris. À 22 heures, il arrive à Drancy où une atmosphère de terreur règne en permanence, le rythme des déportations s’élevant à trois départs par semaine.

Bâtie en 1930 et jamais achevée, l’ancienne cité-jardin, qui n’est qu’à 4 kilomètres de Paris, a connu une reconversion brutale. Dès 1940, la guerre a transformé ses cinq hautes tours et ses dix bâtiments de quatre étages en forme de U en lieu de détention pour les soldats français et britanniques, puis pour les Juifs. Entre mars 1942 et août 1944, environ 63 000 Juifs ont été déportés du camp de Drancy vers les fours crématoires de l’Est, parmi les 76 000 Juifs déportés de France.

La vie y est rude. Un commando de SS autrichiens, avec à sa tête Aloïs Brunner, le bras droit d’Eichmann, prend en charge l’administration du camp jusqu’alors confiée à la préfecture de police de Paris – les képis des gendarmes y sont alors très visibles car ce sont eux qui assurent la surveillance extérieure de 1941 à 1944 – et y institue une administration violente… En guise d’alimentation, les prisonniers reçoivent chaque jour 250 grammes de pain et trois soupes sans légumes, bues dans des récipients de fortune qu’ils partagent à plusieurs. Pour se laver, les 5 000 détenus n’ont que 20 robinets à leur disposition. Les chambrées au sol de béton brut, surpeuplées, les paillasses infestées de poux et de puces… Les internés sont autorisés à recevoir des colis et à déambuler dans la vaste cour. À peine trois mois plus tôt, « Monsieur Max », le poète Max Jacob, 67 ans, y est mort de congestion pulmonaire et d’épuisement. Les prisonniers tuent le temps en organisant des cours de marxisme, de français et des spectacles. Mais la menace de la déportation plane sur Drancy.

Dès le lendemain de l’arrivée de Victor Driay dans cet enfer, la comédie recommence : les détenus remettent tous leurs biens contre un reçu, puis ils sont enfermés dans les chambres attribuées aux « partants » (les trois premières cages d’escalier) jusqu’à l’aube. Ils dorment à même le sol. Avant de partir, beaucoup inscrivent des graffitis sur les murs ou griffonnent une dernière lettre à leurs proches. C’est là que Victor côtoie forcément Suzanne Morgenstern et une autre Roumaine qui a laissé un témoignage sur son internement, Clara Weintraub, chanteuse vedette au Music-Hall Eve, une sorte de lounge que fréquente, entre autres, Jean Marais. Tôt le matin, des autobus – réquisitionnés de la Compagnie du métropolitain parisien, et généralement sous la garde de gendarmes français – viennent les chercher pour les conduire à la gare de Bobigny par la route des Petits-Ponts (actuellement avenue Henri-Barbusse) ou du Bourget où 1 200 personnes, dont 188 enfants, sont entassées dans des wagons à bestiaux qui sont scellés.

Le convoi 74 s’ébranle pour Auschwitz le 20 mai. Victor reviendra au terme d’un itinéraire inimaginable (Auschwitz, Gliwice, puis une évasion du train, Dresde, Pirna et Litomerice en Tchécoslovaquie). Clara, transférée à Bergen-Belsen, sera libérée par les Anglais alors qu’elle pèse 27 kilos. Suzanne Morgenstern et sa fille Jacqueline sont restées dans le camp des femmes à Auschwitz. Suzanne, laissant une part de sa maigre ration à Jacqueline, s’affaiblit rapidement et, malade, s’éteint. Orpheline, Jacqueline intègre la terrible « maison des enfants » – en attendant pire.

Juin-août 1944, le sort des enfants est scellé

Une fois encore, la haine raciale ou politique l’emporte, en Allemagne comme dans tous les pays occupés, sur la gestion rationnelle. En Hollande, les Juifs sont massivement internés à Vught. Ils découvrent un lieu d’apparence sereine, puisqu’on y mange à sa faim, que les familles n’y sont pas séparées, qu’on y fait du sport, mais cette façade n’est qu’un rideau tiré sur une antichambre de la mort. Le 15 novembre 1943, les Juifs qui y sont internés sont déportés, à l’exception des ouvriers diamantaires et des travailleurs employés par l’entreprise Philips, qui resteront jusqu’en juin 1944, tels les Hornemann. Le 3 juin 1944, en revanche, ces derniers sont dirigés sur Auschwitz. Là, Édouard, 11 ans, et Alexandre, 8 ans (nés respectivement les 1er janvier 1933 et le 31 mai 1936), sont internés dans la « baraque des enfants ».

En France, la famille Kohn est riche et influente. Le père, Armand, pense pouvoir s’appuyer sur un réseau de relations solide et considère que le baptême de ses enfants les protège. Parfaitement intégré, il fait confiance à la France, même si la rafle du Vél’d’hiv’, le 17 juillet 1942, lui a servi de premier avertissement par sa violence antisémite inédite. Travaillant à l’hôpital Rothschild, il sait que les Rothschild ont été déchus de leur nationalité et que l’essentiel de leurs biens a été mis sous séquestre, mais il a pu constater aussi que la Fondation a pu continuer ses activités et que l’hôpital s’est pleinement lancé, à sa manière, dans la résistance en truquant des radios, en évacuant des nouveau-nés, voire de prétendus morts, pour sauver des Juifs. Le docteur Kohn participe à ce sauvetage tant et si bien que son action parvient aux oreilles des Allemands. Le 18 juillet 1944, le médecin est arrêté avec toute sa famille. Son fils Georges-André, élève au lycée Janson-de-Sailly, a 12 ans. Une photo le montre, enfant sage tenant avec un sourire timide un livre entre les mains. Tous sont emmenés au camp d’internement de Drancy.

Corps amaigris, cheveux rasés et yeux dans le vague, les enfants de Drancy qui jouent avec Georges-André ont inventé un mot pour désigner le lieu de destination inconnu, mystérieux et menaçant des convois. Un néologisme aux consonances yiddish pour désigner les « pays de nulle part », pitchipoï.

Sur le quai, il écoute en famille la harangue hurlée par un SS qui précède tout embarquement. Elle se fait en allemand (ceux qui parlent le yiddish comprennent l’allemand) et est traduite en français. Il leur annonce qu’ils prennent la direction d’un camp de travail à l’Est et les menace de représailles en cas d’évasion. Pourquoi faire travailler des enfants ? s’interrogent certains.

Georges-André est dans le train avec son père, sa mère, sa grand-mère, son frère, ses deux sœurs et quarante-sept autres déportés. Son frère Philippe, nullement découragé par les menaces des SS, s’enfuit dès les premiers kilomètres en sautant par un fenestron avec sa sœur et une vingtaine d’autres prisonniers extraits de Fresnes. « Je ne me trouvais pas très éloigné de la toute petite fenêtre grillagée pratiquée dans la paroi des wagons à bestiaux. Malgré ce grillage, les Allemands avaient fait clouer des planches en travers de ce fenestron afin que nul ne puisse éventuellement s’évader par cette voie », témoignera-t-il après la guerre.

Georges-André Kohn fait partie du dernier transport de Drancy parti le 25 août 1944. Il fait beau, ciel bleu. Le convoi se dirige vers Nancy avant de pénétrer en Allemagne toutes portes verrouillées et de bifurquer sur Leipzig et Buchenwald.

Une semaine s’est écoulée lorsque les Kohn arrivent à Buchenwald. Là, la famille est séparée. Georges-André et sa grand-mère remontent dans un autre train, retraversent la gare de Leipzig, dépassent Breslau et découvrent un peu plus tard le nom de leur gare d’arrivée : « Oswiecim » (Auschwitz). À peine descendus, ils se retrouvent face aux hommes sanglés dans leurs uniformes vert-de-gris de la division SS Totenkopf (tête de mort) d’Auschwitz. « Schnell », vite, on leur ordonne de laisser là leurs affaires. La grand-mère est poussée dans un camion qui l’emporte vers les chambres à gaz. À la sélection, en revanche, le jeune Georges-André semble intéresser l’un des bourreaux qui le dirige vers la « maison des enfants ». Une Polonaise du même âge, Gisa Landau, témoigne : « Nous fûmes conduits comme un troupeau à Birkenau. Nous avons passé la nuit, assis dans la grande salle, dans une horreur indescriptible, pleurant, priant, hébétés. Nous n’avions rien à manger, nous n’avions pas faim, de toute façon. Nous dûmes nous déshabiller entièrement. Le docteur Mengele se tenait dans l’encadrement de la porte et décidait de notre sort. » Une fillette qui séjourne là depuis déjà trois mois tente de réconforter Georges-André, elle parle français et lui dit son nom : Jacqueline Morgenstern. Georges-André et Jacqueline ont le même âge, parlent la même langue, viennent de la même ville et sont dans la même détresse. Ils deviennent amis. Leur baraquement est chauffé et leur gamelle remplie, mais une ombre plane sur leur sort relativement privilégié au camp : ils sont régulièrement examinés à l’infirmerie.