La présence des soldats de la Wehrmacht, relativement supportable au début pour le plus grand nombre, ne l’est plus du tout. Les Français et surtout les Françaises, parfois fascinés par la prestance de l’ennemi et son comportement apparemment korrekt, sont entrés dans la nuit de l’Occupation, avec ses exactions et son cortège d’interdits et de contraintes : files d’attente interminables, magasins aux rayons vides, couvre-feu quotidien, « laissez-passer » pour circuler – les fameux Ausweis –, séjours prolongés dans les caves en cas de bombardement et de survol d’avions. Favorisées par le changement d’état d’esprit de beaucoup de Français et par le débarquement que tout le monde attend désormais, les actions de la Résistance montent en puissance. Dans tout le pays, les sabotages, les parachutages et les opérations des maquis contre les collaborateurs et les troupes d’Occupation s’intensifient. En 1942, à l’Ouest, les arrestations étaient rares, en 1944, elles sont habituelles. Neuf Français sur dix arrêtés durant la guerre le sont en 1944, et deux mois de cette année-là seront particulièrement meurtriers : mai et juin.
Pour les Allemands et leurs complices français, la tâche se complique, et ils ne trouvent d’autre réponse que la terreur. Gestapo, Sipo-SD et milice se déchaînent, traquent, frappent et tuent. Sur place, fripouilles, petits voyous ou franches crapules jouent les supplétifs. Ils redoublent de violence contre les Juifs, les communistes et tous les résistants, usent et abusent de la loi martiale. Sans faire de détail : père, mère et enfants se retrouvent sous les verrous à cause d’une simple dénonciation calomnieuse. Sans surprise, les arrestations massives correspondent à une double exigence : anéantir les ennemis du Reich et pourvoir aux besoins de main-d’œuvre de son économie de guerre. Les Juifs partent vers Drancy, puis Auschwitz, Sobibor et Majdanek, les résistants vers Compiègne et principalement Neuengamme, camp qui permet à la fois de délester Buchenwald et Mauthausen, complètement saturés, et de fournir des bras aux complexes militaro-industriels situés autour des grands centres urbains de Hambourg, de Brême, de Hanovre et de Brunswick. Compiègne est la première étape d’un couloir de la mort qui comporte une station à Neuengamme.
Le démantèlement de réseaux a commencé. Le 20 mars 1944, les Allemands arrêtent en Bretagne 42 membres du mouvement Deportitas qui rassemble des Espagnols qui se sont réfugiés en France lors de la Retirada, la retraite des troupes républicaines à la fin de la guerre d’Espagne. Ils sont réquisitionnés par l’organisation Todt pour construire le mur de l’Atlantique. La plupart sont surpris en pleine réunion dans un café rennais, conduits au siège de la Gestapo, écroués à la prison Jacques-Cartier et expédiés à Compiègne. Dans la foulée, les Allemands arrêtent Joseph Steunou, apprenti coiffeur.
Toujours dans l’Ouest mais plus au sud cette fois, Roland Malraux, 31 ans en 1940, a aidé Clara, sa belle-sœur, à faire évader André, le célèbre écrivain, de son camp de prisonniers près de Sens. Réfugié en zone libre, il s’est engagé dans l’un des réseaux de la Special Operations Executive (SOE) britannique. Il est arrêté en Corrèze le 21 mars 1944, à Brive.
Les rafles, enfin, envoient en camp de nombreuses personnes qui n’ont eu d’autre tort que de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. À Lyon, le chef de la Gestapo, Klaus Barbie, fait trembler toute la région. Terreur des Hollandais, il a été le premier persécuteur de la famille d’Anne Frank, l’obligeant à se cacher. Désormais, il traque les Français dans le maquis du Haut-Jura.
Le 8 avril 1944, Barbie lance la division 157 de la Wehrmacht à l’assaut de la montagne. Mais le maquis, bien retranché, riposte. Furieux de la tournure que prennent les événements, le général Pflaum, celui qui a décimé le maquis des Glières, passe alors sa colère sur les habitants de Saint-Claude. Louis Faverjon, 38 ans, est l’un d’eux. Immobilisé des heures durant sur la place du Pré, il grelotte. Une fois quelque 300 hommes rassemblés, le cortège prend le chemin de la déportation qui – pour ceux qui le parcourront de bout en bout – consiste en un aller simple Bellegarde-Compiègne-Neuengamme (convoi du 21 mai).
La délation fait des ravages, notamment chez des paysans résistants. En Auvergne, un repris de justice infiltre le mouvement Combat et livre les membres qu’il connaît à la milice. Le 17 avril 1944, les Rouchon, une famille de paysans – le père, Pierre, 48 ans et les deux fils, Joseph, 19 ans, et Lucien, 17 ans – est arrachée à sa ferme d’Arfeuilles (Allier) pour « hébergement de terroristes » et internée à Roanne puis à Saint-Étienne. Informés qu’ils n’ont cessé de ravitailler le maquis, les Allemands incendient leur moulin et les expédient à Neuengamme.
Le 8 mai 1944, la division Das Reich inflige une nuit blanche à Figeac, « capitale du maquis » du Haut-Quercy. Entamant sa remontée sanglante à travers la France, elle défile dans la ville quatre heures durant. Cachées au cœur de massifs boisés impénétrables aux blindés, des fermes discrètes abritent un nid de résistants. L’un des régiments de la division Das Reich, commandé par Adolf Dieckmann, fait trembler Figeac, Terrou, Sousceyrac, Latronquière, Lacapelle-Marival, Cardaillac, Panafé, Saint-Céré… Des milliers de soldats arrachent de leurs lits jusqu’aux vieillards, fouillent, pillent, interrogent et interpellent. À Saint-Félix, les SS marchant à travers champs fusillent sans raison un père de famille, puis tirent au canon sur la mère et les trois jeunes enfants. Au lycée Champollion de Figeac, ils embarquent enseignants et élèves. Les suspects sont parqués dans l’école, à la gendarmerie, dans des caves, puis transportés en camion à la prison de Montauban. L’attente est interminable, l’angoisse absolue. 800 civils sont raflés dans un rayon de 50 kilomètres autour de Figeac. De là, trois groupes se forment. L’un part pour l’Allemagne via Paris afin de servir de main-d’œuvre dans les usines, l’autre suivra le trajet Compiègne-Dachau et le troisième le trajet Compiègne-Neuengamme. La Das Reich vient de provoquer un tortueux Figeac-Hambourg. Dans ce dernier groupe : Hugues Delmas, fils de pharmacien et pharmacien lui-même, dont plusieurs générations de Figeacois ont fréquenté l’officine au 2, quai Legendre, Marcel Cray (matricule 84 210), Jean-Gabriel Landes… Ils franchissent la frontière dans la nuit du 5 au 6, dépassent Mannheim, Francfort et Hanovre puis arrivent, au matin du 7 juin, en gare de Hambourg. Le 9 juin, Das Reich, poursuivant sa marche assassine, pend 99 hommes aux balcons de Tulle, puis raye, le 10, Oradour-sur-Glane de la carte.
Depuis de longs mois déjà, les Français s’enfoncent dans la nuit des arrestations. Au printemps 1944, ils ont pris l’habitude de décrypter les arrêtés qui règlent leur sort et savent désormais qu’être « assigné à résidence » signifie être « interné dans un camp ». C’est un mensonge gouvernemental de plus, qui contribue à faire de la France occupée un immense centre de détention qui abrite une foule de camps dits « de regroupement ».
Au sud de Chartres, Voves, en Eure-et-Loir, sous administration française, est l’un des plus fortifiés. Clôture de barbelés, fusils-mitrailleurs, guérites, projecteurs, miradors, tout est prévu pour qu’on ne puisse pas s’en échapper. Il a été ouvert pour accueillir des opposants au gouvernement, en majorité des militants communistes. André Migdal y est arrivé encore mineur. Fils d’un Polonais qui a fui les pogroms et d’une Allemande, il s’est engagé très tôt dans les Jeunesses communistes, entraîné par ses deux frères, Henri et Robert. C’est d’ailleurs au domicile familial parisien qu’il est arrêté avec eux la première fois, et incarcéré à 16 ans à Fresnes. À partir de cette arrestation, sa vie se conjugue avec les camps : Pithiviers où il refuse de travailler, en dépit des cris du commandant, Voves où l’évasion de 42 hommes par un tunnel creusé en secret accélère la liquidation du camp le 9 mai 1944, Compiègne où il arrive avec 407 « Vovéens » essentiellement communistes, Buchenwald, où il séjourne brièvement, Neuengamme et enfin la Baltique.
Avec les communistes, les autres résistants demeurent la deuxième grande cible de l’Occupant. Louis Maury, 42 ans, professeur d’histoire-géographie à Évreux, est devenu chef départemental du très grand réseau Turma-Vengeance. Grâce à lui, n’importe quel aviateur allié en détresse a pu trouver où se cacher dans l’Eure, mais il est arrêté le 19 mai 1944. Toujours en Normandie mais plus à l’ouest, à Flers, Jacques Sourdille, 22 ans, est arrêté en tant qu’agent de renseignements pour un réseau anglais et déporté, lui aussi, en mai 1944. Quant à Gustave Barlot, 30 ans – héros de la campagne de France qui a refusé d’être évacué vers l’arrière après une blessure –, il multiplie les initiatives ingénieuses pour diminuer les stocks de matériel allemand et accroître le potentiel français : faire saboter les chars après les avoir présentés à la commission d’armistice allemande, transformer les grottes de Sarlat en ateliers nocturnes de fabrication d’armes, expédier des véhicules en Afrique du Nord… Repéré et obligé de se réfugier dans le maquis, il est arrêté le 24 mai 1944. Capturés, interrogés, torturés, ces résistants ne parlent pas. Un « silence atrocement payé » pour Gustave Barlot qui, frappé à grands coups de crosse, sombre dans le coma et, le corps brisé par les fractures, quitte Compiègne pour Neuengamme sur un brancard.
Gustave Houver est le recruteur du maquis qui regroupe les Alsaciens-Lorrains qui refusent d’être enrôlés de force dans la Wehrmacht et qui constitueront en septembre 1944 la brigade Alsace-Lorraine commandée par André Malraux. Dénoncé, il part avant le débarquement (convoi du 21 mai).
Autre Alsacien rebelle, Lucien Hirth, lui non plus, n’a pas choisi la collaboration, bien au contraire. Très marqué par les récits de son père sur les « Boches », il a quitté sa maison natale dès l’armistice, cherché un refuge en Suisse, puis, expulsé de ce pays, il est revenu en France. Devenu déserteur, puisque, appelé sous les drapeaux allemands, il effectue l’équivalent de son service national dans les Chantiers de jeunesse en 1943 et se retrouve affecté au groupe Jeunesse et Montagne, une organisation paramilitaire qui pourrait se retourner contre les Allemands à la première occasion compte tenu de la composition de ses effectifs. Posté au PC de Gap, il aide le maquis jusqu’au jour où les Allemands, conscients de la menace que représente Jeunesse et Montagne, dissolvent le groupe. Replié sur Grenoble occupé par les Allemands et les Italiens, Lucien surveille les mouvements ennemis, en liaison avec des membres de l’Ora, l’Organisation de résistance de l’armée, avant d’être repéré, enfermé dans la caserne Curial à Chambéry et identifié malgré sa fausse identité. Confondu, il est expédié au fort Montluc à Lyon puis à Compiègne. Destination Neuengamme. Il part après le débarquement (convoi du 15 juillet).
À Bourg-en-Bresse, la Milice se lance dans une opération à la hauteur de ses moyens en faisant une descente au lycée Lalande le 5 juin 1944, jour du baccalauréat. Ce lycée, il est vrai, n’a jamais caché ses convictions. Avant même l’armistice, l’établissement, au sein duquel travaillent entre autres le professeur de philosophie André Mandouze, cofondateur des journaux clandestins Témoignage chrétien et Libération, et le père Chéry, dominicain passé de l’Action française aux mouvances progressistes, se fait remarquer en conspuant une projection du film Le Juif Süss aux cris de « À bas Hitler ».
Des journaux clandestins circulent de classe en classe, tandis qu’enseignants et élèves multiplient les actions antiallemandes et manifestent contre le STO. Dix élèves et plusieurs maîtres d’internat sont arrêtés. Parmi eux, Michel Vérolle, élève de terminale au moment de l’incident du Juif Süss et à présent étudiant à l’École normale supérieure. Pour lui, ce sera Bourg-en-Bresse-Neuengamme-la Baltique. Presque un mois plus tard, jour pour jour, c’est le débarquement. Jean Cochet, l’un des nombreux habitants de Bourg à avoir résisté, se réjouit. Ce fondé de pouvoir d’une filature installée dans la ville pense avoir échappé aux mailles du filet lorsqu’il est arrêté et expédié à la caserne Brouet. Conscient de ce qui l’attend, il laisse à sa femme sa montre et sa chevalière. Il suivra le même chemin que Michel Vérolle.
À Reims, le 13 juin, deux hommes forgés par le socialisme et le syndicalisme tombent. Le premier est un instituteur, Robert Duterque, non mobilisé parce que borgne, membre des Cloches des Halles, un petit club sportif parisien dont les membres ont pris l’habitude d’aider les réfractaires au STO plutôt que de boxer, puis les membres du grand mouvement de Résistance en zone occupée, Libération-Nord. Devenu Jean-Alain (les prénoms de ses deux fils) Dumont, professeur de musique installé à Reims, il tente de contrecarrer l’influence de Marcel Déat, implanté dans la Marne où il a été professeur de philosophie à Reims, socialiste devenu collaborationniste. Le second est un prisonnier évadé et résistant, Edmond Forboteaux, qui s’occupe à Reims du recrutement et de la prise en charge des réfractaires au STO ainsi que de la fabrication de fausses cartes d’identité et d’alimentation.
Tous deux membres du Comité départemental de la libération nationale (CDLN) de la Marne, Robert et Edmond sont arrêtés ensemble le 13 juin 1944 à Reims.
La veille, le Cantal a commencé à trembler. Si Lyon a Klaus Barbie, ce département auvergnat a Hugo Geissler. Himmler, qui admire la dureté de cet Alsacien, lui a confié les représailles après l’attentat contre Heydrich en Tchécoslovaquie et s’en est félicité. Depuis, son penchant pour les basses besognes n’a jamais faibli. Capitaine SS, il est d’autant plus redoutable qu’il se trouve très à l’aise en France. Alsacien né à Strasbourg, il parle un français impeccable et s’entoure d’une bande de collaborateurs peu recommandables, jusqu’à Colette, sa compagne, sœur d’un policier révoqué et qui a constitué une sorte de milice.
Le 12 juin 1944 est une journée chargée pour Geissler. Il commence la matinée par une première exaction – l’exécution sur le bord d’une route de quatre otages arrêtés la veille – et la poursuit par une expédition punitive contre Murat, petite ville du Cantal soupçonnée d’aider la Résistance. Le bourg s’est distingué dès le 3 mars 1943 à l’occasion de la visite médicale de plusieurs centaines de jeunes gens pour le STO en clamant : « Vive de Gaulle, vive Giraud ! » et en entonnant la Marseillaise. Ce 12 juin, Gestapo et Milice française fouillent les maisons et interrogent les habitants. On arrête les hommes aux cris, cette fois, de « Papiers ! », « Mairie ! ». C’est alors que survient l’imprévisible : des maquisards abattent Geissler en pleine rue. La population applaudit la mort du tyran, mais la paie au prix fort.
Le 24 juin, à l’aube, la Légion des Tatars de la Volga, traîtres à l’URSS, vient venger Geissler. Stationnés au Puy-en-Velay, les supplétifs de la SS mettent Murat à feu et à sang. Des combattants à écusson bleu clair frappé d’un croissant jaune pénètrent dans les maisons, les mettent à sac et sortent les habitants à coups de crosse. À l’hôtel de ville submergé par les prisonniers, les bourreaux sont contraints de relâcher les détenus de plus de 50 ans faute de place. Les autres commencent à comprendre : dirigés à pied vers Saint-Flour, ils sont alignés le long d’un mur de ferme, deux mitrailleuses braquées sur eux. Beaucoup s’attendent à être fusillés. Les heures passent, mais finalement des cars les conduisent à Clermont-Ferrand. De là, début juillet, menottés deux par deux, René Quairel, conducteur de train, André Fayard, employé à la compagnie du gaz, Eugène Loussert, bourrelier, Paul Eibel, professeur d’éducation physique, Charles Lhéritier, employé à la compagnie d’électricité, Henri Joannon, le pharmacien de Murat, Antoine Sauret, etc. gagnent Compiègne, entassés dans des cars. Paul Niocel, résistant arrêté un peu avant, le 17 mai 1944, dans la région de Saint-Flour, et interné à Clermont-Ferrand, monte dans le même convoi pour Neuengamme.
Si l’hôpital Rothschild avait le docteur Kohn, l’hôpital américain de Neuilly a le docteur Jackson. Malgré la guerre et l’Occupation, les époux Jackson – Sumner Waldron et Charlotte – ont décidé de rester à Paris, où Jackson est devenu médecin chef de l’hôpital américain. Le couple rejoint rapidement les rangs de la Résistance au sein du groupe Goélette. Même leur fils âgé de 16 ans est enrôlé, le réseau profitant du jeune âge de Philipp pour des opérations d’espionnage. C’est ainsi que le garçon filme les installations de la base de sous-marins allemands de Saint-Nazaire. Les pilotes alliés abattus transitent par l’hôpital de Neuilly avant d’être acheminés vers l’Angleterre via une filière espagnole. La famille est arrêtée en 1944, les Jackson, père et fils, sont déportés à Neuengamme. Charlotte est envoyée à Ravensbrück.
Bien placée sur la route des Alliés, la Résistance bretonne se déchaîne contre les Allemands, jette à bas les panneaux de signalisation de la Wehrmacht, harcèle les renforts ennemis, coupe les lignes à haute tension alimentant les sous-marins à Brest et les câbles téléphoniques reliant la pointe du Raz à la base aéronavale de Lanvéoc-Poulmic. En représailles, 52 habitants de Crozon, dans le Finistère, sont raflés et les résistants traqués. Des prisonniers qui croupissent en prison depuis de longs mois prennent la route des camps. C’est ainsi que les Guillo, père et fils, partent en déportation. Le fils, Joseph, 20 ans, est dénoncé le premier et confondu le 8 mars 1944 alors qu’il déplace des caisses d’armes au hameau de Guinard. Le père, Théophile, 49 ans, lieutenant de gendarmerie et résistant de la première heure, devenu chef d’état-major de l’Armée secrète du Morbihan, est arrêté vingt jours plus tard et déporté NN, Nacht und Nebel – autrement dit, sans espoir de retour. D’autres, fraîchement arrêtés, montent également dans le convoi, tel Roland Beaulès, pris à Trébrivan.
Un train Quimper-Compiègne, qui démarre le 15 juillet et dont le voyage prend 13 longs jours, ramasse des déportés dans toutes les gares – Rennes, Redon, Nantes, Angers, Saumur, Saint-Pierre-des-Corps, Bourges, Nevers, Montargis, Paris. Il charge en chemin Lucien Revert et Pierre Billaux, deux apprentis coiffeurs de moins de 20 ans, promis à partager un jour le drame du Cap Arcona. Originaire de Saint-Sever (Landes), Lucien ressemble à Gérard Philipe avec ses cheveux crantés impeccables. Il a rejoint le groupe de Lézardrieux (Côtes-du-Nord) qui s’occupe d’évacuer vers Londres les aviateurs alliés abattus. Originaire de Trun (Orne), Pierre a commencé à manifester son hostilité à l’Occupant en traçant des V de la victoire sur les murs, puis s’est enhardi en participant au dépôt d’une gerbe au monument aux morts de Chambois (Orne également), un an plus tôt, le 14 juillet 1942, et, enfin, est entré dans le réseau Action Vengeance, encadrant des séances d’instruction militaire clandestines et aidant à la diffusion du journal clandestin Défense de la France. Arrêté peu après Lucien, le 3 mai 1944, par des agents du SD bien renseignés, il a été torturé au château de Chambois et enfermé à la prison des Ducs à Alençon.
*
* *
Le 20 juillet 1944, pendant que le train Quimper-Paris n’en finit pas de rouler, à des kilomètres de là, au cœur de la forêt, en Prusse-Orientale, une formidable explosion retentit. Des flammes jaillissent de la Tanière du loup, la Wolfsschanze, le quartier général du Führer. Les fenêtres volent en éclats sous la déflagration, mais un homme à peine étourdi se relève indemne : Adolf Hitler. Une solide table en bois l’a protégé. L’attentat manqué donne lieu à une terrible répression en Allemagne, mais aussi dans les pays occupés.
Huit jours après, en France, un convoi part de Compiègne avec à son bord les captifs bretons à peine remis de leur interminable voyage (ils enchaîneront le Quimper-Compiègne avec un Compiègne-Neuengamme – convoi du 28 juillet –, soit plus de 15 jours d’enfer), mais aussi d’autres déportés. L’Ain, foyer de résistance célèbre depuis le défilé des maquisards dans les rues d’Oyonnax, le 11 novembre 1943, envoie un fort contingent. À Conliège (Jura), à Oyonnax… à chaque fois, la même scène s’est reproduite. Une colonne allemande appartenant à l’armée dissidente russe anticommuniste Vlassov arrête les hommes qu’elle croise ou débusque, les regroupe puis les expédie vers Compiègne.
Le flux de prisonniers ne cesse de grossir avec la montée en puissance de la Résistance et le recul des Allemands. Le camp devient d’une saleté repoussante et les chambrées, envahies de vermine, prévues pour 24, accueillent jusqu’à 80 personnes. Chaque semaine, de nouveaux arrivants passent la porte et il faut leur faire de la place – ce qui signifie expédier quelque 2 000 hommes vers l’Allemagne.
Le rituel est immuable. Les SS extirpent les prisonniers hors de leurs baraquements. Ils font l’appel, les rangent en ligne par cinq et leur font traverser Compiègne à pied la nuit ou très tôt le matin, lorsque la ville dort encore. Une fois sur le quai, se déshabiller est obligatoire. Hommes et vêtements ne voyagent pas dans le même compartiment, pour éviter les évasions. Difficile, en effet, à un homme en chemise et en caleçon de disparaître dans la nature sans attirer l’attention… C’est donc quasiment nus que les hommes s’entassent à près d’une centaine par wagon.
Monter dans le train, c’est entrer en enfer. « Notre convoi est parti de Compiègne le 21 mai 1944 au petit matin, emportant 1 993 hommes vers le Reich nazi. Nous étions cent par wagon de marchandises avec une petite ouverture de 40 cm sur 70 cm barreaudée, notre seule entrée d’air et avec un bidon de 200 litres pour tinette. Nous sommes arrivés au Konzentrationslager Neuengamme le 24 mai au soir avec quelques morts et des fous vite abattus », témoigne Rogatien Guillemoto, gendarme résistant incarcéré à Rennes en octobre 1943. « Jetés par paquets, à coups de crosse, de pieds et de poings, à raison de cent dans les wagons portant la classique mention “hommes 40 – chevaux 8”. Un des premiers d’une nouvelle centaine, je me précipite dans l’angle du wagon sous le volet d’aération bardé de barbelés. Cela me sauvera certainement la vie », ajoute Lucien Hirth, qui fait partie du convoi du 15 juillet.
« Un jour de juillet, on nous entasse, on nous verrouille 120 dans un wagon à bestiaux avec, pour tout viatique, 100 grammes de pain et un rond de boudin noir », renchérit Antoine Sauret, du même convoi, qui voyage avec Serge Landes. Néanmoins, les deux Muratais ne gardent pas le même souvenir de Compiègne. L’un le décrit comme le « calme avant la tempête », l’autre comme une antichambre des camps de la mort : « Nous sommes arrivés au camp de Compiègne bondé déjà de prisonniers. Nous attendons 15 jours, à peu près sans autre nourriture que quelques biscuits et morceaux de sucre de la Croix-Rouge. »
Bousculées sur tous les fronts, les armées allemandes redoublent de férocité. La retraite s’accélère. Dans chaque Kommandantur, on vide les tiroirs et dans les prisons, les cellules. Les archives s’évanouissent en fumée, et les détenus, entassés dans des trains, disparaissent en déportation.
La route de Compiègne étant coupée, les deux derniers convois partent de Rennes. 24 heures plus tard, les Américains sont maîtres de la capitale de la Bretagne. L’aviation alliée survole plusieurs fois les convois. Pourquoi ne réussit-elle pas à les arrêter ? Indifférence, faiblesse des maquis ? À chaque arrêt, des cheminots, des volontaires de la Croix-Rouge tentent d’approcher le train, de ravitailler les prisonniers en vivres et surtout en eau. Au Lion-d’Angers (Maine-et-Loire), les deux convois sont réunis et n’en forment plus qu’un. Quatre-vingts wagons défilent devant Angers, Saumur et Langeais, puis s’immobilisent face à un pont détruit. Les hommes parcourent le trajet Langeais-Saint-Pierre-des-Corps (la gare qui dessert Tours) à pied, les femmes en camions. Des dizaines de personnes en profitent pour fausser compagnie aux SS.
Certains descendent, d’autres montent, tels ces déportés raflés à Loches et emprisonnés jusqu’alors à la prison de Tours. Le 27 juillet à l’aube, en effet, la Gestapo de Tours, aidée par la Milice, a lancé un gigantesque coup de filet contre des « complices » des réfractaires du STO. Quelque 200 personnes, dont de nombreux gendarmes, ont été brutalement rassemblées dans la cour de l’école Alfred-de-Vigny, la plus proche, contraintes de s’allonger face contre terre, sous la menace d’un fusil-mitrailleur. « Et c’est là que l’adjudant allemand nous a dit : Elle est belle, la gendarmerie française, le nez dans la poussière ! » témoigne l’un d’eux. Ralenti par les tentatives d’évasion et le sabotage des rails graissés par les résistants, le train atteint enfin Belfort le 15 août. Le même jour commence le débarquement de Provence. Noël Happe, 26 ans, Maxime Detharet, 27 ans, et Yves-Marie Luguern, 32 ans, trois gendarmes pris dans la rafle de Loches, figurent parmi les malchanceux de ce convoi. Terminus : Belfort. Enfermés au fort Hatry, les déportés repartent les uns dès le 26 août à destination de Natzweiler, les autres le 29 août dans le dernier transport pour Neuengamme. Il s’agit du convoi numéro 453, parti en fin d’après-midi avec 702 prisonniers, dont 639 Français, et arrivé au camp le 1er septembre, matricules 43 475 à 44 334. Partir dans le dernier convoi, alors que les deux débarquements ont eu lieu, c’est le sort de quelques hommes que le destin pousse vers la Baltique.
Pour tous ces convois formés de mai à juillet, le voyage dure environ trois jours et trois nuits. « S’il y a une évasion, on fusille tout le wagon », préviennent les SS. Cela ne décourage pas toute tentative. Des fuyards surpris sont fusillés. Lucien Hirth raconte un incident : « Deux wagons après le nôtre, le loquet de fermeture présente des traces suspectes d’entailles. Le SS exige immédiatement le nom du responsable, personne ne bouge. Il désigne 10 détenus qui seront fusillés sur le ballast. L’auteur se dénonce, il est abattu. »
Lors du convoi de mai, la légendaire organisation allemande, déjà bien entamée, se révèle défaillante. En gare de Weimar, le convoi s’immobilise ; dix wagons (soit 1 000 déportés) sont détachés puis tractés jusqu’en gare de Buchenwald. Après quelques heures, ils repartent intacts en direction de Weimar et sont rattachés : Buchenwald ne pouvant plus les recevoir, Neuengamme, pourtant complet, y est contraint.
Plus l’été avance, plus les bombardements font rage, n’épargnant pas même les trains dont les pilotes alliés ignorent le chargement. Des déportés meurent dans les explosions. La faim taraude les survivants, car beaucoup n’ont reçu qu’une boule de pain pour tout le voyage et la soif les tenaille – « La soif nous torture, notre langue se colle au palais », écrit le Muratais Antoine Sauret. « Voilà le troisième jour que nous roulons sans manger ni boire. La nuit, nous sommes transis, le jour, la chaleur est étouffante. Au milieu du wagon, un seau en guise de tinette qui ne sera vidé qu’une seule fois », raconte de son côté l’Alsacien Lucien Hirth. Au comble du désespoir, certains déportés vont jusqu’à boire leur urine. Le supplice de la soif est tel que nombreux sont les passagers du convoi du 15 juillet à se souvenir avec émotion du « miracle » accompli par un cheminot qui, apitoyé par le sort des détenus, arrose le train à l’arrêt, projetant l’eau par les bouches d’aération à l’intérieur du wagon. Ressuscités, les déportés ôtent leurs sabots et s’en servent de gourde.
Asphyxie, manque d’eau, chaleur, nausées… Au fil du voyage, l’atmosphère s’alourdit, devenant irrespirable. L’évacuation des immondices est impossible, la promiscuité insupportable. Écrasés les uns contre les autres, les hommes hurlent, se bagarrent, s’entre-tuent parfois. Beaucoup deviennent fous. Malgré les cadavres nombreux et vite entrés en décomposition dans chaque wagon, les Allemands ne veulent pas ouvrir les portes avant la fin du voyage. Même les morts doivent arriver à Neuengamme.
Et pourtant, le voyage n’est que le début du malheur. Comme le relate Henri Noirot, pourtant privilégié en tant que notable : « Nous avions accepté la détention à Châlons, avec une grande sérénité ; elle semblait devoir être courte et n’entraînait pas de graves privations ; le départ pour Compiègne avait déjà marqué une aggravation sensible, mais la vie au grand air en été nous avait aidés à la supporter. C’est seulement de notre déportation en Allemagne que datent véritablement nos souffrances. C’est la fin de nos espoirs : nous sommes en Allemagne ! Adieu la France ! »