L’Europe allemande, dominée par le « Reich de mille ans », « pure et aryenne », c’est celle de la persécution des Juifs, des Slaves, des Tziganes, des « asociaux », des « déviants », des opposants, des résistants de toutes obédiences. Les nazis déportent Ukrainiens, Hollandais et Grecs… Tous ceux dont on a suivi l’itinéraire, en provenance de toutes les régions de l’Europe, se retrouvent au camp de Neuengamme ou bien dans l’une de ses annexes. Ils ont convergé vers le chaudron infernal et y ont été précipités. Ils ont tous les âges, toutes les formations. Les raisons qui les ont conduits à cette épreuve, dont beaucoup ne reviendront pas, sont de toutes natures.
En 1944, on immatricule beaucoup, à Neuengamme. Le 13 janvier, la Gestapo arrête Alexis l’Ukrainien, travailleur forcé en poste à Brême. A-t-il mal travaillé, cherché à s’enfuir ou fait preuve d’un esprit de résistance, ou bien fait-il partie de ces contingents que l’on déporte pour respecter les quotas dont la machine infernale a besoin pour se nourrir ? Quoi qu’il en soit, six jours plus tard, il est le matricule R 25 965.
Le 18 janvier, la Gestapo découvre que Rika et Waldemar, les Hollandais, qui ont une nouvelle fois déménagé et habitent désormais une maison à Pijnboomstraat, cachent cinq Juifs, dont Dobbe Franken, la fille d’un des chefs du conseil juif de Rotterdam et un déserteur hollandais âgé de 18 ans, Gerard Van Haringen, un soldat qui, après quelques mois dans la SS, a compris son erreur. Le couple est incarcéré dans la prison de Scheveningen, interrogé par Kees Kaptein, grand ordonnateur de l’extermination des Juifs en Hollande. Rika, condamnée à la prison à vie, est incarcérée au camp de Hertogenbosch à Vught, l’un des cinq camps de concentration des Pays-Bas, ouvert l’année précédente. Waldemar est interné également à Vught jusqu’au 23 février 1944, puis à Neuengamme, matricule 32 180. L’affectation à un poste ou à un autre dépend du hasard, des appuis du déporté dans le camp et se fait parfois en fonction des compétences. Ainsi, très étonnés d’entendre un « chimpanzé » parler parfaitement l’allemand, les dirigeants du camp finissent par affecter Waldemar, le « Hollandais noir », à la poste du camp, ce qui lui permettra de faire parvenir quelques lettres à sa famille.
En avril, Vladimir Ouchakoff est arrêté en Grèce avec son père Ivan, le Russe blanc, pour activités au sein de l’EAM, le Front de résistance nationale grec, le principal mouvement hellénique. Interné d’abord au camp de Chaïdari, dans l’Attique, il arrive à Neuengamme en juin. Peu importe que Vladimir Ouchakoff n’ait jamais mis les pieds en Russie, le triangle qu’il porte est marqué du R – « Russe » – et il est rattaché à un block dans lequel il n’y a que des jeunes Russes et Polonais. Il travaille à la Walther Werke puis intègre le kommando Messap et, s’étant blessé au travail, est affecté à divers postes successifs, avant de trouver une place, avec l’aide de codétenus, dans la maison d’horticulture.
De mai à juillet 1944, quatre convois arrivent de France. Tous les témoignages s’accordent. L’arrivée à Neuengamme n’est pas décrite de manière très différente de celle des autres camps. « D’un coup, les portes s’ouvrent, des cris que nous entendrons des milliers de fois, “Schnell ! Raus !” vociférés par des déchaînés en habits rayés munis de matraque, pas avares de coups. Les SS sont là aussi pour nous accueillir. La descente du wagon s’effectue à coups de crosse de fusil et de matraque. Nous entrons en enfer », témoigne Lucien Hirth (convoi du 15 juillet).
« Notre porte est tirée ; tous nos codétenus, en chemise, courent, poursuivis par les soldats armés de lanières avec lesquelles ils frappent les retardataires ; nous nous précipitons dehors, la vue des chiens-loups tenus en laisse, les hurlements “Raus, los, los !” nous donnent des jambes et rapidement nous sommes en rangs par cinq, sur la route, attendant des ordres », raconte Henri Noirot, le maire de Reims (convoi du 28 juillet). « À l’arrivée, nous avons été battus à coups de cravache, les SS tenant en laisse d’énormes chiens, puis nous avons été comptés », se souvient Jean de Tréfeuntec (convoi du 28 juillet). « Les portes s’ouvrent. Deux SS entrent en hurlant. À coups de schlague, ils nous font lever et sortir. Aveuglément, ils frappent. Les morts ne sont pas épargnés. Bousculés, meurtris, aveuglés par la lumière du jour, nous tombons hors du wagon, deux mitrailleuses sont pointées sur nous. »
Au camp, la déshumanisation se poursuit. « Poussés par les hurlements et les coups des SS, nous avons couru jusqu’aux caves d’un bâtiment où nous avons été pris durement en main par les kapos pour la tonte, la douche et la désinfection, mais nous avons pu enfin boire un peu malgré les coups de trique », racontera le gendarme Rogatien Guillemoto (convoi du 21 mai, matricule 30 425). « On nous a mis tout nus, on nous a rasé tous les poils, sur la tête, sous les bras et tout le reste. Tout a été épilé, tous nus. On nous a donné les fameuses tenues rayées. Avec le numéro matricule sur la poitrine, sur la jambe gauche, et une petite plaque autour du cou tenue par une toute petite ficelle », explique un autre gendarme, Noël Happe (le numéro 43 729), qui, rattaché au convoi de Belfort, fait partie des derniers arrivés et reste uni dans le malheur à ses compagnons, comme en témoignent leurs numéros de matricule assez proches d’autres victimes de la rafle de Loches, tels Maxime Detharet (43 588) et Yves-Marie Luguern (43 562).
Trois Bordelais montés dans le convoi du 21 mai – l’inspecteur de police et résistant Pierre Saufrignon qui, à force de prévenir les Juifs qu’ils vont être arrêtés le lendemain et les requis du STO qu’il est temps de gagner le maquis, a fini par se faire prendre ; le résistant Franck Larrey, le docteur Barraud, fondateur du groupe de résistants Saint-André à l’hôpital de Bordeaux – ont les numéros 31 249, 31 250 et 31 491. De même, Sumner Jackson est le matricule 36 462 et son fils Philipp, déporté avec lui, le 36 461. Inséparables depuis leur arrestation, les deux agriculteurs de l’Allier sont eux aussi toujours l’un derrière l’autre : Lucien Rouchon devient le matricule 30 595 et Charles David, né en 1915, le 30 596. Le père de Lucien, Pierre, les suit : 30 599. Affecté à la corvée d’épluchage des pommes de terre, un poste plutôt préservé, ce dernier ne tiendra pas à Neuengamme plus de cinq mois. Il succombe le 28 octobre 1944, à 48 ans, un âge canonique au camp. Autre père déporté avec son fils, Sumner, lui, fera le parcours de bout en bout et connaîtra les affres de la baie de la Baltique.
Le camp est devenu une véritable ville avec ses « quartiers ». Le commandant du camp dispose, quant à lui, à partir de cette année-là, d’une villa spacieuse. Et les SS ont droit à un bordel. Dit « baraque spéciale » et cachée derrière l’infirmerie, il est réservé aux SS, aux kapos et à des prisonniers privilégiés – ouvriers qualifiés s’étant illustrés au travail, kapos et détenus nommés à l’administration du camp. Si les prostituées sont mieux nourries et mieux logées, elles sont tout autant méprisées que les autres détenus. En 1944, douze femmes arrivent ainsi à Neuengamme, en majorité allemandes, obligées ou volontaires sous la promesse – non tenue, bien sûr – d’une remise de peine en échange de leur prostitution. Certaines ont fait leurs premières passes forcées à Ravensbrück. La prévention des maladies vénériennes y est réduite au minimum, et toutes ces femmes en sortiront détruites physiquement et moralement.
Au fur et à mesure des destructions, le travail redouble d’intensité et les exigences des nazis se font plus fortes. Il s’agit, dans le cadre d’opérations de sauvetage, comme l’opération Geilenberg (du nom de son inventeur et coordinateur) pour l’industrie pétrolière, d’accélérer les livraisons de tous ordres et de participer aux reconstructions, même partielles, ou à l’édification de nouveaux ouvrages de protection. Les terribles bombardements de Hambourg, par exemple, suscitent une demande redoublée de briques et de tuiles auprès de la Klinkerfabrik de Neuengamme, ce qui nécessite toujours de nouveaux bras, comme c’est le cas pour la cimenterie. En avril 1944, les SS passent avec Hambourg un accord qui prévoit le financement du camp contre la livraison des fameuses briques. La briqueterie, qui fournissait, tout au moins initialement, la plus grande part de leur travail aux déportés, contribue toujours à justifier, au moins partiellement, le flux permanent de nouveaux détenus vers Neuengamme. Situé sur la rive droite de l’Elbe, au sud-est de Hambourg, le camp a vocation à fabriquer les briques qui serviront à reconstruire la ville.
Nombre de déportés ont connu cet enfer dont la réputation est telle que les hommes se sauvent lors de l’appel pour travailler dans un autre kommando et que les kapos vont distinguer les détenus qui y travaillent avec un grand signe jaune afin de leur enlever toute possibilité de changer de poste. Roland Malraux, Louis Maury, le préfet Jacques Bussière y sont tous passés. David Rousset, dans Les Jours de notre mort, en a laissé une description qui glace le sang : « Sur la gauche, de hauts remblais de sable qui cachaient les bateaux et, un peu à l’écart, la baraque des kapos, baraque où ils fument, boivent de l’alcool de contrebande. Sur les dix heures du matin, les détenus recevaient le Zulage, deux tranches de pain qui faisaient de 100 à 150 g chacune. Deux ou trois fois par semaine, il y avait même entre les tranches une mince couche de gélatine ou une dentelle de saucisson. La soupe de midi et demi est prise au block. » De toute évidence, l’ancienne fosse du crématoire, occupée par la Klinkerwerke, la briqueterie, est un poste de travail à éviter, le transport des sacs de ciment et des briques entre péniches et wagonnets se montrant vite éreintant.
Autre changement, le Revier, qui ne comptait aucun médecin français à l’arrivée de David Rousset en avril 1944, en a désormais plusieurs : Gabriel Florence, le docteur Albert Barraud, Charles-Julien Kaufmann ou encore Henri Garrigoux, ce dernier fait prisonnier en juin en raison du climat de tension instauré par l’imminence du débarquement de Normandie. Les deux premiers apprennent à soigner le pistolet sur la tempe. Ainsi, ayant fait remarquer à un SS qui lui amène son capitaine dans un état critique qu’il n’est pas chirurgien, Albert Barraud s’entend répondre : « Tu vas l’opérer, je te donnerai les produits pour l’anesthésie. C’est grave, tu t’en rendras compte. Mais je t’avertis, s’il meurt, je te tue. » Le malade et son médecin survivent. Barraud respire. Il ne sait pas encore que rien n’est grave pour celui qui va être dirigé vers le Cap Arcona.
L’avancée des Alliés rend les Allemands et les collaborateurs nerveux. En Belgique, les escadrons de la mort de Robert Jan Verbelen, le chef de la milice flamande De Vlag, font plusieurs morts, dont Alexandre Galopin, gouverneur d’une des principales banques de Belgique la Société générale de Belgique. L’administration militaire allemande est furieuse, car Galopin, bien que soutenant en coulisse la Résistance, était à leurs yeux l’une des pierres angulaires de la politique de mise au travail. Pour autant, Verbelen n’est pas écarté parce qu’il a le soutien de la SS. Son impunité l’encourage même à se montrer de plus en plus violent. L’été 1944, il procède avec ses 2 000 hommes, groupés en un corps de sécurité, à des rafles massives en Flandres et en Wallonie pour se venger des innombrables attentats visant des « collabos ». Des centaines de civils sont arrêtées et déportés. Le sommet de ces impitoyables représailles a lieu dans le village de Meensel-Kiezegem : les 1er et 11 août 1944, 61 habitants sont déportés à Neuengamme. Seuls 8 reviendront. Pour prix du bain de sang, Verbelen obtient le grade d’Hauptsturmführer (capitaine) au sein de la SS flamande. Cette ultime exaction est d’autant plus terrible qu’elle est perpétrée à la veille de la Libération.
« Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! » Le 25 août 1944, le général de Gaulle célèbre la victoire en prononçant son fameux discours à l’hôtel de ville de la capitale. Treize jours plus tard, le général Montgomery est accueilli officiellement à l’hôtel de ville de Bruxelles. Des habitants du quartier des Marolles en liesse organisent un simulacre d’enterrement d’Hitler.
Mais l’avancée des Alliés n’a pas encore libéré les Pays-Bas. La percée est plus laborieuse et la progression pénible. Tout le monde se souviendra d’Arnhem, « un pont trop loin »… Miroslav, le Tchèque engagé dans les forces tchécoslovaques libres à Londres, a retraversé la Manche et y combat. Les Allemands le font prisonnier, et comme il est blessé, l’internent dans un hôpital proche de Brunswick. C’est alors qu’ils s’aperçoivent que Miroslav, en tant que citoyen du « protectorat de Bohême-Moravie », est pour eux un déserteur. À sa sortie de l’hôpital, ils le jettent en prison à Hambourg. Après une courte détention, il est envoyé à Neuengamme en août 1944. Il devient le numéro matricule 66 633.
À Amsterdam occupé, c’est le gestapiste autrichien Karl Silberbauer qui dirige la traque des Juifs, des non-Juifs qui aident les Juifs, de ceux qui cachent des pilotes anglais et qui écoutent la BBC. Flanqué de huit officiers de police néerlandais, il arrache à leur cache les huit clandestins de l’annexe. Il semblerait que, moins bienveillante que sa sœur Élisabeth, qui a aidé la famille Frank alors qu’elle vivait cachée des nazis, Nelly Voskuijl (1923-2001) l’ait dénoncée. Nelly aurait empoché la récompense, environ 40 couronnes par Juif, soit à peu près 250 euros d’aujourd’hui. Conduits sous bonne garde en gare d’Amsterdam, la famille Frank et ses compagnons partent pour le camp de transit de Westerbork, au nord-est de la Hollande. Ils y restent un mois. Si les Allemands continuent à interner des prisonniers, la plupart du temps l’avancée des Alliés les contraint à évacuer les camps. Le 6 septembre 1944, ils sont obligés de fermer Vught. Rika est jetée dans un train à destination de Ravensbrück ; elle n’en reviendra pas. Dans ce dernier camp, il fait très froid, les températures sont négatives, les déportés meurent de faim et une épidémie de dysenterie fait des ravages. Après avoir résisté 5 mois, Rika meurt au cours d’une sélection.
Le même jour, les uns étaient entrés à Auschwitz, les autres dans l’annexe. Cette fois ils se croisent. Le 7 septembre 1944, en effet, c’est au tour de Georges, Marcel et Louis, de nouveau placés en quarantaine, de quitter Auschwitz tandis qu’Anne Frank et ses compagnons de l’annexe y arrivent. À l’arrivée, femmes et hommes sont séparés. Otto reste avec Hermann, Peter Van Pels et Fritz Pfeffer. C’est la dernière fois qu’Anne voit son père.
Des wagons de voyageurs conduisent le trio de Français au camp de Gross-Rosen, dans la région de Wroclaw (Breslau). À l’arrivée, on leur donne un nouveau matricule : Louis devient le 40 982, Marcel le 40 987, Georges le 40 998. Auschwitz, Gross-Rosen : leur marche vers l’ouest a commencé. De camp en camp, elle les mène lentement, mais inexorablement vers le Cap Arcona.
Resté à Auschwitz, le dentiste Berek est anéanti. Sa position lui a permis de faire muter son père et son frère à des travaux moins pénibles. Il a cru bien faire en faisant donner à son père un poste de Stubendienst (service de salle) qui consistait à assurer la propreté d’un block. A priori, ce block, tenu par un kapo juif, Nathan Green, aurait dû être paisible, mais la réalité est tout autre. Un matin de septembre, alors que Jakubowicz, le père, malade, peine à se lever, Nathan le roue de coups. Le malheureux ne survit pas à la correction. Il a 51 ans.
Bouleversé par la mort de son père, Berek conserve, quant à lui, un poste extrêmement privilégié. Nombre de patients lui apportent de la nourriture pour le remercier de ses soins et lorsqu’un nouveau chef tatillon et très antisémite se met à le persécuter, il obtient d’Otto Moll, l’Hauptscharführer, décidément toujours imprévisible, le transfert du dangereux personnage. Il n’aura plus de difficultés au sein du cabinet, du moins jusqu’à la visite du docteur König. Ce dernier, plutôt bienveillant envers le dentiste, n’a rien à redire à propos de son travail, mais, soucieux d’efficacité, il lui ordonne de se livrer à une tâche qui n’a plus rien à voir avec des soins : récupérer l’or dentaire dans la bouche des cadavres.
Dans les pays Baltes, résistants et Juifs locaux, lorsqu’ils ne sont pas tués sur place, ce qui est le cas le plus fréquent, partent pour les camps. Certains prennent le chemin de Neuengamme : 3 800 entre juillet et octobre 1944, dont 3 300 Lettons regroupés initialement à la « prison de police et camp de redressement par le travail » – (Polizeigefängnis und Arbeitserziehungslager) de Kurtenhof à Salaspils, près de Riga. Chroniqueur permanent de Neuengamme par ses croquis, Lazare Bertrand immortalise un petit sous-homme que les nazis ont condamné à mourir : « Un petit Letton, Albert Martzenkenech, 12 ans. »
Le vent a tourné, mais le chef des troupes allemandes en Hollande, le général d’aviation Christiansen, ne fait pas mystère de son amitié avec Goering. En ce 1er octobre 1944, il est furieux : pour aider les Alliés, un petit groupe de résistants hollandais a commis un attentat à Putt contre un véhicule allemand. L’affaire a mal tourné pour les résistants, mais aussi pour deux officiers allemands. L’un, blessé, a été abandonné sur place, l’autre, également mal en point, a été emmené comme otage par les auteurs de l’attentat. En représailles, Christiansen enferme des villageois dans l’église pour les exterminer, puis « adoucit » la sentence. Tous les hommes seront déportés, femmes et enfants quitteront le village qui sera détruit par le feu.
Les hommes sont acheminés vers le camp de concentration voisin, Amersfoort, et, de là, expédiés à Neuengamme où ils arrivent le 14 octobre. Affectés à des kommandos extérieurs, ils repartent et descendent en gare d’Achtrup, dans le Schleswig-Holstein. Ils parcourent à pied les 7 à 8 kilomètres qui les séparent de Ladelund et de Husum-Schwesing qui viennent d’être promus camps annexes de Neuengamme. Sur les 110 habitants de Putt déportés, seuls 29 survivront. Hendrikus Van Den Berg, un orfèvre de 34 ans, mais aussi Jannes Priem suivent ce parcours. À Husum-Schwesing, ils retrouvent le Belge André Mandrycxs qui est là depuis un mois, depuis que les SS, agacés par son pouvoir à Neuengamme, l’ont envoyé travailler dans les tranchées de boue où André n’est plus protégé par la résistance interne. Les prisonniers doivent creuser, à l’aide d’une petite pelle, une ligne de défense contre les chars d’assaut, parce qu’Hitler, de moins en moins lucide, pense que ces défenses dérisoires pourront empêcher l’avance de l’ennemi s’il s’avise de passer par le Danemark.
En octobre, les détenus déferlent sur Neuengamme devenu le réceptacle de tous les camps évacués alentour. L’avancée des Soviétiques incite les Allemands à transférer un nombre croissant de prisonniers d’Auschwitz, de Dachau, de Buchenwald et d’autres camps encore vers Neuengamme. En conséquence, le petit groupe de l’annexe, déjà réduit par le départ d’Hermann à cette date vers la chambre à gaz, se restreint encore avec le transfert de Fritz Pfeffer à Auschwitz. Le seul clandestin à ne pas s’être caché en famille part pour Neuengamme. L’Allemand Erwin Geschonneck est transféré pour sa part à Neuengamme avec 42 autres détenus de Dachau. Quant à Willi Neurath, interné à Buchenwald et à Sachsenhausen, il y est immatriculé, le 16 octobre, sous le numéro 57 680.
Ce mouvement de masse s’ajoute aux flux habituels organisés par les Allemands – la rafle des Hollandais de Putt par exemple –, et surtout, considérable par son ampleur, à la déportation de 65 000 Polonais en représailles à l’insurrection de Varsovie. Ainsi, de retour chez lui, Edmond Radziejewski, 19 ans à peine, ne retrouve ni maison ni parents, mais des soldats allemands. Arrêté, après deux haltes à Brême et au Stutthof, il est contraint de rejoindre un kommando extérieur d’abord sur un chantier de chemin de fer de Hambourg, puis aux ateliers de Blohm & Voss, ceux-là mêmes qui ont construit le Cap Arcona.
Au cours des derniers mois de l’année, les Allemands font vider les fosses communes d’Auschwitz et remplacent corps et cendres par de la terre. Ils démontent les baraquements qui abritaient les détenus et dispersent le contenu de l’entrepôt Kanada, vêtements, sacs et lunettes qui pouvaient encore servir à l’économie nazie. On commence à chercher à camoufler l’inavouable. Sachant la fin de ses membres inéluctable, le Sonderkommando se révolte le 7 octobre, mais le combat reste inégal et se solde par la mort de 3 SS et 450 détenus.
Arbitraires, les transferts se poursuivent malgré l’avancée de l’Armée rouge. Les trajets souvent chaotiques et parfois incompréhensibles se multiplient. Au mois de novembre, Hugues Delmas, pharmacien de Figeac et artiste peintre, deux médecins et un autre pharmacien sont convoyés de leur kommando de Neuengamme à Auschwitz, tandis que les jeunes de la « maison des enfants », évacuée à son tour, font en quelque sorte le chemin inverse.
Fin novembre, Georges-André et Jacqueline sont emmenés avec 19 autres enfants au camp de concentration de Neuengamme. Parmi eux se trouvent les frères Hornemann, Édouard et Alexandre, orphelins depuis que leur mère est morte du typhus en septembre 1944, un Yougoslave et un Italien. Tous les autres sont polonais.
À Neuengamme, un médecin en costume bleu sombre leur rend visite. Il s’appelle Kurt Heissmeyer. C’est un fidèle émule du Dr Mengele, le praticien dépravé d’Auschwitz célèbre pour ses expériences sur des détenus, et il a de l’ambition : personne ne lui a ordonné de faire des « expériences » sur des êtres humains, mais, pour son avancement, il pense que quelques publications « scientifiques » accéléreront sa carrière. Il est convaincu que la surinfection peut entraîner une réponse immunitaire plus forte et aider à la guérison. Cette hypothèse a été récusée de longue date par la science, mais lui tient à prouver le contraire. Il a d’abord essayé sur des prisonniers soviétiques, qui sont tombés comme des mouches. Il veut refaire l’expérience sur des personnes plus jeunes. Les vingt enfants ont entre 5 et 12 ans. Heissmeyer leur incise la peau pour introduire les germes, leur fait passer une sonde dans le poumon pour y faire couler des bacilles de Koch. Ensuite, il enregistre les progrès de la tuberculose. En décembre, les enfants cobayes sont tous très malades. Les déportés et même certains SS veulent quand même leur permettre de fêter Noël. Ils ont droit à des biscuits. Au péril de sa vie, tout contact avec les enfants étant interdit, un détenu a bricolé des jouets en bois. À l’infirmerie, deux médecins français déportés, Gabriel Florence et René Quenouille, font leur possible pour saboter les expérimentations, faisant chauffer en cachette les bouillons de culture pour tuer les germes. En janvier 1945, Heissmeyer passe à un autre stade : il prescrit l’ablation des glandes des aisselles des enfants pour observer leur réaction et prend des photos des résultats.
Le transfert d’Auschwitz à Neuengamme n’est pas forcément bon signe : Neuengamme se transforme en enfer à la fin de l’année 1944. En novembre, Robert Darnand, neveu résistant du trop tristement célèbre milicien Joseph, trouve une mâchoire humaine dans sa soupe. L’enquête dévoile un horrible trafic des kapos qui vendent la viande aux civils des alentours et la remplacent par la chair de cadavres. Le 6 décembre 1944, devant tout le camp assemblé sur la place d’appel battue des vents glacés de la Baltique, les nazis pendent Pierre de Tollenaere, un Belge passé par Breendonk, condamné pour sabotage. Durant ce long voyage dans les ténèbres, le doute, la faim et le désespoir, la poésie reste parfois le seul réconfort de l’âme. René Blieck, très affecté par les souffrances de son compatriote, compose des vers : « Adieu des disparus aux épouses restées au pays… » À peine quinze jours après cette terrible épreuve, Fritz Pfeffer, le huitième homme de l’annexe d’Amsterdam, l’« Albert Dussel » du Journal d’Anne Frank, se retrouve à l’infirmerie. Il y meurt d’épuisement le 20 décembre, âgé de 55 ans. Internée à Bergen-Belsen, Anne, l’adolescente à laquelle il doit sa célébrité, lui survivra à peine trois mois.
Pour « fêter » Noël, les SS inventent un supplice d’un raffinement dont ils ont le secret. Ils dressent sur la place de l’appel un immense sapin et obligent les 16 000 détenus à rester plantés là, par – 15 °C, cinq heures d’affilée ; 80 mourront sur place. En écho au discours de Churchill du 13 mai 1940, Emil Burian imagine une chanson de Noël : « Notre pain quotidien est un pain dur/qui a le goût du sang/de la sueur et des larmes. » Il dit sa rage de vaincre et vaincra.
Le 30 janvier 1945, enfin, douzième anniversaire de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, l’appel dure six heures par – 20 °C, faisant de nombreuses victimes. Ceux qui, n’en pouvant plus de rester debout immobiles au garde-à-vous, s’effondrent sur le sol, sont matraqués et parfois achevés par les gardiens.
Contrecoup indirect des bombardements alliés de plus en plus intenses, les alarmes se multiplient. Ultime paradoxe dans la logique d’extermination, les kapos s’appliquent à mettre les détenus à l’abri pendant les alertes. Les hommes, réveillés brutalement, sont poussés à coups de schlague dans le sous-sol du bâtiment principal, la « cave ». Debout, compressés les uns contre les autres, ils s’asphyxient. Certains ne remonteront pas l’escalier.
La diversité des activités du camp et de ses annexes dans une région élargie aux nécessités de la production de plus en plus exigeante et tendue en fait un univers d’une intense violence. L’inhumanité des gardiens, SS ou kapos, s’exprime dans toute son intensité. L’idéologie de l’élimination de l’adversaire l’emporte toujours sur la raison qui conduirait à préserver un tant soit peu une force de travail de plus en plus nécessaire pour un Reich en passe de s’effondrer. Mais ce qui prévaut, à la fin de 1944 et au début de 1945, c’est la volonté de concilier un effort surhumain pour renverser le rapport des forces et la haine redoublée contre les ennemis intérieurs et extérieurs du régime, quel que soit leur profil. Le kommando spécial, le Sonderkommando, qui assure le fonctionnement des fours crématoires, est plus actif que jamais. Un second crématoire, alimenté au mazout, est construit au cours de l’automne 1944. Charbon ou mazout, la fumée sombre et douceâtre terrorise les déportés. Le Sonderkommando comprend 300 hommes qui sont éliminés tous les trois mois car leur besogne ne doit laisser aucun témoin.
La volonté froide de détruire se transforme en hystérie collective, d’autant que les ordres viennent de haut pour mener cette danse infernale. Himmler, qui se rend sans cesse sur le terrain, ne cède pas encore un pouce de sa hargne. Il veut aller jusqu’au bout de l’Endlösung (Solution finale) pour les uns, de la Vernichtung (anéantissement) pour les autres.