Après avoir analysé les causes de la souffrance, Patanjali fait donc des propositions pour la surmonter. Cette souffrance, nous l’avons vu, est multiple. Elle résulte de comportements nocifs engendrés par des tendances perturbatrices : la violence, le mensonge, le vol, la luxure et la possessivité. La première action que le yogin doit mener est de réfréner ces tendances de façon à supprimer les comportements qu’elles génèrent, en particulier à l’égard d’autrui. C’est l’objet des yamas : « cinq attitudes modératrices valables universellement, en tous temps, en tous lieux et toutes circonstances :
1. La non-violence (ahimsâ)
2. La véracité (satya)
3. L’abstention de vol (asteya)
4. La non division (brahmachârya)
5. La non appropriation (aparigraha) (II,30-31)
Vimala commente ces attitudes en les reliant à la finalité du yoga : l’émergence d’une nouvelle conscience ou plutôt d’une conscience oubliée. Pour elle, comme pour Patanjali, les yamas ne sont pas un simple traité de morale ou un code de conduite permettant de vivre en société, mais des règles universelles, les amorces d’une sagesse dont elle approfondit le sens. « Les yamas sont communs à toute l’humanité. Ce sont les principes, les lois de la vie qui demandent de rester uni à l’Îshvâra qui est en nous, à se maintenir dans l’état de non-choix, dans l’état d’une Conscience sans choix. »38
« Quand le yogin est établi dans la non-violence, l’hostilité disparaît autour de lui. »
(II,35)
Dans les attitudes qu’il préconise, Patanjali donne la première place à la non-violence, ce qui la désigne comme une vertu préparatoire, ouvrant la porte à celles qui suivent. Notons qu’elle est aussi la première astreinte du bouddhisme, son premier commandement qui la définit comme l’abstention du désir de tuer. Michel Angot relève « là encore la parenté entre le Yoga-Sûtra et le bouddhisme, sans parler de l’importance considérable que l’ahimsa joue dans le jaïnisme où on peut la considérer comme le pivot de la conception de l’univers. En fait, ajoute-t-il, l’ahimsa, à des titres divers, est devenue pan-indienne. »39
La non-violence est en général interprétée comme le fait de ne pas nuire ou plus positivement de faire du bien à autrui, c’est-à-dire pour l’hindouisme à tout être vivant. Mais, ajoute Vimala, il faut remonter plus haut. On doit aussi et d’abord être non-violent avec soi-même. « Lorsque vous oubliez votre identité existentielle, la nature de l’essence de votre être, vous êtes violent envers vous-même. Cet oubli est une sorte de faute originelle, d’ignorance fondamentale (avidyâ), qui conduit, dit Patanjali, aux fausses identifications (asmitâ) »40 et aux autres sources de souffrances que sont l’envie (râga), la répulsion (dvésha) et l’attachement à la vie (abhinivéshah) (II,3).
A la source de ces identifications partielles se trouvent des modèles familiaux et sociaux qui nous sont imposés et dont nous devons prendre conscience pour nous en libérer. « Ahimsa c’est d’abord ne pas se faire du mal. Comment se fait-on du mal ? En acceptant les images que les autres se sont faites de nous, que la société, les traditions nous ont imposées (…) Vous vous faites du mal lorsque vous violentez votre essence existentielle, votre réelle identité, recouverte, enfouie sous toutes ces images auxquelles vous êtes censées vous conformer : l’hindou, le chrétien, le musulman, le juif… leurs règles de valeur, de conduite, ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, les « il faut » et « il ne faut pas » (…) Ahimsa, c’est d’abord nous libérer de toute la violence qui nous a été faite. »41
Ceci posé, ahimsâ, la non-violence envers soi-même, débouche naturellement sur la non-violence envers les autres : « Quand on réalise ce que l’on est en profondeur et que l’on vit en accord avec cela, dit Vimala, on s’affranchit de toute la violence qui nous a été faite et on ne développe plus ni haine ni rancune. Quelqu’un de vraiment libre ne souhaite asservir personne »42. « Compte sur les dieux et ne te fais le tyran ni l’esclave de personne », disait Marc-Aurèle.
Notons que la non-violence, qui est une des vertus mises en avant par les Jaïns, a été prônée non seulement comme valeur spirituelle mais aussi comme stratégie politique par Gandhi et, dans sa foulée, par de nombreux leaders charismatiques : Martin Luther King et César Chavez aux Etats-Unis, Desmond Tutu et Nelson Mandela en Afrique du Sud, Dom Helder Camara en Amérique du Sud, Cory Aquino aux Philippines, le Dalaï lama au Tibet, Lanza del Vasto, Jean-Marie Muller et l’Abbé Pierre en France… Ce que l’on peut constater chez tous ces pionniers de la non-violence c’est qu’ils ont réussi à surmonter leur peur grâce à un esprit d’amour compassionnel.
Mais Gandhi lui-même n’était pas naïf au point de croire que la violence physique pouvait être totalement exclue. La Bhagavad Gîtâ, qui était son livre de chevet était là pour lui montrer qu’il peut y avoir une violence de cet ordre liée au devoir (dharma) d’un guerrier. Interrogé un jour à ce sujet, il disait lui-même que s’il n’avait le choix qu’entre la lâcheté et la violence, il choisirait la violence. Elle serait alors à déployer, comme le demande la Gîtâ, sans haine ni finalité égocentrique. Swâmi Sadânanda Sarasvatî note : « Toute action qui est accomplie sans aucun égoïsme ni le sens d’en être l’auteur, est ahimsa et quand bien même elle paraîtrait violente, elle ne l’est pas. »43
Reste vrai en toutes circonstances ce que dit Patanjali :
« Cultivant l’amitié avec les gens heureux, la compassion pour ceux qui souffrent, la joie avec les vertueux et l’équanimité avec les injustes, le mental s’apaise et devient clair. » (I,33)
« Établi dans la véracité, le yogin voit son action porter du fruit. »
(II,36)
On interprète en général satya comme le fait de ne pas mentir ou encore, comme dit Vyâsa, d’accorder ses actes avec ses paroles et ses pensées. Mais c’est, plus profondément, le fait d’avoir souci de la vérité, de la scruter, de la chercher et de ne pas s’en tenir à la superficie des choses et des personnes. « Satya implique que celui qui étudie le yoga va explorer, creuser les faits pour découvrir la vérité ; ne pas s’en tenir aux apparences. Elle concerne les relations entre l’homme et le monde, les relations des hommes entre eux, la relation avec soi-même. »44
« Patanjali, et après lui une infinité de maîtres yogiques et tantriques, sait que les citta vritti, les tourbillons de conscience, ne peuvent être contrôlés et finalement abolis, s’ils ne sont expérimentés auparavant. En d’autres termes, on ne peut se délivrer de l’existence (samsâra) si l’on ne connaît pas la vie d’une manière concrète. »45 Svâmi Prajnânpad, qui enseignait l’adhyatma yoga 46, disait : « Le chemin, c’est de goûter les fruits de la vie. »47 « Vivre c’est tout expérimenter. Ne fuyez pas la vie. »48 « Ce n’est pas le renoncement (tyâga), mais le détachement (vairâgya) qui est le seul moyen d’atteindre la délivrance. »49 « Ne renoncez à rien. Laissez le détachement se produire. »50
Satya, c’est la détermination à se confronter à la vérité des choses et des situations. « Ne craignez pas la vie » disait Vimala51. Et encore : « Le désir d’apprendre doit être présent dans chaque cellule du corps, dans chaque goutte de sang. On ne peut pas apprendre seulement avec son cerveau ; la découverte de la vérité n’est pas une activité cérébrale, c’est un mouvement de l’être tout entier (…) Le corps matériel, l’organisme physique, mais aussi le corps subtil, le corps psychologique, la structure psychique doivent faire preuve de motivation et se préparer à vivre la vérité. »52
Vimala remarque que la progression dans la recherche de la vérité conduit à ce que le monde matériel, objectif, substantiel, s’estompe progressivement pour laisser apparaître une vision du monde plus fluide, plus énergétique, de la réalité. « Il y a la sensation de l’énergie de caitanya, citi shakti (…) C’est une transformation qui fait changer de dimension (…) Les apparences de solidité, de pluralité, de séparation disparaissent et le rayonnement, la splendeur de l’énergie de ’Ce qui voit’ vous étreignent, vous enveloppent complètement. »53
Satya c’est la pratique de ce que les bouddhistes appellent « le regard profond » et dont Saint Exupéry disait, dans le petit Prince : « On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux. »
Quand le désir de prendre disparaît, les joyaux apparaissent. »
(II,37)
Asteya cible d’abord le fait de ne pas spolier ou exploiter autrui. Mais là encore, il s’agit de plus. Lorsque nous nous enfermons dans une attitude égocentrique, nous nous volons nous-même car nous nous privons de l’entièreté de la vie, dit Vimala, Nous nous isolons des énergies que le cosmos met à notre disposition pour nous replier sur le petit enclos du moi et du mien.
« Asteya, c’est ne rien dérober à la totalité de notre être. Ne volez rien à votre entièreté, restez entier ! » dit-elle. « Nous sommes un cosmos en réduction, un champ miniature pour l’interaction d’énergies innombrables. N’essayons pas de nous approprier quelques énergies et de dire : C’est moi. Je suis ceci et pas cela ! »54
Cette conviction est partagée par Alistair Shearer qui écrit dans son introduction au Yoga-Sûtra : « Il existe de nombreux niveaux d’usurpation, qui sont tous l’expression d’un sentiment de manque. Nous ’volons’ aussi longtemps que nous nous identifions au soi limité, à l’ego, et que nous restons ignorants de notre vraie nature qui est plénitude de l’Être, sans aucun besoin d’accroissement. »55
Swâmi Sadânanda Sarasvatî élargit le propos à l’ensemble de la communauté humaine : « Le non vol n’est pas simplement l’abstinence de vol. La désir même d’avoir plus de richesse que ce qui est nécessaire équivaut à un vol (…) Si quelqu’un désire accumuler la richesse qui est une propriété commune à tous les êtres, cette personne doit être considérée comme un voleur. »56
A ces propos de saveur marxiste fait écho l’économiste Joseph Stiglitz57 qui a publié en 2010 un ouvrage important : Le triomphe de la cupidité. Il y analyse les politiques désastreuses qui ont provoqué la crise financière que nous connaissons. Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins, explique-t-il. Soit nous continuons à faire triompher la cupidité, à mettre au coeur de nos sociétés économiques le libre marché, l’obsession du court terme, les déréglementations et la libre circulation des capitaux, responsables des pires dérives du système financier, soit nous acceptons de faire un pas de côté et de considérer les causes fondamentales de notre échec.
Pour cet auteur, la plupart des élites économiques et politiques n’ont pas conscience du problème : aveuglées par leurs convictions, elles évoquent une crise exclusivement financière qui aura certes des répercussions économiques, alors qu’il s’agit de la faillite d’un système conjuguée à une grave crise morale. Il est donc urgent aujourd’hui de repenser le monde, de réformer une science économique qui s’est fourvoyée, entraînant dans son sillage l’accroissement des inégalités, la montée de la pauvreté et l’aggravation de la crise environnementale. Joseph Stiglitz propose des solutions. Il démontre que les mesures actuellement prises aux Etats-Unis ou en Europe ne sont pas à la hauteur de l’enjeu et contribueront, pour nombre d’entre elles, à relancer un système qui a échoué et qui ira de crise en crise. Les banques vont poursuivre leurs activités comme avant, la déréglementation dans certains domaines continue à bon train… Ce livre invite à remettre à plat les fondements mêmes de l’économie mondiale et à promouvoir une éthique, un nouveau mode individuel de pensée et d’action que Patanjali nomme asteya.58
« En se dédiant au Brahman, le yogin gagne en énergie vitale. »
(II,38)
Le sens qui est habituellement donné à ce terme concerne la continence sexuelle. C’est peut-être celui que lui donne Patanjali qui se situe dans une mouvance ascétique étrangère au brahmanisme traditionnel, lequel préconise en priorité la perpétuation de la famille et de la société. Vijnana Bhiksu cependant commente différemment la notion de brahmachârin : « Celui qui a rejeté les vœux et les actes sacrificiels, qui se tient exclusivement dans le brahman, qui est devenu brahman, on l’appelle brahmachârin tant qu’il vit dans le monde. »59
Alistair Shearer note de son côté que l’interprétation de brahmachârya, dans le sens d’une restriction,ne lui rend pas justice. Il s’agit plutôt de viser « un état de plénitude auto-suffisante, une innocence »60 Vimala Thakar pense comme elle qu’il y a là un malentendu. On a vu dans brahmachârya, dit-elle, le célibat, la continence sexuelle. Il faut sortir de cette interprétation restrictive. Pour cela, elle a recours à l’étymologie du mot : Le Brahman est la réalité ultime, dit-elle, celui qui vit dans la présence de cette réalité est un brahmachârin. Il vit dans la conscience de l’advaïta, de la non-dualité, de l’unité de la vie qui est indivisible, qui ne peut être fragmentée. Comme asteya, brahmachârya est une façon de vivre dans l’entièreté de la vie. « Un être qui vit ainsi, dit Vimala, peut ne pas ressentir la nécessité de se marier, mais pourrait tout autant avoir envie de le faire, de vivre en couple et de fonder une famille. »61
Ceci dit, compte-tenu de l’asservissement auquel les femmes sont soumises en Inde, Vimala s’est elle-même éloignée avec détermination de la vie de couple et il est vrai que les relations sexuelles, mal maîtrisées, peuvent être l’occasion d’une déperdition d’énergie. Le yoga, comme toute démarche spirituelle, penche sinon vers la continence du moins vers une chasteté modératrice permettant de garder l’essentiel de son énergie pour la sâdhana. C’est ce que préconise Patanjali.
« Celui qui se détache des biens inutiles, connaît le pourquoi et le comment de la vie. »
(II,39)
Aparigrahâ signifie littéralement « ne pas saisir ». Ce dernier des yamas est interprété en général comme le détachement des biens matériels, le contraire de l’avarice, de la cupidité. Il a donc un lien particulier avec asteya. Vimala en étend le sens à tous les biens, y compris intellectuels, affectifs et spirituels. Aparigrahâ, dit-elle, c’est ne rien accumuler, ne rien capitaliser, ni argent, ni objets, ni connaissances, ni expériences. C’est ne s’attacher à aucun bien matériel, mais aussi à aucun savoir et aucun pouvoir, aucun souvenir et aucun sentiment, et vivre librement, sans fixation, dans la fluidité, dans la coulée de la vie.
Notons que la tendance à l’accumulation ne concerne pas que les riches et les biens matériels qu’ils accumulent, elle opère aussi chez les plus pauvres qui les désirent ou encore chez ceux qui se veulent tels, les ascètes, les renonçants, les gourous, dès lors qu’ils vivent, de manière parfois subtile, sous le régime d’un ego centralisateur. Aparigrahâ c’est échapper à cet ego et non se soumettre à une ascèse mutilante. « On enlaidit la vie à courir après la pauvreté, les privations alimentaires, aussi bien qu’à courir après les richesses, vouloir de l’argent, désirer accumuler », dit Vimala62.
Patanjali, ainsi que la Yogatattva upanishad 63, note que le processus d’appropriation peut jouer au niveau de la discipline du yoga en vue d’acquérir certains pouvoirs (siddhis). Tout en analysant ces possibilités paranormales, il dissuade de les cultiver, car, dit-il : « elles sont des obstacles sur la voie du samâdhi » (III,38). « Se détacher de tous ces pouvoirs mène à la suprême liberté. » (III,51) Mircéa Éliade commente ce texte en écrivant : « Celui qui renonce à la vie profane finit par se trouver riche en forces magiques ; mais celui qui succombe à la tentation de faire usage de ces forces magiques reste finalement un simple magicien auquel le pouvoir de se dépasser fait défaut. »64
Au niveau mental, Aparigrahâ concerne la purification de la mémoire, dit Vimala65 : « La voie du yoga consiste à refuser de faire référence au passé, au mouvement du savoir et de l’expérience passés. Vous refusez de faire un choix à partir de la mémoire du passé parce que l’expérience et le savoir anciens, raciaux ou individuels, se sont construits à partir de choix, à partir de la douleur et du plaisir. Il n’est donc pas surprenant que des choix faits à partir de la mémoire ancienne perpétuent la douleur, le plaisir et la souffrance. »66
En neutralisant le passé et la mémoire, ajoute-t-elle, on se désapproprie aussi du futur et on désamorce la souffrance à venir, car « le passé s’attardant dans le présent sous forme de mémoire est la graine qui donnera la souffrance. »67 « Le futur est le passé non manifesté. Si vous dites non au passé, vous dites non au futur (…) Tout le but du yoga est de maintenir le présent libre du passé et par là, du futur qui n’est pas encore né. Il faut créer un présent intemporel. La mutation ne peut se faire que dans cette intemporalité du moment. »68
Mais, soyons réalistes, peut-on vivre sans souvenirs et sans savoir, sans expérience et sans projets ? A cette question pertinente Vimala répond qu’il n’est pas requis de brader les acquis de notre éducation et de notre culture, si laborieusement élaborées par nos ancêtres, nos parents et nous-mêmes, mais de nous en détacher. Tout cela doit être pris en compte dans la gestion de notre vie quotidienne, mais de manière neutre, sans céder aux impulsions de l’envie (râgâ), de l’aversion (dvêsha) et de l’attachement (abhinivéshah) qui amènent alors immanquablement de la souffrance. Par ailleurs, cette prise en compte détachée doit aussi laisser place à une forme de conscience méditative, libre, exonérée des mouvements et des calculs du mental. « Si seulement le Yoga-Sûtra pouvait nous convaincre que la liberté est le droit de naissance, la nature existentielle de l’Humain ! » dit Vimala69.