Le poète humanitaire

Celui-là se distingue entre tous par un costume étrange et une manière d’être excentrique. – Barbe haute-futaie ; cheveux à la puritain ; chapeau à larges bords ; cravate noire ; gilet noir ; habit noir ; pantalon noir. – Son costume est sévère comme sa personne. L’Humanitaire a par-dessus tout la prétention d’être un homme sérieux ; il ne sourit pas et ne plaisante jamais.

Plus que tous les autres poètes, l’Humanitaire a un but marqué. Il est un homme fatal, qui travaille chaque jour à l’accomplissement d’une mission sociale et providentielle. Il est le prophète de l’avenir ; Dieu l’a envoyé pour débarrasser le vaste champ de l’humanité des ronces de l’erreur et des broussailles des préjugés.

Les autres poètes peuvent chanter les fleurs, les femmes, la nature, le printemps, toutes les choses de Dieu ; mais lui seul est le poète des idées, le Vates antique, le Confucius lyrique, le Tyrtée civilisateur. À lui seul la compréhension de la grande synthèse épopéique et universelle. Son âme, toujours calme, toujours sereine, est inaccessible aux passions vulgaires. Il laisse aux autres la pâture des théories inutiles ; il leur abandonne l’amour, la colère, l’enthousiasme : pour lui, il ne s’occupe que de l’utile, et son rêve est le perfectionnement de l’espèce humaine et la progressivité des idées.

L’Humanitaire a un dictionnaire particulier, une syntaxe à part, une langue qu’il s’est créée pour son usage personnel. Il affectionne surtout les mots longs et sonores, les phrases creuses et ronflantes, et les tirades inintelligibles. Son vers, sec et rude, est un néologisme de douze syllabes, harnaché de mythes, et caparaçonné de symboles.

Voici un échantillon de son style :

Nous venons travailler, ouvrier symbolique,
À l’œuvre social et palingénésique,
Le seul œuvre ici-bas solide, essentiel.
Le flot qui nous soulève est providentiel.
Frères, nous fonderons l’immense panthéisme,
Successeur agrandi du vieux catholicisme,
Pour que dans l’avenir la socialité
Dans un lien d’amour cerclant l’humanité,
Éternise à jamais une ère épopéique,
Du monde qui surgit orbite synthétique.

Ne lui demandez pas ce que veut dire cet horrible galimatias ; il ne le sait pas lui-même. – Il vous avouera pourtant que ses vers, encore incompris, sont destinés à révolutionner le monde et à harmoniser l’avenir. L’humanitaire n’appartient, à proprement parler, à aucun système social, religieux ou philosophique ; il n’admet ni le catholicisme, ni le protestantisme, ni l’éclectisme, ni le saint-simonisme, ni le buchésisme, ni le fouriérisme, ni l’ovénisme, ni rien de ce qui peut ressembler à une agglomération d’idées rationnellement déduites. Il est humanitaire, – cela répond à tout. – L’humanitaire est, de tous les poètes, le plus ennuyé et le plus ennuyeux. – Il adore Mme Sand, non pour ses romans, Valentine et Indiana, mais parce qu’elle a publié une rapsodie inintelligible intitulée les Sept cordes de la lyre, et dédiée à M. Buloz, qui comprend tout, excepté le français. – L’Humanitaire estime beaucoup M. Victorien, l’auteur de l’Origine primordiale des cataclysmes cyclopéens, de Miaos et de Chiaou, considérée dans ses rapports avec l’art de tuer les punaises ; – et il met M. Ballanche un peu au-dessus de Moïse et de Sardanapale, de Sardanapale surtout, qu’il regarde comme le plus grand philosophe des temps antiques.