Le poète intime

Voici venir le poète intime ; méfiez-vous de celui-là par-dessus tous les autres. Si vous vous arrêtez pour causer avec lui, il traduira votre conversation en hémistiches familiers, – il vous débitera des sonnets pendant une heure, – il glissera dans votre poche un numéro de la Casquette de loutre, journal qui a l’avantage de recevoir tous les matins ses inspirations de la veille ; – il vous parlera dans ses vers de sa femme, de son chien, de sa maîtresse, de sa dernière digestion, et vous offrira en échange de cinq francs, – prix fort, – son dernier volume, publié sous le titre de : Aspirations, contemplations, déceptions, consolations, lamentations ou conversations.

Lorsqu’il vous aura quitté, vous ouvrirez le volume, et vous tomberez sur les vers suivants :

Je sortis de chez moi vers midi moins un quart,
Emportant Eynerley, roman d’Alphonse Karr,
Autour spirituel dont j’aime assez le style ;
Je rencontrai Robert auprès du péristyle
De l’Opéra. – Le jour était beau ; – le soleil
Inondait les maisons de son reflet vermeil :
Nous allâmes ensemble, en traversant les rues
Du faubourg Saint-Germain les plus imparcourues,
Jusques au Luxembourg ; – nous vîmes un essaim
De petits poissons verts jouant dans le bassin.
À deux heures et quart, sous les sombres allées
Mous fûmes promener nos âmes désolées.
Vers quatre heures au plus, l’air fraîchissant, Robert
Me dit : Si nous allions à la place Maubert ?
Or, c’est là qu’il demeure au quatrième étage,
Au fond d’un corridor ; – sa femme de ménage,
De quarante ans âgée et très haute en couleurs,
Accommode assez bien le mouton aux choux-fleurs.

Tout le reste est pensé et écrit dans ce style. – Le poète intime n’a pas de lecteurs, mais il récite ses vers à son portier et adresse des sonnets à son propriétaire à l’approche du terme. – Le propriétaire, flatté d’être comparé à Mécènes, accorde au nourrisson des Muses un délai de quinze jours pour le paiement du terme échu ; – après quoi il le met à la porte. – L’Horace de la mansarde envoie sa mésaventure rimée à un petit journal qui paraît quelquefois, et va chercher sous les verts ombrages de la rue de la Harpe ou de la rue Saint-Jacques quelque Tibur plus hospitalier.