– Monsieur le Comte, les chevaux sont attelés.
– Très bien.
– Où allons-nous, monsieur le comte ?
– Parbleu, où nous allons ? où veux-tu que nous allions, sinon en Italie ?
Après ces quelques mots jetés à son domestique, M. le comte de C… monte dans sa chaise de voyage et se renverse sur les coussins. La voiture roule, M. le comte dormira jusqu’aux Alpes… Son domestique a reçu l’ordre de le réveiller à la douane italienne. Quel est, me direz-vous, ce comte de C… qui se rend ainsi en Italie ; est-ce un diplomate ? un membre du club Jockeys, ou un viveur ennuyé qui va promener son spleen sur les grandes routes de l’Europe ? Comment, vous ne connaissez pas le comte de C…, vous répondrai-je à mon tour, le fameux comte de C…, l’illustre comte de C…, qui a semé ses vers dans tous les pays, et qui, depuis dix ans, célèbre chaque année, dans un volume jaune, les beautés officielles de la contrée parcourue ? M. le comte de C… est un poète, et un poète Touriste ; il ne voyage pas pour voyager, mais pour chanter, en hémistiches pinson moins réguliers, tout ce qu’il rencontrera sur sa route. Il fait des vers à propos de monuments, de vues célèbres, de montagnes, et généralement de tous les objets les plus banals et les plus connus.
Le poète Touriste n’a absolument qu’une seule corde à sa lyre, la corde laudative. Ce n’est pas qu’il se laisse facilement impressionner par l’aspect, des beautés extérieures. Il restera froid devant un beau site, si ce site ne se trouve pas dans le guide du voyageur ; mais il s’enthousiasme pour tout ce qui est consacré par les livres et les Port-Folio. Il a une admiration toujours prête pour les merveilles bien et dûment constatées. C’est, le plus intrépide salueur qui soit au monde. Il ne fait pas un sonnet sans débuter par l’exclamation de rigueur : Salut !!!… Son vers, toujours, monté sur les échasses du lyrisme le plus effréné, donne à tout ce qu’il rencontre un coup de chapeau admiratif ! ! ! L’année dernière il a visité l’Espagne, l’Espagne au ciel bleu ; il s’est pâmé devant l’Alhambra, et est tombé à la renverse à l’aspect de l’Escurial ; il a fait rimer Grenade avec sérénade, mantille avec Castille, Andalouse avec jalouse ; et il est revenu à Paris pour faire tirer son admiration à quinze cents exemplaires. C’est ainsi qu’il a dans sa bibliothèque tous ses enthousiasmes reliés en veau. Il y a deux ans, il était parti pour la Grèce, cette patrie de Miltiade et d’Aristide. Il avait pleuré sur Athènes, qui a l’avantage de rimer si agréablement avec Démosthènes. Il s’était promené dans les jardins absents d’Académus ; il s’était arrêté devant l’Agora anéanti, et il avait rêvé pendant tout un jour à l’ombre du portique disparu. D’Athènes à Jérusalem, il n’y a qu’un pas pour le Touriste. Notre poète avait senti, à la vue du tombeau du Christ, un enthousiasme aussi vide que devant le sarcophage de Thémistocle ; et il avait adressé à la Syrie cet éternel salut qu’il a dit à l’Espagne, à la Grèce, et qu’il dira bientôt à l’Angleterre, à l’Irlande, à l’Écosse et à l’Allemagne. Cette année il se rend en Italie ; il va à Venise. Salut Piazzeta ! salut lion de Saint-Marc ! salut pont des Soupirs, et le Lido, et la gondole, et la barcarolle, qui vole, etc., etc… Puis il court jusqu’à Rome. Il chante alternativement le Vatican et le Capitole, Jupiter et Jésus-Christ, César et le pape. Il fait un sonnet sur la colonne Trajane et un quatrain sur la coupole de Saint-Pierre.
Après avoir fait la révérence devant toutes les pierres célèbres ; après être resté dans une extase perpétuelle en face des moindres beautés italiennes, le poète Touriste termine ordinairement sa tournée artistique par une pièce de vers dans le goût de celle-ci :
La liberté ! voilà le grand mot lâché ! ! ! Ils lui disent tous cela, les malheureux ; ils lui reprochent de n’être pas libre, de n’avoir pas une Charte constitutionnelle et une Chambre des Députés qui renverserait sans pitié le temple d’Antonin s’il nuisait à la construction d’un chemin de fer… Eh ! que ferait-elle de votre liberté, cette belle Italie ? n’est-elle pas assez libre comme cela, mon Dieu ? N’a-t-elle pas son soleil étincelant, son ciel bleu, ses palais de marbre, ses monuments glorieux, son sol éternel, et son air pur qui jette des milliers de baisers dans une de ses brises ? Ne peut-elle pas se promener dans ses gondoles au bruit de ses flots murmurants, ou courir, sur la voie Appienne, au milieu de sa poussière d’or ? N’a-t-elle pas son far niente qui lui tient lieu de bien des choses, et son macaroni qu’elle ne donnerait pas pour toutes les constitutions du globe ? La liberté ! mais vous ne savez donc pas, ô réformateurs en bottes vernies ! ô théoriciens en gants jaunes ! que la liberté est le soleil des nations qui n’en ont pas d’autre ? C’est le soleil de l’Angleterre et de la France ; regardez si elles y voient plus clair. Contentez-vous donc, ô poètes ! de chauler sur tous les tons des beautés consacrées, par l’admiration des siècles ; contentez-vous de publier vos vers, que personne ne lira, si ce n’est moi, pour en livrer quelques lambeaux un peu chargés à la consommation de mes dix mille lecteurs. Mais prenez les pays comme ils sont, puisque nous consentons bien à vous prendre comme vous êtes.