Le poète rébusien

Voilà bien le plus simple, le plus modeste et le moins trompeur des enfants d’Apollon. Il n’a jamais commis de volume d’aucune espèce ; son nom n’a jamais figuré à la quatrième page des journaux, cuire la pommade d’ours et les biberons en caoutchouc. La réclame lui est inconnue, et les trompettes du journalisme n’ont jamais célébré sa gloire dans les feuilletons menteurs. – Il a laissé passer les uns après les autres tous les systèmes littéraires ; il a assisté avec la même indifférence philosophique à la décadence du classique et à l’aurore du romantisme. Il est resté froid devant Hernani et la Tour de Nesle, et jamais il ne lui est venu dans l’idée de mettre le nez à la fenêtre pour voir à quel vent tournait la girouette de la poésie ; – il laissait les écoles rivales se lancer à la tête des articles de revues et des banquettes de parterre, le Constitutionnel pointer contre la Presse la grosse artillerie de ses colonnes, et M. Granier de Cassagnac rompre des lances contre Jean Racine en faveur des Pradons du dix-neuvième siècle. – Pendant que tout ce vacarme se faisait autour de lui, que le drame moderne, ce parvenu de mauvais goût, grimpait sur les épaules de la tragédie impériale ; que les partis enterraient leurs morts ou sonnaient du clairon ; que M. Hugo prêchait, que M. Dumas feuilletonisait, et que M. de Jouy radotait, lui, calme comme l’homme d’Horace, composait tranquillement, dans l’arrière-boutique d’un confiseur de la rue des Lombards, des distiques mielleux, sucrés, savoureux et troubadours, – il emmaillotait ses bonbons de sentences amoureuses, et enrubannait de rébus sentimentals le primitif Mirliton, ce journal innocent à la portée de toutes les intelligences, et qui a les cinq parties du monde pour abonnés. – Voilà ce qu’il faisait, ce grand poète inconnu, qui méprise la gloire au point de ne jamais signer ses productions florianesques ou anacréontiques ; et ce qu’il faisait, hier, il le fait aujourd’hui, il le fera demain, toujours et sans cesse, sans cesse et toujours. – Et personne n’a parlé de lui, nul critique n’est venu le prendre par la main pour le montrer au grand jour, cet artiste modeste, dont les vers sont reçus dans la mansarde du pauvre et dans les salons des riches, et qui, pour prix de ses travaux, ne demande ni réputation, ni gloire, ni richesse. – Ô poète rébusien ! ô grand homme ! il y a au bout du pont des Arts un palais gardé par quatre chiens de bronze et une sentinelle, – ce palais s’appelle l’institut…, et dans ce palais il n’y a pas un fauteuil pour tes vieux jours…, toi qui, sous le prétexte de bonbons et autres douceurs, as fait pénétrer la langue française jusque dans les forêts vierges de l’Amérique du Sud !… Que dis-je ? et la croix d’honneur ne brille pas seulement à ta boutonnière, ô Béranger du diablotin ! ô Pindare de la papillote !

Ce n’est pas tout. – Il n’est pas un poète au monde qui ait, rendu plus de services à l’estimable classe des amoureux. – Quand un amant envoie des bonbons à sa belle, croyez-vous donc que ce soit dans le seul but de lui faire savourer silencieusement des pralines, de la pistache ou du caramel ? – Pas le moins du monde. – La pistache et le sucre de pommes ne sont que des accessoires, – accessoires agréables si vous voulez ; – mais le motif, le vrai motif de l’envoi, c’est le rébus qui sert d’enveloppe, le rébus innocent et dangereux tout à la fois, qui remplace la lettre avec tant d’avantage, – qui exprime tous les sentiments du cœur, qui jure une constance éternelle, qui promet un bonheur sans nuage et des jours filés de soie et de dragées. – Aussi voyez avec quel empressement la jeune fille, lorsqu’elle se croit seule, dépapillote le bonbon symbolique et sentimental qui vient de lui être remis ! – Elle commence par porter la praline à sa bouche, c’est vrai, mais c’est par habitude, et pour s’en débarrasser… Avec quelle anxiété elle lit la devise, qui veut dire tant de choses ! Tantôt c’est un distique ainsi conçu :

 Je ne vois rien d’aussi joli
 Qu’un mariage bien uni.

Quelquefois c’est un quatrain :

 Si c’est un crime de s’aimer,
 Ensemble rendons-nous coupables ;
 Les dieux se laissent désarmer
 Quand les fautes sont pardonnables.

Et d’autres pensées toutes plus ingénieuses les unes que les autres, dans le genre de celles qui suivent :

 Ma devise est de vous aimer,
 Et de ne jamais changer.
 Je suis aimé ! quel sort plus doux,
 Sinon que d’être votre époux !
 J’éprouve en vous aimant
 Tout ce que l’amour a de charmant.

Pour les amants craintifs et respectueux, le poète a soin de tracer des vers moins hardis, mais non moins éloquents :

 Je me connais trop pour vous dire
 Que c’est pour vous que je soupire.

Que d’intrigues péniblement commencées n’a-t-il pas menées à bonne fin à l’aide de cette poésie facile et universelle, l’excellent artiste ! Que de nœuds gordiens amoureux n’a-t-il pas dénoués avec ses rébus galants, ses sentences doucereuses et ses devises passionnées, pendant que les Antony du drame moderne, jouant du poignard ou du pistolet, se faisaient mettre à la porte du cœur de leurs belles, comme des chenapans ! – Ô mon poète de prédilection ! je demande qu’on vous élève une statue sur une place publique quelconque, et, en mémoire des nombreux services que vous m’avez personnellement rendus, je m’inscris en tête de la souscription pour la somme de cinquante centimes !