J’ai demandé à quitter Shikasta – pour me retrouver sur un monde dont la caractéristique dominante est la même que sur Shikasta. Fort bien ! Je vais supporter ce mandat jusqu’au bout. Mais je vous avise par la présente, formellement, de mon aspiration à être envoyé, lorsque j’en aurai fini ici, sur une planète aussi arriérée, éprouvante que vous le souhaiterez, mais dont les populations ne semblent pas souffrir en permanence de démence autodestructrice.
Venons-en maintenant à mon rapport initial. Cela fait cinq V-années que je me trouve ici, et je peux confirmer certains rapports récents selon lesquels notre agent Incent aurait été victime d’une attaque de Rhétorique – ce qui n’a rien d’inhabituel, après tout, ni de forcément malvenu si l’on considère cela comme une inoculation contre pire encore –, mais malheureusement il ne s’en est pas remis, et souffre toujours d’un état résistant de Rhétorique Ondulante.
Il a succombé aux ruses de Shammat voilà dix V-années, rapportant ses réactions dans une lettre que je joins à la présente. Veillez s’il vous plaît à ce qu’elle parvienne aux Archives.
Klorathy, si je me permets de vous écrire directement plutôt qu’au Service Colonial, c’est à cause de notre entrevue lors de mon congé sur Canopus l’année dernière, quand vous m’avez appris qu’on vous avait confié ma supervision. Ce que je veux vous demander me semble si important que cela dépasse mes petits soucis personnels, mais d’un autre côté je n’ai aucun problème administratif en tant que tel à signaler.
Pour en venir aux faits : j’ai rencontré quelqu’un sur le satellite de cette planète, Volyendesta, sur lequel je me trouvais à cause des émeutes qui nécessitaient le retrait des forces impériales volyennes. Tout au long de ma formation de Fonctionnaire Colonial, et pendant la séance de préparation, l’on n’a cessé de nous seriner les dangers que représente Shammat – vous vous en doutez ! Mais imaginez ma surprise après la soirée la plus enthousiasmante de toute mon existence, quand j’ai découvert que mon compagnon était originaire de Shammat ! Lorsqu’il m’a dit être Krolgul de Shammat, j’ai cru qu’il plaisantait. En proie au tourment, Klorathy, je suis resté éveillé toute la nuit ; je ne me souviens pas d’avoir jamais passé des heures aussi terribles. Puis je l’ai recroisé par hasard dans les prétoires où les rebelles étaient jugés – ce qui m’a donné l’occasion de découvrir un homme profondément compatissant, chaleureux, et d’une sensibilité incroyable aux souffrances d’autrui. Or c’était la terrible Shammat ! Cet être merveilleux qui pleurait pour les rebelles qu’on emmenait se faire exécuter ! J’ai passé les semaines suivantes avec lui, ce qui m’a permis d’avoir une vue d’ensemble sur Volyen, puis sur « l’Empire » volyen. J’ai mis ce mot entre guillemets, comme nous autres Canopéens avons coutume de le faire – mais n’est-ce pas là une preuve d’arrogance de notre part ? L’Empire volyen, composé des deux lunes de la planète, Volyenadna et Volyendesta, et de deux planètes voisines – Maken et Slovin dans la terminologie volyenne (les planètes siriennes E.P. 70 et E.P. 71) –, ne soutient guère la comparaison avec le Nôtre, ou même avec l’Empire sirien, mais de leur point de vue, il constitue une véritable prouesse. Ça m’a empli de honte, de voir le sourire ironique mais aimable de Krolgul quand j’ai évoqué l’Empire volyen avec une verve que je considère à présent, j’en ai bien peur, comme presque méprisante.
Et cela n’a pas seulement éclairé sous un autre angle les affaires volyennes ; mon point de vue sur Sirius et nous-mêmes s’en est également retrouvé changé.
Au point que j’ai fini par me rendre compte, au prix d’un choc et d’une détresse que j’ose à peine exprimer, que mon attitude n’était plus cohérente avec celle d’un fidèle serviteur de Canopus.
Je suis prêt à présenter ma démission. Que dois-je faire ?
Votre élève à jamais reconnaissant, Incent.
Je ne lui ai rien répondu, mais s’il avait démissionné je lui aurais bien entendu demandé de reconsidérer sa position. Il n’en a rien fait, cependant. J’ai entendu dire qu’il s’était rapproché des forces rebelles de Volyendesta, suffisamment pour être blessé au bras et hospitalisé dans la foulée. Puisqu’il était prévu que je passe par le système volyen, j’ai décidé d’en profiter pour lui rendre visite.
Volyen elle-même bouillonne d’émotions de toutes sortes, de même que ses quatre colonies – à tel point que je n’avais nulle part où placer Incent afin qu’il se dérobe au stimulus des mots assez longtemps pour retrouver son équilibre. Non, il me fallait soit le renvoyer chez lui, sur Canopus, en préconisant de le déclarer inapte au Service Colonial, ce que j’étais réticent à faire – vous le savez, je répugne toujours à gaspiller l’expérience de jeunes fonctionnaires susceptibles de s’endurcir sur le long terme –, soit considérer cela comme un cas dans lequel il faut se montrer patient.
Nous pouvons bien sûr choisir de le soumettre à la Cure d’Immersion Totale, mais cela ressemble quand même à une mesure de dernier recours. En attendant, il reste à l’hôpital.
Il s’agit de la plus grande planète d’une Étoile de Classe 18 située aux confins les plus reculés de la Galaxie, en bordure externe de son bras spiral extérieur. Elle se trouve en très mauvaise position pour un Développement Cosmique Harmonieux, ce qui explique pourquoi elle n’a jamais fait partie de l’Empire canopéen. Nous ne fîmes jamais davantage que maintenir une Surveillance Sommaire pendant trente mille ans canopéens. Au début de cette période, un saut évolutif avait fait passer la population du Type 11 au Type 4 (en Galactien de base) ; un type prédominant de chasseurs-cueilleurs développa rapidement l’agriculture, le commerce ainsi que quelques notions de métallurgie, et érigea des villes. Il y avait alors peu de contacts entre Volyen et les planètes environnantes. Et puis, à cause d’une perturbation cosmique résultant des violentes « recherches d’âmes » de l’Empire sirien voisin, la population s’accrut rapidement, le progrès matériel s’accéléra et une caste dirigeante en vint à dominer la planète entière, transformant en esclaves les neuf dixièmes de la population. Toutes les planètes de ce secteur furent pareillement affectées, et ainsi débuta une période historique de vingt et une C-années, durant laquelle elles s’envahirent et se colonisèrent les unes les autres, formant ainsi des « Empires » aussi instables qu’éphémères.
Volyen a été plusieurs fois dominante, et plusieurs fois assujettie.
L’Empire sirien, à l’instar de Canopus, n’avait jamais fait la moindre tentative pour absorber Volyen. Pendant la période de stabilité volyenne, Sirius était elle-même plus ou moins stable, et avait pris la décision de cesser son expansion. Les influences siriennes qui bouleversèrent les équilibres de Volyen furent causées par les troubles, d’un bout à l’autre de l’Empire sirien, ayant accompagné le conflit entre les deux parties respectivement connues sous le nom de Conservateurs et de Questionneurs – un conflit qui avait divisé jusqu’à l’oligarchie dirigeante de l’époque, les Cinq. Certaines de leurs planètes périphériques se rebellèrent – et furent instantanément punies. D’autres demandèrent la permission de faire sécession et de devenir autonomes. S’ensuivirent des représailles. Ces mesures énergiques, pour ne pas dire barbares, poussèrent les Questionneurs à redoubler de protestations et à exiger de Sirius qu’elle étudie sa propre nature et ses potentialités d’un point de vue non lucratif. Les Conservateurs prirent le pouvoir pendant une courte période, ce qui valut aux Questionneurs leur lot de punitions. Avec tous ces bouleversements, le fait que Volyen, à nouveau dans une phase dominante, ait renforcé ses armées et les ait envoyées à la conquête de ses deux lunes, ou planètes de planètes, passa presque inaperçu. Quand Volyen se surnomma l’Empire volyen, Sirius, comme nous-mêmes, se borna à en prendre bonne note, ainsi que nous l’avions fait précédemment. Mais lorsque Volyen chercha à étendre son influence au-delà de son voisinage direct, et envoya des armées sur les deux autres planètes de son système solaire, Sirius y prêta cette fois attention. Car ces deux mondes avaient fait l’objet des millénaires durant de vifs débats et de profonds désaccords. Quand l’Empire sirien, bien avant cette époque, avait pris la décision de ne pas s’étendre davantage, ces deux planètes (Maken et Slovin) étaient les suivantes sur la liste de conquête et de colonisation.
Ni nous ni Sirius ne les avions baptisées ; dans leur système, elles étaient désignées par les acronymes E.P. 70 et E.P. 71 (Expansion Possible). Les Questionneurs s’opposèrent avec verve, pour ne pas dire avec violence, à ce que le moindre intérêt soit accordé à cet « Empire », insuffisamment développé pour s’avérer utile de leur point de vue – mais leur objection fut rejetée. La décision de l’instance dirigeante sirienne, les Quatre, de « punir » Volyen et de revendiquer E.P. 70 et E.P. 71 marqua le début d’une nouvelle expansion, qui n’avait rien à voir avec la croissance planifiée, contrôlée, qu’avait vécue Sirius sous l’égide des Cinq, mais résultait de convulsions internes. L’Empire sirien connut un développement aussi brusque qu’anarchique, ce qui intensifia sa propre instabilité, et mena inévitablement à son effondrement.
NOTE DE L’ARCHIVISTE. Klorathy fit son arrivée dans « l’Empire » volyen au moment où ses deux planètes, ainsi que les E.P. 70 et E.P. 71 siriennes, étaient en révolte contre Volyen, avant l’invasion de Sirius.
Toutes mes excuses. J’étais occupé à approcher Shammat sur les planètes volyennes, et une brève attaque shammatéenne m’a contraint à me mettre un long moment en Détention Réparatrice – après quoi je me suis penché sur le cas d’Incent, que j’estime prioritaire. Ce en raison du rôle clé qu’il joue désormais vis-à-vis de Shammat. Je vous ai dit qu’Incent était hospitalisé pour une blessure superficielle. Je l’ai fait transférer à l’Hôpital des Maladies Rhétoriques, où je suis allé lui rendre visite.
J’ai localisé cet hôpital sur Volyendesta à cause de la forte probabilité que Volyen elle-même, ainsi que son « Empire », s’effondre et soit sauvagement envahie – alors que Volyendesta restera peu affectée. Une indication de l’état de santé de ce monde : l’Agent 23 a été en mesure de faire construire et d’équiper l’hôpital par le parti rebelle que dirigeait un personnage assez remarquable, un certain Ormarin, dont j’entends par la suite mettre à profit la relative capacité à ne pas se laisser bercer d’illusions. Le concept de l’hôpital (tel que je le lui ai expliqué), qui équivaut (pour lui) à un regard complètement nouveau sur (ainsi qu’il l’exprime, à la façon volyenne actuelle) « la nature de la lutte des classes » – mais il faut je crois nous montrer patients – a provoqué chez lui une attaque aiguë (courte, bien heureusement) d’Euphorie. Vous aurez bien sûr compris que son accord pour la construction de cet établissement tenait en partie à une mauvaise compréhension de nos objectifs. Le temps qu’il les ait vraiment saisis, l’endroit était prêt et en service. S’en sont suivies les émeutes et protestations habituelles. Mais les mystères de cet hôpital, les discussions et les débats parfois houleux – tout cela a provoqué la création d’une nouvelle faction, d’expression politique, qui en est venue à soutenir Ormarin et renforcer sa position.
Volyendesta est une planète aqueuse, avec une grosse lune qui gravite rapidement autour – infligeant au passage une grande variété d’humeurs instables à ses habitants ; mais l’effort nécessaire pour faire face à de telles conditions a donné naissance à une race (en partie issue, comme vous le savez, de la lignée volyenne) capable de résister à de rapides changements d’états émotionnels tout en y succombant en apparence. Lors de ma première visite sur cette planète, les réactions systématiquement violentes de ses habitants n’ont pas manqué de me décourager, mais j’ai vite compris qu’il s’agissait plutôt de tempêtes de surface laissant a contrario leur for intérieur intact. Et de ce que j’ai vu, quelques-uns de ces indigènes étaient même parvenus à utiliser cet état de constante stimulation pour évoluer et consolider leur calme spirituel. C’est le cas d’Ormarin, par exemple.
Je me suis rendu directement à l’Hôpital des Maladies Rhétoriques. Sur les conseils d’Ormarin, que l’Agent 23 s’est montré prompt à écouter, on l’appelle ici l’Institut d’Études Historiques. J’arborais l’apparence d’un conférencier venu visiter les lieux pour juger de l’opportunité d’y prendre un rendez-vous.
Le site a été choisi, après consultation de leurs géographes, pour offrir le maximum d’occasions de stimulation naturelle. Il s’agit d’une courte péninsule vallonnée située sur une côte orageuse, où l’océan ne cesse de rugir avec tumulte, et où l’effet de sa lune joue pleinement. Juste derrière elle, le continent offre, à des distances raisonnables, des terrains des plus contrastés. D’un côté s’élèvent des montagnes aussi grandioses que sinistres, remplies de tombes d’alpinistes par trop ambitieux. De l’autre s’étendent de vastes et anciennes forêts, qui garantissent l’émergence de pensées profondes sur le vieillissement, le passage du temps, l’inévitable déclin. Et, se déployant presque jusqu’à l’hôpital lui-même, une crête de sable stérile, rocheuse, qui, si on la suit, conduit aux prémices d’un désert tantôt brûlant tantôt glacé, lugubre, torride et hostile, rempli d’escarpements soulignant des cieux parfois écarlates, parfois lilas, souvent d’un jaune sulfureux, mais toujours changeants ; il y a là tellement de sables, de schistes, de graviers et de poussières déplacés en permanence d’un endroit à l’autre par des vents capricieux que cela génère automatiquement des réflexions sur la futilité et la vanité du moindre effort – ce qui conduira, si le malade persiste à marcher tant bien que mal sur des os séchés, des morceaux de bois qui appartenaient jadis à des forêts, des restes de navires (car ce désert était autrefois, fortuitement, le lit d’un océan), ainsi que des rochers dans lesquels on peut trouver ensevelies les empreintes d’espèces depuis longtemps éteintes, à une réaction fort satisfaisante, et des plus salubres. C’est ce que notre Agent 23 a appelé la Loi de l’Inversion Instantanée – elle décrit ce qui se passe quand, pour reprendre les propres mots des indigènes, « il y a trop d’une bonne chose ». Cela provoque un raidissement intérieur, empreint d’obstination, qu’ils expriment ainsi : Et alors ? Il faut bien manger !
J’ai parcouru l’intégralité dudit terrain en Voyageur Spatial, dans le plus grand confort et avec grand plaisir ; l’on m’a déposé sur une crête de sable suffisamment éloignée de l’hôpital pour que je puisse prétendre avoir été conduit là par des moyens de transport locaux.
De grandes parties du bâtiment restaient inutilisées. J’ai dit à Ormarin que l’aggravation de la crise dans « l’Empire » ne tarderait pas à les remplir ; il a maintenu le calme parmi ses disciples en les abreuvant de diverses excuses – une mauvaise planification, des entrepreneurs peu fiables… Qui payait pour tout ça ? Il leur a raconté une histoire sans queue ni tête à propos d’espions siriens qui offraient de l’argent en échange d’un soutien secret – une déclaration qui s’avère suffisamment proche de la vérité pour qu’elle paraisse crédible. Sa prétendue habileté à déjouer les Siriens est venue ajouter à son crédit.
Le bâtiment ne diffère guère de ceux que nous avons conçus dans des conditions similaires, sur plusieurs de nos planètes colonisées.
Vous savez avec quelle aversion je pénètre en ces lieux : et oui, croyez-moi, j’ai compris pourquoi je m’y retrouve si souvent. Je me suis même maîtrisé au point de contribuer quelque peu à la science : j’en viendrai bientôt au Service de Logique Rhétorique que j’ai conçu.
Il me faut consigner ici qu’Incent n’est pas en forme. Je l’ai trouvé en Rhétorique de Base, car il n’a pas progressé au-delà. Ce service est situé à l’avant de l’immeuble, sur des balcons dominant des vagues qui ne cessent de déferler et de gémir. Les vents y rugissent nuit et jour, sans discontinuer. Pour compléter le tout, nous y diffusons des musiques d’ambiance des plus débilitantes, en grande partie d’origine shikastienne. (Voir Histoire de Shikasta, Émotifs et Râleurs du XIXe siècle : Musique.) La plupart des patients – parmi lesquels se trouvent bon nombre de nos agents, car (et cela n’aura pas échappé à votre attention) beaucoup succombent au cours de cette phase entêtante d’enthousiasme partisan – ont dépassé cet état infantile ; ils logeaient dans d’autres services, laissant le pauvre Incent tout seul. Je l’ai trouvé occupé à contempler l’océan, où un coucher de soleil morbide teintait les vagues d’écarlate, son état intérieur se reflétant avec une belle exactitude dans son peignoir de soie rouge et rose, dont la luxuriance mettait d’une certaine manière en valeur son bras bandé de combattant. Des larmes inondaient son visage pâle et mélancolique. Vous vous souviendrez que son choix s’était porté sur de grands yeux noirs particulièrement expressifs, une indication que nous aurions sans doute pu prendre davantage en compte (pour la première fois il me vient à l’esprit que tel a peut-être été le cas de votre côté). Mais c’était mauvais signe… Oui, de grands yeux noirs tragiques qui déploraient le gaspillage d’eau – une phrase que j’aurais pu trouver dans le livre (originaire de Shikasta, là encore) posé sur ses genoux, intitulé Le Héros d’une Cause perdue. Il ne regardait pas l’écran sur lequel était projetée sa médication de la journée, qui s’avérait être un programme dont je suis plutôt fier : toujours Shikasta ! Quelle valeur inestimable a cette pauvre planète pour les traitements canopéens d’états tels que le sien ! Deux vastes armées, équipées pour tuer jusqu’aux limites de la technologie actuelle, s’affrontent pendant quatre années shikastiennes en faisant preuve d’un héroïsme et d’un sens du devoir proprement remarquables, et ce dans les conditions les plus horribles et les plus brutales qui soient, pour des buts qui seront jugés stupides, illusoires et cupides par leurs propres descendants une génération plus tard ; des soldats aiguillonnés, enflammés par les mots du nationalisme – chaque nation convaincue, hypnotisée verbalement pour se croire dans son bon droit. Des gens qui périssent par millions, affaiblissant de manière irrémédiable les deux nations.
« Incent, lui ai-je lancé, vous ne prenez pas vos médicaments !
— Non ! » s’est-il écrié, avant de se lever et de s’agripper des deux mains à un pilier du balcon, ses yeux ruisselants fixés sur les eaux tumultueuses dont les embruns montaient jusqu’aux fenêtres de l’hôpital. « Non, ça m’est insupportable. Et je refuse de m’y plier ! Je ne puis souffrir l’horreur de cet univers ! Et pour ce qui est de rester assis ici, heure après heure, à regarder ces récits de pertes aussi tragiques qu’inutiles…
— Ma foi, lui ai-je fait remarquer, ce n’est pas comme si vous vous jetiez vraiment dans l’océan, pas vrai ? »
C’était là une erreur, Johor. J’avais sous-estimé son découragement – et c’est juste à temps que je suis parvenu à le rattraper par le bras.
« Vraiment, me suis-je entendu le morigéner, comment pouvez-vous faire preuve d’une telle irresponsabilité ? Vous savez fort bien qu’il vous suffirait de revenir et de recommencer ! Vous n’ignorez pas combien ça coûte, de devoir vous équiper d’une nouvelle tenue, de vous placer au bon endroit au bon moment… » Si je vous narre cette petite tirade, c’est pour vous montrer à quelle vitesse l’ambiance générale m’affectait moi aussi ; vous me croyez vraiment fait pour ce travail ? Mais il est aussitôt tombé dans l’autoapitoiement et l’autocritique, disant qu’il n’était bon à rien (oui, j’en ai vu les échos ici – merci !), pas à la hauteur, et indigne de Canopus. Oui, il était prêt à convenir, si j’insistais, parce qu’il me savait incapable de me tromper, que Shammat était maléfique ; mais ce n’était là qu’un assentiment intellectuel, ses émotions s’avéraient en désaccord avec ses pensées, il ne pouvait s’imaginer à nouveau entier… Le tout accompagné de Tchaïkovski et de Wagner.
J’ai lancé un programme particulièrement thérapeutique illustré par des films d’actualités relatant une perturbation récente sur une planète située aux confins de l’Empire sirien, là où il borde son rival puttiorien. Constamment envahis par l’une ou l’autre des deux Grandes Puissances, tantôt décrites comme siriennes, tantôt comme puttioriennes, les habitants de Polshi, à cause de ces pressions, tensions et persécutions continuelles, à cause des efforts qu’il leur a toujours fallu déployer pour préserver leur identité planétaire et leur appartenance au peuple polshien, ont développé un caractère audacieux, à la fois héroïque et fringant, qui les a depuis longtemps rendus célèbres. D’un bout à l’autre de deux vastes Empires (je ne parle pas du nôtre), les Polshiens sont connus pour cette nature des plus dramatiques, voire suicidaire. Leurs voisins plus prudents y trouvent matière à les critiquer, surtout ceux qui sont le plus fermement tenus sous le joug de (pardonnez-moi) Puttiora ou de Sirius ; mais cela leur vaut l’admiration d’autres planètes, moins opprimées, souvent en proportion inverse de leur éloignement des centres de pouvoir et de sujétion. La « cause polshienne » a donc tendance à être le plus passionnément célébrée sur des mondes tels que Volyen, qui n’a pas elle-même subi d’invasion récente.
Les guerres et massacres qui ont toujours accablé Polshi l’ont épargnée dernièrement, assez longtemps pour qu’une génération grandisse sans autre expérience personnelle que les stimulations verbales de la Rhétorique sirienne, les idées générées par la Vertu sirienne. Et ces gens admirablement courageux ont annoncé à Sirius que, par définition, la Vertu sirienne et ses dépositaires devaient admirer l’autodétermination planétaire, la justice, la liberté, la démocratie (et ainsi de suite). Polshi avait par conséquent l’intention de reprendre sur-le-champ le contrôle de son destin. Ces intrépides invitaient parallèlement toutes les colonies siriennes voisines à suivre les chemins de l’autodétermination, de la démocratie, de la justice et de la Vertu (et ainsi de suite). Les Siriens (les Conservateurs, en l’occurrence) ont observé tout cela sans surprise – ils s’y attendaient à vrai dire, la rébellion étant leur principal sujet d’étude – et sans rien faire du tout, s’abstenant d’intervenir jusqu’au moment où les héros se sont retrouvés sur le point de former un gouvernement qui privilégiait leur Vertu au détriment de celle de Sirius. Qui est alors entrée en scène. En retardant son immixtion comme elle l’a fait, elle a laissé se dévoiler tout individu doté d’un potentiel de subversion / d’autodétermination / d’héroïsme / de sédition / de sentiments anti-siriens / de Vertu polshienne (et ainsi de suite), rendant dès lors possible leur arrestation / anéantissement / isolement, et muselant ainsi toute potentielle opposition. Pour cette génération, du moins.
« Klorathy ! s’est indigné Incent, les yeux ruisselants de larmes. Dites-vous là qu’il ne faut jamais résister à la tyrannie ?
— Quand donc m’avez-vous entendu dire une chose pareille ?
— Ah, quelle noblesse ! Quelle abnégation ! Quelle audace ! Quel héroïsme téméraire ! Et vous, Klorathy, qui restez là les yeux secs ! Des empires émergent et des empires s’effondrent, dites-vous, et je me souviens de votre froide présentation du sujet pendant nos classes sur Canopus. Mais s’ils s’effondrent, c’est certainement parce que leurs sujets se rebellent ?
— Incent, refusez-vous d’admettre que l’issue de cet épisode héroïque n’était guère difficile à prévoir ?
— Je ne veux pas y penser ! C’est pour moi insupportable ! J’aimerais être mort ! Je ne veux pas savoir ! Éteignez-moi cette chose abominable !
— Incent, vous allez devoir me croire sur parole, mais vous êtes très malade. Vous allez cependant vous en remettre, je vous l’assure. »
Je me suis retiré, le laissant à ses sanglots. Après s’être tordu les mains, il a étiré les bras en direction des vagues – comme s’il avait besoin d’étreindre l’océan lui-même.
En consultant des médecins, j’ai découvert que personne n’avait jamais résisté aussi longtemps à un tel traitement. Ils étaient perdus, je pouvais le voir. Ce large éventail de médicaments homéopathiques est après tout ce qu’on peut faire de mieux – ou de pire. Pour faire court, nous n’avons jamais eu affaire à pareille situation. Dans tous les autres cas similaires, l’étape « Et alors ! », suivie d’une guérison rapide, a été atteinte assez vite.
Les médecins n’ayant rien d’autre à proposer, je les ai rassurés en leur disant que j’allais y réfléchir – et que je prendrais la responsabilité de ce qui adviendrait.
J’ai ensuite rendu une brève visite au Service de la Logique Rhétorique, qui travaille sur le principe opposé : le retrait des stimuli émotionnels.
Dans les hauteurs de l’aile opposée à l’océan, en surplomb du désert – avec d’un côté les sommets des montagnes, et de l’autre la sombre tranquillité de la forêt –, nous avons construit des salles d’un blanc pur où le silence n’est interrompu que par les déclics et tic-tacs des ordinateurs, dans lesquels sont introduites par télécommande des propositions historiques telles que : le capitalisme, c’est l’injustice ; le communisme, c’est l’injustice ; un marché libre est synonyme de progrès, une monarchie est une garantie de stabilité, et la dictature du prolétariat doit être suivie du déclin de l’État. Et ainsi de suite.
Mais cette pièce-là était vide : son heure n’était pas encore venue.
Je n’ai pas emmené l’Agent 23 voir Ormarin. Il a signalé d’indubitables symptômes de Rhétorique, et a demandé à être placé en détention curative. Puis sont apparus les signes que la maladie s’était bel et bien gravement installée : il a cessé de voir qu’il était malade, et a annoncé avec force émotion que le langage élevé de la Constitution de « l’Empire » volyen, qui promet des droits inaliénables à tous ses citoyens – bonheur, liberté, justice – lui semblait être la chose la « plus touchante » qu’il ait jamais croisée. Il se trouve actuellement en Rhétorique Douce, et sera bientôt redevenu lui-même.
Ormarin.
S’il fallait le décrire en quelques mots, je dirais qu’il incarne un certain nombre de contradictions : sa situation s’avère très tendue, et c’est là sa force autant que sa faiblesse.
Vous vous souviendrez que lorsque Volyen a conquis Volyendesta, les indigènes ont été assassinés ou réduits en esclavage, et leurs terres leur ont été soustraites. Ce que vous ne vous rappelez peut-être pas, en raison du caractère éminemment improbable de ce procédé, c’est que cette cruauté s’est vue recouverte d’un vernis rhétorique, les envahisseurs prétendant qu’ils agissaient pour le bien desdits indigènes. La capacité de déguiser la vérité par les processus de la Rhétorique intéresse bien sûr tout particulièrement les Psychologues Historiques canopéens qui étudient l’Empire sirien – mais je pense, ainsi que l’illustre « l’Empire » volyen, qu’ils ont négligé les extrémités de cet état pathologique. Quoi qu’il en soit, j’attire présentement votre attention sur ce point, qui est d’une importance vitale pour ce que je découvre en arpentant (la plupart du temps en secret) Volyen et ses quatre colonies.
Ormarin a toute sa vie représenté « l’opprimé » – à savoir non pas les semi-esclaves misérables, mais plutôt les moins chanceux de la minorité conquérante. En sa qualité de créature intelligente, il est parfaitement conscient de cette anomalie, et, pour la contrebalancer, s’avère capable au moindre stimulus de déverser des flots de paroles compatissantes pour décrire leur condition. Cette aptitude à pleurer verbalement, pour ainsi dire, est appréciée par ses compatriotes – qui exigent de lui lors de cérémonies qu’il exprime son chagrin pour les exploités, en commençant par des mots de ce genre : « Et maintenant je veux vous dire que la situation de nos semblables, des travailleurs comme nous-mêmes, reste toujours au premier plan de mon esprit… » Et ainsi de suite.
Il s’agit là de la première – et de la pire – contradiction qu’on trouve chez Ormarin.
La suivante, c’est que s’il représente les plus démunis des colons – et certains sont bel et bien défavorisés –, son propre mode de vie peut difficilement être décrit comme modeste. Ses goûts rejoignent ceux de la minorité chanceuse de l’Empire volyen : une réalité qu’il lui faut dissimuler. Il fut un temps où Ormarin voyait cela comme de l’hypocrisie, ce qui l’a conduit à des revirements tout sauf aisés : à un moment donné il s’est fait un point d’honneur de vivre avec les émoluments de base des pauvres, à un autre de son salaire de fonctionnaire ; à une autre période, il prononçait des discours affirmant que sa position lui imposait de vivre mieux que la moyenne, uniquement pour montrer ce à quoi tous pouvaient aspirer, etc. Mais un autre facteur est alors entré en jeu – vous aurez deviné quoi, et qui : Shammat, la Mère des Mensonges, par la voix de Krolgul. D’un bout à l’autre des cinq unités composant cet « Empire » Krolgul s’employait – il s’y emploie toujours – à transformer le noir en blanc, et vice versa.
C’est une créature avenante, avec tous les attraits d’une vitalité robuste, bien qu’inconsciente ; il a rallié Ormarin à ses vues par sa façon exubérante d’exprimer en termes aussi clairs que peu aimables les compromis gênants dont sa vie se compose.
« Vous devez regarder les choses en face, lui disait-il. Vu l’époque où nous sommes contraints de vivre – à notre grande malchance à tous –, il nous faut suivre la marée et nous adapter aux circonstances. »
Il a créé pour Ormarin un personnage capable de rassurer les gens qui le maintenaient au pouvoir : en réalité une image d’eux-mêmes, ou de la façon dont ils aiment se voir. Ormarin a appris à se présenter comme un homme solide, fiable et affable – gentiment complaisant à l’égard de ses propres faiblesses, qu’il s’efforçait de faire passer pour de simples peccadilles – plein d’humour, de pondération et de bon sens.
Dans le cas d’Ormarin, l’image n’est pas loin de la réalité : il possède bel et bien plusieurs de ces qualités. Mais Krolgul a créé nombre de tels personnages un peu partout dans « l’Empire » – de sorte que, où qu’on aille, l’on croise des représentants « des ouvriers » ou « des gens » qui sont affables, solides, etc., et qui tous, sans exception, fument la pipe, boivent de la bière et du whisky (avec modération, bien sûr) – autant d’habitudes associées à un comportement aussi sensé que digne de confiance.
Ormarin a vite cessé de faire remarquer qu’il détestait la pipe et la bière, qu’il n’appréciait guère le whisky et préférait une marque de cigarettes que des pirates de l’espace subtilisaient à des cargos siriens, ainsi que le nectar sirien (Planète Mère) récupéré de façon similaire. Il n’est guère à l’aise avec sa personnalité acquise, et s’en excuse s’il vous pense susceptible de le critiquer. Voilà donc une deuxième pression, ou contradiction.
Troisièmement il est d’ascendance volyenne, et s’il a passé sa vie à résister – verbalement – à la domination de Volyen, il s’avère toujours être le bienvenu sur cette planète, où ses enfants ont été éduqués. Volyen draine des richesses de ses quatre colonies tout en se présentant comme leur bienfaitrice, avec des slogans tels que « De l’aide pour les Malheureux » et « Améliorons le Sort des Arriérés ». Ormarin est donc sans cesse impliqué dans des projets volyens censés « faire progresser » Volyendesta, mais il proteste continuellement, dans de magnifiques discours qui font pleurer tout un chacun (même moi si je n’y prends garde – et oui, je suis conscient des dangers) contre des projets qu’il considère comme hypocrites.
Quatrièmement : Sirius. Volyen étant en comparaison plus résistante, avec une population bien nourrie, satisfaite, bien logée et éduquée, que les quatre colonies, Sirius a tendance à l’ignorer (sauf pour y infiltrer des espions) pour mettre en premier lieu la pression sur lesdites colonies, en particulier Volyendesta. Ormarin, qui déteste « l’impérialisme vulgaire » de Volyen – ainsi qu’il l’a toujours décrit au nom de ses électeurs, alors même qu’il s’agit du lieu de naissance de certains de ses ancêtres les plus récents –, peut se montrer plus sensible que les Volyens eux-mêmes aux charmes de Sirius, dont les approches se font toujours en termes « d’aide » ou de « conseils », sans oublier bien sûr d’interminables descriptions rhétoriques de la situation coloniale de Volyendesta.
À l’instar de Volyenadna, à l’instar de Maken et de Slovin, Volyendesta manque d’hôpitaux, physiques comme émotionnels, manque de toutes sortes d’établissements éducatifs, manque d’équipements que Volyen tient pour acquis – autant de choses que Sirius propose « sans condition ».
Parfois, au beau milieu des proliférations rhétoriques de Volyen, l’on déniche certaines phrases concises, précises – l’une d’elles étant : « Un repas gratuit, ça n’existe pas. » Mais Ormarin n’appliquait malheureusement pas cette mnémonique à sa propre situation.
La mienne était compliquée par ma réticence à le voir l’appliquer à ma personne.
Je l’ai recroisé lors d’un événement officiel : il se tenait sur une petite colline, avec un groupe d’associés, à observer un tronçon de route construit par un entrepreneur sirien. Ladite route, un ouvrage admirable – une deux-voies – est censée relier la capitale au port maritime. Sirius fait continuellement venir de nouvelles réserves de main-d’œuvre de ses Planètes 46 et 51, les loge dans des camps adaptés, les surveille et les garde. Ces malheureux n’ont droit à aucun contact avec la population locale, à la demande du gouvernement volyendestien. Et c’est ainsi que j’ai abordé Ormarin, mais à un moment où il jouait un autre des rôles ambigus qui le caractérisent : lui et ses compagnons ne pouvaient approuver le recours à ce qui était de facto des esclaves, ni la façon dont ils étaient traités, et pourtant ils se trouvaient là, à applaudir le « cadeau » de la route. Alors même que je m’approchais, tous les officiels masculins ont sorti des pipes et commencé à fumer ; quant aux deux femmes, elles se sont empressées de dissimuler de jolis foulards et des bijoux fantaisie d’origine sirienne. Je suis arrivé juste à temps pour entendre le discours d’Ormarin, qui était diffusé à l’intention des travailleurs, de leurs gardes et de la délégation sirienne.
« Au nom des travailleurs et travailleuses de cette planète, j’ai l’immense plaisir d’ouvrir ce tronçon d’autoroute et d’exprimer notre gratitude à nos généreux bienfaiteurs siriens… » et cetera. Il m’avait déjà reconnu à ce moment-là.
Ormarin m’apprécie, et il est toujours content de me voir. Parce qu’il n’a pas besoin de jouer un rôle en ma présence, et qu’il le sait. Pourtant il me soupçonne à l’occasion d’être un espion sirien, ou de quelque autre partie prenante – le gouvernement central volyen, peut-être. En plaisantant, il dit parfois qu’il « ne faudrait pas qu’on le croie lié à des espions », en me gratifiant de regards dans lesquels se mêlent la « modestie franche et honnête » de son personnage public et le malaise intérieur que génère son rôle. Ou ses rôles…
Moi je rétorque – en plaisantant – qu’à tout moment parmi ses associés il y a au moins un espion du gouvernement central volyen, un autre du gouvernement central volyendestien, probablement un troisième de Volyenadna, un d’E.P. 70 et un d’E.P. 71, et plusieurs de Sirius. En plaisantant il réplique que si c’était vrai, la moitié de ses acolytes seraient à tout moment des espions. Là je plaisante en lui disant qu’il s’agit d’un résumé exact de sa position, ce qu’il comprend sûrement. Il arbore alors l’air qu’on est contraint d’afficher lorsqu’il nous faut admettre des vérités impossibles – celui d’un regret ironique, teinté d’un scepticisme permettant d’écarter toute nécessité de faire quoi que ce soit pour y remédier.
Il est de fait entouré d’espions de toutes sortes, parmi lesquels se trouvent quelques-uns de ses associés les plus efficaces. Des taupes qui possèdent certains talents pour, disons, l’administration, et qui travaillent comme fonctionnaires à des fins d’espionnage, apprécient souvent cette profession secondaire, voire finissent par accéder à un poste élevé – moment auquel il leur arrive de regretter de ne pas simplement avoir fait carrière dans le « service public », ce genre de travail ayant bien des avantages. Ils se lamentent alors en leur for intérieur, avec des « Oh, si seulement je m’étais su plus tôt apte à occuper un vrai boulot, au lieu de me borner à espionner… » Mais ceci est une autre histoire.
Ormarin n’a pas tardé à en finir avec la partie officielle de l’événement ; ses collègues sont partis ; il s’est débarrassé de son public en échangeant avec moi un petit sourire complice ; et nous nous sommes installés ensemble sur la colline. Au sommet de celle qui nous faisait face, les membres du contingent sirien étaient en train de rejoindre leur vaisseau spatial. Plusieurs centaines de travailleurs siriens déferlaient sur la route, et nous parvenaient les cris et aboiements des superviseurs.
Le temps est instable sur cette planète, mais l’on peut y profiter d’éclaircies sans avoir besoin de s’adapter à des températures désagréables, ou de subir les assauts de diverses substances tombées du ciel.
Nous avons regardé, sans mot dire, l’un des hommes qui se trouvaient avec nous rejoindre en courant le groupe des Siriens : pour leur faire un rapport sur moi et mon arrivée.
Cela m’a soulagé qu’Ormarin renonce à une complainte rituelle du genre « Oh, comme c’est terrible d’avoir à travailler avec des imposteurs… » et ainsi de suite. Au lieu de quoi il m’a lancé, avec une note d’interrogation : « C’est une bien belle route qu’ils construisent là-bas, n’est-ce pas ?
— En effet. S’il y a bien une chose que les Siriens savent faire, c’est construire des routes. Il s’agit là d’une route de première classe, de catégorie I, pour une Guerre de Type II – Occupation Totale. »
C’était délibéré de ma part ; je voulais le pousser à me demander : Mais d’où venez-vous ?
« Je suis sûr qu’elle pourrait servir à toutes sortes de fins ! » s’est-il empressé de rétorquer, avant de se mettre en quête d’un sujet plus neutre à commenter.
« Non, non, ai-je insisté. Quand Sirius construit, elle le fait dans un but bien défini. Cette route a vocation à faciliter une Occupation Totale, après une Guerre de Type II. »
Allait-il me poser la question que j’attendais, à présent ? Non ! « Oh, voyons, à cheval donné, on ne regarde pas les dents.
— Oh que si. Et surtout celle-ci. »
J’avais hélas mal calculé mon stimulus, car il a adopté une posture héroïque, installé sur un petit rocher à côté d’un buisson fleuri plutôt attrayant, et déclamé : « Nous les combattrons sur les plages, nous les combattrons sur les routes, nous les combattrons dans les airs…
— Je doute que cela vous mène très loin, de combattre Sirius dans les airs », ai-je rétorqué d’une voix raisonnable, destinée à briser ce mode déclamatoire dans lequel tous ces gens tombent si facilement.
Un silence. Il n’arrêtait pas de me lancer des regards inquiets – mais ne savait pas quoi me demander. Ou plutôt : il refusait de me poser la question clé, et peut-être était-ce aussi bien ainsi. Le problème, c’est que « Canopus » est devenu un concept si dense d’associations mythiques qu’il ne serait potentiellement pas parvenu à l’assimiler, ou pas aussi vite qu’espéré de mon côté.
J’ai donc fait en sorte qu’il me prenne pour un Sirien – du moins temporairement. « J’ai vu ce genre de routes sur une dizaine de planètes avant une prise de pouvoir. »
Nouveau silence.
« Oh, non, non, s’est-il lamenté, je ne peux vraiment pas accepter cela. Je veux dire, on sait tous que Sirius a déjà assez de mal comme ça à garder soumises ses planètes éloignées ; elle ne va pas s’ajouter des ennuis… et de toute façon… ils n’ont pas besoin de penser qu’ils vont l’emporter… » S’ensuivirent quelques minutes du baratin patriotique rituel.
Après quoi, vu que je ne disais rien, il a repris – d’une voix différente, basse, consternée : « Mais je ne puis y faire face ; vivre sous occupation sirienne, je ne crois vraiment pas que cela me plairait. »
Je lui ai récité une partie de l’histoire de Volyendesta, telle qu’elle apparaît dans nos annales : « Trois des quatorze planètes de l’Étoile P79 sont habitées : la Planète 3 ainsi que ses deux lunes. La caractéristique centrale de leur histoire, c’est qu’elles se sont envahies et colonisées les unes les autres pendant des millénaires. La plus longue période de stabilité a duré plusieurs milliers de millénaires, lorsque la Lune II a conquis les deux autres mondes et s’y est maintenue par le biais d’un despotisme particulièrement violent… »
Il m’a alors interrompu, comme je l’escomptais : « Excusez-moi, mais la Lune II, s’agit-il de cette planète ou bien de…?
— De la vôtre. Volyenadna est la Lune I. »
C’était merveilleux de voir son air de fierté satisfaite, dont il n’avait même pas conscience. « Nous autres, Volyendestiens, avons administré les trois planètes ? Volyen était alors un monde opprimé ?
— Pour reprendre vos termes dénués de toute ambiguïté, Volyen et votre planète sœur Volyenadna étaient effectivement des mondes opprimés. »
Sa réaction de jubilation ne seyait guère à un adversaire des Empires, s’est-il alors rendu compte. Il a donc ajusté son expression, et dit : « Il n’y a rien de tel dans notre histoire. Du reste… » L’adversaire des Empires luttait pour trouver les mots appropriés. « Les habitants d’ici, les indigènes, ils sont plutôt arriérés. Je veux dire, ce n’est pas leur faute – et là il a lancé de tous côtés des regards craintifs, comme pour vérifier que personne ne pouvait l’entendre –, il y a de bonnes raisons historiques à cela, mais elles sont juste un peu, disons…
— Arriérées », ai-je répété d’une voix ferme, ce qui a paru le soulager.
« Comme toujours, ai-je poursuivi, il est arrivé un moment où les peuples de vos deux planètes asservies ont gagné en puissance et en autonomie à force de surmonter des difficultés ; ils ont alors développé en secret les méthodes et technologies nécessaires pour renverser… non pas vous, mais vos prédécesseurs, qui ont presque été anéantis. Il s’agissait d’une race pour le moins désagréable. Pas une grande perte, du moins aux yeux de ceux qu’ils avaient assujettis. Mais on peut encore en distinguer des traces chez les indigènes d’ici, pour peu qu’on sache regarder.
— Extraordinaire », a-t-il murmuré, son large visage honnête (d’une honnêteté sincère, dans l’ensemble) crispé par les tensions d’une telle perspective historique. « Et nous qui ne savons rien de tout cela ! »
L’occasion pour moi de dire : « Mais nous si, par chance… », sauf que j’avais décidé de ne pas aborder le sujet de Canopus pour l’instant. Je voyais ses yeux qui me dévisageaient de la manière la plus rusée qui soit ; il en savait bien plus qu’il n’en disait, et peut-être davantage qu’il ne voulait bien lui-même l’admettre.
« Vous ne voulez pas savoir le reste ? me suis-je enquis.
— Ça fait quand même un choc, vous devez vous en douter.
— Ce que je m’apprête à vous dire apparaît aussi dans vos chroniques historiques, mais sans doute sous une forme qui diffère sensiblement de ce qu’on trouve dans les nôtres. Bon, je vais poursuivre à présent. La Lune II – vous – et la Lune I ont été occupées pendant plusieurs V-siècles par Volyen. Tout n’a pas été négatif. La Lune II, cette planète, était tellement plongée dans la barbarie que vos anciens sujets n’ont eu aucun mal à vous vaincre. Les habitants de Volyen, vos esclaves il n’y a pas si longtemps, débordaient de confiance ; ils connaissaient toutes sortes de compétences et de techniques, pour la plupart apprises auprès de vous. On pourrait dire que ce sont eux qui ont préservé votre héritage, du moins en partie. Ces qualités ont été introduites, réintroduites si vous préférez, et entretenues par les Volyens – quand bien même l’hybridation a vite rendu difficile la distinction entre l’indigène et le Volyen dans ce qui était devenu un nouveau peuple vigoureux. Et le même processus avait cours dans les zones plus tempérées de Volyenadna. Encore plus vite là-bas, les terribles conditions de vie sur cette planète glacée ayant toujours produit des gens forts et endurants. Très vite la Lune I, ou Volyenadna, s’est en partie libérée du joug des envahisseurs volyens – qu’elle a commencé à absorber, avant de repartir à la conquête de son monde natal.
— L’un de mes ancêtres, a-t-il alors dit avec fierté, était un Occidental de Volyenadna.
— Je le décèle en vous », lui ai-je confirmé.
Malgré l’air modeste qu’il affichait, il a tendu les mains pour me laisser les admirer. Des mains grandes et puissantes, la marque distinctive des Occidentaux de Volyenadna.
« Cela dit, s’est-il enorgueilli, on les a bien bousculés – ce n’était pas une simple promenade de santé.
— Non, une armée composée d’un millier de Volyendestiens les attendait à leur atterrissage, et aucun de ces soldats n’a survécu. Ils ont péri jusqu’au dernier, réduits en cendres par les armes de Lune I.
— C’est exact. Les Mille Braves. Et pour ce qui est des envahisseurs, neuf dixièmes ont été tués, alors même que les Volyendestiens n’avaient que des armes primitives en comparaison des leurs.
— Quel massacre ce fut – et ce de chaque côté.
— Oui.
— Un chapitre glorieux dans les annales des deux camps.
— Oui.
— J’admirais aujourd’hui les deux mémoriaux positionnés côte à côte sur la place principale de votre ville pour commémorer ce jour glorieux, l’un pour les Mille Braves, les Volyendestiens – la Lune II –, et l’autre pour les Volyenadniens héroïques, ceux de la Lune I. Vos ancêtres, dont le sang coule dans vos veines. De même que celui des Volyens, bien sûr, parmi bien d’autres. »
Il ne me quittait pas des yeux ; son visage arborait une expression pensive, teintée d’amertume. « D’accord, mon ami, je vous connais assez bien désormais pour savoir qu’il s’agit là d’un avertissement. Mais contre quoi ?
— Ma foi, Ormarin, qu’en pensez-vous ?
— Vous croyez vraiment que les Siriens vont…?
— Vous êtes faibles, divisés – en déclin.
— Nous les combattrons sur la…
— Oui, oui, mais ne pensez-vous pas que…
— Comment pouvez-vous en être si sûr, si vous n’êtes pas un agent sirien ? Je commence à me demander…
— Non, Ormarin, je n’en suis pas un. Et je suis sûr qu’en réalité vous ne croyez rien de tel. Pourquoi aurais-je besoin de sources d’information spéciales pour voir l’évidence ? Lorsqu’une planète est faible, divisée, en déclin, un monde ou un groupe de mondes plus puissants en prend presque systématiquement le contrôle. Et si ce n’est pas Sirius, alors ce sera un autre pouvoir. Qu’est-ce qui vous fait croire que vous seriez immunisés contre cette loi, Ormarin ? »
La nuit tombait dans la vallée. Les centaines d’esclaves arpentaient la nouvelle route sur deux files, pressés par les gardes qui couraient tout autour d’eux pour les ramener de force dans leurs camps pour la nuit.
« Pauvres créatures, a-t-il soudain lâché d’une voix empreinte de pitié. Cela va-t-il également être notre destin ?
— L’Empire sirien a connu son apogée il y a bien longtemps. Mais si je vous disais combien de millénaires se sont écoulés depuis, seriez-vous capable d’appréhender pareille durée ? Votre histoire ne couvre que quelques milliers de vos années. En taille, Sirius est l’Empire le plus grand de notre galaxie. Il a connu des périodes de croissance contrôlée, puis des périodes de repli à cause de l’indécision de ses dirigeants. Mais, sur le temps long, l’Empire sirien a connu une belle croissance. L’époque actuelle l’a vu s’étendre de manière passablement anarchique, à cause des luttes intestines qui déchirent les classes dirigeantes siriennes. Il est intéressant de noter que la théorie qui régit l’Empire sirien en ce moment n’inclut pas l’idée d’expansion ! L’expansion n’est pas à l’ordre du jour. Les Siriens ne sont pas stupides – du moins pas tous : il en est au moins certains qui savent qu’ils ne contrôlent pas ce qu’ils font, et ils commencent à peine à comprendre qu’une telle chose est possible, qu’un Empire peut contrôler sa croissance selon… mais ceci est une autre histoire. » J’observais son visage en quête d’une lueur de compréhension, et s’il en avait montré le moindre signe j’aurais continué à lui parler de Canopus, et de ce qui nous gouverne. Mais il n’y avait là rien d’autre que ses efforts pour essayer de suivre des idées sinon inaccessibles, du moins trop neuves pour être facilement assimilées. « Il y a peu – relativement parlant, bien sûr –, Sirius a conquis plusieurs nouvelles planètes, non pas au terme d’un processus planifié, réfléchi, non, mais à cause d’une décision hâtive prise pour faire face à une urgence.
— Hâtive », a répété Ormarin dans un murmure, en indiquant en contrebas la belle route – sur laquelle les esclaves marchaient en direction de leurs baraquements.
« La décision de la construire a été prise il y a un an – en années siriennes. Quand Volyen a conquis les deux planètes que Sirius considérait comme partie intégrante de son Empire.
— Vous n’avez pas terminé cette histoire.
— Les Occidentaux, ces conquérants sans scrupules dont vous êtes si fiers, ont créé ici et sur Volyen une société très structurée aux compétences multiples. » Là je l’ai vu contempler ces mains d’Occidental, un sourire ironique aux lèvres. « Mais, comme toujours, la Lune I et ses deux colonies ont perdu leur élan… C’était cette fois au tour de Volyen de retrouver le rôle de conquérant. Il n’a nullement manqué d’intérêt, le récent Empire volyen – avec quelques belles idées de justice, un minimum d’engagement pour le bien-être de ses habitants, du moins en théorie, une volonté d’intégrer dans ses classes dirigeantes les échelons supérieurs des peuples conquis… »
J’ai vu sa honte affleurer sur son visage, l’ai entendu soupirer. « Ma foi, vous auriez pu choisir de vivre dans les camps et baraquements en compagnie des autochtones, plutôt que de faire des compromis – mais vous vous en êtes bien gardé…
— Oh, croyez-moi, m’a-t-il répondu – de la voix rauque, souffrante, que j’avais presque délibérément invoquée –, je suis resté éveillé nuit après nuit, à me haïr.
— Oui, oui, oui, mais vous n’en avez pas moins fait ce que vous avez fait, ce qui rend essentielle votre position sur cette planète. Et quand les Siriens envahissent… »
Mais j’avais commis une erreur de calcul : le stimulus avait été trop fort.
Il a bondi sur ses pieds. La colline était plongée dans la pénombre, à présent, et des étoiles s’élevaient derrière lui – l’une d’elles étant Volyen, son maître actuel. Levant le poing droit, son poing d’Occidental ou de Volyenadnien, il a déclamé : « Je me tiens ici en homme libre, qui respire de l’air libre les pieds posés sur son sol ! Plutôt que de me soumettre aux tyrannies d’envahisseurs extraterrestres, je ramasserai s’il le faut des pierres à flanc de colline, des bâtons dans la forêt, et me battrai jusqu’à ce que la mort m’emporte… et… »
J’ai tenté de l’interrompre : « Ormarin ! Quel est le rapport entre toutes ces belles paroles et votre situation ? Déjà, vous disposez d’armes aussi modernes qu’efficaces, et vous libérez les peuples de l’Empire volyen… » En vain.
« Qui, dès lors que coule dans ses veines un sang viril, choisirait de vivre comme un esclave quand il peut mourir debout en combattant ? Quel homme, femme ou enfant parmi vous sait ce que ça fait de se dresser contre… »
Il s’agissait là d’une attaque sévère, j’ai bien peur de devoir le consigner ici. J’ai dû l’envoyer à l’hôpital pour quelques jours.
Mais j’ai encore pire à vous raconter. J’ai profité de mon passage là-bas pour aller voir comment allait le pauvre Incent ; le trouvant relativement sensé, et capable de parler de sa situation, je lui ai demandé la permission de lui faire passer un test.
C’était le test le plus simple possible, basé sur le mot histoire.
Qui n’a pas eu raison de sa contenance. Le mot historique, par contre, a provoqué une accélération de son pouls – mais celui-ci a fini par se stabiliser. À processus historiques, Incent est resté de marbre. Perspectives historiques – aucune réaction. Les vents de l’histoire – il a montré des signes d’agitation. Qui n’ont nullement diminué. J’ai alors décidé, à tort, d’augmenter la dose, d’essayer la logique de l’histoire. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à prendre conscience de la futilité de ma démarche, car sa respiration était rapide, son visage pâle, ses pupilles dilatées. L’inévitabilité de… des leçons de… tâches historiques…
Mais ce n’est qu’à poubelles de l’histoire que j’ai abandonné. Il se tenait debout, à exulter les deux bras levés, prêt à s’aventurer dans quelque déclamation. « Incent, lui ai-je alors lancé, qu’allons-nous faire de vous ? »
Une envolée de Rhétorique bien excusable au vu des circonstances.
J’ai donné des instructions pour qu’il reçoive les meilleurs soins possible.
Il s’est échappé, et je n’avais besoin de personne pour deviner sa destination. Je pars pour Volyenadna, où Krolgul est actif. Un nouveau rapport vous sera envoyé de là-bas.
Ce n’est pas la plus attrayante des planètes. Les calottes glaciaires qui la recouvraient jusqu’à tout récemment se sont retirées vers les pôles, laissant derrière elles un paysage caractéristique : rigoureux, sec, marqué par les mouvements violents de la glace et du vent. La végétation est maigre et sans éclat, les rivières sauvages s’avèrent difficilement navigables : l’endroit n’offre décidément pas beaucoup de plaisir et d’occasions de se détendre.
Les habitants d’origine – des descendants des créatures du froid – étaient lourds, épais, lents, et forts. Les grandes mains dont Ormarin s’enorgueillit tant ont bâti des murs à partir de blocs de glace et d’animaux sortis de l’eau à moitié gelée, puis étranglés, martelés, tordus, brisés, déchirés ; elles ont fabriqué des outils avec du bois et des os. Les invasions de peuples moins résistants (contrairement à la Lune II, cette planète a été conquise et colonisée plus d’une fois par les planètes S-E.P. 70 et S-E.P. 71) n’ont pas affaibli la lignée, car les conditions de vie sont restées dures, et ceux qui ne se sont pas adaptés ont péri.
L’histoire de ce monde, à l’instar de celle de Volyendesta, illustre donc parfaitement la puissance de l’environnement naturel. Nous avons là un peuple austère, mélancolique, enclin à l’inertie, mais sujet à de terribles accès de rage et de folie – et même maintenant, dans le mouvement méfiant d’une tête, dans l’éclat d’un regard qui semble écouter autant que regarder, on peut voir à quel point leurs ancêtres s’attendaient en permanence à entendre des sons relevant forcément de l’avertissement ou de la menace : le hurlement du vent, le grincement de la glace, le bruit sourd de la neige qui s’accumule.
La dernière conquête en date, par Volyen, a eu pour effet d’empirer la situation. L’abondance des minéraux sur cette planète fait que partout où se porte le regard, on voit des usines, des mines, des villes entières qui n’existent que pour extraire et traiter des minéraux au bénéfice de Volyen. Les autochtones qui travaillent dans ces mines vivent comme des esclaves, et meurent jeunes de maladies essentiellement causées par la pauvreté ou les poussières et radiations liées à leur tâche. La classe dirigeante de la planète vit soit sur Volyen, soit dans les rares régions plus favorisées de cette lune – grâce au soutien de l’occupant volyen ; ses membres font de leur mieux pour tout ignorer de l’existence éprouvante de leurs compatriotes.
Les conditions de vie sur Volyenadna s’avèrent si extrêmes que je m’estime en droit de la qualifier de planète esclave ; vous ne serez sans doute pas surpris d’entendre comment Krolgul l’apostrophe : « Ô planète esclave, combien de temps porteras-tu tes chaînes ? »
Par un jour morne et gris j’ai atterri près d’une ville morne et grise ; sur sa place centrale, Krolgul était en train de s’adresser à une foule grise, sombre et silencieuse : « Ô planète esclave, Ô Volyenadna, combien de temps porteras-tu tes chaînes ? »
Un long gémissement a parcouru la foule, mais elle est aussitôt retombée dans le mutisme. À l’écoute.
Krolgul se tenait sur un socle accueillant l’imposante statue d’un mineur poings serrés qui lançait des regards noirs par-dessus la foule ; il copiait cette pose à dessein – fort célèbre, ladite statue servant de symbole pour les mouvements ouvriers. Tout près de lui, sa posture nerveuse et agitée contrastant fortement avec celle du tribun, se tenait Incent – tantôt souriant, tantôt renfrogné, incapable qu’il était de trouver ou de maintenir une façade publique satisfaisante. Krolgul m’a repéré, ainsi que je l’avais prévu. Dans cette foule de gens lourds et lents, trois individus se distinguaient nettement : moi, un Canopéen de base, mais considéré ici comme « Volyen », comme tout étranger doit l’être ; Incent, si menu, si agile, si nerveux ; et Krolgul, qui fait tout son possible pour ressembler à un Volyenadnien.
Vous vous souviendrez peut-être de Krolgul comme d’un bonhomme massif, pour ne pas dire charnu, aussi sympathique qu’affable, avant tout désireux de plaire ; eh bien, son adaptation à cette planète constitue une véritable prouesse d’autodiscipline, car il a créé ici un personnage héroïque, dévoué et sombre ; connu pour vivre dans une pièce vide avec moins qu’un salaire de travailleur, il a le sourire si rare que des artistes s’en sont inspirés pour écrire des ballades.
… les sbires de Volyen tirèrent.
Nos morts gisaient par terre.
Krolgul leva le menton.
Et nous criâmes « Nous marcherons ! »
D’un ton sévère, insoumis.
Et Krolgul sourit.
Le problème ici, c’est l’inertie terrible de ces gens – Krolgul n’a donc guère d’occasions de sourire. Il attend d’eux qu’ils « se soulèvent tous en même temps, une fois pour toutes » et s’emparent enfin du pouvoir.
Mais quelque chose fait obstacle à cette ambition : le bon sens élémentaire des Volyenadniens, qui savent par expérience à quel point les armées volyennes sont efficaces et impitoyables.
Krolgul a donc commencé à se façonner un visage de haine – d’abord dirigée contre « Volyen tout entière », puis, lorsque cette cible est apparue trop générale pour être efficace, contre Lord Grice, le Gouverneur volyen, dont le nom a acquis, telles des marées additionnelles, des épithètes aussi avenantes que Gourmand, Grognon, Glauque, Graisseux. À tel point qu’on peut fort bien entendre un citoyen dire quelque chose comme « Lord Grice le Graisseux s’est rendu ici ou là hier », sans même qu’il s’en rende compte tant il en a pris l’habitude. Et même Lord Grice, à en croire la rumeur, s’est présenté un jour à un gouverneur local, à l’occasion d’une visite officielle, par ces mots : « Je suis Grice le Graisseux, enchanté… »
C’est en réalité un homme grand, sec, plutôt chétif, d’une mélancolie naturelle rehaussée par les rigueurs de cette planète, et perclus de doutes quant à son rôle de Gouverneur.
Ce sincère représentant de Volyen se tenait à une fenêtre de la Résidence située sur la place, à écouter Krolgul sans rien faire pour s’en cacher.
Il constituait une menace pour l’oraison de Krolgul, car les gens sur la place n’avaient qu’à tourner la tête pour voir ce criminel…
« Et que dire du charlatan Grice le Gourmand ! En une seule personne nous voyons s’incarner toute la méchanceté de la tyrannie volyenne ! Lui qui suce le sang du… » Et ainsi de suite.
La foule avait commencé à grogner et à s’agiter. Ces gens léthargiques, flegmatiques, montraient enfin quelques signes de réactivité.
Krolgul, cependant, ne souhaitait pas qu’ils prennent d’assaut la Résidence. Il avait bien l’intention d’exploiter encore longtemps le filon que représentait Grice. Aussi canalisait-il habilement leur fureur dans des chants : Nous allons manifester, manifester, Nous allons renverser… et la populace suivait le mouvement.
Quelques jeunes au fond de la foule, avides d’action, se sont alors tournés vers la Résidence ; voyant une silhouette solitaire à une fenêtre du premier étage, ils se sont rués sur le balcon pour défier cet observateur à coups de « Nous sommes venus le chercher ! N’essayez pas de le cacher. Où est Grice le Graisseux ?
— Ici », leur a lancé Grice, en s’avançant avec un empressement modéré.
Les rustres ont aussitôt craché dans sa direction, l’ont averti qu’ils allaient « venir le tuer ». Après quoi ils ont bondi dans la foule et se sont joints à la clameur.
Mais les chants s’avéraient moins fervents que ce qu’escomptait Krolgul. Les visages que j’observais, certes fascinés par la mélopée, demeuraient patients, voire pensifs.
Je me suis rendu dans un petit restaurant donnant sur la place, d’où j’ai regardé la foule se disperser.
Un Krolgul tout sourire a fini par descendre du socle, s’attirant force saluts (fraternels) de la foule. Avec lui se trouvait Incent, qui ne cessait de cligner des yeux, mais faisait de son mieux pour afficher l’air sévère et dévoué correspondant au maintien militaire auquel il aspirait. Tels deux soldats, ils ont pris la direction du café – suivis par leurs habituelles adoratrices et quelques jeunes mâles.
Incent n’a remarqué ma présence qu’une fois le groupe installé. Loin de montrer de la culpabilité, il semblait ravi de me voir. Il s’est approché de moi, d’abord en courant, puis – une fois qu’il s’est souvenu de son nouveau rôle – en marchant à grands pas. « Non mais vous avez déjà vu quoi que ce soit d’aussi émouvant ? » m’a-t-il lancé, rayonnant, en s’asseyant face à moi.
On nous a apporté des journaux. À la une : « Inspirant… Émouvant… Inspirant… » Incent en a attrapé un et, bien qu’ayant participé à l’intégralité du meeting, en a lu un compte rendu détaillé.
Krolgul, qui m’avait vu lui aussi, m’a adressé un sourire sardonique, presque cynique, qu’il a instantanément fait disparaître pour retrouver sa rigueur toute révolutionnaire. Sa position, dans le coin, lui permettait d’observer par les fenêtres la dispersion de la foule tout en surveillant l’intérieur du café. Dans lequel est arrivé un groupe de mineurs, mené par Calder – qui s’est installé à l’écart après avoir salué Krolgul d’un hochement de tête, mais pas plus.
Un petit manège qu’Incent n’a pas remarqué. Il fixait ces hommes avec une telle passion que Krolgul lui a jeté un regard d’avertissement terriblement glacial.
« Ce sont des gens si incroyables, si merveilleux », a plaidé Incent tout en essayant d’attirer l’attention de Calder – qui l’a enfin gratifié d’un petit signe de tête amical.
« Incent, l’ai-je morigéné.
— Oh, je sais, vous allez me punir. Vous allez me renvoyer dans cet horrible hôpital !
— Vous m’avez donné l’impression de plutôt apprécier l’endroit.
— Ah, mais ça n’avait rien à voir. Je suis au cœur de l’action, à présent. »
Le café était bondé. Il n’y avait que des mineurs dans l’établissement – uniquement des Volyenadniens, sauf trois : moi, Incent, et Krolgul. Tous les étrangers sont présumés faire partie de l’administration volyenne, ou être des espions à la solde de Volyen, ou bien – mais de tels soupçons étaient plus récents – de Sirius. La cinquantaine de mineurs venus ici après le rassemblement pour discuter de leur situation, pour partager leur détresse, se demandaient manifestement comment Krolgul et son ombre, Incent, en étaient venus à les représenter.
Krolgul, conscient de la façon dont les gens le regardaient, s’employait gravement, sourcils froncés, à discuter avec une jeune femme de cette ville, une native, tout en agitant des journaux – l’image même de l’efficacité.
Mais de toute évidence, Calder n’était pas satisfait. Il a échangé quelques mots avec ses associés, puis s’est levé.
« Krolgul », a-t-il lancé. L’endroit n’était pas grand, et le mineur l’unifiait en se comportant ainsi.
Ledit Krolgul a sans tarder réagi à son intervention : il a soulevé un poing flasque à mi-épaule, pour l’ouvrir et le refermer à deux ou trois reprises – comme une bouche.
« Mes camarades et moi-même ne sommes pas du tout contents de la façon dont les choses se déroulent ici, a dit Calder.
— Mais on a atteint les objectifs sur lesquels on s’était mis d’accord, a rétorqué Krolgul.
— C’est à nous d’en décider, pas vrai ? »
Vu le climat ambiant – il s’agissait d’une confrontation, ni plus ni moins –, Krolgul ne pouvait qu’en convenir ; mais Incent, pour sa part, était déjà à moitié debout – il se tenait à sa chaise, le visage assombri par la déception. « Oh, mais c’était la plus émouvante… la plus… la plus émouvante…
— Oui, oui, a admis Calder. Mais je ne pense pas qu’elle ait été tout à fait dans la droite ligne de ce que nous avions convenu.
— Mais suite à notre analyse de la situation, nous avons décidé… » a commencé Krolgul – pour se faire interrompre par Calder : « Et celui-là, il fait partie de vos amis ? »
Il parlait de moi, bien entendu. Cinquante paires d’yeux se sont aussitôt braquées sur ma personne – des yeux durs, gris, méfiants.
« Ma foi, je pense qu’on peut dire ça », lui a répondu Krolgul, avec un rictus qu’on pouvait analyser de diverses manières – Calder a choisi de mal le prendre.
Il s’est tourné vers moi. « Je préfère l’entendre de votre bouche.
— Non, lui ai-je dit, je ne suis pas un ami de Krolgul.
— En visite dans le coin, peut-être ?
— C’est un de mes amis ! », s’est écrié Incent, avant de se demander s’il avait bien fait ; le visage barré d’un demi-sourire, il s’est recroquevillé sur son siège, tout haletant.
« Oui, je suis en visite.
— Depuis Volyen, peut-être ?
— Non.
— Un ami de ce garçon, qui est un ami de Krolgul, mais pas un ami de Krolgul », s’est gaussé un des présents, déclenchant l’hilarité de tous.
« Vous êtes ici pour écrire un récit de voyage ? » Rires. « Une analyse de notre situation ? » Nouveaux rires. « Un rapport pour…
— Pour Canopus », l’ai-je coupé, conscient que ce mot allait leur évoquer une vieille chanson, une fable.
Silence.
Krolgul était ébranlé, et ne parvenait pas à le dissimuler : il venait de comprendre que ma présence ici n’avait rien d’une plaisanterie, que nous considérions ses activités du moment avec le plus grand sérieux. C’est toujours étrange, d’observer des gens plongés dans ce genre d’intrigues théâtrales mi-moqueuses, mi-expérimentales : ils perdent souvent l’aptitude à se repérer dans le cadre qu’ils ont eux-mêmes créé. Le plaisir qu’on tire à manipuler, à dominer, à incarner un rôle, a tendance à obscurcir le jugement.
Mon regard, lentement, a fait le tour des présents. Il y avait là des visages burinés, gris, sur lesquels pouvait se lire toute la fatigue d’une existence. Des visages de pierre. Dans leurs yeux – des yeux gris, qui se mouvaient avec lenteur –, j’ai vu qu’ils se souvenaient, qu’ils essayaient de se souvenir.
Calder, toujours debout, sa grande main sur le dossier de sa chaise – ce chef des mineurs dont le désespoir avait ouvert la porte aux manipulations de Krolgul –, m’a longuement fixé, puis : « Vous pouvez leur dire, là d’où vous venez, que nous sommes un peuple très malheureux. »
Des mots suivis d’un long grognement involontaire, puis d’un lourd silence.
Ce qui se passait en cet instant était d’une nature et d’une qualité différentes de ce qui s’était produit sur la place ou de tout ce qui émanait de Krolgul. Je regardais Incent, qui était après tout la clé de la situation ; il était impressionné, mutique – contemplatif.
Et Krolgul aussi savait que ce moment était crucial. Il s’est levé lentement, posément. A tendu devant lui ses deux poings serrés. Tous les yeux s’étaient tournés vers lui, à présent.
« Malheureux ! » a-t-il répété d’une voix grave, à peine audible, de sorte qu’on devait faire un effort pour l’entendre. « Oui, c’est là un mot que l’on peut dire et redire… » Ses poings s’élevaient, lentement, en même temps que son intonation. « Le malheur était l’héritage de vos pères, le malheur est ce que vous mangez et buvez, et le malheur sera le lot de vos enfants ! » Il avait terminé en hurlant, et ses poings étaient retombés contre ses flancs. Il se tenait là, à les haranguer courageusement de tout son corps, le visage pâle, ses yeux à la fois enfoncés et avides.
Mais il avait mal calculé son coup : sa tirade avait échoué à emporter l’adhésion des présents.
« Oui, a rétorqué Calder, je pense que nous en sommes tous conscients. » Il s’est tourné vers moi. « Vous qui êtes originaire de – mais d’où ça, déjà ? Enfin, peu importe – qu’avez-vous à dire ? » C’était là une demi-raillerie – disons une raillerie optimiste –, et à présent tout le monde me fixait, en attente de la suite.
« Je dirais que vous pourriez commencer par décrire votre situation actuelle, telle qu’elle est. »
Cela les a aussitôt refroidis ; le visage d’Incent s’est braqué vers moi, comme si je l’avais frappé délibérément, avec l’intention de le blesser. Johor : ça ne va pas être facile pour Incent. Il n’y a rien de plus difficile dans toute la Galaxie, si l’on a été le jouet des mots, des mots, des mots, que de s’affranchir de leur aptitude à intoxiquer.
« Je pense que nous en sommes tous capables », a craché Calder, qui avait repris son siège et s’était à moitié détourné de moi pour se réintéresser à ses camarades. Mais pas entièrement. Il me gardait encore à l’œil, tout comme les autres.
Krolgul, qui avait lui aussi retrouvé sa chaise, ne quittait pas Incent des yeux – conscient de ces regards, celui-ci s’agitait dans tous les sens, mal à l’aise, en proie à un terrible conflit intérieur. Je percevais ce malheureux comme un vide, duquel Krolgul drainait et aspirait les pouvoirs de Canopus. Incent était peut-être assis là avec moi, à ma table, peut-être était-il mon « ami », mais Krolgul l’avait sous sa coupe. Maintenant que celui-ci avait perdu l’allégeance – temporairement, espérait-il – des Volyenadniens, Incent était tout ce qui lui restait. J’avais l’impression de regarder se vider le sang d’une victime qui halète et se tasse – sauf que le sang n’était pas la substance dont se nourrissait Krolgul.
Calder était mon seul espoir.
Je me suis levé, de sorte que tout le monde puisse me voir.
« Vous partez ? » m’a demandé Calder, d’une voix empreinte de déception.
Mais ce qui est arrivé à ce moment-là, je l’avais espéré : « Peut-être, a-t-il ajouté, pourrions-nous tirer avantage d’un point de vue extérieur, d’une opinion objective ?
— J’ai une suggestion, ai-je commencé. Rassemblez autant de vos camarades que possible, après quoi nous nous réunirons – avec Krolgul ici présent – pour discuter de cette question. »
Leur acceptation n’a pas été immédiate, mais ils ont fini par souscrire à ma proposition. Krolgul, pour sa part, n’avait guère le choix – à son grand dam.
Nous aurions bien sûr pu faire tout cela là où nous étions, au café, mais Incent me préoccupait.
Au moment de sortir de l’établissement, je ne lui ai pas ordonné de me suivre – mais il m’a quand même accompagné. Physiquement, en tout cas.
Je l’ai conduit à mon logement, dans un quartier pauvre de la ville. Une veuve de mineur, avec des enfants à charge, y louait des chambres. La première chose ou presque qu’elle m’avait dite était ceci : « Nous sommes un peuple malheureux », avec un calme et une dignité que j’espérais à même de tous les sauver de Krolgul.
Elle a accepté de nous apporter à dîner dans ma chambre.
Il n’y avait pas grand-chose ; ce sont effectivement de pauvres gens.
Incent et moi nous sommes assis l’un face à l’autre, séparés par du pain et quelques fruits.
« Incent ? lui ai-je lancé. Qu’est-ce que je vais faire de vous ? » Et la question n’avait rien de rhétorique.
« Vous allez me punir, vous allez me punir, vous… », ne cessait-il de répéter, avec un contentement qu’il avait appris de Krolgul.
« Oui, bien sûr qu’on va vous punir. Pas moi, ni même Canopus, mais les lois inhérentes à l’action et à l’interaction.
— Cruauté, cruauté ! » a-t-il sangloté avant de sombrer dans le sommeil, son dispositif émotionnel en bien piteux état, sa machinerie intellectuelle pleinement soumise à ces troubles. Mais il reste assez fort physiquement – c’est déjà quelque chose.
Après avoir demandé à la femme de la maison de garder un œil sur lui, je suis ressorti passer la nuit dans les bars de la ville et de sa banlieue. Partout de l’agitation, voire un sentiment de bouleversement imminent. J’avais du mal à déterminer si c’était principalement dû à la détérioration des conditions de vie sur la planète, ou aux efforts de Krolgul… dont, détail intéressant, la population parlait beaucoup moins que d’Incent. Pas étonnant que ce dernier soit épuisé. Il semble s’être rendu dans tous les centres principaux de Volyenadna, ainsi que dans la plupart des plus modestes. Extraire l’essence de ce que les gens trouvaient en lui : voilà comment il se faisait remarquer. Dans chaque ville où il met les pieds, il écume les lieux de rencontre : cafés, clubs de mineurs, clubs de femmes – porté par la certitude que la justesse de sa cause justifie le fait qu’on l’y accueille. Il ne montre jamais patte blanche. Dans les rares occasions où quelqu’un l’interpelle, il en rejette impatiemment, sinon avec mépris, la nécessité, comme si ses interlocuteurs faisaient preuve de mesquinerie, voire pire. Et après quelques heures d’exhortation solennelle – qui épuisent à l’évidence ses auditeurs, ceux-ci affichant, même plusieurs jours après, tous les signes de stress nerveux –, il repart pour son prochain rendez-vous avec le destin.
Puis-je dire qu’on ne lui fait pas confiance ? C’est plus intéressant que ça…
Il existe un type de révolutionnaire qui apparaît toujours dans les époques de potentiel changement. D’abord hésitant, ou timide, puis étonné de voir sa conviction ardente capable de convaincre autrui, il s’emplit bientôt de mépris pour ses interlocuteurs. Il a du mal à croire que lui, cette petite unité, une unité indigne (car, du moins au début, il peut encore se considérer comme une personne faillible), puisse être prise au sérieux par des gens plus âgés, plus expérimentés – et parfois d’une grande valeur –, représentant potentiellement de véritables masses d’individus. Pourtant Incent, ce flambeau de la juste conviction uniquement armé de ses qualités, s’avère capable de se rapprocher d’eux, de les persuader, de les convaincre, de leur imposer sa volonté. Il leur demande avant toute chose de lui faire confiance – pour l’argent, pour l’usage de leur influence. En un rien de temps, et en tout lieu, des nuées de personnes répondent à son appel, s’entremêlent les unes aux autres tant est fort leur désir d’écouter. Écouter, c’est ça le secret. On peut l’observer, ce jeune homme à l’œil brillant, pareil à un ressort sur le point de se détendre, penché sur une table de café, dans le coin d’une maison, n’importe où, fixant sa proie avec dans le regard une envie de partage, d’aspirer – toujours – à un but commun, aussi modeste soit-il, malgré tous les obstacles susceptibles de s’y opposer. Pourtant, ce petit objectif a presque aussitôt pris une ampleur remarquable. Ayant trouvé si facile de parler en termes d’objectifs limités (la création d’une institution locale, peut-être, d’un club, ou bien une simple pétition), il s’étonne soudain – pas moins que d’autres – de découvrir l’existence de mouvements à l’échelle d’une ville, d’une planète, voire davantage. « Nous allons partir à l’assaut des étoiles pour y trouver du soutien ! » a-t-il lancé un jour depuis une estrade – et les rires n’ont pas été qu’amicaux lorsque quelqu’un, dans la salle, a rétorqué : « Du calme, mon garçon, on ferait mieux de commencer par quelque chose de moins ambitieux ! » Évidemment ! Si vous êtes parvenu à vous élever si haut, et si vite, depuis un point de départ aussi humble – cette planète, dans le cas qui nous intéresse, peuplée de gens pour la plupart éreintés, épuisés, avides d’une vie meilleure – alors pourquoi ne pas « partir à l’assaut des étoiles » et « tout transformer » ?
« Le moment présent n’est-il pas dynamique ? » s’exclamait Incent d’une plate-forme à la suivante, toute sa personne rayonnant de dynamisme, de sorte que les pauvres gens fatigués qui l’écoutaient s’en sentaient comme énergisés ; mais pas pour longtemps, car étrangement une intense lassitude, un épuisement, s’emparait d’eux lorsqu’il partait pour le prochain endroit qu’il avait décidé d’aiguillonner.
« D’un point de vue dynamique, s’est-il écrié, les nouvelles formes de vie vont devenir spectaculaires ! » Alors même qu’un instant plus tôt, il répondait à une question sur l’augmentation des salaires par le biais d’une pétition adressée à Volyen (via Grice le Graisseux).
Eh bien, une personne de ce genre ne part pas « à l’assaut des étoiles », comme nous le savons, mais elle met bel et bien en mouvement un grand nombre d’individus qui, bien qu’ils soient sous son charme, n’en ressentent pas moins une certaine gêne – qui elle-même les met mal à l’aise. Comme ils sont devenus ternes ! Comme la vie les a affaiblis ! Comme ils sont loin les jours flamboyants de leur jeunesse, qu’ils revoient face à eux sous la forme de ce garçon noble et inspirant, qui semble, lorsqu’il se penche en avant pour les regarder droit dans les yeux, rassembler l’intégralité de leur existence et la poser devant eux sous la forme d’une question.
« Que vous est-il arrivé ? » exigent de savoir ces yeux dramatiques, languissants, effrontés. Car bien sûr ce jeune héros, sans même le savoir, va utiliser tous les moyens à sa disposition pour triompher des diverses formes de résistance auxquelles il est confronté – y compris le sexe, ou l’amour parental : Oh, si seulement mon fils était comme lui, cette flamme pleine de promesses et d’action ; si seulement j’avais choisi un tel époux.
Mais cela n’empêche en aucun cas le malaise. Car Incent agit peut-être pour la bonne cause, mais comme il les manipule ! Et comment est-il possible que cet homme – ce garçon à peine sorti de l’enfance, en réalité – parvienne à manœuvrer non seulement un individu (bien entendu) indigne, mais aussi ses respectés collègues ?
Incent a compris depuis le début, instinctivement (il n’y a presque que de l’instinct en lui, peu ou prou aucun calcul : notre héros œuvre sur une longueur d’onde de pure intuition, il ne s’est jamais assis pour dire : « Comment puis-je mettre ce pauvre imbécile sous ma coupe ? »), qu’il faut bien sûr utiliser un « nom » pour en impressionner un autre. « J’ai vu Hadder aujourd’hui », lâche-t-il sur le ton de la confidence, comme en passant. « Il m’a dit qu’il parlerait à Sev. Et quand je suis passé chez Bolli hier, elle m’a laissé entendre qu’elle savait comment mettre la main sur… » Une somme importante, presque incroyable, semble alors se matérialiser ; de même que la jeunesse inspirée, la victime hypnotisée la contemple, sans mot dire. « Ouiii… finit-elle par murmurer, je vois, oui… » Et sur les deux visages apparaît un petit sourire éphémère, gêné – signe que personne n’est dupe de l’absurdité de la situation.
Et il fait cela tout seul. C’est lui qui possède le flair, l’étincelle, le dynamisme, l’énergie, lui qui peut mettre en mouvement ces personnes ou ces petits groupes. Lui – qui ça ? Qui suis-je ? lui arrive-t-il de marmonner dans un instant de panique, face aux marionnettes qui se balancent et tressaillent partout où porte son regard. Mais comment est-ce possible…? Tous ces gens compétents, intelligents, expérimentés ? Qui obéissent à ses ordres ?
Il a lui-même l’impression de remuer au-dessus d’un espace vide. Les moments récurrents de panique, il s’efforce de leur échapper, de les éviter, de les fuir… Il travaille plus fort, plus vite, court d’un endroit à l’autre, dort à peine, ne mange que dans le cadre de ce processus de persuasion et de manipulation : « Non, juste un sandwich s’il vous plaît, je ne… »« Peut-être un verre d’eau, je ne… » Mais en attendant il se passe des choses. Indubitablement. Pas à l’échelle envisagée au moment où il parlait de partir « à l’assaut des étoiles ». Mais cela n’a rien à voir non plus avec ce qu’il pouvait imaginer initialement, sans doute avec un peu trop d’humilité (de lâcheté ?). Non, quand pour la première fois Incent a senti se soulever ces divines ailes de légèreté et de conviction, il s’est dit : « Oh, peut-être que je pourrais leur faire voir juste un peu de… » Non, il est très loin de ça. Dans le monde réel, concret – adhésions payées, fonds, brochures, papier à en-tête, réunions – sont apparues des organisations. Qui fonctionnent. Curieusement, son nom n’y est jamais évoqué. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’ampleur de sa présence, de ses exigences, de son autorité, ne peut être contenue dans quelque chose d’aussi dérisoire qu’un papier à en-tête ou une liste de sponsors. Bon, son patronyme a peut-être une chance d’apparaître quelque part, à un poste d’une infinie modestie – secrétaire adjoint, ou quelque chose dans le genre. Et puis, il y a toujours quelque chose d’un peu louche dans ces opérations. Le mépris que lui inspirent les gens qu’il manipule, sa stupéfaction qui croît à mesure qu’il promet et persuade, le conduisent à faire des déclarations sur des sommes d’argent qui n’ont jamais existé, des déclarations sur ceci ou cela qui se révèlent inexactes ; derrière cette réalité palpable – l’organisation, les meetings, les sponsors, les objectifs – on trouve un véritable mirage de mensonge.
Mensonges, mensonges, mensonges. Flatterie, flagornerie et mensonges.
À un moment donné, et parfois des années plus tard, ses victimes se retrouveront soudain à murmurer : « Oui, ce type – comment s’appelait-il, déjà ? –, il était quand même un peu fou, non ? »
Notre héros aura probablement connu dans l’intervalle un véritable épisode de folie, du genre à nécessiter l’intervention de médecins – à moins qu’il ne soit parti vivre sur une autre planète.
C’est comme si son rôle dans toute cette agitation, dans cette ferveur d’activité, n’avait jamais existé. Son nom n’est presque jamais mentionné, et pas seulement parce que les gens qu’il a manipulés ont honte et aimeraient pouvoir effacer leur implication dans toute cette histoire. Il y a aussi quelque chose qui ne colle pas. Tout comme il n’était pas facile de mettre ce nom éblouissant sur un papier à en-tête, ou en signature d’une brochure remplie de faits et de chiffres (ce genre d’écrits ayant somme toute vocation à être plus précis qu’un discours), simplement parce que cette présence ardente avait quelque chose de décalé par rapport à tous les autres individus plus ordinaires, il s’avère difficile, si l’on se retourne sur le passé, de l’intégrer dans un souvenir sobre et pensif. Tel ou tel événement s’est à n’en pas douter produit – peut-être même qu’un cercle ou un parti existe aujourd’hui encore, moribond, exsangue –, mais vous n’allez quand même pas prétendre qu’il a été fondé par ce psychopathe ?
L’histoire ne semble donc garder aucune trace du nom de ces héros. On peut chercher en vain dans les récits d’événements vécus au jour le jour, en sachant exactement ce qui s’est passé : nulle part n’apparaîtront les patronymes des thaumaturges sans lesquels lesdits événements n’auraient jamais pu avoir lieu.
Incent, à l’instar des autres représentants de son espèce, n’apparaîtra pas dans les livres d’histoire. Mais tout le monde parle de lui, en attendant.
« Oui, il était là la semaine dernière. On a passé toute la nuit à l’écouter parler. C’est quelqu’un de sincère, pas vrai ?
— Oh, oui, on peut dire ça, il est sincère, à n’en pas douter.
— Je n’ai pas souvenir d’une rencontre aussi émouvante que celle-là, dira peut-être quelqu’un d’autre d’une voix pensive. Oui… »
À mon retour de cette nuit édifiante, tôt dans la matinée, j’ai découvert qu’Incent avait déjà quitté mon logement. Sa logorrhée avait tenu éveillée la femme de la maison presque toute la nuit, de sorte qu’elle arborait un air franchement épuisé.
« C’est un jeune homme d’une grande sensibilité, m’a-t-elle dit – ou murmuré, dans un demi-sommeil. Oui. Pas comme ces Siriens, là. Vous venez tous les deux du même endroit, d’après lui. Est-ce bien le cas ? »
Et voilà ce qu’il me faut affronter :
Lorsqu’il est rentré, aux environs de midi, Incent était tellement enivré de lui-même qu’il ne m’a pas reconnu. Il avait rendu visite à Krolgul et à Calder, et s’était rendu par la voie des airs dans une ville toute proche qu’il estimait « prête pour la vérité ». Je l’ai vu pénétrer à grandes enjambées dans la petite pièce où je l’attendais, au sommet de la maison, avec un poing fermé et des yeux vitreux.
« Avec moi, contre moi ! », chantait-il tout en faisant les cent pas dans la chambre, incapable qu’il était de contrôler l’élan qui le portait depuis des jours.
« Incent, lui ai-je dit, asseyez-vous.
— ‘vec moi, cont’ moi !
— Incent, c’est moi, Klorathy.
— … moi, cont’ moi.
— Klorathy !
— Oh, Klorathy, salutations, servus, tout le pouvoir au… Klorathy, je ne vous avais pas reconnu, oh, comme c’est merveilleux, il faut que je vous dise… » Et, tout sourire, il s’est évanoui sur mon lit.
Quant à moi, je suis sorti. Avec Calder et ses amis, nous nous étions mis d’accord pour que notre « confrontation » ait lieu dans un club où les mineurs ont coutume de se réunir ; sauf qu’à l’instigation de Krolgul, Incent avait, sans consulter Calder – il s’était borné à l’en informer –, réservé pour l’occasion une des salles de procès du corps législatif. C’est là qu’en général les Volyens jugent et condamnent les autochtones pour divers actes mineurs d’insubordination. Il avait distribué partout en ville toutes sortes de pamphlets et de dépliants annonçant « Un Défi à la Tyrannie ».
Je me suis moi-même rendu à la demeure de Calder, où je l’ai trouvé entouré d’un petit groupe d’hommes. Il était en colère – un courroux impressionnant.
Je lui ai dit qu’à mon avis la « confrontation » devait être annulée ; que nous – lui, moi, Incent et Krolgul, et peut-être une dizaine de représentants des mineurs – ferions mieux de nous réunir de manière informelle, chez lui ou bien dans un café.
Sauf qu’il s’était immergé dans la Rhétorique depuis notre dernière rencontre. Furieux que « les pouvoirs en place » l’aient « dupé » en substituant à l’un de leurs clubs un lieu qu’ils associaient à l’hégémonie volyenne, furieux contre lui-même d’avoir été influencé par Incent – dont il se méfiait lorsqu’il n’appartenait pas à sa troupe –, reprochant à Krolgul de lui avoir envoyé un message disant qu’il n’avait rien à voir avec les récentes manœuvres d’Incent, il me considère désormais comme un complice de ce dernier.
« Vous venez tous les deux du même endroit », m’a-t-il lancé, alors même qu’une douzaine de paires d’yeux volyenadniens me fixaient avec froideur.
« Oui, c’est exact. Mais ça ne signifie pas pour autant que je soutiens ses agissements.
— Si je comprends bien ce que vous dites, bien qu’étant son compatriote vous n’êtes pas d’accord avec lui sur ce qu’il fait ici ?
— Calder, je veux que vous me croyiez : je n’ai rien à voir avec ces nouveaux arrangements. Je les considère comme une erreur. »
Mais ça ne servait à rien : tous ici, lui le premier, avaient pendant quelques heures été soumis à la sincérité incandescente d’Incent.
« Retrouvons-nous dans cet établissement volyen. Oui. Nous vous y retrouverons, et la vérité prévaudra ! », s’est écrié Calder en abattant un large poing sur la table – à l’évidence un rituel censé mettre fin à une discussion.
Voilà donc ce qui est sur le point d’arriver.
Krolgul demeure modestement à l’écart. Incent ne s’est pas encore réveillé, mais il s’agite parfois, un sourire aux lèvres, en prononçant un genre d’oraison fragmentée, avant de resombrer dans un profond sommeil – sans doute pour rêver de la « confrontation » qui, je le crains, n’a guère de chances de bien se passer.
Et voilà ce qui s’est produit :
À l’approche de son réveil, la qualité de son sommeil a changé et Incent est devenu lourd et inerte. Il s’est réveillé lentement, restant hébété quelques minutes. Il ne se souvenait manifestement pas de ce qui s’était passé. Qu’était devenu le conspirateur « dynamique », vibrant et passionné ? Il a fini par se lever du lit. « Krolgul, a-t-il murmuré, je dois rejoindre Krolgul.
— Pourquoi ? »
Il a braqué sur moi des yeux stupéfaits. « Pourquoi ?
— Oui, pourquoi ? Absolument rien ne vous oblige à le fréquenter. »
Il s’est réaffaissé sur le lit, le regard fixe.
« Dans quelques minutes, ai-je repris, nous allons devoir nous rendre au Palais de Justice, salle numéro trois, pour parler à Calder et à ses camarades. »
Il a secoué la tête, comme pour tenter d’en déloger des pensées bourdonnantes.
« Une rencontre que vous avez organisée », ai-je ajouté.
Son ancienne personnalité – hésitante, têtue, honnête – a alors un tantinet repris le dessus. « Klorathy, je crois bien que j’ai sombré un peu dans la folie.
— Oh que oui. Mais je vous en prie, essayez de vous accrocher à ce que vous êtes présentement, car il nous faut assister à ce soi-disant procès, à cette confrontation.
— Qu’allez-vous faire de moi ? m’a-t-il demandé.
— Eh bien, si vous parvenez à vous maintenir dans votre état actuel – rien. Dans le cas contraire, j’ai bien peur que vous ne deviez subir l’Immersion Totale.
— Mais c’est là une chose terrible, non ?
— Espérons ne pas avoir à en arriver là. »
L’aménagement de la chambre du conseil, ou salle de jugement de l’administration volyenne, est censé rendre compte des principes de la justice : le bien et le mal ; le juste et l’injuste ; le juge et le condamné. D’un côté de la pièce circulaire, revêtu d’une pierre brune brillant de manière à refléter les mouvements des individus positionnés à l’intérieur, se trouve l’instrument du jugement proprement dit : un imposant fauteuil, ou trône, entouré de sièges identiques, des box pour les accusateurs et les témoins – la plupart forcément hostiles aux pitoyables représentants des autochtones, qui doivent se contenter d’une dizaine de bancs austères de l’autre côté du tribunal.
Le rôle de cette cour volyenne est de permettre à des positions tranchées de s’exprimer – en admettant que « position » soit le bon mot pour désigner ce qui se termine immanquablement par l’emprisonnement, puis la torture ou l’exécution des personnes situées d’un côté du tribunal, alors même que leurs opposants rentrent chez eux pour se rafraîchir et se préparer à une nouvelle journée de délibérations judiciaires.
Mais il y avait là trois positions différentes ; ignorant instinctivement les fastes de la cour proprement dite, et sans même avoir besoin d’argumenter, nous nous sommes dirigés vers la zone où se trouvaient les bancs et les avons disposés en un triangle irrégulier. Calder et ceux qui l’accompagnaient ont pris place d’un côté ; Krolgul, avec une hésitation qui évoquait plutôt une timidité presque séduisante, s’est installé tout seul face à nous. Il portait comme à son ordinaire des vêtements censés ressembler à un uniforme résumant une situation donnée : une tunique sobre, avec un ample pantalon réglementaire intégralement gris, et un foulard gris-vert autour du cou – le genre dont se sert tout le monde ici pour se protéger les yeux de la lumière éblouissante qu’émettent les glaciers et champs de neige pas encore fondus. Tout cela lui donnait l’image d’un fonctionnaire responsable.
Mais vraiment, je le trouvais désorienté – à cause de sa créature, Incent, qui me suivait dans un tel état d’épuisement hébété qu’on aurait pu le croire drogué ou bien hypnotisé. Et Krolgul n’était pas le seul à le subodorer : les Volyenadniens aussi pensaient qu’il s’était passé quelque chose de ce genre. De fait, Calder n’a pas tout de suite reconnu dans ce jeune homme pâle et lent effondré à mes côtés sur le banc l’Incent brillant, persuasif, qu’il avait l’habitude de fréquenter. Et cela ne me convenait certainement pas non plus, car c’était le point de vue d’Incent que je voulais faire valoir, pas celui de Krolgul.
Tout comme Krolgul avait voulu qu’Incent parle en son nom. Aussi nous tenions-nous là, assis tranquillement sur nos bancs ; personne ne parlait.
Cette situation n’était pas non plus sans danger, l’utilisation de ce tribunal à cette fin n’étant évidemment pas autorisée. Sur un pur coup de tête, Incent avait crié : « Nous allons porter notre cause au cœur même de Volyen ! » depuis une estrade située dans le quartier pauvre de la ville.
On peut donc s’attendre à ce que Volyen elle-même se présente à tout moment, sous la forme de la police, sinon de l’armée.
Calder a fini par se lever, alors que ce n’était nullement une obligation – juste parce que les Volyens lui avaient appris à le faire en présence de ses supérieurs. C’était un homme massif, dense, lourd de textures schisteuses évoquant les argiles compactées avec lesquelles il travaillait. « Notre jeune héros, a-t-il fait remarquer sans quitter Incent des yeux, ne semble pas avoir grand-chose à dire, aujourd’hui. »
Restant moi-même assis, j’ai rétorqué qu’Incent, ainsi qu’il le savait (comme tous les Volyens), avait récemment eu beaucoup à dire, qu’en fait il n’avait pas cessé de parler pendant des jours, sinon des semaines, et avait flanché d’épuisement à peine quelques heures plus tôt. Tout cela je l’ai dit d’une petite voix pleine d’humour, pour me conformer au ton calme, presque ironique, de Calder.
« Eh bien ? » s’est enquis ce dernier. Son derrière avait retrouvé son siège, ai-je noté avec plaisir.
« Puis-je vous suggérer, ai-je repris, d’énoncer vous-même votre position ? C’est après tout votre peuple qui subirait les conséquences de n’importe quelle action.
— Tout juste, tout juste », ont confirmé en chœur les hommes installés derrière Calder. J’ai alors compris qu’ils venaient précisément de discuter ensemble de cette question : « Lui ne risque rien, hein ; c’est nous qui allons nous retrouver en prison. »
Mais j’avais pris un risque, bien sûr, avant tout pour empêcher Krolgul de se lancer dans un de ces discours dont il avait le secret. L’idée était de préserver une discussion posée, raisonnable. Il se prélassait sur son banc, surveillant sans en avoir l’air tout ce qui se passait autour de lui, essayant de forcer Incent à croiser son regard de manière à lui réimposer sa volonté.
Ledit Incent formait comme un vide à côté de moi, une absence. Il n’était pas sous la coupe de Krolgul à ce moment-là – ni lui-même, au demeurant ; il n’agissait pas comme un intermédiaire pour les forces et les puissances de la planète, de manière à les rendre exploitables par Shammat ; il ne laissait pas les vertus canopéennes le parcourir. Il n’était rien. Et j’espérais pouvoir le garder dans cet état jusqu’à ce que les pouvoirs guérisseurs de Canopus commencent à agir.
Krolgul gardait le silence. Il comptait à l’évidence ramener Incent sous son emprise.
Après avoir consulté brièvement ses compagnons, Calder a repris la parole d’une voix franche, mais empreinte de colère : « Si nous sommes venus ici, c’est parce que vous nous y avez invités – Volyen ou Sirius ou Canopus, c’est la même chose pour nous. Notre situation est devenue tellement intolérable que nous sommes prêts à écouter n’importe quelle suggestion.
— Ni Volyen, ni Sirius, ni Canopus – mais Shammat, ai-je alors dit. Krolgul de Shammat. »
Je prenais beaucoup de risques en prononçant ces paroles. Car si Canopus n’était pour eux rien d’autre qu’une évocation de contes et de légendes d’autrefois, Shammat se résumait à des réminiscences de malédictions et de jurons dont ils avaient oublié la source.
« Shammat, hein ? » Calder commençait à se mettre vraiment en colère. Ses mécanismes étaient surchargés ; il n’arrivait pas à tout assimiler. « Ma foi, qui que ce soit, nous sommes venus là pour écouter. Lequel va se décider à commencer ?
— Pourquoi pas vous, Calder ? » ai-je suggéré d’une voix posée.
Calder s’est aussitôt levé. « Notre situation est la suivante, m’a-t-il rétorqué avec colère. Nous travaillons tous jour et nuit l’intégralité de notre existence – qui est courte, difficile et douloureuse –, et c’est Volyen qui profite des résultats de notre labeur. Et il n’y a rien d’autre à en dire.
— Et d’après Krolgul de Shammat, ai-je répliqué, vous devriez y remédier en vous soulevant, bien que ne soit pas précisée la méthode de ce “soulèvement”, et en assassinant Grice, le Gouverneur général ? C’est bien ça, hein ? Et tous vos ennuis seraient terminés ? »
Mon petit « résumé » des faits a provoqué force murmures et agitation parmi les hommes entourant Calder. Qui s’est levé, pour s’adresser aux espions éventuels et autres mouchards invisibles présents sur place : « Je n’ai jamais dit une chose pareille, ou quoi que ce soit d’approchant. Ni moi ni aucun d’entre nous.
— Non, ai-je admis, mais ça a été le thème de certains discours récents. J’ai dit qu’il y avait peut-être des alternatives. Et je suis prêt à vous les proposer. »
Krolgul est alors passé à l’action. Sans même se lever, il s’est borné à murmurer, comme pour lui-même : « Grice le Graisseux. Grice le Gourmand. » Ses deux mains autour de ses genoux, il souriait comme si quelque musique secrète égayait ses oreilles.
Des mots qui ont eu pour effet de sortir immédiatement Incent de son alanguissement. « C’est ça ! », s’est-il écrié dans une semi-torpeur, le visage à nouveau barré du sourire accompagnant son autohypnose, « Grice… le Glauque… le Graisseux… » Et il est retombé dans son apathie.
« Eh bien, a fait remarquer Calder, notre jeune maître s’est réveillé, apparemment. »
Pendant ce temps, j’avais observé qu’en face de moi, dans les hauteurs du mur brun, se reflétait une tache pâle là où il n’y avait rien précédemment. D’un coup d’œil derrière moi j’ai découvert au-dessus du trône principal une petite ouverture, dans laquelle se découpait le visage de Grice – aussi pâle, maladif, souffrant que la veille, lorsqu’il écoutait le discours sur la place.
Mais jusque-là personne d’autre ne l’avait remarqué.
« Je vais à présent vous faire un bref résumé de qui me semble réalisab… » ai-je commencé d’une voix ferme.
Mais Krolgul était debout, dans la posture de l’emblème des travailleurs et il hurlait : « Mort au tyran, mort à Grice, mort à… » Et Incent, revenu à la vie, se tenait juste à côté de moi, tout sourire. « M-mort… bégayait-il – sauf que sa voix gagnait en force –, mort à la brute volyenne, mort… »
Nous croyez-vous à l’occasion capables, Johor – c’est juste une suggestion, en passant – de surestimer les forces de la raison ? Calder, je le souligne ici, est un homme solide, sensible, qui mène une existence équilibrée, sans excès, tempérée.
Et face à ce pauvre Incent encore mortellement pâle, mais qui regagnait à vue d’œil des forces, Calder arborait un sourire embarrassé à moitié compatissant.
« Calder, lui ai-je demandé d’une voix égale, est-ce que je vais pouvoir m’exprimer ?
— S’ils vous laissent faire », m’a-t-il répondu avec un rire mi-moqueur, mi-admiratif, avant de me désigner de la tête Incent et Krolgul, qui chantaient « Mort à… » en prenant des postures héroïques.
« Il n’y a que vous qui puissiez les arrêter.
— Laissons-le parler… » a alors lancé Calder.
Krolgul s’est aussitôt interrompu, avec un haussement d’épaules sardonique, méprisant, pour retrouver sa posture assise habituelle – qui parvient à suggérer une valeur personnelle modeste, sans prétention, et en même temps une ineffable supériorité.
Incent a pour sa part continué à chanter, jusqu’à ce que Calder se lève à moitié et lui lance : « Asseyez-vous, mon garçon ; laissons l’opposition s’exprimer. » Et Incent, tout haletant, s’est exécuté – en fixant sur moi des yeux consternés, confus. Avant de jeter à Krolgul un regard d’excuse, mais aussi complice.
« Ce que vous devez faire, ai-je commencé, c’est diversifier votre économie. »
Quelques mots incendiaires, je le savais – tant par leur simplicité que par leur caractère inattendu.
Volyenadna était une planète minière. C’était là un fait, valable depuis au moins aussi longtemps que remontait son histoire telle qu’archivée par Volyen.
Un silence. Après quoi Krolgul s’est autorisé d’abord un long gloussement silencieux, puis un véritable éclat de rire. Une hilarité qui s’est bientôt transmise aux Volyenadniens, puis à Incent. Le malheureux avait le regard vide, et la mâchoire pendante. Il m’inquiétait tout particulièrement : car si je n’arrivais pas à le sauver, à le ramener parmi nous, alors…
« Laissons-le parler », a répété Calder, dont le visage arborait néanmoins un rictus entendu.
« Pour citer Krolgul, ai-je repris, vous êtes une planète esclave. Un monde opulent, dont les richesses partent ailleurs.
— Dans le bide de Gras-Double », a fait remarquer Krolgul d’une voix basse, pour ainsi dire méditative.
« Non, ai-je répliqué. Pendant des générations, les bénéfices de votre labeur vous ont été retirés. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Avez-vous oublié qu’avant d’être les sujets de Volyen, vous étiez ceux de la planète Maken, et encore avant ceux de la planète Slovin – et que tous deux s’appropriaient déjà vos minéraux ? Mais avant cela, c’était vous les conquérants. Il fut un temps où vous dominiez Volyendesta, et même Volyen…
— Avec quoi ? s’est enquis Krolgul. De la glace et de la neige ?
— À mesure que la glace se retirait, vous vous êtes disséminés sur la toundra en vous multipliant – au point d’avoir du mal à trouver de quoi manger et rester au chaud. Vous avez subtilisé des vaisseaux spatiaux aux Sloviniens, qui avaient atterri ici en quête de nourriture, et vous les avez utilisés pour vous rendre sur Maken et sur Volyen. Après quoi vous avez terrorisé quatre mondes, les exploitant de la même manière qu’on vous exploite désormais… »
Calder avait écouté tout cela avec une certaine dérision. « Vous prétendez que nous étions jadis des impérialistes suceurs de sang, tout comme Volyen l’est aujourd’hui ?
— Je dis que vous n’avez pas toujours été des esclaves pourvoyeurs de richesses.
— Et vous suggérez que…
— Volyen vous considère comme un gros lot, et tel sera aussi le cas de l’oppresseur qui prendra un jour sa place – car les empires vont et viennent, à leur grandeur succède leur décadence. Volyen disparaîtra un jour de cette planète, tout comme Maken et Slovin ont fini par la quitter, tout comme vous-mêmes vous êtes affaiblis et avez été chassés des mondes que vous aviez conquis. Mais quiconque se substituera ici à Volyen… » – je ne pouvais bien sûr même pas faire allusion à Sirius : c’était là un mot à murmurer aux seules oreilles d’Ormarin, personne d’autre n’étant assez fort désormais pour l’entendre ; Krolgul lui-même ignore quand Volyen va s’écrouler sur elle-même et se faire assujettir – « … quiconque viendra après Volyen va vous exploiter de la même manière si vous ne faites rien pour vous y préparer. Car vous pourriez vous renforcer, devenir des agriculteurs autant que des mineurs, et… »
Krolgul riait – il pleurait littéralement de rire. « Des agriculteurs ! », s’est-il écrié, alors même que s’esclaffaient les partisans de Calder. « Des agriculteurs – sur cette boule de glace. » Mais le mépris que lui inspirait cette planète s’était manifesté d’une manière par trop évidente, ce que Calder n’a guère apprécié.
« Pour cultiver quoi ? m’a-t-il demandé sans ambages.
— Si vous voulez bien m’écoutez, vous et votre peuple, je vous montrerai quoi. Votre planète n’est pas la seule à connaître de telles conditions.
— Et qu’est-ce qui vous fait penser que Volyen nous laissera faire ? Elle veut nous garder tels que nous sommes ; elle s’intéresse à nos minéraux, et rien de plus.
— Mais vous avez un Gouverneur général qui, à mon avis, serait prêt à vous écouter. »
Ce à quoi Krolgul rétorquait : « Grice le Graisseux ! Gouverneur Général Graillon ! Gras-Double… »
Et tout d’un coup Incent s’est levé, à nouveau vivant, alerte – à nouveau la créature de Krolgul.
« À bas Grice ! hurlait-il. Débarrassons-nous de Grice et… »
Ignorant de mon mieux ce vacarme, je suis resté concentré sur Calder. « Je peux vous aider, ne l’oubliez pas. Souvenez-vous de ce que j’ai dit. »
Calder ne laissait pas son regard croiser le mien : le signe habituel qu’on a cessé d’être réel pour ces gens. Et de fait, pendant quelques minutes, j’ai eu l’impression d’être soudain devenu invisible, car m’évitaient tous les yeux gris, durs et hostiles des ouvriers installés sur les bancs, de même que les ardentes prunelles noires d’Incent. Quant à Krolgul, il baissait la tête comme pour étudier le sol – ce qui ne l’empêchait nullement de maintenir une lourde pression hypnotique sur Incent, redevenu son sujet.
« Il est tout à fait évident… » disait – ou chantait – Incent, d’une voix grave qui accumulait de la puissance « … que nous sommes ici au point d’appui d’une dynamique ! Quelles perspectives s’offrent à nous alors que nous gardons un pied dans notre passé honteux et posons l’autre dans un avenir où les formes de vie se feront toujours plus vibrantes et lumineuses – où, saisissant des opportunités qui nous étaient jusque-là inaccessibles, nous transformerons en bonheur ce qui se résume aujourd’hui à une profonde détresse… »
Une certaine irritation s’est répandue parmi le groupe de Calder, qui s’est écrié : « Fort bien, mon garçon, écoutons vos propositions concrètes ! »
Pris de court, Incent s’est mis à sourire dans le vague, sa Rhétorique parcourant si violemment son corps que ses mains tremblaient, de même que sa bouche.
« Une proposition concrète ! a grommelé Krolgul. Vous réclamez une initiative, un acte ! Je vais vous dire quel acte attend que vous…
— … le remplissiez d’inévitabilité historique… » a terminé Incent, presque avec hésitation, incapable qu’il était de regagner son élan brisé.
« Oui, a confirmé Krolgul – plus fort. Un acte susceptible de parler en votre nom aux tyrans qui…
— … s’engraissent sur votre agonie ! » s’est écrié Incent.
Krolgul : « Grice la Gidouille, le laquais de Volyen, le symbole de Volyen, se tient ici parmi vous ; saisissez-vous de lui et…
— Attrapez Grice ! a hurlé Incent tout en sautant sur place. Traînez-le devant le… devant le…
— … le Tribunal de l’Histoire », a terminé pour lui Krolgul. Et, d’un geste presque imperceptible de la main, il a fait taire Incent – de sorte que celui-ci avait à présent la bouche ouverte, les yeux mi-clos : l’image même d’un dormeur, ou d’une personne en transe.
« Oui, c’est ça ! s’est soudain mis à crier le groupe de travailleurs. Traînons-le devant une cour, et qu’il soit jugé…
— À bas le tyran ! a enchéri Incent. Nous allons l’arracher à son palais et le forcer à venir ici, parmi nous tous…
— Parmi le peuple ! » est alors intervenu Krolgul – ce qui a perdu Incent. Debout parmi nous, les bras levés au-dessus de sa tête, celui-ci semblait comme scintiller de la vie que Krolgul insufflait en lui. Tout était clair, en cet instant : Incent appartenait à Shammat, et tout le monde dans cette salle d’audience le dévorait presque littéralement des yeux. Et je dois vous dire, Johor, que moi-même j’en étais affecté. Oh, comme tous nos efforts m’ont soudain paru petits, insuffisants, pathétiques – et avant tout notre langage, si posé, mesuré, choisi. J’ai alors compris, à mon grand dam, ce que ces mineurs voyaient en moi : une créature restant à l’écart de leur existence, de leurs luttes, une silhouette étrangère assise sur un banc, indifférente, sans passion.
Mais par le simple fait de cette distance, et parce que tout ce que je disais devait sonner si faux, voire brutal, je savais qu’ils allaient m’écouter. « Et une fois que vous aurez traîné Grice hors de la Résidence, ai-je fait remarquer – sans élever la voix, sans faire montre de la moindre volonté de sacrifice, d’immolation –, voire que vous l’aurez tué, quelle différence cela fera-t-il pour Volyen ? Vous aurez sur l’heure un nouveau Gouverneur, peut-être même bien pire. »
Des grognements en provenance des hommes, qui contemplaient l’exaltation d’Incent comme s’il s’agissait de leur propre potentiel perdu. Calder, cependant, s’est autorisé un unique coup d’œil dans ma direction – avec une pointe d’aversion que dans ma faiblesse j’ai trouvé douloureuse.
« Et comment comptez-vous le traîner hors de son palais ? » me suis-je enquis.
Krolgul s’est tourné vers moi. « Nous allons envahir les rues et les places, et dire aux gens : Venez avec nous… Et c’est tout ce dont nous aurons besoin.
— Voilà qui m’étonnerait fort », ai-je répliqué de la même voix égale. J’avais entre-temps remarqué que Grice ne faisait même plus semblant d’être discret à la petite fenêtre. Penché en avant, il fixait sur nous des yeux empreints d’une sombre passion. C’était surtout Incent, le jeune homme ennobli occupé à chanter pour lui-même « La liberté ou la mort, la mort ou la liberté », qui semblait l’intéresser.
J’ai lâché un rire. Oh, oui, un rire calculé digne de tout ce qu’aurait pu faire Krolgul.
Malgré les marmonnements, malgré les cris d’indignation, je me suis tourné vers Calder, le seul parmi les mineurs à demeurer suffisamment maître de lui-même pour conserver un lien avec moi. « Vous aimeriez savoir quand j’ai entendu ce slogan pour la dernière fois, Calder ? »
Mais ces yeux gris pierre refusaient décidément de croiser les miens. « Calder, ai-je donc insisté, est-ce que j’ai le droit de parler ? »
Avec la même aversion, il s’est enfin décidé à me regarder. Avant de hocher la tête. « Bon, d’accord – allez-y. »
Et pendant qu’Incent chantait « La liberté ou la mort ! », je me suis lancé : « Ce que je vais vous raconter s’est passé sur une autre planète. La population d’une certaine contrée ne cessait de s’appauvrir, les conditions économiques de se dégrader. Ces gens voulaient se débarrasser d’une variété de parasites qui profitaient de leur labeur – un genre d’église, dont (au moins cela vous est-il épargné) vous n’avez jamais entendu parler ici. Alors qu’ils débattaient, conspiraient et conféraient, toujours au péril de leur vie, des révolutionnaires professionnels ont pris les choses en main, employant des mots tels que “la Liberté ou la Mort”, ou “Nous ne pouvons renaître que par le sang”…
— Renaître par le sang… » a répété Incent – à croire que cela lui donnait de la force, car il semblait véritablement flotter sur le pouvoir des mots qu’il utilisait, ou qui l’utilisaient.
« Le Roi et la Reine, qui étaient en réalité des gens bien intentionnés, responsables, ont servi de boucs émissaires : les révolutionnaires ont dirigé contre eux la colère et le ressentiment populaire. Les mensonges et calomnies leur ont collé une image de nombrilisme personnel absolument monstrueuse, assez forte pour perdurer des siècles. Les révolutionnaires les ont assassinés tous les deux, ainsi que l’entourage qui les représentait – et puis, à mesure que la population se voyait attisée par toujours plus de mots, de mots, de mots, les assassinats sont devenus aveugles, au point que les révolutionnaires n’ont pas tardé à s’entretuer. S’est ensuivie une véritable orgie de tueries, tant les dégénérés et les criminels qui s’épanouissent toujours dans ces moments-là avaient gagné en puissance et en impunité. Dans cette frénésie de meurtres et de vengeances, dans cette ripaille de mots, de mots, de mots, à laquelle tout le monde participait, l’objet de la révolution – qui avait été de changer les conditions économiques et de rendre le pays puissant et riche – a été oublié. Parce qu’en chacun de nous se trouve, tout juste maîtrisée, une brute – celle-là même qui, fort récemment encore sur cette planète, mangeait de la chair crue, buvait du sang et devait tuer pour vivre. Cette pauvre contrée avait fini par concentrer toutes ses énergies sur le fait de tuer pour tuer, sur le plaisir des mots.
— Tuer, tuer, tuer… chantait Incent.
— Et bientôt ce fut le chaos, qui a permis à un tyran d’entrer en scène : en se servant de mots incendiaires, en unissant par des mots les peuples désunis, il a pris le pouvoir, réintégré la classe qui s’engraissait précédemment sur les pauvres – elle en a même profité pour prospérer un peu plus –, puis entrepris de conquérir tous les pays voisins. Et puis, après s’être imposé par le pouvoir des mots – des mensonges –, il est tombé à son tour, assassiné, pillé, anéanti. Et la contrée où les mots “la Liberté ou la Mort” semblaient si nobles, si beaux, s’est retrouvée une fois encore entre les mains d’une caste dirigeante héréditaire qui contrôlait l’intégralité des richesses. Toute cette souffrance, ces meurtres, cet héroïsme – tous ces mots, ces mots, ces mots, ces mots – pour rien. »
J’avais à présent toute l’attention de Calder et des mineurs. Ils ne prêtaient plus du tout l’oreille au malheureux Incent, qui persistait à poursuivre sa litanie. Ils ne regardaient plus Krolgul, qui me concédait la victoire en son for intérieur et y élaborait déjà de nouveaux plans. Parangon de modestie, le menton calé dans sa main, il considérait la scène en arborant un sourire ironique : le mieux qu’il puisse faire.
« Calder, ai-je repris, certaines personnes n’existent que par l’intermédiaire des mots. Les mots constituent leur carburant, leur nourriture, ils leur sont indispensables. Elles assujettissent par la parole des groupes de gens, des armées, des nations, des pays, des planètes tout entières. Et quand prennent fin les cris et les chants, les discours et l’ivresse de mots, rien n’a changé. “Soulevez-vous” si ça vous amuse, traînez Grice ou une autre marionnette devant le Tribunal de l’histoire, de la géographie ou de “l’inévitabilité révolutionnaire”, enivrez-vous de hurlements – vous et votre peuple tout entier –, mais rien n’aura changé au bout du compte. Grice est en réalité aussi coupable qu’un… »
J’ai remarqué à ce moment-là que tout le monde me regardait – enfin, pas moi, mais au-delà de moi : la tache pâle avait disparu sur le haut mur reluisant. J’ai vu l’exaltation sur le visage d’Incent (Sang… Mort… Liberté…) laisser place à une grimace de haine parfaitement authentique. Grice se tenait là, parmi nous, à côté de lui – aussi enflammé, blême, ennobli qu’Incent, et dans la même posture de souffrance volontaire : bras levés, paumes en avant, le menton bien droit. « Je suis Grice. Grice le Gredin.
— Balivernes, ai-je rétorqué. Vous n’êtes rien de tel. Vous êtes une personne qui a fait son travail, et plutôt bien. Ne vous faites pas trop d’idées sur votre compte. »
Un silence gêné s’est alors abattu sur nous tous. Même Incent avait cessé de chanter. La présence physique de Grice constituait un choc. Personne ne l’avait jamais vu, à part à moitié camouflé par divers types d’uniformes volyens, tous conçus pour dissimuler celui qui les porte. Bien sûr, tout le monde savait qu’il ne s’agissait pas de quelque monstre corpulent farci du sang et de la chair de ses victimes, mais ce qu’ils avaient présentement sous les yeux s’avérait difficile à assimiler. Grice est un individu chétif, au teint blême maladif, doté d’un visage ravagé par une introspection sans but, affaibli par un conflit non résolu.
« Subjectivement, m’a-t-il répondu d’une voix empreinte de dignité, je puis admettre ma non-culpabilité. Je ne suis pas du genre à m’empiffrer – en fait, j’ai même suivi un régime tout récemment. Les vêtements m’indiffèrent. Le luxe ne m’intéresse pas, et le pouvoir m’ennuie. Mais objectivement, d’un point de vue historique, je suis coupable. Faites de moi ce que vous voulez ! »
Et il a écarté les bras devant nous, en attente de quelque apothéose du destin.
« Une minute ! lui a lancé un Calder clairement écœuré. Où sont vos gardes du corps ?
— Ils ne sont pas au courant de ma présence ici. Je leur ai fait faux bond », a-t-il ajouté avec une fierté manifeste. J’ai assisté incognito à un certain nombre de vos réunions. Pas aussi souvent que je ne l’aurais voulu – j’ai tant à apprendre, vous n’imaginez pas ! Mais je suis votre plus grand admirateur, Calder. J’adore tout ce que vous faites. Je suis de votre côté. »
Incent s’était effondré. Il se tenait assis sur son banc, les yeux fixés sur ce scélérat – en état de choc clinique, je pouvais le voir. Me sentant en devoir de faire quelque chose, je me suis levé – et l’ai forcé à m’imiter.
« Bon, ai-je alors dit à Calder – qui était en train de discuter avec ses camarades –, je vais vous laisser. » Alors que je prenais congé, en traînant Incent derrière moi, j’ai entendu Calder s’adresser à Grice d’une voix courroucée : « Quant à vous, Gouverneur, vous allez retourner dans votre palais. Et plus vite que ça. Il ne manquerait plus que quelqu’un croie qu’on vous a kidnappé, ou quelque chose dans le genre. »
J’ai ramené Incent, dans un état pitoyable, là où nous logions. Il était atteint d’une fièvre de Rhétorique, n’ayant pas été en mesure de laisser se déverser toutes les paroles qui se trouvaient en lui.
Je l’ai installé sur un siège. « Je suis désolé, Incent, mais je n’ai pas le choix.
— Je le mérite, j’en ai conscience », a-t-il admis – avec satisfaction.
Une Immersion Totale, donc. « Je vais vous faire vivre les horreurs des événements que j’ai décrits à Calder lors de notre rencontre à la cour. »
J’ai fait de lui un ouvrier métallurgiste à Paris – mais pas plongé dans les profondeurs de la pauvreté, bien sûr, parce qu’il est essentiel qu’un révolutionnaire d’un certain type soit libéré des pires affres de la faim et du froid, ainsi que de toute responsabilité familiale. Les révolutionnaires les plus énergiques appartiennent toujours à la classe moyenne, ce qui leur permet de donner tout leur temps à la cause. Incent a rencontré des gens partageant ses convictions dans une centaine de lieux pauvres, de fonderies, de cafés, de tanières de toutes sortes, fait des discours et en a écouté, défilé dans les rues en hurlant des slogans : Mort… Sang… Liberté… Liberté… À bas… La guillotine pour… Il assimilait avec avidité tout ce qui concernait le Roi et la Reine, la cour, les prêtres. Pareil à un conduit rempli de mots, de mots, de mots, il souffrait d’une fièvre permanente de Rhétorique, et tombait sous le charme de tous les faiseurs de miracles et autres hypnotiseurs qu’il avait le malheur de croiser. Et puis, alors même que les mots prenaient complètement le pouvoir, que leur folie tenait l’intégralité de Paris sous son emprise, il s’est hâté de rejoindre les lieux de meurtre rituel avec des tombereaux, a fulminé contre la saleté et les abus du roi, de la reine, des aristocrates, hurlé la haine que lui inspiraient ses anciens alliés, comme Madame (On-ne-peut-renaître-que-par-le-sang) Roland ; et bientôt il criait avec la foule, face aux anciennes idoles tombées. C’était lui le plus bruyant, le plus véhément, tandis que Paris se repaissait de détails d’une infinie cruauté. Quand les Parisiens, à l’appel de la Commune, se sont introduits dans les neuf prisons pour tuer de sang-froid quatorze cents personnes en l’espace de cinq jours, c’est lui qui a apporté le message de Danton : « Au diable les prisonniers, qu’ils s’occupent d’eux-mêmes ». Et il tuait, encore et encore, sans cesser de chanter : « Jusqu’à la mort avec… mort, mort, mort… » Une fois étanchée la soif de meurtre, alors que les bourreaux s’écœuraient de leurs propres agissements, lui s’est mis à fredonner des chansons sentimentales sur le sort des assassinés, avant d’aller parcourir les rues de la ville à la manière d’un rat ou d’un scarabée – tant l’hystérie s’était irrésistiblement emparée de sa personne. Et quand le nouveau tyran a pris le pouvoir, il a accueilli son avènement en vociférant d’innombrables « Gloire à… ». À force de coups bas et de mensonges, il s’est fait une place dans les rangs de la nouvelle armée ; il n’était plus un garçon fervent, beau et éloquent, mais un homme plutôt gros – tant il était bouffi de paroles, de complaisance et de cruauté –, et il défilait dans chaque pays que les troupes du tyran mettaient à feu et à sang. Au bout du compte il a participé à l’ultime guerre de conquête menée par le despote avant sa chute, et est mort de faim dans la neige avec des milliers de soldats, sans avoir un instant cessé de parler, d’induire en erreur le peuple dont il avait envahi le pays.
Après quoi il est revenu à lui-même, sur la chaise installée face à moi ; à force de cligner les yeux, il a fini par prendre conscience du caractère tangible de sa présente situation – plus réelle que l’existence qu’il venait de quitter.
Il s’est mis à pleurer. Presque sans un bruit, tout d’abord – ses yeux vides s’agitant en tous sens, des larmes s’écoulant tranquillement d’eux –, puis avec abandon, vautré sur sa chaise, son visage dans le creux de son bras.
Je l’ai laissé là pour sortir dans la rue. Rien n’y sortait de l’ordinaire : les meilleurs endroits de la ville – jardins, restaurants, cafés – étaient pleins de Volyens ; quant aux Volyenadniens, ils emplissaient les clubs et cafés des ruelles secondaires. Il ne semblait pas y avoir davantage de patrouilles armées que d’habitude. Une seule lumière brûlait dans les hauteurs de la Résidence.
Incent était en train de dormir dans son fauteuil.
J’ai traversé la place jusqu’à la Résidence, où j’ai demandé à voir le Gouverneur Général Grice. On m’a informé qu’il était parti précipitamment pour Volyen.
J’ai laissé à Calder des messages – disant que j’étais disponible pour parler s’il le voulait – dans tous les établissements que je le savais fréquenter ; malgré plusieurs jours d’attente, il ne s’est pas manifesté. J’ai beaucoup écouté Incent, qui avait besoin de me raconter l’existence qu’il venait de vivre : la fièvre l’avait – pour un temps, j’en ai peur – quitté. Il n’y avait plus rien de brûlant ou d’inspiré dans ces mots hésitants, maladroits, douloureux. Incent frissonnait et tremblait, il restait parfois figé d’horreur devant ce qu’il avait vu et fait.
Mais je dois me rendre sur Volyen, c’est là une certitude. Je ne puis donner à Incent davantage de temps pour récupérer. Comme il est de mon devoir de lui laisser le choix – quand bien même ce serait si dangereux pour lui de faire le mauvais actuellement –, je lui ai dit qu’il pouvait soit venir avec moi, soit rester avec Krolgul. Mais la simple mention de Krolgul l’a fait trembler.
Nous partons immédiatement.
J’ai profité de mon voyage pour rendre visite à Ormarin sur Volyendesta.
La présence sirienne y est très forte. Partout il y a des routes, des ponts et des ports en construction. Et partout l’on voit des camps remplis d’esclaves. Des appareils siriens de multiples sortes parsèment le ciel, et tout le monde ne parle que de mort et d’invasion. Sirius, Sirius, disent les autochtones. Mais qui est Sirius ? Pendant que je me trouvais là-bas, tous les vaisseaux spatiaux ont disparu, laissant les cieux intégralement vides, pour réapparaître le lendemain – signe que le pouvoir a changé de mains sur la Planète Mère. Mais personne sur Volyendesta n’est au courant de quoi ce soit à ce propos ; à leurs yeux, l’envahisseur reste « Sirius ».
Ormarin, notre principal espoir, se trouve à l’hôpital ! Quel contretemps ! Son traitement aurait à l’évidence pu être un peu plus adapté. On l’a soumis à une Immersion Bénigne, cinq épisodes historiques de Shikasta illustrant autant d’aspects de la conquête des plus faibles par des Empires au pic de leur expansion – chacun, éphémère, datant de l’époque où pullulaient de telles structures politiques dans les franges nord-ouest. Vu qu’il s’agissait d’une Immersion Bénigne, il s’est borné à observer les événements, sans y participer – mais j’ai bien peur que cette thérapie l’ait plongé dans un état d’esprit à peine meilleur que la Rhétorique Ondulante d’Incent. Installé sur le toit de l’hôpital, ses yeux humides tournés vers le désert, Ormarin est sous l’emprise d’une grave attaque d’Aquoibonisme – aussi connu sous le nom de Futilité de Tout Effort.
« Allez, mon ami, l’ai-je exhorté, ressaisissez-vous ! Reprenez-vous ! Comme vous le savez, les Siriens – ou d’autres envahisseurs – ne vont pas tarder à attaquer ; ce n’est pas le moment de vous laisser aller !
— Peu m’importe. À quoi bon s’y intéresser ? Nous allons les combattre – ou pas ; nous allons lutter contre eux lorsqu’ils auront débarqué ici – ou pas ; nous mourrons par milliers – millions – dans tous les cas. Ces pauvres hères, les esclaves des Siriens, vont mourir par millions, puisque telle est leur fonction. Nous autres Volyendestiens périrons également. Et puis l’Empire sirien finira par s’effondrer, car tel est le destin de tout empi…
— Dans le cas qui nous intéresse, l’ai-je interrompu, ça devrait arriver assez rapidement.
— Et ensuite ? On aura là un autre exemple pour les livres d’histoire d’une entreprise ratée, d’une inutilité – d’une aventure accomplie dans le sang et la souffrance qu’il aurait mieux valu ne jamais tenter… »
Il a continué ainsi pendant quelque temps ; moi je l’écoutais d’une oreille appréciative, ayant rarement eu l’occasion d’avoir un aperçu aussi classique de cette affection – avec toutes les formulations verbales correspondant aux symptômes les plus connus, exprimées d’une manière fort élégante.
En réalité, je faisais enregistrer notre entretien pour les médecins.
Mais ce que j’espérais, c’était pouvoir l’emmener sur Volyen afin qu’il puisse m’aider à prendre soin du pauvre Incent.
Les docteurs m’assurent qu’Ormarin sera bientôt redevenu lui-même, prêt à jouer son rôle dans notre mascarade céleste – une expression qu’il ne cesse de répéter. Je la trouve assez séduisante, attirante, en ce sens qu’elle parle aux aspects de ma personnalité que mon immersion dans ces événements est destinée à guérir, ou du moins à rendre plus facilement contrôlables.
« Ce théâtre céleste qui est le vôtre… » Le visage honnête d’Ormarin portait la marque de l’épuisement résultant d’un excès d’ironie. « Ce peep-show destiné aux amateurs de futilité ! Cette pièce mise en scène par des planètes et des constellations au profit, présume-t-on, d’observateurs dont le palais a besoin d’une stimulation de plus en plus forte, cet absurde…
— Ormarin, l’ai-je coupé, vous êtes peut-être malade, nos bons docteurs ont peut-être un peu exagéré avec vous, mais je me dois de vous féliciter au moins pour votre meilleure compréhension globale, pour l’élargissement de vos perspectives. J’ai vraiment hâte de travailler avec vous une fois que vous irez un peu mieux. »
Il a sombrement hoché la tête, ses yeux fixés sur des visions d’armées conquérantes fantomatiques détruisant tout ce qui croisait leur route – des armées presque aussitôt balayées, pour être remplacées par… .
Je me souviens d’avoir moi-même souffert d’une attaque aussi prolongée qu’intense de cette pathologie, et bien qu’elle ait causé beaucoup d’ennuis à mes supérieurs de l’époque – vous en faisiez partie, Johor, bien entendu –, je puis vous assurer qu’elle n’est pas sans consolation. Une certaine mélancolie intérieure teintée d’orgueil accompagne la contemplation de ce qu’un esprit enfantin trouvera sans doute futile ; j’en tirais pour ma part un véritable plaisir. Fort bien, remarque ce spectateur philosophique d’événements cosmiques, immobilisé par la perspective cosmique, en s’adressant au Cosmos lui-même ; fort bien, si c’est ce que vous voulez être, alors prenez vos responsabilités ! Et vous croisez les bras, calez votre dos contre votre chaise, vous fendez d’un sourire sardonique, fermez à moitié les yeux, prêt à voir une comète s’écraser sur une petite planète plutôt agréable, ou un autre monde englouti par – disons – une phase d’expansion sirienne résultant d’un besoin en minerai ou en marchandise ; un besoin erroné, en réalité, les économistes ayant commis des erreurs de calcul.
« À bientôt, Ormarin, lui ai-je lancé. Dans l’ensemble, je suis très satisfait de vous. Vous avez fait de beaux progrès. »
Mais il s’est forcé à me demander : « Fort bien ! Si vous n’êtes pas Volyen, si vous n’êtes pas Sirius, alors qui êtes-vous, avec vos manières autoritaires ? » Quand je mentionne – rarement – Canopus, ses yeux se mettent à rouler dans leurs orbites : il ne veut pas savoir, c’est là une certitude.
Je suis immédiatement allé voir le pauvre Incent. Ça n’avait pas été aisé de lui trouver le bon endroit pour son rétablissement. Ce dont il avait besoin, c’était d’une absence totale de stimulation. Mais sur la Volyen d’aujourd’hui, où même le refuge rural la plus retiré peut à tout moment se mettre à vibrer du vacarme de machines ou de bruits enregistrés ? Un de nos amis tient un hôtel dans le centre de Vatun. Oui, c’est au sein même de la capitale que j’ai pu prendre les dispositions nécessaires. Une grande pièce en plein cœur du bâtiment, bien isolée, et surtout sans aucune ouverture sur l’extérieur. Vatun regorge de parcs et de jardins, vous n’êtes pas sans le savoir – quand bien même ils sont sans doute moins bien entretenus qu’à l’apogée du pouvoir volyen. Je voulais avant tout protéger Incent des pensées débilitantes que les processus naturels engendrent inévitablement. Les cycles de naissance, de croissance, de décomposition et de mort, la transmutation d’un élément en un autre, toute cette fébrilité – non, ce n’était pas pour Incent, pas dans son état. La moindre stimulation malvenue me paraissait contre-indiquée.
J’avais bien dit à notre ami le propriétaire, dans la lettre que je lui avais fait parvenir par l’intermédiaire d’Incent, qu’aucune contrainte n’était à prévoir le concernant : ce jeune homme ne serait probablement que trop disposé à accepter un environnement neutre dénué de tout stimulus.
Et donc je suis allé retrouver Incent. Laissant derrière moi le vacarme des rues de Vatun, et les pensées troublantes qu’inspirent immanquablement ses jardins, je suis entré dans l’établissement – où régnait un silence parfait. Je me suis approché d’une haute porte blanche située au fond d’un couloir recouvert d’un épais tapis ; dans la grande pièce blanche sur laquelle elle donnait, j’ai trouvé Incent – avachi dans un fauteuil – occupé à fixer le plafond immaculé. Il n’y avait pas le moindre objet naturel à l’intérieur de ce havre de paix, pas même une fibre végétale dans les tapis ou les couvre-lits, aucun rappel du monde animal sous forme de peaux, de fleurs ou de feuilles. Quelle paix suprême. J’étais moi-même en grand besoin de repos après avoir ajusté mes équilibres intérieurs, qui avaient été, je dois l’avouer, troublés par les tourments philosophiques d’Ormarin ; j’ai donc pris place sur une chaise longue juste à côté d’Incent, pour profiter avec lui de la blancheur qui nous entourait, pour écouter en sa compagnie – le silence.
« Je ne vais jamais partir d’ici ! s’est exclamé Incent. Jamais ! Je vais vivre ma vie entre ces quatre murs, tranquille, seul, sans faire de mal à personne. »
Je n’ai même pas pris la peine de répliquer quoi que ce soit.
« Quand je pense aux horreurs que j’ai vues, à celles auxquelles j’ai participé – quand je… » Et des larmes ont jailli de ses grands yeux sombres.
« Voyons, Incent… » Je lui ai alors offert une sélection des phrases apaisantes dont j’avais si récemment gratifié Ormarin.
« Non. J’ai découvert de quoi j’étais capable. J’ai décidé de postuler pour un poste sur Canopus. Mais il me reste deux choses à faire avant cela. D’abord, m’excuser auprès du Gouverneur Grice.
— Ah.
— Et deuxièmement, je veux retrouver Krolgul et… et…
— Et quoi, Incent ?
— Je me disais… j’aimerais lui donner une occasion de s’amender.
— Ah. »
Un long silence.
« Comme vous le savez, vous pouvez faire tout ce que vous vous croyez en devoir de faire. C’est la loi. La liberté. De choix. Si vous pensez que tel votre destin – aider Shammat à s’amender, sans parler de Puttiora –, alors…
— Et voilà que vous vous moquez de moi ! Ce n’est pas gentil de votre part !
— Ah, eh bien, peut-être est-ce quand même trop tôt. À votre place, je resterais ici un peu plus longtemps histoire de reprendre des forces – c’est ce que je ferais si je le pouvais, en tout cas. Mais libre à vous de partir, si c’est ce que vous voulez. »
J’ai alors moi-même pris congé de lui, notant avec soulagement qu’il ne bougeait pas d’un pouce. Si une position allongée – les pieds au même niveau que la tête – peut être qualifiée d’héroïque, alors Incent s’approchait en cet instant de l’héroïque : bras croisés avec défi, menton bravant le plafond, pieds au garde-à-vous.
Après avoir quitté l’hôtel – le hall d’entrée résonnait de bruits divers et d’agitation : une délégation commerciale qui s’apprêtait à repartir pour le QG sirien établi sur la planète Motz –, je me suis rendu directement dans le parc situé en face. Quelques gazelles errantes sont aussitôt venues me saluer. Il s’avère qu’elles sont originaires de Shikasta, où Sirius les a volées pour ensuite en faire présent à Volyen. Elles m’ont léché les mains, les ont poussées du museau – mon dispositif émotionnel était presque en surcharge, je le savais. La flore à tous les stades de croissance. Le chant des oiseaux. En résumé, mes mécanismes stabilisateurs subissaient l’assaut habituel en pareilles circonstances. Garder mon équilibre émotionnel m’était tellement difficile que j’ai failli rejoindre Incent à l’hôtel.
Oh, la beauté de la vie naturelle ! Les illusions de l’instinctif ! La séduction de tout ce qui respire et oscille ! Comme je me languis de Canopus, de ses… mais passons. Pardonnez-moi ma faiblesse.
J’étais bien sûr en route pour rejoindre Krolgul ; en réalité j’avais failli aller le voir en premier, avant Incent.
Shammat a fondé sur Volyen une École de Rhétorique, dans la droite lignée de celle que Tafta a fait prospérer pendant fort longtemps sur Shikasta pour tirer profit des émanations des Religions et de la Politique. Mais quand Tafta a commis une erreur de jugement, en soutenant la mauvaise junte shammatéenne, l’école de Shikasta s’est retrouvée négligée et a perdu de son utilité. Krolgul, qui avait étudié l’histoire de cet établissement, a prié les nouveaux Seigneurs de Shammat de l’autoriser à effectuer une nouvelle tentative sur Volyen. L’école a commencé son activité peu après votre venue ici, se gavant des effluves provoqués par les turbulences siriennes.
Je ne me souviens pas que vous ayez mentionné l’école de Tafta sur Shikasta. Elle possédait deux branches principales, l’une déguisée en séminaire théologique, l’autre en institut d’études politiques. Le premier bâtiment, grandiose, offrait toutes sortes de satisfactions pour les sens ; le second était aussi sobre que fonctionnel. Dans le premier, les élèves portaient des robes et des accoutrements d’une grande richesse et d’une infinie variété ; dans le second, les vêtements restaient austères. Mais les types de discours tenus dans ces deux séminaires apparemment si différents étaient en réalité presque identiques, de sorte que les étudiants pouvaient – ils étaient même encouragés à le faire – traduire le Religieux en Politique et vice versa, un processus qui nécessitait en général la simple substitution de quelques mots dans une harangue publique.
Il n’a pas été possible de copier précisément cela sur Volyen, car sur cette planète les « aspirations à l’élévation » ont toujours coïncidé avec des aspirations politiques. Mais il existe deux branches principales de Rhétorique, et les bâtiments qui les expriment s’avèrent très différents : l’un est d’un style sévère, l’autre emploie toutes les astuces de type sensuel que vous pouvez imaginer, depuis les artifices d’éclairage et de couleur jusqu’à la multiplication des plantes d’intérieur. Le son est bien sûr pleinement exploité. Visiter cette branche de la Rhétorique qu’ils décrivent vulgairement comme « le royaume de la combine » a donc pour effet de vous rappeler le Séminaire Religieux sur Shikasta – alors même que le bâtiment rudimentaire qui accueille l’autre, dépourvu comme il est de toute décoration, évoque un tout autre aspect de la culture shikastienne. Rappelez-vous : il suffisait là-bas qu’un politicien avide de pouvoir porte des vêtements simples et utilise le langage des gens ordinaires pour avoir l’air aux yeux des plus crédules d’une personnalité aussi « honnête » que « sincère ».
Mais comme la politique n’a eu de cesse de répondre à toutes les envies d’amélioration de Volyen, elle est vraiment « riche comme la vie elle-même », pour citer le slogan peint à l’entrée de l’école de Krolgul. Par le passé, Volyen a été à plusieurs reprises un monde assujetti : ses pensées et croyances conservent quantité de vestiges de la Rhétorique des esclaves. Elle a été une planète indépendante, entretenant aussi peu de contacts que possible avec ses voisines : le fier langage de l’isolement autosuffisant est toujours en usage, quand bien même l’autosuffisance appartient depuis longtemps à une époque révolue. L’expansion de son Empire s’est faite d’une manière impitoyable et rapide : des chants, poèmes, discours emphatiques de toutes sortes, toujours en usage, témoignent encore de cette phase. Nous avons en l’état affaire à un Empire en cours d’effondrement, mais son langage n’a pas encore rattrapé cette réalité. Volyen deviendra bientôt une colonie sirienne : elle n’aura pas à inventer de nouveaux moyens d’expression, car les poncifs datant de ses périodes de servitude n’auront qu’à se remanifester, qu’à vivre une seconde vie.
Mais en faisant le récit de ce cycle, je prends conscience de développer des premiers symptômes similaires à ceux qui accablent Ormarin ; je vais donc en rester là.
Je n’aurais pas pu choisir meilleur moment pour visiter cette école, me suis-je avisé en arrivant, car il y avait des examens en cours. Krolgul se trouvait au fond d’une grande salle, installé derrière une table avec des collègues examinateurs ; des étudiants passaient successivement devant eux pour leur montrer ce qu’ils avaient dans le ventre.
La salle d’examen se résumait à un simple rectangle blanc, sans aucune forme, parfum, couleur ni même son susceptible d’engendrer des émotions. Afin de tester avec précision les effets de la parole sur les sujets, tout autre stimulus était écarté.
À mon entrée, j’ai traversé un hall d’entrée bondé de candidats anxieux. Ils venaient de Volyen, de Volyenadna, de Volyendesta et même des deux planètes extérieures Maken et Slovin. Parmi eux se trouvaient plusieurs de nos agents, notamment 23 et 73 – mais vous aurez déjà reçu mes rapports les concernant. Ces deux-là étaient si jeunes dans le Service lorsqu’ils ont été capturés par les Shammatéens que le Lien n’a pas eu le temps de se faire pleinement – aussi ne sont-ils d’aucune utilité pour Shammat. Krolgul ne comprend pas du tout pourquoi les attentions qu’il leur porte n’ont aucun résultat, alors même qu’ils se montrent tout aussi enthousiastes qu’Incent. Leur conflit intérieur étant moindre, ils semblent bien plus stables, cohérents, d’où le fait qu’il en attende plus d’eux plus que du pauvre Incent… C’est vraiment une chance qu’il ait tant de problèmes de compréhension !
J’ai salué nos deux membres (temporairement) perdus, qui m’ont répondu par un signe de tête embarrassé. Car dans leur cœur ils se savent originaires de Canopus – et croient, d’une manière tortueuse, qu’en servant Shammat ils continuent de Nous servir. Les autres agents ne m’ont pas reconnu.
Une jeune candidate avait tout juste échoué lorsque je suis entré. Krolgul et ses collègues venaient d’ordonner qu’on la débranche de l’appareil lorsqu’il m’a vu ; il a bondi de l’estrade pour venir m’accueillir.
Il rayonnait. Krolgul est toujours heureux de me voir ! Surpris ? Bien sûr que je l’étais, et cela m’a plongé dans des abîmes de réflexion. De ce que j’en comprends, notre présence semble à ses yeux une garantie de l’importance de ce que lui, Shammat, accomplit. La déprime guette ces agents sur les planètes où ils sont à l’œuvre, parfois depuis des millénaires, sans qu’apparemment nous le sachions ; ils se demandent si leurs efforts en valent la peine. Mon arrivée dans « l’Empire » volyen les a donc remotivés.
Mais ce n’est pas tout : ils savent pertinemment à quel point leurs informations sont partielles, ils savent qu’on échafaude nos plans pour l’ensemble de la Galaxie à partir de données auxquelles ils sont loin d’avoir accès. Krolgul, en préparant avec beaucoup d’habileté un soulèvement de masse « partout sur Volyen, tout le monde en même temps – rien de moins, rien de plus », pour citer un récent discours, sait au fond de son cœur que mes attentes sont fort différentes.
Il s’est précipité vers moi, main tendue, tout sourire, l’air un peu simiesque ; et son plaisir était authentique.
Il portait un autre semi-uniforme. Ce ne sont pas des tenues symbolisant quoi que ce soit de particulier : la plupart des jeunes de l’Empire volyen s’en inventent des spécifiques, ayant été conditionnés par les guerres et soulèvements coloniaux récents – qui ont tous été menés en uniforme. Chaque armée, même si elle se résumait à un groupe de guérilla, imposait l’uniformité jusqu’au dernier bouton de col ; toute infraction, même la plus légère, était passible de sanctions, parfois de mort. En réalité, il ne leur est plus possible de réfléchir à la guerre autrement qu’en termes d’uniformes. Cette disposition mentale infecte à présent tous les aspects de leur existence. Un certain type de vêtement est prévu pour les membres inférieurs, en tissu épais, rigide, très serré, toujours de la même couleur, qui souligne les fesses et les parties génitales. On ne le porte pas uniquement d’un bout à l’autre de l’Empire : il s’est aussi répandu sur les planètes voisines de Sirius. Un jeune qui, pour une raison ou pour une autre, ne possède pas un habit de ce genre se considérera comme un paria, et sera vu comme tel par autrui.
L’uniforme de Krolgul présente néanmoins une originalité : la partie inférieure est constituée d’une jupe, similaire à celle que portent les ouvriers non qualifiés – généralement des étrangers – sur Volyen. (Eux-mêmes l’attachent entre les jambes pour former un pagne, mais celles des Shammatéens s’avèrent trop poilues et noueuses pour être montrées – ils laissent par conséquent le tissu pendre librement.) Et puis, il est très coloré ; si cela s’explique en réalité par l’inclination shammatéenne pour les couleurs fortes, Krolgul justifie son choix en prétextant que « porter du noir, la couleur des vêtements de travail des masses laborieuses, génère une fausse identification ». Par-dessus des jupes en coton cramoisi, bleu, vert, jaune, il enfile en général des tuniques marron fort bien taillées – elles se caractérisent principalement par les poches boutonnées qui garnissent tout le devant et le bas du dos. Cela donne l’impression d’une personne ayant besoin de deux mains libres, sans doute pour tenir une arme à feu quelconque.
Krolgul portait une jupe bleu vif, et sa tunique grouillait de papiers, d’instruments d’écriture et de divers appareils électroniques.
« Servus ! m’a-t-il lancé en me serrant la main. Vous êtes le bienvenu. Voulez-vous m’écouter ?
— J’ai beaucoup à apprendre, à votre avis ? l’ai-je taquiné.
— Qui sait ? Nous nous flattons de… mais vous allez le découvrir par vous-même. » D’un signe, Krolgul a invité le candidat suivant à entrer, sans pour autant s’éloigner de moi : il me lançait des regards à la dérobée, presque suppliants, dont il ne semblait pas avoir conscience.
« Vous voulez me parler d’Incent ?
— Oui, oui », m’a-t-il répondu avec un empressement manifeste, tout en essayant de parler d’une voix désinvolte.
« Il n’est toujours pas guéri. » Krolgul s’est aussitôt déridé. Quand sa propre personnalité n’est pas gouvernée par une quelconque usurpation, il devient extraordinairement transparent, facile à lire. « Et il ne s’en remettra pas de sitôt, si vous voulez mon avis. Vous êtes bien placé pour le savoir, la position d’intermédiaire que vous lui imposez provoque en lui de très fortes tensions. » Se sont alors succédé d’innombrables regards – vacillants, dubitatifs, triomphants, d’excuse, voire embarrassés. Car Krolgul semblait croire que nous ignorions l’importance d’Incent dans la bataille opposant Canopus et Shammat – alors même que tous nos agissements depuis le début de ma visite, les siens comme les miens, le clamaient haut et fort. « Vous risquez de le rendre très malade. Il suit un traitement, en ce moment.
— Ma foi, pour ce qui nous concerne, a rétorqué Krolgul d’une voix de bluffeur que lui-même n’avait pas l’air de trouver convaincante, Incent est simplement un de vos agents. » Et il a produit une pipe, qu’il a entrepris d’allumer.
« Krolgul… », ai-je lâché, j’espère avec modération, sans oublier « l’humour » si indispensable aux résidents de cette planète, « … vous nous posez bien des problèmes. » Flatté, il s’est aussitôt égayé – je le voyais s’empêcher non sans mal d’afficher un large sourire. « Mais vous êtes vraiment sur la mauvaise voie, vous savez. » J’ai aussitôt perçu le découragement qui s’emparait de toute sa personne, de sorte qu’il y avait à présent devant moi un individu visiblement consterné, qui, sans qu’aucune caractéristique extérieure ne la trahisse, m’évoquait irrésistiblement un singe, l’animal ; ce Suzerain shammatéen de l’Empire volyen s’était comme affaissé à mes côtés : interloqué, bouche bée, affaissé, il fixait sur moi des yeux suppliants : Expliquez-moi, expliquez-moi, expliquez-moi.
Mais les assistants avaient branché le candidat ; Krolgul a donc dû retourner à sa place sur l’estrade. J’ai refusé de l’y rejoindre, préférant rester seul à proximité du mur.
C’était un jeune mâle gris-vert originaire de Volyenadna – une créature trapue, flegmatique, qui ne montrait aucun signe de nervosité. Il a débuté immédiatement, en prenant garde de ne pas perturber le câblage des moniteurs avec sa main.
« Camarades ! Mes amis. Je sais que je peux vous appeler ainsi, à cause de ce que nous allons entreprendre ensemble. »
Les graphiques et imprimés dévoilant ses réactions émotionnelles à ses propres paroles s’affichaient, non pas là où il pouvait les voir – cela aurait pu l’influencer –, mais derrière lui, sur un grand écran situé en hauteur. Pareille disposition permettait aux examinateurs (et à moi-même, incidemment) de l’observer tout en notant l’état précis de son dispositif émotionnel.
Celui-là n’allait pas tenir longtemps, c’était déjà évident – malgré son apparente impassibilité : l’intégralité de son organisme avait réagi au mot amis, et entreprendre ensemble lui avait presque fait dépasser les limites autorisées.
« … non, vous ne vous demandez pas : “Et qu’est-ce que c’est ?”, car vous le savez déjà. Nous le savons déjà… »
Mais le candidat avait déjà échoué. Sa voix s’était brisée d’émotion sur cette tirade, et l’alarme sonore s’était déclenchée.
Une belle jeune femme originaire de Volyendesta – pleine d’assurance et de sourires calmes, et il y en avait pour nous tous – a alors pris sa place.
Elle a fort bien survécu au premier passage, malgré ce dangereux amis délibérément mis sur sa route ; quant au nous, il a à peine fait frissonner les instruments d’évaluation. « … si nous ne nous accordons pas sur les raisons expliquant ce qui s’est produit, nous devrions parvenir à un consensus sur le remède. Tout le monde ici est uni par cette certitude : les choses ne peuvent pas continuer ainsi. Pourquoi sommes-nous entourés d’inégalités flagrantes, d’injustices terribles, d’une pauvreté épouvantable et d’une richesse cynique… » Son timbre laissait croire qu’elle avait des larmes dans la gorge ; elle n’allait pas pouvoir tenir longtemps ainsi. Elle s’est néanmoins obstinée – quand bien même nous voyions, à l’impatience et l’irritation qu’arborait son visage, qu’elle se savait vaincue. « … Pourquoi sommes-nous accablés comme nous le sommes par la stupidité empotée d’une bureaucratie qui gémit sous le poids de sa propre incompétence ? Pourquoi voyons-nous dans les rues des jeunes qui n’ont jamais su ce que ça fait de toucher une paie décente pour un travail honnête… »
Sa voix s’est brisée sur travail ; le buzzer a aussitôt retenti. Elle a quitté la salle d’un pas ferme, courageusement – mais des larmes de déception coulaient le long de ses joues.
La suivante faisait partie des frêles citoyens pâles de Slovin, qui ont toujours tellement de mal à convaincre de leur force les habitants massifs, stoïques, robustes des planètes voisines. Aussi coriaces que résistants, avec un système nerveux bien moins sensible que d’autres à l’inflammation émotionnelle, ils sont en réalité fort prisés une fois qu’on a dépassé ces préjugés. Le jury attendait de grandes choses de cette révolutionnaire apparemment fragile ; et de fait elle ne s’est pas laissé déstabiliser par les mots-pièges qui avaient eu raison de ses prédécesseurs. « … un travail honnête ? Et pourquoi l’instant d’après la vue de désœuvrés oisifs nous donne-t-elle envie de vomir ? Pourquoi ? Pourquoi ? » Ces deux pourquoi ont fait monter toutes ses courbes à des niveaux dangereux, mais elle n’a pas tardé à se reprendre. « Pourquoi ? Nous savons tous pourquoi ! Mais que faudrait-il faire ? Nous le savons aussi. Oui, nous le savons. N’est-ce pas ? Notre situation est mauvaise. Épouvantable. Mais tout espoir n’est pas perdu. Ce dont nous avons besoin, ce qu’il nous faut, ce sont des sacrifices. » Et elle a dépassé les limites autorisées. Mais la montée des aiguilles avait été si soudaine que le jury s’est concerté, pour finalement lui dire d’aller se reposer un peu avant de revenir faire un nouvel essai. (Qu’elle a de fait transformé haut la main.)
Le suivant était un travailleur autochtone volyen – pas la race la plus attrayante qui soit, avec sa peau couleur d’un mauvais mastic, et sa carrure épaisse dénuée ou presque de toute grâce. Mais ces gens sont connus pour leur faible volatilité émotionnelle. Les aiguilles ont dangereusement vacillé sur ami, travail, sacrifices, mais tout est revenu à la normale ensuite. « Oui. Des sacrifices. On ne nous demande pas simplement de nous serrer la ceinture – bien qu’on nous y invite ; de travailler dix-huit heures, voire vingt heures par jour : il nous faudrait aussi accepter de laisser nos petites individualités pathétiques se fondre dans le grand tout, la grande Volonté, le grand objectif, la grande Décision… accepter une fois pour toutes que rien ne puisse continuer de la sorte. Oui, une fois pour toutes, camarades… mes frères… mes sœurs… mes amis… » Les aiguilles se sont affolées. Le candidat lui-même a levé la main, pour supplier qu’on lui accorde une nouvelle audition ultérieure. Requête qui a été acceptée.
Le suivant était un autre Volyen. « Et par quoi commencer ? Par quoi ? Eh bien, par nous-mêmes ! Comment pourrions-nous bâtir un nouveau monde avec de vieux cœurs et de vieilles volontés ? Nous avons besoin de cœurs tout neufs, jeunes, immaculés… » C’est à ce moment-là que ce malheureux s’est perdu. Mais tous ceux qui survivaient aussi loin bénéficiaient d’une seconde chance.
Se sont alors succédé plusieurs candidats qui ont échoué très tôt, dès les premiers mots tests. Et puis, enfin, l’un d’eux a survécu à l’ensemble du processus. C’était un autre de ces Sloviniens argentés, fragiles, d’apparence si vulnérable. « Nous sommes entourés des sommets d’événements colossaux, à la lumière desquels les générations futures considéreront leur propre destin. Là-haut, dans le tonnerre amalgamé d’innombrables époques, se joue le sort actuel des planètes. Nous avons besoin de lucidité et d’un but inébranlable. Nous allons débuter et achever notre tâche au son des hymnes et des chants des ouvriers. Votre labeur n’est pas de l’esclavage, mais un grand service rendu à la patrie de tous les gens honnêtes. Sacrifice ! Une volonté commune ! Ce n’est qu’en empruntant ce chemin que nous trouverons la voie du salut, de la solidarité et de la satisfaction. Sacrifice. Et des cœurs immaculés. Des mains propres. L’amour… »
Ce premier vainqueur incontestable s’est alors retiré, plein de la modestie timide qui est d’usage ici pour les personnes ayant réussi, après quoi les membres du jury ont commencé à discuter entre eux. Il allait y avoir une pause, je le voyais. Pourquoi ? Parce que Krolgul n’arrêtait pas de ruminer mes paroles, sur cette estrade où il ne cessait de se mordre les doigts et de s’agiter sur son siège en laissant à ses confrères toute la tâche de juger des prouesses des candidats. Il voulait revenir me parler, me presser de questions, m’aiguillonner – jusqu’à ce que je lui dise ce que je savais. Jusqu’à ce qu’il ait connaissance des plans de Canopus, des informations à disposition de Canopus…
Mais quelque chose d’inattendu s’est produit à ce moment-là. Dans la salle d’examen a alors pénétré – d’une démarche plutôt tranquille – Incent, vêtu d’une variation sans originalité de la tenue administrative locale. Lorsqu’il m’a découvert assis là, il m’a adressé un petit geste signifiant : Ne vous inquiétez pas.
Il a bien pris garde de ne pas croiser mon regard, par contre. Un mauvais signe : rien de ce que je pourrais lui dire n’allait donc le toucher. Je me suis réadossé à mon siège, prêt à laisser se produire ce qui devait arriver…
Krolgul avait bondi sur ses pieds en le voyant entrer, comme si sa présence en ces lieux avait suffi à régénérer son énergie et sa détermination. Après avoir crié : « Incent… », il s’est souvenu de ma présence et a lancé un coup d’œil dans ma direction – mais de la même manière qu’Incent : presque à la dérobée.
Incent s’est comporté avec Krolgul d’une manière – il n’y a pas d’autre mot pour ça – parfaitement digne. Il s’est positionné à la place du candidat et a fait signe aux assistants de le brancher.
« J’ai l’intention de réussir cet examen », nous a-t-il alors lancé, avec le calme presque indifférent caractéristique de sa maladie ; car bien sûr il était malade, quand bien même les examinateurs n’en avaient pas nécessairement conscience. Il était en carence d’émotions, après en avoir reçu en abondance. Personne ne se remet d’une Immersion Totale en quelques jours – doux euphémisme. Ses réservoirs émotionnels étaient au plus bas ; il avait donc l’air calme – d’où le fait qu’il donnait cette impression d’affable urbanité.
Une fois tous les fils et les câbles en place, il m’a souri avec assurance. « Je suis prêt. »
L’affaire se présentait vraiment mal…
« Camarades. Mes amis… » Je pense que Krolgul s’attendait à ce qu’il perde pied dès le premier mot-test, mais ce qui se passait sous mes yeux me semblait encore plus alarmant. Sur les moniteurs situés derrière Incent, on voyait que les aiguilles, loin d’afficher des dents de scie correspondant à des pics émotionnels, restaient la plupart du temps parfaitement atones. Incent allait si mal que tout son système s’était inversé : Le mot amis, qu’il prononçait bien sûr au bon moment après camarades, de manière à faire vibrer d’expectative les nerfs des auditeurs, ne provoquait que le peu d’émotion susceptible d’être encore drainé de sa personne. Les aiguilles sont enfin revenues à la vie, modestement. Il parlait d’une voix plate, presque aimable, tout en maîtrisant à la perfection tonalités et intervalles. Il a négocié à la perfection inégalités flagrantes et injustice, alors même qu’il n’avait littéralement plus du tout de carburant en lui. Je voyais les examinateurs s’agiter, chuchoter. Krolgul, pour sa part, semblait effrayé : il passait son temps à me lancer des coups d’œil, n’ayant jamais rien vu de tel et n’étant pas au courant de l’état véritable d’Incent. Il avait manifestement peur que je le punisse.
Mais Krolgul est sans doute la créature la moins bien placée dans toute notre galaxie pour comprendre le libre arbitre. Pas encore, tout du moins – pas avant longtemps.
Incent continuait à psalmodier de sa voix monotone : « Sacrifice. Oui, sacrifice… » Et soudain il est tombé, arrachant les fils au passage.
Je me suis approché de lui pour l’aider à se relever.
Faible, mais redevenu lui-même, il n’a posé aucune question sur l’endroit où il se trouvait – tant c’était évident.
Il a fixé sur moi des yeux emplis de honte. « Ramenez-moi à l’hôtel, Klorathy. Je me suis totalement ridiculisé. » Puis, à l’intention de Krolgul : « Très bien. Mais je n’en ai pas encore fini avec vous tous. J’allais vous montrer que j’étais capable de réussir votre test, puis tenter de vous raisonner en avançant mon immunité contre… » Et il s’est mis à pleurer – des larmes de faiblesse et de vide, petites, douloureuses.
Krolgul courait tout autour de nous, le souffle court, comme pour nous empêcher d’atteindre la porte. « Mais… mais… j’espère que vous n’allez pas nous demander des comptes ; j’ignorais complètement qu’Incent allait venir ici – ma responsabilité ne me semble donc pas engagée. »
Incent était trop faible pour quitter séance tenante le bâtiment. Nous nous sommes donc installés un moment dans une antichambre, d’où l’on pouvait voir les candidats se préparer à l’Examen de Rhétorique : ils se servaient l’un l’autre de caisses de résonance, se testaient dans une pièce qui, par l’émotion générale qui s’en dégageait, était plus exigeante que la salle d’examen proprement dite.
« Quel objectif faut-il donc viser ? Lequel ? Eh bien, ni plus ni moins qu’un avenir parfait, radieux, pour nous tous et nos enfants ! Et qu’est-ce qui pourrait empêcher l’avènement de ce paradis ? Rien, nous le savons tous ! Dans notre sol se trouvent de véritables trésors de minéraux et d’engrais. Dans nos mers et dans le ciel, de quoi manger. Dans nos cœurs, l’amour et le besoin de vivre heureux dans un monde enchanteur d’où tout chagrin serait extirpé ! Qu’est-ce qui, jadis, a donné naissance à la tristesse, a engendré la méchanceté ? Eh bien, uniquement un manque de volonté d’abolir ces horreurs. Mais maintenant tout a changé, car nous avons la volonté et les moyens de nous imposer. En avant ! Et posons nos mains sur notre héritage légitime – le bonheur. Le bonheur et l’amour. »
Incent écoutait tout cela non sans émotion – du mépris, à mon grand soulagement.
« Quelles balivernes, marmonnait-il.
— Je me réjouis de vous l’entendre dire. Et j’espère que vous continuerez à le penser.
— Ma foi, je m’en serais sorti haut la main si je ne m’étais pas évanoui, pas vrai ?
— Oui, mais Shammat a des mots-de-pouvoir dont ils ne se sont pas servis du tout dans cette pièce.
— Vraiment ? Lesquels ? Non, ne me le dites pas, sans quoi je vais sans doute succomber. Je me sens vraiment très mal, Klorathy. Je suis étourdi. Il faut que je m’allonge. »
Il s’est couché à plat ventre sur un banc, puis s’est couvert les oreilles de ses mains ; moi j’ai continué à observer la scène animée. Non sans éprouver – vous l’imaginerez sans peine, Johor – tout un mélange d’émotions ! Quel groupe séduisant formaient ces élus venus de tout l’Empire volyen. Ils venaient pour la plupart d’un milieu privilégié : les pauvres et les démunis possèdent rarement l’énergie de vouloir pour eux-mêmes des positions de pouvoir. Et puis, on les avait choisis pour les capacités innées dont ils étaient dotés – des capacités censées leur permettre de saisir les innombrables opportunités allant de pair avec l’effondrement actuel de « l’Empire ». Jeunes, pour la plupart ; éduqués – pour peu qu’on comprenne ce mot dans ces recoins arriérés de la Galaxie ; pleins d’allant, d’envie de réussir. Parmi les candidats que j’ai observés, pendant qu’Incent s’efforçait de retrouver ses équilibres intérieur et extérieur, bien peu ont réussi à aller jusqu’au bout des exercices particulièrement ardus qu’ils avaient décidé de s’imposer – et ils allaient être encore moins nombreux à réussir l’examen proprement dit. Mais tous reviendraient s’inscrire à d’autres sessions d’études dans l’école de Krolgul : ils croient en eux-mêmes, et dans l’avenir qu’il leur promet.
Shammat rôde parmi « les Volyens » – pour reprendre l’expression familière – dans tous les rassemblements publics en quête de nouveaux talents. Une jeune personne, qui s’est peut-être mise à discourir à cause d’un intérêt sincère pour le sort des malheureux, à cause d’une véritable vision d’avenirs radieux, trouve à ses côtés ce personnage qui la comprend, elle et ses pensées, rêves, aspirations les plus intimes. « Comme vous êtes merveilleux, lui disent les yeux éloquents, compatissants de ce nouvel ami. Comment vos belles idées vous font honneur ! Je vous en prie, continuez… »
Désormais choisi par Shammat, cet élu voit ses efforts encouragés, ses discours applaudis – et il se réjouit de noter que ces deux-là, ces nouveaux camarades, ces amis, comprennent ce que les autres ne saisissent pas ; il s’enorgueillit de se voir considéré comme étant d’une substance plus fine, plus noble, plus courageuse que la plupart de ses camarades. Oh, comme Shammat se sert intelligemment des instincts progressistes implantés dans chaque créature de la Galaxie ! Mais tout en gratifiant ce néophyte d’un soutien compréhensif, généreux, imaginatif, on l’abreuve de critiques aussi judicieuses qu’intelligentes : « Vous auriez pu exprimer cela un peu mieux », murmure Krolgul – si c’est bien lui, et tel est souvent le cas car il déborde d’énergie. « Si je puis me permettre de vous suggérer… » Et cette recrue en herbe n’est que trop heureuse de trouver un véritable ami, capable à la fois d’enseigner et de soutenir. Ainsi se développe une carrière qui n’a pas d’avenir dans l’ordre existant, mais qui se limite à une seule idée ; en regardant le chaos, la laideur, le désordre d’une époque de désintégration, le candidat voit une société infiniment noble au-delà – une société sous son égide. Mais jamais Shammat n’a dit, dans le cadre de ses si constructives critiques : « Vous aspirez à dominer vos semblables. » Juste : « Vous aspirez à servir. » Avec Shammat à leurs côtés, ces jeunes gens apprennent les rudiments de la Rhétorique ; une fois qu’ils sont jugés mûrs pour la phase suivante, on leur propose un cours de formation…
« Vous êtes très doué », entonne Krolgul de ce ton à la fois complice et modeste dans lequel Shammat se spécialise ; chaque regard, sourire, contact de la main qui susurre Vous et moi ensemble contre le reste du monde, qui ne comprend rien à rien. « Mais aimeriez-vous être encore meilleur ? On peut vous apprendre à le devenir, vous savez. » – « On ? » – « Oh, oui, des amis à moi. Mais vous avez un handicap – ça ne vous dérange pas si l’on en parle ? C’est quelque chose de merveilleux, d’extraordinaire, de vraiment inspirant de vous voir galvaniser ainsi les foules, de vous voir emporté vers de tels sommets de ferveur, de voir vos propres visions vous enivrer. Mais si vous voulez accéder à la maîtrise d’un vrai professionnel, c’est là une étape que vous allez devoir laisser derrière vous ! » Et là Shammat amortit le choc, entoure de compréhension le moment de désillusion du néophyte. Car l’émotion s’avère très prisée parmi tous les « Volyens » – Volyen elle-même et ses colonies. Elle découle des hypocrisies de l’Empire, de l’émotion prédominante dans la classe dirigeante de cette puissante planète. (Bien que de notre point de vue cette règle n’a subsisté qu’une courte période, elle a duré assez longtemps pour infecter de cette maladie tout un groupe de planètes.) Cette émotion : « Nous nous sacrifions, nous autres Volyens, pour apporter à nos enfants les avantages infinis de notre supervision. » Des émotions fictives en engendrent d’autres : pleurer, s’émouvoir, montrer qu’on pleure et qu’on exprime ses émotions – des perversions monstrueuses fort populaires. Même par les jeunes gens vifs et rebelles qui ne se laissent pas abuser par les hypocrisies de cette « supervision » et ne souhaitent qu’une chose, se libérer « pour toujours » de Volyen. Entendre qu’ils doivent apprendre en eux-mêmes à séparer leur désir d’un monde parfait, et l’expression verbale de celui-ci, de leur esprit détaché, observateur… non, c’est difficile à accepter, et Shammat le sait. « Non, non, murmure Krolgul, tout miel, je ne vous demande pas de moins compatir avec les souffrances d’autrui. Me croyez-vous vraiment capable d’une chose pareille, maintenant qu’on se connaît si bien ? Quelle horrible pensée ! Jamais ! Mais pour être efficace, pour devenir un instrument de la volonté d’élévation de la Galaxie, pour répondre aux besoins légitimes des pauvres, des souffrants, des opprimés – il faut apprendre à se servir des mots sans qu’ils nous utilisent. »
Oh oui, c’est avec un dégoût sans cesse renouvelé que j’entends – trop souvent, car il m’arrive régulièrement d’assister aux basses œuvres de Shammat, quand bien même Shammat ne le soupçonne point – cette caricature de Canopus, ce mimétisme minable.
Et c’est parce que Shammat utilise des mots tellement similaires aux Nôtres qu’un si grand nombre d’agents canopéens se trouvaient ce jour-là parmi ces candidats désireux d’obtenir un diplôme à l’École de Rhétorique de Krolgul. J’ai pris note de leur identité. J’ai parlé aux deux qui m’ont reconnu, en me servant de mots-clés censés leur rappeler, le moment venu, qu’ils n’appartiennent pas à Shammat, que leur avenir n’est pas de rejoindre l’une des entités les plus avides de pouvoir de la Galaxie.
Voilà en résumé ce que fait Shammat : elle laisse « la vie construire son propre contenu », elle encourage « la vie à se développer » – et puis, une fois ces gens déjà bien habitués aux assauts de la Rhétorique (qu’ils viennent d’autrui ou d’eux-mêmes), on les conduit à l’école de Krolgul où ils doivent apprendre à s’en immuniser, de manière à pouvoir contrôler les foules au moyen d’un langage passionnel, violent, émotionnel, sans jamais en être affectés.
Et jamais, durant ces préparatifs « dans la vraie vie ou à l’école », Shammat ne dit à ses disciples : « On vous enseigne ici à asseoir votre pouvoir sur autrui, à manipuler les instincts les plus bas. »
Comme il est facile pour ceux qui ne sont pas prêts, pour les innocents, de s’égarer ; quand Incent a fini par délaisser sa position allongée pour se redresser, il m’a dit : « J’ai réfléchi, Klorathy. Pourquoi ne pas m’inscrire à l’école de Krolgul ? Il n’a pas besoin de savoir que je suis venu ici uniquement pour apprendre ce dont j’ai besoin.
— Et de quoi avez-vous besoin ?
— Comment ne pas me faire manipuler par des mots. Quoi d’autre ?
— Et vous ne voyez vraiment aucune différence entre les méthodes que nous utilisons pour vous endurcir contre la Rhétorique et celles de Shammat ? » Il était allongé là, notre Incent, bras derrière la tête, jambes étendues, les yeux noirs, très pâle à cause de son état. Pendant ce temps un jeune Slovinien était en train de discourir : « Quel objectif faut-il donc viser ? Lequel ? Eh bien, ni plus ni moins qu’un… »
« Ils ont certes l’air de s’amuser bien plus que nous, a-t-il grommelé.
— C’est exact, en effet. S’amuser, voilà le mot juste. Quoi de plus plaisant que le pouvoir ou sa promesse ? Sommes-nous du genre à vous flatter, Incent ? »
Un rire court, amer. « Non, on ne peut pas vous accuser d’une chose pareille, Klorathy. Ma foi, peut-être vaut-il mieux que j’apprenne ce dont j’ai besoin à l’école de Krolgul, et pas auprès de vous ! Avec lui, au moins, je n’aurai l’impression d’être un ver méprisable sans le moindre espoir de rédemption.
— Non, mais vous serez un ver méprisable sans le moindre espoir de rédemption. Si vous passez par l’école de Krolgul, Incent, je vous promets que vous en sortirez dans la peau d’un petit tyran de première classe, capable d’occuper n’importe quel socle ou estrade, de faire fondre des foules en larmes ou de les exciter jusqu’au meurtre, de contrôler par la seule force de votre volonté, sans éprouver le moindre scrupule ou le plus petit remords. Oh, l’école de Krolgul est en effet très efficace, et j’avais bel et bien prévu de vous montrer son fonctionnement, afin de vous permettre de faire certaines comparaisons – mais uniquement quand vous auriez été assez fort en votre for intérieur pour pouvoir les faire. »
Toujours allongé, Incent fixait sur moi des yeux sombres – dont l’absence d’expression montrait que son niveau d’épuisement, bien que moindre, demeurait sévère.
« Certains des nôtres se trouvent là-bas, avec Krolgul. L’un d’eux est précisément en train de discourir. L’Agent 73 – je la connais.
— Oui, et quand la vie leur aura fait comprendre ce qu’ils sont devenus, pensez-vous que ce sera une tâche facile de les reconstruire intérieurement, de leur rendre ce qui leur a été volé ? Incent, vous êtes en danger. Davantage, peut-être, que d’autres agents. Votre tempérament, vos prédispositions physiques, votre capacité à vous projeter…
— Merci, a-t-il lâché théâtralement. À vous entendre, je bénéficie d’un équipement de premier ordre !
— Ma foi, Incent, qui l’a choisi ? Non, je ne veux pas entendre de plaintes à propos de l’erreur que constituerait le libre arbitre. Qu’est-ce qui nous différencie d’eux, à votre avis ? Le fait qu’on ait à choisir. »
Un long silence, entrecoupé par les chants de quelques jeunes : Et qu’est-ce qui pourrait empêcher l’avènement de ce paradis ? Rien, nous le savons tous ! Dans notre sol se trouvent de véritables trésors de minéraux et d’engrais… »
« Fort bien, a-t-il conclu. Mais vous feriez mieux de me garder à l’œil pour l’instant, pas vrai ? »
Je l’ai ramené à l’hôtel – vous imaginez avec quel soulagement nous avons retrouvé cette merveilleuse chambre blanche, fraîche et artificielle, exempte de tout stimulus.
Et nous y avons pris du repos, côte à côte, dans les fauteuils inclinables – moi sur le dos, lui sur le ventre, les yeux fixés (à travers les interstices de son siège) sur le noir terne du revêtement de sol. Le silence n’aurait pas pu être plus total dans une profonde grotte souterraine, ou au cœur des espaces infinis séparant les galaxies. La longue pièce étroite s’enfonçait dans l’édifice ; dans son plafond se découpait une calme surface de lumière.
Au début on n’a droit qu’à des aperçus de cercles, de triangles, de carrés, tous d’un blanc lumineux sur du blanc mat, et puis les formes s’assombrissent, se grisaillent – après quoi elles se parent d’un gris plus terne contrastant avec un blanc qui commence à briller faiblement. Ces expressions d’ordre demeurent, afin de laisser à l’œil l’opportunité de voyager, mais en se reposant, en se relaxant, en se calmant, en se rassurant ; bientôt, cependant, votre esprit commence à protester contre l’immuabilité, aspire au soulagement, et alors même que vous appréhendez cette pensée – une faim qui se transmute en matière spirituelle dépassionnée à partir d’un besoin aigu –, l’œil se remet en mouvement, car, là-haut, au sommet de ce lointain puits, ce sont non pas des polygones mais des polyèdres que vous vous efforcez d’embrasser du regard. Ils se trouvent là, dans les airs, comme en attente, mais leur solidité n’est pas encore définie, elle reste lourde, et vous croyez toujours que c’est un hexagone ou bien un octogone qui attire votre regard. Mais non, il y a de la masse, du poids qui se détache du blanc légèrement luisant. Silence et immobilité, pas le moindre mouvement, pendant longtemps, si longtemps… Et alors, au moment précis où l’œil agité commence à réclamer du changement, le mouvement se remet à exister, les tétraèdres se transforment en octaèdres, et puis – avec quelle splendeur ! – en icosaèdres charmeurs qui deviennent à leur tour des icosidodécaèdres, et vous avez maintenant l’impression que, bien au-dessus de votre être, dans les ténèbres fuselées de votre esprit, roulent des sphères qui contiennent en elles tous les luminaires, solides et plats – vous voyez alors des dodécagones taquiner des polygones d’étoiles, des décagones fusionner en un seul et unique dodécaèdre, qui va prendre la forme d’un pentagone optant presque aussitôt, avec modestie, pour la condition de cube. Mais pas pour longtemps…
Infiniment revigoré, j’ai suggéré à Incent de se retourner pour regarder. Il s’est exécuté, pour aussitôt gémir « Des flocons de neige ! » et revenir à sa position antérieure.
J’ai continué à m’amuser avec le jeu mathématique, réglant les contrôles sur Manuel de manière à pouvoir passer à ma guise de « plan » à « multidimensionnel », et vice versa. Car à peine m’étais-je résolu à ne jamais être séduit par la danse fascinante des polyèdres, que je me suis vu capable de contempler pour toujours un plafond devenu plat, lumineux, et décoré de polygones entrelacés d’une captivante complexité.
Si je me remettais peu à peu, Incent semblait lui aussi vouloir récupérer – du moins en montrait-il certains signes. « J’ai repensé au Gouverneur Grice.
— Oh, non. Qu’est-ce qui vous y oblige ? N’avez-vous donc vraiment aucune notion de vos limites, Incent !
— Oh. C’est tout ? Il n’y a que ça qui débloque chez moi ? » À l’idée qu’il existait un espoir de diagnostic, Incent s’était immédiatement déridé : il est extraordinaire de voir à quel point la parole réconforte ces enfants de la Rhétorique.
Comme je demeurais silencieux, il s’est empressé d’ajouter : « Oh, Klorathy, quand je pense à quel point je me suis montré injuste avec lui. Grice ne faisait après tout que ce qu’il avait à faire. Et pourtant, je voulais le punir en tant qu’individu.
— Incent, si seulement vous faisiez vos devoirs – est-ce le cas, au demeurant ? Étudiez-vous bel et bien ce qu’on vous a préparé ? Parce qu’il n’y a rien dans votre discours ou votre comportement qui le fasse penser ! Si tel était le cas, vous sauriez que lorsque des individus, des groupes ou des associations servent d’exemple pour la populace, ils sont toujours diffamés et vilipendés avant le sacrifice rituel. On pourrait presque voir un signe de décence, après tout, ou un embryon de justice, dans le fait qu’il soit si difficile de pousser des gens à tuer – même sous le coup de la passion – d’autres personnes simplement occupées à faire leur devoir, même de manière malavisée. Non, il faut leur dire que Grice est Gras, et que Klorathy est Cruel, qu’Incent est…
— Il y a quelque chose de très éculé là-dedans, voire d’ennuyeux. » Il s’était retourné sans crier gare ; prêt à se protéger les yeux de son avant-bras, il observait en fait les motifs complexes qui dansaient au-dessus de nos têtes.
« Vous voulez parler des mots, j’imagine, ai-je rétorqué. Vous les avez entendus un millier de fois dans nos écoles. Mais ils ne semblent pas affecter le comportement – en tout cas ils n’en ont guère eu sur le vôtre… pas plus que les idées qu’ils évoquent. Quand vous autres révolutionnaires passionnés parviendrez à résister à Krolgul, quand vous refuserez de vous laisser laminer par des slogans tels que “Grice le Graisseux”, alors vous serez en droit d’utiliser des mots comme “éculé”…
— J’aimerais pouvoir aller lui présenter mes excuses.
— Rien ne vous en empêche.
— Pourquoi nous imposez-vous ce terrible fardeau ?
— Pourquoi ce fardeau pèse-t-il sur nous tous ?
— Sur vous aussi, bien sûr. J’avais oublié.
— Nous tous.
— Eh bien, il est trop lourd pour nous. Nous n’avons pas assez de force pour le porter – ni vous, ni moi. Oh, surtout pas moi… » Et il a fermé les yeux, pour échapper à la vision d’un motif d’étoiles octogonales qui passait périodiquement en mode tridimensionnel – des lignes et des plans gris foncé sur gris clair, puis d’un noir subtil sur une ombre n’ayant que l’apparence du blanc, parce qu’il n’y avait pas de blanc plus pur pour contraster avec cette couleur. Blanc sur blanc, ou bien un blanc donnant l’impression qu’une subtile chaleur aurait été retirée du monde de formes strictes vivant sur ce plafond – qui lui-même était sans limites, semblait se dissoudre dans le néant.
« Vous avez tort, ai-je répliqué. Et sachez-le : chacun de nous est passé par là à un moment donné.
— Vous aussi ?
— Bien sûr.
— Et Johor – et… tout le monde ? »
Son incrédulité faisait écho à la mienne. Car j’ai bien sûr du mal à croire que vous, Johor, ayez un jour été aussi faible qu’Incent l’était à mes yeux en cet instant.
« Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
— Vous allez apprendre, Incent. Mais en attendant…
— … en attendant je vous désespère un peu ? » Et j’ai trouvé son rire assez réconfortant, plein de vitalité.
« Oh, vous allez très bien vous en sortir. Mais en attendant…
— Vous préféreriez que je laisse le Gouverneur Grice tranquille ?
— Si vous vous croyez en devoir de lui courir après, c’est ce que vous devez faire.
— Mmmh… à vous entendre, j’ai l’impression que quelque chose m’échappe à son propos. De quoi s’agit-il ?
— Si je vous disais que, dans certains milieux, il est considéré comme un agent sirien, que diriez-vous ? »
Il a aussitôt éclaté de rire, un bon gros braiment méprisant. J’ai senti mon optimisme croître à son égard. « J’ose imaginer que vous avez l’intention de le liquider, ou de pousser quelqu’un d’autre à le faire – et que pour cela il faut d’abord le discréditer.
— Un raisonnement logique, lui ai-je lancé. Félicitations.
— Oh, ne vous moquez pas de moi. On avait coutume de me dire à l’école que j’avais toujours tendance à tourner et retourner une proposition dans tous les sens avant de pouvoir passer à autre chose… Et donc, Grice est-il un agent sirien ?
— C’est l’une des choses que je suis venu découvrir ici. Vous, Incent – même si votre soudain mouvement d’épaules tend à me laisser croire que vous trouvez cela quelque peu décevant – n’êtes pas ma seule responsabilité ici-bas. Bien qu’à certains moments, je puis vous l’assurer, vous suffiriez amplement à ma peine… Pensez-vous pouvoir vous débrouiller tout seul ici un moment, si je sors faire ma petite enquête ? Johor attend un rapport. » Il m’a regardé, assez gravement, me préparer à partir. « Vous voulez que je vous laisse le plafond allumé ?
— Oui. Ça me rappelle Canopus.
— Oui.
— Et après toutes les fois où je me suis ridiculisé, vous me faites encore assez confiance pour me laisser seul ici ?
— Je n’ai guère le choix, Incent. »
Si vous vous rendiez aujourd’hui sur Volyen, Johor, je me demande ce qui vous frapperait le plus : les changements, ou l’absence de changement. Vous vous trouviez ici lorsque Volyen a atteint son apogée en tant qu’Empire – elle venait de conquérir les E.P. 70 et 71, et n’avait pas encore commencé à se recroqueviller sur elle-même. Elle était alors très riche, fière, suffisante. Sa note publique, sa tonalité, était alors le chant liturgique de vanité caractéristique des Empires ayant atteint ce stade de leur existence. De nouvelles richesses affluaient des E.P. 70 et 71 ; Volyenadna et Volyendesta étaient déjà bien intégrées sur le plan économique. Les villes de Volyen se développaient, absorbaient tant bien que mal l’explosion démographique résultant d’une augmentation du bien-être général : Volyen avait pendant longtemps été un monde pauvre et arriéré, après avoir été surexploité par Volyenadna lors de sa dernière période coloniale. Mais ces cités présentaient d’horribles contrastes d’extrême richesse et d’extrême pauvreté, car même dans les agglomérations les plus aisées, Volyen se montrait incapable – pour peu qu’elle l’ait voulu – d’offrir une existence au moins décente à ses classes laborieuses. Des millions d’individus avaient vu le jour grâce à l’amélioration des conditions de vie, mais on ne les laissait pas vivre plus longtemps que ce qu’estimaient utile les classes privilégiées qui les employaient.
C’était peut-être la partie la plus frappante de votre Rapport, Johor – on l’utilisait d’ailleurs dans les classes du Service Colonial où j’enseignais pour illustrer le point suivant : un Empire peut bien accroître en un siècle sa richesse de manière exponentielle grâce au pillage et à la déprédation ; donner au reste de la galaxie une image de splendeur et de prospérité ; cela n’empêchera pas la majorité de ses citoyens de potentiellement vivre aussi mal que les plus négligés des opprimés. Ces gens, les classes les plus pauvres de Volyen, s’avéraient plus mal lotis que des esclaves.
Votre Rapport est sorti au moment même où je prenais un congé sur Canopus, après m’être engagé à donner ce cours d’Histoire Comparée : Sirius, dont l’Empire avait duré presque aussi longtemps que le nôtre, et celui de Volyen, bien éphémère en comparaison, m’ont fourni tout le contenu nécessaire. Ce Rapport a fait forte impression tant sur mes élèves que sur moi-même. Il m’est arrivé de construire non seulement des cours magistraux, mais aussi des séminaires auxiliaires, sur une seule de vos phrases. Par exemple :
On peut considérer comme une règle que la durée probable d’un Empire dépende du degré de croyance de ses dirigeants en leur propre propagande.
Que de richesses, Johor, avons-nous trouvées dans vos écrits !
Eh bien, les dirigeants suffisants de Volyen croyaient assurément en l’image qu’ils projetaient. Ils se voyaient comme des instructeurs bienveillants, concernés, venus apporter la civilisation aux populations arriérées qu’ils étaient en train de réduire en esclavage et de dépouiller. Et cela les rendait aveugles aux véritables sentiments qui bouillonnaient sous leur joug si tendre.
Les diverses étapes de l’Empire sirien, je m’en souviens, me servaient d’illustration. Au tout début ce ne fut que pillages, vols, assassinats et destruction, et ce uniquement au bénéfice de la Planète Mère sirienne. Pas de faux-semblants en l’occurrence ! (Aux premiers temps de Canopus, nous aussi raflions tout ce que nous voulions, à tort, sans comprendre pourquoi tout ce que nous touchions finissait par mal tourner, par échouer, s’effondrer – jusqu’à notre découverte de la Nécessité : dès lors nous avons été en mesure d’accomplir notre véritable devoir.) Mais à mesure que Sirius fructifiait, sans avoir trouvé la Nécessité, cet Empire développait la Rhétorique. Chaque nouvelle planète, la moindre parcelle de propriété intéressante, était avalée à grand renfort de mots, de mots, de mots, qui décrivaient le vol comme un cadeau, la destruction comme une amélioration, le meurtre comme de l’hygiène publique. Les alliances de mots, d’idées, se modifiaient à mesure que Sirius se dotait d’une conscience, tourmentée par d’interminables périodes de changement – s’étendant puis se contractant, pour ensuite maintenir un genre de stabilité ; avant que le cycle ne redémarre, encore et encore, justifiant ce qu’ils faisaient avec de nouvelles alliances de mots. Qui n’ont jamais ressemblé à ça : Nous nous emparons de cette planète parce que nous avons besoin de ses minéraux, de ses sols ou de sa main-d’œuvre. Non, d’une façon ou d’une autre, la conquête était toujours décrite en termes de bénéfices pour la planète elle-même.
La Rhétorique mensongère des envahisseurs peut donc, d’un certain point de vue, être considérée comme un hommage à la morale…
Je me souviens d’avoir utilisé Puttiora et son auxiliaire pirate, Shammat, comme une illustration du contraire – une franchise absolue sur leurs objectifs, plutôt séduisante comparée à ceci :
Le peuple de (disons) Volyenadna, après avoir volontairement – et avec enthousiasme – accepté que nous lui enseignons les usages supérieurs de notre civilisation, s’est dressé contre nous avec bassesse et traîtrise, et a dû recevoir une leçon salutaire de nos soldats héroïques.
Le style de Shammat a toujours ressemblé davantage à cela :
Ces sales rats de Volyenadniens ont vu leur nouvelle récolte disparaître dans nos vaisseaux cargos ; dans un sursaut de rébellion, ils ont tué deux de nos hommes. Nous leur avons donc donné une bonne leçon, et ils ne recommenceront plus.
Les villes de Volyen que vous avez décrites étaient pleines d’édifices publics aussi récents qu’imposants, de faubourgs prospères, de nouvelles formes de transports publics, de ponts, de canaux, de lieux d’amusement – pleines de confiance et de vitalité, tant la certitude était grande à l’époque d’avoir en Volyen « la planète la plus remarquable de toute la Galaxie ». Et ce sens de la possession, de la domination, se retrouvait même chez l’ouvrière la plus pauvre, qui pourtant risquait fort de mourir prématurément à cause de ses conditions de travail et de la surexploitation de son ventre. Une vitalité bruyante, animée, fruste ; et la plupart de ces cités étaient habitées par des gens de souche volyenne, des amalgames de la lignée originelle, qui avait évolué avec les Volyenadniens, les Volyendestiens, les peuples des E.P. 70 et 71 (Maken et Slovin), pour constituer « Le Peuple volyen ».
Ce que j’ai vu en sortant de la grande pièce où Incent restait récupérer un peu n’était, à première vue, guère différent de votre description. Les grands édifices publics du fier « Empire » volyen demeurent bien là, même si le temps ne les a pas épargnés. Il y a partout ou presque des parcs et des jardins, mais en y regardant de plus près on découvre des arbres pour la plupart assez vieux, une terre passablement érodée et des eaux sales dans les lacs et les étangs. Les faubourgs prospères font maintenant partie du centre-ville, car avec l’extension de Vatun sont apparues de nouvelles banlieues plus petites, accueillant des demeures plus modestes ; et les habitations du centre-ville n’accueillent plus une seule famille avec des compléments de domestiques, mais plusieurs familles chacune. Les usines et ateliers datant de la grandeur volyenne sont en déclin – il y en a beaucoup de fermés. L’humeur générale n’est pas à une confiance irréfléchie, bruyante – plutôt à une incertitude perplexe, voire querelleuse. Et partout l’on voit des Volyens, qui occupaient encore il y a peu l’essentiel des postes administratifs d’importance, remplacés par des citoyens de leurs colonies assujetties. Et il en va de même chez les commerçants, du mieux placé au plus modeste : à l’apogée de Volyen, le commerce servait de moteur à l’économie, mais ce sont à présent des Volyenadniens et des Volyendestiens qui possèdent l’essentiel des magasins.
Alors même que « l’Empire » sombrait dans l’incertitude, que la résistance des planètes colonisées rendait difficile, voire impossible, de gouverner certains endroits, et que les conditions de vie s’aggravaient sur ces mondes, un grand nombre de leurs habitants sont venus sur Volyen profiter des richesses dont Volyen les avait dépossédés.
Lorsqu’on arpente les rues, parcs et places de Vatun, on voit autant d’étrangers que de Volyens. Et c’est peut-être ce que vous verriez de plus frappant ici, Johor. Quant aux autres différences, plus… primordiales, elles s’avèrent moins faciles à décrire.
Dire qu’il s’agit d’un Empire en cours d’effondrement sonne comme une évidence – nous avons déjà vu le même phénomène se produire des milliers de fois. Dire : à mesure que s’effondre l’Empire, son centre à tendance à attirer toujours plus de gens démunis dispersés par les innombrables déplacements de populations – cela n’a rien de nouveau. Mais chaque Empire à ce stade de son existence exhale sa propre « fragrance », une atmosphère spécifique qu’on ne peut exprimer uniquement en termes d’incertitude de volonté.
Et dans le cas qui nous intéresse, bien sûr, il s’agit d’un Empire menacé par un autre – Sirius – lui-même en phase d’implosion ; ce qui m’amène à la partie suivante de ce Rapport, sans doute la plus importante :
En conséquence d’un long contact avec nous – par l’intermédiaire d’Ambien II –, l’Empire sirien a connu une crise d’introspection et de questionnement sur son rôle, ses motivations, sa fonction ; non sans trembler, il a tutoyé la véritable question, la seule : À quoi servons-nous ? L’Empire sirien, lors d’une phase de contraction (sa taille physique n’était donc alors qu’une fraction de ce qu’elle avait été à son apogée), s’est retrouvé divisé en deux factions principales, l’une soutenant Ambien II et les Quatre qui l’avaient suivie en exil. (Cette ex-junte, les Cinq, vivent non loin d’ici depuis deux S-années, soit cinquante V-années sur leur Planète 13). Cette faction a exigé un rapprochement avec Canopus, de sorte qu’elle forme les Siriens aux fondamentaux de la Nécessité. Mais la décision de s’enquérir des possibilités d’acquérir la Vertu (le nom qu’ils emploient pour la désigner) a entre-temps conduit à la conviction prématurée qu’ils étaient déjà en possession de ces qualités. Cette faction, pendant la (brève) période où elle s’est retrouvée au sommet, a relancé une expansion rapide, menant à l’invasion non seulement des planètes que Sirius avait précédemment colonisées puis abandonnées, mais aussi des mondes qui n’étaient pas encore conquis car jugés d’une valeur insuffisante. Dans le cadre de ce nouvel état d’esprit « Vertueux », durant lequel Sirius se voyait comme une bienfaitrice, même les planètes de deuxième et de troisième catégories ont été forcées de devenir des membres – réticents – de l’Empire sirien.
Tandis que Sirius se considérait comme la porteuse de nouveaux bénéfices, en raison de sa façon inédite de se décrire, ses victimes s’avéraient incapables de faire la distinction entre cette nouvelle expansion de l’Empire et les précédentes, toutes ayant été accompagnées par des torrents de paroles élogieuses ; de fait, il n’y avait en pratique absolument aucune différence. Vous aurez déjà noté, bien sûr, que cette faction sirienne illustre à la perfection la loi sur laquelle vous avez attiré notre attention : une classe dirigeante victime de sa propre Rhétorique n’a guère de chances de survivre bien longtemps. La faction opposée aux Cinq en exil, dont les idées exerçaient une puissante influence quand bien même lesdits Cinq n’avaient aucun moyen de communiquer vers l’extérieur, ne parvenait pas à combattre ces idées – alors même que d’un bout à l’autre de l’Empire, tous scandaient des slogans sur la Nécessité et la Vertu. Mais chacun ou presque s’est vite rendu compte que rien n’avait changé : l’Empire était en phase d’expansion et les planètes restaient victimes d’une exploitation brutale, à grand renfort (comme d’habitude) de Rhétorique. Les opposants aux Cinq, qui ne cessaient de s’interroger sur le choix des mots susceptibles de les discréditer, ont finalement estimé que la « vie elle-même » s’en était chargée, parler de Vertu n’ayant rien changé. Les Cinq, à nouveau ensemble sur leur Planète 13, ont compris qu’ils s’étaient fait duper, peut-être pour la millième fois, par leurs propres formulations verbales. À cette occasion, cependant, une nouvelle influence est entrée en scène : la nôtre, sur Ambien II. Et elle n’a pas cessé sous prétexte que nous n’étions pas en communication physique avec elle. Les Cinq, contraints qu’ils étaient d’observer de loin les événements, en sont venus à comprendre qu’en promouvant l’utilisation de mots qui déformaient et pervertissaient ce que Canopus représente, ils s’étaient rendus responsables, à cause de leur défense erronée, prématurée de Canopus, du discrédit dont souffrait celle-ci ; mais que ce fait n’avait nullement changé – il en aurait été bien incapable – la nature de Canopus, ce que Canopus pouvait offrir. Les Cinq ont appris à admettre cette vérité : quand Sirius était dans les bonnes dispositions, Canopus se trouvait là, prête à instruire. Et les Cinq en sont restés là, refusant de publier de nouveaux manifestes, proclamations, thèses, analyses de situation – ce qu’ils avaient toujours été contraints de faire parce que toutes sortes de messagers et d’envoyés clandestins appartenant à des groupes dissidents ne cessaient d’arriver de tout l’Empire sur leur planète, et bien sûr il y avait – c’est toujours le cas – de nombreux espions issus de l’Opposition, pour la plupart désireux d’obtenir des formulations susceptibles de servir leurs propres objectifs, et aussi de tirer bénéfice des innombrables années d’expérience des Cinq. Il y a également des historiens, des archivistes, des greffiers et des Mémoires de toutes sortes. L’isolement des Cinq apparaît par conséquent relatif.
Mais il s’avère impossible de leur soutirer la moindre parole excitative, inspirante, provocatrice, rhétorique.
L’on pourrait dire – ce dont les Cinq ne se privent pas – que cela revient à refermer la porte du réacteur une fois que les électrons s’en sont échappés.
Car pendant ce temps, c’est l’intégralité de l’Empire sirien qui se voit plongé dans une ferveur de mots, de phrases et de slogans, tous élaborés par les Cinq lors de leur phase idéaliste et vertueuse, qu’ils renient à présent ; c’est Sirius dans son ensemble qui regorge de mots, et elle s’étend désespérément, frénétiquement, entre autres parce qu’elle ne profite plus de la supervision sobre et tempérée des Cinq, et que leurs successeurs ne fondent leur pouvoir que sur l’idée de régner, une idée qui n’a aucune base solide, et pas seulement en raison de l’élan propre que possèdent les expansions impériales : les dirigeants actuels de Sirius – un véritable fourre-tout galactique s’il en est – sont prisonniers de leur propre Rhétorique, et ne parviennent plus à distinguer les faits de leurs propres fictions.
Et les formulations qu’ils utilisent sont toutes – à cause de la période où l’influence des Cinq a conduit à des convictions de Vertu – des plus minaudantes, sentimentales, nauséabondes, basées comme elles le sont sur les récompenses de la Vertu. Je dois avouer que je pensais, avant ma venue sur Volyen, avoir connu le pire des effluves verbaux – il faut croire que je me trompais.
À l’époque de votre visite – si récente, même en termes volyens –, les jeunes des classes moyennes et supérieures, toujours plus nombreuses, étaient tous formés pour rêver de trouver leur place dans la machine administrative de l’Empire. L’éducation correspondait aux attentes, les attentes à la réussite.
Mais ces trente dernières années, depuis la dernière guerre, quand Volyen a combattu un groupe de Siriens dissidents ayant l’intention d’utiliser cet Empire affaibli comme un moyen de débuter leur propre aventure impériale – et l’a emporté, mais à quel prix, cette « victoire » l’ayant en réalité affaiblie et laissée incapable de se rétablir –, la jeunesse instruite a dû affronter un futur fort difficile. L’éducation repose pourtant encore largement sur le passé, à savoir sur une croyance en la supériorité morale de Volyen par rapport aux races inférieures. V-année après V-année, les jeunes sortent des établissements de formation avec tout le bagage, pratique mais aussi moral, nécessaire pour inspirer, administrer, conseiller, diriger autrui – et découvrent à leur grand dam que leur profession a disparu. Sans compter qu’en raison de la sauvagerie caractérisant la guerre avec le groupe dissident sirien, et de la propagande mensongère en vigueur dans les deux camps, si vite révélée par la « vie elle-même », ces générations successives de jeunes ont reçu une éducation précieuse (mais douloureuse) au déconditionnement, à l’analyse de la propagande – d’où qu’elle vienne.
C’est à la suite de cette guerre qu’un nouveau timbre, ou ton, ou style – inenvisageable auparavant – en est venu à caractériser les établissements de formation des jeunes Volyens. À savoir une critique violente, furieuse de leurs propres aînés ; mais une critique cynique, comme s’ils ne pouvaient plus rien attendre d’autre. Un genre de ricanement qui s’exprimait non seulement dans les tonalités d’une voix, mais aussi par des haussements d’épaules révélateurs, un resserrement méprisant des lèvres accompagné d’un hochement de tête et d’un plissement des yeux, comme pour protéger l’associé ou le complice de pensées ennuyeuses dont la banalité ne dépasse évidemment pas d’un degré ce qu’on est en droit d’espérer. La saveur bien sûr dominait ces échanges. Bien sûr, il y avait cette incompétence, cette indifférence au bien public, cette vénalité, cette corruption ; bien sûr, il fallait s’attendre aux mensonges de propagandistes aussi compétents que cyniques. Mais pas les endurer… Car au-delà de l’horizon, pas plus loin que l’étoile voisine et ses planètes amicales, il y avait Sirius. Sirius, la nouvelle civilisation. Sirius la Grande et Bonne, l’espoir de la Galaxie. Car l’envie absolue de ne voir rien d’autre que le mal sur Volyen s’est accompagnée d’un besoin de considérer Sirius comme un parangon de perfection.
Et les agents siriens – il y en avait partout, même à ce moment-là – ont pris note de cette nouvelle humeur parmi la future classe d’administrateurs publics (quand bien même il y en avait peu parmi eux qui trouvaient véritablement un tel travail dans l’Empire volyen déclinant). Ils en ont rendu compte aux représentants de Sirius présents sur les planètes proches, qui se sont chargés ensuite de prévenir Sirius (aux mains de la junte qui avait remplacé les Cinq) que tous les jeunes gens de Volyen, écœurés par la corruption flagrante de la classe dirigeante, révoltés par les déprédations de leur Empire (n’oubliez pas que Sirius était de nouveau la proie de fantasmes sur sa propre nature de puissance dominante, et ne voyait en elle-même qu’une source de vertus), étaient fin prêts à trahir leur monde et à devenir des agents de Sirius. Et ce sans même se faire payer, pour la plupart ; sans autre récompense que celle d’avoir accompli leur Devoir ; par pur idéalisme, par amour du Progrès et du futur Développement Harmonieux non seulement des populations galactiques locales, mais aussi de toutes les races peuplant l’Univers… Veuillez me pardonner si, de temps à autre, je donne l’impression d’être infecté par ce style.
Cette guerre, qui s’est déroulée il y a trente V-années, était vraiment horrible. Elle a vu l’apparition de nouvelles armes particulièrement terribles, issues d’une technologie en développement.
La Rhétorique sirienne, tout comme celle utilisée comme contrepoids par Volyen, avait quelque chose d’écœurant. Sur Volyen, il y a une période au cours de laquelle les jeunes sont capables de ne pas se laisser abuser par la Rhétorique locale, mais cela ne dure généralement pas très longtemps : jusqu’à ce qu’il leur faille gagner leur vie, et donc se conformer ; jusqu’à ce qu’ils cherchent à se faire accepter comme membres d’une classe dirigeante – et acceptent par conséquent de se conformer – et c’est d’autant plus vrai aujourd’hui, maintenant que lesdites classes dirigeantes se sont réduites à peau de chagrin ; jusqu’à ce qu’ils adhèrent à l’un ou l’autre des innombrables groupes politiques, chacun doté de sa propre Rhétorique, qu’ils ne peuvent se permettre de critiquer, parce que s’ils le font, ils perdront leur appartenance au groupe, qui est leur base sociale, la seule dont ils disposent pour nouer des amitiés. Car la plupart des Volyens, qui sont sortis fort récemment du stade où ils vivaient au sein d’un collectif d’animaux, ne peuvent fonctionner en dehors des groupes, des meutes, des troupeaux, chacun d’eux ayant ses propres formulations verbales sacrées – susceptibles d’être modifiées, mais avec grande difficulté, et hermétiques à toute remise en cause tant qu’elles sont acceptées.
La Rhétorique règne à nouveau sur ces jeunes, alors même qu’ils avaient tenté de lui échapper. Délaissant la Rhétorique impériale, qu’ils sont prêts à analyser avec perspicacité et à rejeter avec mépris, ils se retrouvent prisonniers de la Rhétorique des groupes d’opposition dont le seul but est de devenir, à leur tour, des dirigeants capables de gouverner par la Rhétorique. Par la formulation et la manipulation de mots.
Sirius, experte en psychologie de groupe, en manipulation idéologique, a su subvertir ces jeunes gens à ce moment précis de leur existence où leur puissant mépris se retournait contre les Rhétoriques qu’ils refusaient.
Sur Volyen, ils ont été fort nombreux à devenir des agents siriens. Et ce, bien avant que l’opinion publique ne prenne conscience de la menace physique, concrète que représentait Sirius – ne s’avise qu’elle risquait bel et bien de conquérir leur planète ; il est difficile de comprendre pourquoi les Volyens avaient tant de mal à accepter ce fait, vu qu’ils avaient eux-mêmes si récemment envahi et volé d’autres mondes. Non, ces jeunes gens ne se croyaient pas en train d’ouvrir la voie à une invasion sirienne – l’idée leur aurait paru fort saugrenue. Bien au contraire : « Je défends les belles et nobles idées de Sirius, qui vont faire de cette pathétique Volyen, corrompue et mensongère, un monde peu ou prou paradisiaque. Ces idées vont mettre fin à un Empire volyen déjà en phase de désintégration – et le plus tôt sera le mieux, car les empires ont quelque chose de maléfique, de répugnant. Sirius soutient la marche des galaxies vers le progrès ! Sirius est synonyme de Justice ! De vérité ! De liberté ! » (Et ainsi de suite, ad nauseam.)
Alors même que des centaines de milliers de jeunes appartenant à « la fine fleur de Volyen » aspirent aux vertus de Sirius, le fait demeure que cet Empire est à ce stade l’une des pires tyrannies qu’il nous ait été donné de voir. Lors de diverses périodes d’expansion antérieures, Sirius décidait simplement qu’une planète donnée correspondait à ses objectifs, y envoyait ses armées, y érigeait une base, exterminait ceux qui lui résistaient, et ajustait les conditions économiques à son avantage. Mais sous l’influence de toute cette « Vertu », le processus a évolué vers ceci : toute planète sur le chemin de l’expansion devient systématiquement la suivante à conquérir. Agents et espions y arrivent sous toutes sortes de formes, pour y diffuser des informations sur les avantages de l’autorité sirienne. Cette opération, d’un cynisme consommé, a tendance à engendrer quantité de schizophrènes, car il faut à la fois savoir que les conditions que vous décrivez sont conformes aux descriptions classiques d’une tyrannie, et croire qu’elles se confondent avec la « Vertu ». Dans un premier temps, les populations locales ont tendance à « gober » les contes de fées relatifs à Sirius, dans une mesure plus ou moins grande. Quand Sirius procède à son invasion, elle peut compter sur un noyau de croyants prêts à commettre n’importe quel crime contre leur propre peuple, au nom de la « Vertu ». Ils forment une partie de la nouvelle machine dirigeante. Certains, pour ne pas dire la plupart, perdent bien vite leurs illusions en voyant quelles horreurs on perpètre tout autour d’eux ; ceux-là finissent rapidement assassinés. D’autres préfèrent s’aveugler, et deviennent des outils volontaires de Sirius, qui se retrouve dès lors en position d’exploiter les richesses de la planète colonisée. Ce processus n’a bien entendu rien à voir avec les procédures aussi organisées que réfléchies en vigueur à l’époque des Cinq, qui intégraient ne serait-ce qu’une planification économique à long terme, à tout le moins. Non, tout désormais est désordre, confusion, inefficacité. Des populations misérables, exploitées, à qui l’on refuse tout moyen de protestation, doivent écouter les chants d’autosatisfaction des Siriens et des esprits captifs locaux. Quiconque s’efforce d’utiliser un langage précis pour décrire ce qui se passe en réalité disparaît dans des salles de torture et des prisons ou, diagnostiqué comme fou, dans des hôpitaux psychiatriques. Se crée bientôt une division nette entre les masses et la petite classe dirigeante obéissante, l’une vivant dans la pauvreté, l’autre bénéficiant de tous les avantages possibles. Une véritable industrie s’est développée autour de la fabrication de formulations verbales censées masquer cette organisation sociale terriblement ancienne et la décrire comme un genre d’utopie ; l’administration y consacre une grande partie de son temps et de son énergie, aux dépens du reste.
Voilà la vérité de toutes les colonies siriennes situées à proximité de Volyen. On peut les décrire comme des planètes prisons. Même si ce Rapport devait atteindre vingt fois sa longueur actuelle, je ne saurais vous décrire l’atmosphère étouffante, mensongère, oppressante, qui règne sur ces planètes : la pauvreté, la détresse, l’exploitation de toutes les ressources possibles au profit de Sirius.
Pendant ce temps, sur Volyen, d’innombrables groupes de jeunes gens énergiques, éduqués, fondent leurs espoirs pour l’avenir sur l’autorité sirienne ; et comme chaque année des diplômés se déversent des établissements de formation, ils constituent de nouveaux groupes, de nouvelles communautés, de nouveaux partis, qui tous partagent la même idée : « Imiter Sirius ». Mais chaque groupe choisit une planète différente comme source d’inspiration – car, bien sûr, des informations leur parviennent sur ce qui se passe réellement à la surface des planètes assujetties par Sirius ; incapables d’abandonner leur rêve, ces groupes vont sans tarder changer de formulations et annoncer que telle ou telle planète a malheureusement « quitté le droit chemin » – mais qu’une autre, sans doute conquise il y a peu (de sorte qu’on ne sait encore rien des véritables conditions de vie là-bas), sert désormais d’inspiration pour tous.
Et la génération des Volyens devenus des agents de Sirius a pris de l’âge. L’administration volyenne regorge de fonctionnaires ayant été plus ou moins impliqués dans ces jeux de pouvoir et qui, par la suite, via les processus de la « vie elle-même », ont compris la nature du cauchemar qu’ils brûlaient d’introduire sur Volyen. Certains ont fui vers l’une des colonies siriennes, sachant qu’ils y bénéficieraient d’un traitement de faveur, quand bien même il ne s’agirait que du confort et de la satisfaction accordés à du bétail. D’autres ont été arrêtés, et emprisonnés. D’autres encore ont été découverts – sans qu’ils endurent pour autant la moindre punition ; car on a vite compris à quel point était répandue cette faiblesse du tissu dirigeant volyen, une faiblesse qui ne manquerait pas d’être exposée au grand jour s’il fallait donner le nom de tous les coupables Certains n’ont jamais été découverts, mais ont vécu leur existence – et la vivent encore – dans la crainte d’être percés à jour. Les citoyens de Volyen commencent tout juste à soupçonner combien parmi leurs dirigeants de confiance étaient prêts à les trahir – à tel point que même leurs services secrets, dont la première tâche, bien sûr, est de surveiller l’expansion constante de l’Empire sirien, grouillaient d’agents siriens ; à tel point qu’à un moment donné le chef desdits services était un agent sirien…
Et nous y voilà : à ce fait qui me semble potentiellement être le plus intéressant de tous. À ce phénomène je crois unique – car je ne me souviens pas d’un autre cas similaire dans nos archives ou dans tout ce que Sirius nous a signalé par le passé – d’un Empire (Volyen) sapé et affaibli par les milliers de ses citoyens qui admirent l’une des pires tyrannies que la Galaxie ait connues ; qui admirent non pas sa tyrannie, mais son idéalisme, sa « Vertu ». L’ironie de l’histoire, c’est que Volyen elle-même – et non ses colonies, qu’elle a toujours réduites en esclavage – est un endroit plutôt agréable. La pauvreté la plus extrême y a été abolie, et vous n’y verriez plus, Johor, si vous veniez nous rendre visite, de rues remplies de gens affichant les marques indéniables de la faim et de la maladie. Vous n’y verriez plus d’enfants mal nourris souffrant du froid. Nulle part on n’y trouve ce que vous avez décrit avec tant de tristesse – l’utilisation d’enfants comme main-d’œuvre dans des conditions qui les mènent immanquablement à la mort, l’exploitation cruelle du corps des femmes. Non, pendant ce court laps de temps, pas plus de quelques décennies, Volyen a été, et demeure, un monde bénéficiant de soins de santé convenables sinon parfaits, d’une éducation correcte, d’assez de nourriture pour tous, d’un logement plus ou moins salubre pour la plupart. Et profitant surtout de l’absence de cette oppression permanente qui maintient les colonies siriennes dans un silence sinistre, effrayées qu’elles sont d’utiliser des mots pour décrire leur réalité.
C’est cette situation plutôt agréable, certes récente et bien sûr temporaire, que leur jeunesse idéaliste aspire à renverser.
Et il en est de même pour leur ex-jeunesse idéaliste. À l’instar du Gouverneur Grice, qui a atteint l’âge adulte au plus fort du récent conflit – pour découvrir avec consternation la propagande, d’abord des aspirants envahisseurs siriens, puis celle de son propre camp, tout aussi cynique et opportuniste. Qui, dès lors, en voyant le traitement que Volyen réservait à ses colonies, a senti qu’il avait été trompé, trahi – par des mots sournoisement déployés contre lui. Qui, dès lors, en rencontrant un membre de son groupe de Pairs devenu agent sirien, a accepté de « donner des informations, mais uniquement celles que je choisis de donner, notez-le bien, et au moment de mon choix ! » (Pareille formulation n’est envisageable que pour un jeune homme appartenant à une caste dirigeante habituée à se croire maîtresse de son destin.) Qui, enfin, se retrouvant de plus en plus impliqué dans les œuvres de Sirius, et découvrant la réalité des conditions de vie sur les pseudo-colonies siriennes, s’est livré à ses supérieurs pour être puni. « Faites de moi ce que vous voulez. Je le mérite. » Reconnaissant un état d’esprit affectant au moins certains d’entre eux, et trouvant dommage de gaspiller ses indéniables qualités, ils en ont tout d’abord fait un fonctionnaire mineur dans leur administration coloniale, avant de le nommer Gouverneur. C’est ainsi que le Gouverneur Grice, Grice le Graisseux, a vu le jour.
Mais des incidents salutaires n’ont pas manqué de marquer son parcours. Ainsi les visites d’un certain Représentant Commercial, que Grice a appris à considérer comme un horrible reflet de lui-même, tant il se reconnaît dans ce compagnon séduisant et affable, cet homme gigotant, pathétique, qui en appelle à sa compréhension compatissante. « C’est tout ce que je veux ! », s’écrie-t-il dans les moments où il ne joue pas les adeptes de la socialisation ; il est fascinant de voir à quelle vitesse deux âmes peuvent changer de place dans la chair soigneusement entretenue et les vêtements bien taillés de l’espion. « Tout ce dont j’ai besoin, c’est de parler à quelqu’un qui me comprend, qui sait dans quel enfer je vis ! Mais vous voyez ce que je veux dire. »
C’est un agent sirien qui a été formé pour causer la perte de Volyen de toutes les manières possibles. Repéré comme prometteur dans une école d’élite de sa propre planète, et envoyé sur la Planète Mère sirienne pour y suivre une formation appropriée, il a ensuite reçu l’ordre de s’installer sur Volyen, de s’introduire dans la haute société – et ainsi de suite, comme d’habitude. Énergique, intelligent, ambitieux et surtout dévoué, il satisfaisait ses supérieurs et se délectait de ses propres réussites – tout en profitant de la vie sur Volyen, si agréable en comparaison des fanatismes sinistres du joug sirien. Le moment où il a ouvert les yeux, « tout d’un coup et définitivement », comme il l’a décrit à Grice, remonte à quelques V-années. Pourquoi anéantir ces gens aimables, bien qu’inefficaces, cette société agréable, bien qu’en déclin et mal organisée, afin d’introduire la monstruosité – ainsi qu’il le reconnaît désormais – de l’Empire sirien ? Il a craqué. Il a souffert. Incapable de se dénoncer à son propre camp, qui l’aurait bien entendu immédiatement fait assassiner au nom de la Vertu, il a tout avoué aux services secrets de son monde d’accueil, qui se sont montrés compatissants vis-à-vis de sa situation morale et qui, lorsqu’il leur a proposé de devenir un agent double, « totalement dévoué » à leur cause, ont temporisé. Comme nombre de ses homologues des services volyens, il s’est retrouvé à se demander s’il était, ou non, vraiment un agent double. Pendant tout ce temps, en effet, ses confidents le trouvaient particulièrement utile pour superviser des gens tels que Grice…
Celui-ci vit des moments difficiles lorsqu’il s’interroge sur sa capacité à supporter les ambiguïtés de sa position. Un Gouverneur qui déteste gouverner ; un Volyen opposé à l’expansion impérialiste de Volyen ; un admirateur de la Vertu, mais seulement d’une façon abstraite, pure et idéale – car jamais encore la vertu n’a été appliquée sur une planète d’une manière digne de ce nom ; un contempteur de la Vertu sirienne, sans même parler de celle des colonies siriennes…
Dans ces moments-là, quand il ne se sent pas à la hauteur, une visite de X ne manque jamais de le convaincre du paradis qu’est sa propre position en comparaison. « C’est moi, votre ami Monsieur X », voilà comment il s’annonce à Grice, qui s’avère alors incapable de réprimer un frisson, notamment parce qu’il se demande par quel tour de passe-passe infaillible « ils » savent systématiquement lorsqu’il est abattu.
Grice se trouve à présent sur Volyen, où il exige d’être entendu « au plus haut niveau possible ». Et ledit haut niveau, admettant qu’en effet ce serait sans doute à son avantage de le recevoir, s’engage à examiner son cas sans perdre de vue la possibilité d’une nouvelle défection : agent un jour, agent toujours – voilà comment ils voient les choses. Et puis, ils savent qu’il a assisté incognito à des meetings de Calder et de ses hommes.
Il ne cesse d’envoyer des messages depuis les antichambres auxquelles on le cantonne. « C’est Urgent ! Vous devriez me recevoir Immédiatement ! Il y a une Situation Critique ! »
Krolgul a découvert tout cela, et à présent il réfléchit à la façon d’utiliser ladite situation à son avantage.
Oui, mes informations confirment les vôtres. On peut s’attendre plus tôt que prévu à une invasion sirienne de Volyen – mais par quelle planète ?
J’ai suivi Grice, comme je l’ai fait avec Incent sur Volyenadna – s’il n’était pas moins enfiévré dans ses efforts, le Gouverneur laissait néanmoins une trace très différente derrière lui. En interrogeant ses interlocuteurs successifs de manière à déterminer ce qu’il mijote, j’en suis arrivé à la conclusion non seulement qu’il est mentalement dérangé, mais que tout le monde s’en rend compte.
Ses anciens collègues, responsables de sa nomination au poste de Gouverneur, et qui pour la plupart se trouvent dans la même position délicate vis-à-vis de Sirius, sont passés maîtres dans l’art de se trouver des excuses pour ne pas avoir affaire à lui : Quelles idées brillantes il a apportées pour le bien-être de Volyenadna ; mais pourquoi ne passe-t-il pas plutôt d’agréables vacances loin de la monotonie provinciale de cette planète ?
Incapable de forcer les représentants de sa génération à l’écouter, Grice se rapproche à présent des groupes révolutionnaires qui leur ont succédé. Il les aborde l’un après l’autre.
J’ai fini par le retrouver dans une petite ville au nord de Volyen. Il avait envoyé des invitations au Parti Vertueux, au Parti de la Véritable Vertu, au Parti Favorable à la Vertu sirienne, au Parti Opposé à la Vertu sirienne, aux Amis d’Alput (la PC 93 sirienne), aux Ennemis d’Alput, aux Amis de Motz (la PC 104 sirienne). Ces groupes, tous dévoués au bien-être futur et au bon gouvernement de Volyen, passent leur temps à se quereller violemment.
À mon arrivée dans la chambre d’hôtel de Grice, il m’a pris pour un membre supplémentaire de cette jeunesse révolutionnaire, et s’est borné à poursuivre le discours qu’il semblait débiter depuis des heures.
Sans cesser un instant d’arpenter la pièce en gesticulant dans tous les sens, sa terne chevelure flottant librement au-dessus d’un visage embrasé d’émotions, ses yeux pâles luisants, il brossait un portrait (exact) des souffrances des Volyenadniens, et un autre (inexact) des succès remportés par « de fervents experts spécialistes des révolutions coloniales ». À savoir Incent.
« Grice, ne cessais-je de lui dire, Grice, redescendez sur terre. Je suis Klorathy. Nous nous sommes vus là-bas – vous ne vous en souvenez pas ? »
Oui et non, selon toute apparence. Il est venu se pencher devant moi, en clignant des yeux, vibrant littéralement d’avoir à s’interrompre au beau milieu de son autostimulation verbale. Après quoi il s’est laissé choir sur le dos.
J’ai parlé encore et encore, plus ou moins au hasard, jusqu’à ce qu’il redevienne capable d’écouter. Alors je lui ai dit ceci :
« Nous, Canopus, pourrions faire venir sur Volyenadna tout ce qu’il faut pour développer une toute nouvelle agriculture. En un rien de temps, cette pauvre planète serait en mesure de se nourrir correctement, mais aussi d’exporter une partie de sa production. Cela aurait toutes sortes de conséquences importantes. Le Gouverneur Grice pourrait faire en sorte d’associer Volyen à ce changement bénéfique, mais il lui faudrait faire vite pour obtenir l’approbation de ses supérieurs. »
Il est alors revenu, un tant soit peu, à la vie : « Eux ? Vous plaisantez ! » Après quoi il est retombé dans une plaisante morosité. « Des pourris, des décadents, des cas désespérés… »
Je l’ai laissé s’épancher un moment, puis : « Très bien, mais voudriez-vous que ces améliorations – qui équivaudraient à un genre de révolution – soient associées à une influence sirienne ? »
Tout son corps s’est aussitôt raidi, de peur comme de choc ; il a ensuite prudemment levé la tête pour me lancer un rapide coup d’œil, avant de retrouver sa rigidité quasi cadavérique.
Il ne disait rien. Mais cherchait à l’évidence une formulation appropriée.
J’avais espéré tirer ainsi de lui quelques informations sur la nature exacte de ses liens avec Sirius – en vain…
Enfin il s’est remis à parler : « Ma foi, il y aurait plein de gens plutôt heureux que ça arrive… » Et il a éclaté de rire, avant de fondre en larmes. Car le conflit intérieur qui le taraudait, en lien avec Sirius, était bien plus profond que je ne l’avais craint… « Vous n’imaginez pas combien… je n’ai pas cessé d’en croiser depuis mon arrivée ici. Vous ne trouvez pas cela étrange, vous ? Nous savons exactement de quoi Sirius est capable, à présent, et pourtant tout se passe comme si ces gens ne voulaient pas savoir. » Un nouveau mélange de rires et de pleurs. « Oh, je sais ce que vous pensez, je suis bien mal placé pour leur donner des leçons, mais au moins je… »
Ce que je cherche à déterminer, bien sûr, c’est l’emprise que Sirius garde sur lui. Est-ce qu’on le fait chanter ? J’en doute. Il me semble que la classe dirigeante de Volyen, lorsqu’elle a découvert l’étendue de l’emprise qu’avait Sirius sur ses fonctionnaires – par le chantage, entre autres – s’est bornée à neutraliser cette menace en lançant auxdits fonctionnaires : Fort bien, vous admettez les promesses que vous avez faites à Sirius, l’emprise qu’elle a sur vous ; nous serons donc à vos côtés – cela va les soulager, à un point qu’ils n’avaient jamais imaginé ! Car ces « agents » ne sont pas du genre à rester seuls dans de telles circonstances, pas du tout – tant ils redoutent de recevoir un couteau dans le dos par une nuit noire, ou une dose de poison. Un « accident »… Non, il est évident que Sirius, au terme d’un processus aussi long qu’habile ayant conduit des centaines de Volyens à se plonger dans ses intrigues, a dû au moins connaître une courte période de perplexité en découvrant que Volyen l’avait déjouée de cette façon. Sans doute d’admiration, également. Oui, je pense pouvoir imaginer Sirius en train d’admirer l’aplomb de ses adversaires dans ce jeu à l’échelle galactique. Car combien de pièges, de chausse-trappes, de machineries ont été révélés à ce moment-là ! Et combien de ruses et d’artifices sont restés ignorés ! Car certains agents ont tout avoué à Volyen, d’autres une partie, d’autres rien du tout ; d’autres encore ont persisté à jouer la carte du mensonge. Quelques personnes haut placées ont aussi dû croire qu’une fois qu’elles auraient confessé une folie de jeunesse – « S’il vous plaît, je ne savais pas ce que je faisais » – et qu’on leur aurait pardonné, cela mettrait un point final à l’histoire ; pour découvrir ensuite qu’il n’en était rien, loin de là ! Sirius pourrait dire : « Oui, mais vous ne leur avez pas avoué ça, pas vrai ? Que vont-ils se dire à présent, si vous vous bornez à prétendre que vous avez tout oublié ? Vous comptez vraiment affirmer que vous ne saviez rien à ce sujet ? Comme vous êtes naïfs ! Ou d’un coupable optimisme ! » Sirius pourrait dire : « Oui, mais maintenant que nous sommes sur le point de procéder à l’invasion, maintenant qu’on vous encercle, que vous inspire l’idée de nous avoir trahis, qui représente vos véritables allégeances, qui a droit à une loyauté sentimentale ? Quelle approche à courte vue… Non, non, nous optons pour le long terme, la perspective historique. Nous allons vous donner une autre chance, pour peu que vous acceptiez de… » Sirius pourrait dire : « Vous pensiez qu’on vous avait oublié ? Mais Sirius n’oublie jamais ! Fort bien, vous connaissez tous les moyens de punition à notre disposition, pas vrai ? Et vous allez en sentir tout le poids, à moins que vous… »
Et où se situait Grice sur ce spectre de loyautés – ou de déloyautés, selon votre manière de voir les choses ?
« Grice, lui ai-je lancé, que feriez-vous si je vous disais que Sirius va très bientôt envahir Volyen ?
— Faire ? Je me jetterais du sommet de l’immeuble le plus proche. » Mais il avait parlé avec une telle funeste délectation que je lui ai laissé quelques instants. « Quelle différence cela ferait-il pour un Volyenadnien – ou un Volyendestien, au demeurant, si j’en crois ce que j’ai entendu dire sur cet endroit ? Une gouvernance sirienne serait-elle pire que la nôtre ?
— Vous pourriez bien entendu améliorer la vôtre. Y a-t-il la moindre chance que vos collègues vous écoutent ?
— Eux ? Ils se fichent complètement de leurs planètes colonisées ! » Il s’est soudain redressé, lèvres tremblantes, pour me lancer un regard tragique. « Et ils se fichent de moi. Tous autant qu’ils sont. Et c’est également le cas des autres. »
Il entendait par là les groupes de jeunes, qui l’avaient repoussé.
Vous l’aurez noté, c’était leur attitude à son égard qui le blessait vraiment.
« D’accord, mais y en a-t-il au moins un parmi eux qui se soucie de Volyenadna ?
— Si vous proposiez à certaines personnes de se joindre à la révolution, ça pourrait faire évoluer les choses.
— Vous voulez parler d’Incent, j’imagine ? De Krolgul ?
— S’ils m’acceptaient auprès d’eux, je m’empresserais de les rallier avec mes troupes – de faire combat commun avec Calder ! Mais personne ne veut de moi ! Personne. Et ça a toujours été comme ça, Klorathy ! Depuis que je suis tout petit. Je ne me suis jamais vraiment intégré. Jamais on n’a voulu de moi. Jamais… »
Il s’est jeté par terre et s’est mis à pleurer – bruyamment, douloureusement.
Voyant qu’on ne pouvait rien attendre de lui, j’ai demandé à l’hôtel de lui envoyer une assistance médicale, puis je suis revenu ici, à Vatun.
J’estime qu’il est de mon devoir, en tant que représentant de Canopus, de faire de mon mieux avec Calder. Il s’agit là d’une demande officielle.
J’avais espéré croiser Calder avec ses camarades. Il m’a envoyé un message disant qu’il viendrait seul, en un lieu qui s’est avéré être un regroupement de quelques clans dans une vallée glacée située bien loin de la capitale. Des maisons de pierre grise – des cabanes –, une toundra grise qui s’élevait tout autour de nous en direction d’un ciel grisâtre.
Je me trouvais dans un club de mineurs, mais à un horaire où ceux-ci travaillaient. Une femme nous a servi la boisson claire et aigre typique de Volyenadna, puis est sortie préparer un repas pour ses enfants.
Voilà la conversation qui s’y est déroulée :
Il était dans cet état de morosité irritable qui indique, chez cette espèce, un niveau extrême de suspicion.
« Calder, qualifieriez-vous cette tyrannie d’efficace ? »
Il a abattu son gros poing sur la table. « Tyrannie, dites-vous ! Et comment ! Ces sales porcs d’exploiteurs insensibles qui… » Il a continué ainsi pendant quelques minutes, jusqu’à sombrer dans le silence. Puis : « Mais je ne vous apprends rien, n’est-ce pas.
— Ma question portait sur son efficacité… »
Calder a cligné des yeux, déstabilisé, puis s’est mis à grogner comme s’il se sentait personnellement attaqué. « N’oubliez pas que je n’ai jamais mis les pieds hors de cette planète. Comment pourrais-je faire la moindre comparaison ? Vous, par contre, vous devez en être capable. Alors dites-moi : efficace, ou pas ? Depuis l’endroit où je me tiens, notez bien, ça m’a tout l’air d’être le cas : elle draine tout ce qu’on produit à la sueur de notre front, et nous laisse… je vous laisse voir quoi par vous-même. » Et il s’est redressé, triomphant, comme s’il venait de marquer un point dans un débat – il a même poussé le vice jusqu’à lancer des regards autour de lui comme pour observer les réactions de quelque public invisible.
Mais son besoin de discourir me semblait assouvi, au moins temporairement ; à présent nous allions pouvoir tirer profit de l’attention qu’il m’accordait. Car il était assis là, un peu penché en avant, ses yeux gris fixés sur mon visage. Un homme massif, lourd, lent, dont les pensées parcouraient lentement un esprit n’ayant appris que la méfiance.
« Calder, ai-je repris, c’est une tyrannie inefficace. Et ce depuis longtemps – depuis votre naissance, à n’en pas douter. Aussi inefficace que peut l’être une tyrannie ayant atteint l’ultime stade de son existence. » Et je me suis interrompu, pour laisser ces paroles imprégner son cerveau.
« Je n’ai pas remarqué de signes indiquant qu’ils comptaient nous laisser tranquilles !
— Quand les Volyens ont débarqué ici, ils étaient au courant de tout ce que vous pensiez, planifiez, et bien entendu faisiez. Ils étaient partout. Et où se trouve le policier volyen le plus proche de nous, aujourd’hui ? »
Il a hoché la tête. « N’empêche, ils s’en sortent toujours assez bien.
— Mais pas pour longtemps…
— C’est vous qui le dites !
— Tenez – j’ai une question précise à vous poser. Si les rochers, disons ces roches plates qui parsèment les collines autour de nous, changeaient de couleur – si elles passaient du gris au rouge terne, vous pensez que l’administration volyenne le remarquerait ? »
Aussitôt il s’est esclaffé, partageant – au détriment de ma stupidité – une nouvelle plaisanterie avec son public invisible.
« Non, je ne pense pas, non. On peut au moins s’accorder là-dessus. » Calder a alors sorti une pipe, qu’il a entrepris d’allumer avec une certaine emphase.
« Je peux vous fournir une forme de nourriture capable de garantir votre indépendance. Une sorte de plante, similaire à vos lichens, qui pousse sur la roche. Quelques spores éparpillées dans cette vallée, et l’endroit ne tarderait pas à en être recouvert. On peut la consommer crue, ou la cuisiner comme un légume. Il est possible de la laisser fermenter de diverses manières, ce qui modifiera sa nature. Une telle plante vous permettrait de devenir autosuffisants sur Volyenadna. »
Il s’était lentement adossé à sa chaise, et ses yeux donnaient l’impression d’avoir perdu la moitié de leur taille. Un sourire sceptique étirait ses lèvres, entre lesquelles pendait la pipe émettant de la fumée narcotique. Calder avait une telle maîtrise de son public invisible qu’il leur avait même lancé des regards complices. L’espace d’un instant, il s’est résumé à un bloc de refus glacé, suspicieux. Après quoi il a lâché un rire méprisant, suivi d’un hurlement destiné à la femme – qui est aussitôt revenue docilement remplir nos verres.
« De la nourriture, a-t-il répété d’une voix épaisse. C’était donc aussi simple que ça. »
Le mot « nourriture » a fait réagir notre serveuse, qui d’un vif coup d’œil a saisi tout ce qu’il y avait à savoir nous concernant ; elle ne nous avait pas accordé beaucoup d’attention jusque-là, accaparée comme elle semblait l’être par des problèmes familiaux. Et maintenant je voyais son ombre osciller sur le mur situé au-delà de la porte à moitié ouverte. Très bien, me suis-je, ce n’était pas prévu, mais voyons où ça nous mène…
« C’est aussi simple que ça.
— Nous avons un dicton sur cette planète…
— Oui, je sais : “Ne faites jamais confiance à des étrangers qui arrivent avec des cadeaux”.
— Comment le connaissez-vous ?
— Chaque planète possède sa propre version de ce proverbe. Mais s’agit-il d’un guide vraiment utile dans quelque circonstance que ce soit ? »
Il a secoué la tête d’un air entendu. « Oh, ma foi, on s’en contente par ici !
— Calder, vous êtes un individu très sensé. J’attendais avec impatience cette discussion – un échange avec une personne directe, raisonnable et pragmatique. Qui doit ces qualités à l’existence tout sauf facile qu’elle mène sur cette planète – et vous n’imaginez pas à quel point votre vie est dure, Calder, privés comme vous l’êtes du moindre élément de comparaison. Mais c’est justement votre triste quotidien qui fait de vous tous des gens pragmatiques, réfléchis. Il n’y pas de place ici pour les absurdités qu’on trouve, par exemple, sur Volyen.
— Oui, eh bien, ça ne m’étonne guère. Une délégation de camarades s’y est rendue. Un endroit bien pourri, si vous voulez mon avis.
— Certes. Mais j’espérais pouvoir vous parler sans détour, et avoir votre attention. »
Sans mot dire il s’est affaissé sur son siège, les yeux fixés sur son verre déjà vide. Il semblait bien plus détendu, tout à coup. Réceptif. Au moins pour quelques instants.
« Voilà quelle est votre situation sur Volyenadna : vous ne produisez que des minéraux. Toute votre nourriture doit être importée – par vos maîtres volyens, à l’heure actuelle, ce qui vous met complètement à leur merci. Paralysés comme vous l’êtes par la pénurie de ressources alimentaires, vous ne pouvez pas vous rebeller, ou même négocier. Sauf à l’époque où vous étiez vous-mêmes un Empire pirate et dérobiez de quoi manger à…
— À vous entendre, s’est-il exclamé, nous avons eu un Empire autrefois – et pas meilleur que celui de Volyen ! Pourquoi devrions-nous vous croire ?
— Oh, Calder, chaque planète qui en a l’opportunité forme un Empire. C’est là un stade de croissance que cette galaxie a atteint. La seule question qui compte porte sur la nature desdits Empires – et si cela vous intéresse, nous pouvons en discuter…
— Revenons plutôt à cette… nourriture.
— Elle pousse très vite. Se propage toute seule. Mais il existe des moyens de la contrôler. Elle vous rendrait indépendants, Calder.
— Vous vous pointez là et, l’air de rien, entre deux verres, vous me sortez qu’une simple plante va changer l’intégralité de notre destin… juste comme ça. Pourquoi n’en a-t-on jamais entendu parler auparavant ?
— Qui aurait eu intérêt à vous en dévoiler l’existence ? »
Un genre de rictus stylisé lui déformait les traits, mais il réfléchissait à toute vitesse. « Krolgul, par exemple ?
— Encore faudrait-il qu’il en ait eu vent. Shammat n’a pas encore mis la main sur cette plante. Qui s’appelle Rograille, soit dit en passant.
— Shammat ! Canopus ! Pour ce que j’en sais, vous pourriez fort bien être un espion sirien.
— Et quand bien même ? Vous ne tarderiez pas à découvrir, au gré de vos expériences, si la plante vous a été d’une quelconque utilité.
— L’endroit grouille littéralement d’espions siriens, ces derniers temps. Une personne sur deux, dit-on, en serait un.
— Pour de bonnes raisons, Calder. L’Empire volyen touche à sa fin. Sirius est sur le point de l’envahir.
— Nous les combattrons ! », s’est-il alors écrié – comme je m’y attendais, car il est programmé pour cela. « Nous les combattrons sur les sables, au sommet des falaises, dans chaque rue de nos villes, dans les toundras…
— Oui, oui, oui. Mais Volyen, Sirius… cela devrait vous indifférer. Dans l’un ou l’autre cas, sans cette plante que je vous offre, vous êtes sans défense. Que ce soit Volyen ou Sirius, avec elle vous pouvez vous nourrir. Et négocier.
— Pourquoi n’y a-t-il eu personne – y compris vous – pour nous donner cette plante auparavant ?
— Cette planète n’offre que depuis tout récemment les conditions nécessaires à sa croissance.
— Je n’aime pas ça. » Il avait prononcé ces mots d’une voix lourde, pleine de chagrin et de souffrance. La longue histoire tragique de sa planète pesait sur ses épaules. Assis face à moi, il se remémorait le cours de son existence, sa longue vie de lutte – mais songeait également, je le voyais, aux générations qui l’avaient précédé, aux privations, à la faim, aux malheurs qu’elles avaient endurés sous le joug volyen.
« Qu’avez-vous à perdre, Calder ?
— Comment savoir ce qu’on risque d’y perdre ? »
La femme est revenue à ce moment-là avec sa cruche ; après avoir rempli nos verres, elle est restée devant nous sans mot dire, les yeux braqués sur le versant détrempé de la colline visible par la porte ouverte. La pluie s’était mise à tomber.
« Je ne sais plus quoi faire pour nourrir les enfants, nous a-t-elle finalement lancé. Il n’y a presque rien dans les magasins. Les rations ont encore diminué. Et le dernier arrivage en provenance de Volyen était deux fois plus petit que d’habitude. »
Calder l’écoutait à peine. « Oui, oui », lui a-t-il murmuré, de cette voix gentiment paternaliste que ces gens utilisent avec leurs femelles lorsqu’elles jouent le rôle qui leur a été assigné, à savoir travailler encore plus dur que leurs hommes.
« Je suppose, camarade Calder, que vous n’avez pas eu de nouvelles de la prochaine livraison de nourriture volyenne ?
— Non, mais elle est en retard. Ma femme se plaignait justement à ce propos.
— Bizarre – je me demande pourquoi elle ferait une chose pareille… » Et elle est allée se poster juste devant la porte, pendant que Calder bouillait de suspicion à mon égard.
« Dans très peu de temps, lui ai-je dit, vous allez être envahis par Sirius. Oui, que vous livriez ou non bataille. Et puis, presque aussitôt, il n’y aura plus de Siriens ici – car leur Empire est à son apogée et ne va pas tarder à s’effondrer.
— Comment savez-vous tout cela ? Oh, oui, vous allez me répondre Canopus, Canopus, comme si ça suffisait à tout expliquer.
— De votre point de vue, c’est le cas… Puis-je continuer ? La conquête sirienne de Volyen va être aussi brutale qu’inefficace, pour reprendre le mot que j’ai déjà utilisé, car Sirius elle-même est déchirée par le débat, le conflit, l’indécision. Il est arrivé dans l’histoire sirienne que la conquête d’une planète s’avère efficace… et j’entends par là, Calder, organisée avec en vue certains objectifs, effectuée conformément à un plan. Ce ne sera pas le cas pour Volyen. Parce qu’il n’y a aucune stabilité au sommet de la Planète Mère sirienne, ni sur les mondes qui composent son Empire. Il n’y a pas de plan cohérent à l’heure actuelle. La conquête de Volyen va s’accomplir presque par hasard, à cause de l’ascension temporaire d’un point de vue particulier dans l’alignement actuel – un alignement temporaire – de certains mondes. Et vous allez être envahis, non par des soldats de la Planète Mère sirienne, mais par un mélange d’armées qui ne cesseront de se quereller, qui ne seront jamais d’accord sur rien, et qui n’exécuteront pas les ordres.
— Oh, cette pauvre Volyenadna », a murmuré Calder d’une voix pesante. Il avait les yeux remplis de larmes, conformément à cette convention « volyenne » selon laquelle pleurer constitue un signe de sensibilité supérieure, voire de pensée supérieure. Un « Volyen » s’assurera toujours que vous remarquez cette réaction particulière à une situation donnée – en tournant légèrement la tête, par exemple, ce que Calder n’a pas manqué de faire. « Combien de temps tout cela va-t-il durer ?
— Pas longtemps du tout, car les armées qui vont vous envahir seront loin d’apporter assez de nourriture pour assurer leur subsistance – sans même parler de la vôtre. Lorsqu’elles remarqueront que vous mourez de faim, elles s’empresseront de solliciter le QG sirien sur Volyen, mais le ravitaillement s’avérera insuffisant, jusqu’à ce que plus rien n’arrive…
— Comment savez-vous tout cela ? Vous êtes assis là, parfaitement calme, à m’annoncer ceci ou cela comme si vous pouviez voir le futur…
— Pareil talent n’est nullement nécessaire. Il suffit de connaître la nature des espèces, des races, des individus impliqués. Les armées qui vont envahir cette petite planète – cette toute petite planète sans importance, Calder – seront dans un état de panique terrible, parce qu’elles auront compris que l’Empire sirien s’effondre tout autour d’elles et qu’elles risquent fort de se retrouver coincées ici, oubliées, sur un monde qui – pardonnez-moi – n’est pas le plus accueillant dans la Galaxie.
— Ô infortunée planète, condamnée à la misère, aux épreuves, à…
— Arrêtez avec vos bêtises, Calder. Elle n’est pas du tout condamnée. Vous pourriez disposer bien avant tout cela de vos propres réserves de nourriture. Vous pourriez soudoyer la soldatesque pour la convaincre de partir, avec de quoi manger – car il ne restera plus grand-chose nulle part, je vous l’assure, pas même sur Volyen vu le bazar que les Siriens vont mettre partout. Avec un minimum d’anticipation, il vous sera même possible d’utiliser vos réserves de Rograille pour vous acheter une véritable indépendance, et pas seulement vis-à-vis des Siriens. Vous pourrez vous gouverner, exploiter à votre avantage vos minéraux, et exporter les quantités de votre choix à qui vous le souhaiterez.
— Il y a juste une petite chose que vous avez négligée, m’a triomphalement fait remarquer Calder. La voici : qu’est-ce qui vous fait croire que Volyen nous laissera nous en sortir impunément ? Alors ? Dites-le-moi, maintenant ! » Et dans un gloussement il s’est relaissé choir, abasourdi par ma folie, en lançant des regards à l’auditoire fantôme pour lequel il avait joué toute son existence.
« N’ai-je pas commencé par vous expliquer qu’ils ne s’en rendraient tout simplement pas compte ? Vous pourriez couvrir les rochers de la moitié de cette planète avec une plante duveteuse rougeâtre qu’ils ne le verraient même pas.
— Oh, c’est vous qui le dites !
— Ayant anticipé l’efficience de votre conditionnement d’esclave, j’avais prévu de mettre la main sur le Gouverneur Grice pour le convaincre d’obtenir l’autorisation officielle d’introduire cette nourriture sur votre planète. Il y a beaucoup de gens dans l’Administration coloniale de Volyen qui sont révoltés par la manière dont vous êtes traités. Et le Gouverneur Grice est exactement l’homme qu’il vous faut, mais…
— Bon, cette fois j’en suis certain : vous avez complètement déraillé.
— Cela aurait presque été le moyen le plus simple – j’aurais quand même préféré que vous acceptiez ma proposition et le fassiez vous-mêmes. Mais Grice n’est pas lui-même en ce moment, j’en ai bien peur.
— Autre chose : je ne suis pas venu ici pour me faire traiter d’esclave. »
Et il s’est levé, conscient de la centaine de paires d’yeux immatériels qu’attirait son comportement modestement héroïque. « Le monsieur sirien va payer les boissons ! » a-t-il crié sans même me regarder. À l’arrivée de la femme, il lui a souri, tel un enfant qui aurait remporté un duel, avant de faire une grimace dans ma direction, histoire de me catégoriser comme un cas désespéré – puis de gratifier la dame d’une claque sur ses grosses fesses, pour rétablir son équilibre, et de sortir.
Elle m’a regardé droit dans les yeux. À l’instar de toutes leurs femelles, elle m’évoquait un roc, une pierre – un mélange de force et de résistance. D’un pas lent, elle est venue se poster à côté de la chaise vide de Calder.
Ce qui suit est un compte rendu complet de la conversation que j’ai eue avec cette femme de Volyenadna :
« Je vous ai bien entendu parler de nourriture ?
— Oui. J’en ai des spores ici même.
— Une fois qu’elle est plantée, comment faut-il s’en occuper ?
— Vous n’avez rien à faire. Elle poussera sur n’importe quel rocher. Voici une liste des méthodes que vous pouvez utiliser pour la préparer.
— Merci. »
La nouvelle m’attendait à mon retour : Motz avait kidnappé Grice. Il n’y avait aucune demande de rançon. L’événement soulevait maintes questions : Pourquoi lui ? Motz sait-elle que Grice est devenu un agent Sirien dans sa jeunesse ? Si oui, est-ce important ? Ce kidnapping est-il destiné à effrayer tous les agents siriens « dormants » ou repentis vivant sur Volyen ? En d’autres termes, est-ce une faction sirienne qui a inspiré cet enlèvement ? L’autre planète sirienne voisine, Alput, est-elle au courant de cette situation ?
J’ai entendu dire qu’Alput et Motz étaient en profond désaccord sur l’invasion de Volyen.
Motz conserve une attitude presque pré-Ambien, en ce sens qu’à ses yeux une prise de pouvoir sirienne constitue par définition un avantage pour le peuple assujetti ; la force prime sur le droit ; Sirius est bienveillante, les autres planètes ont toutes besoin de sa sagesse supérieure.
La faction ayant actuellement le vent en poupe sur Alput ne cesse quant à elle de débattre sur la Vertu.
En attendant de plus amples informations sur le sort de Grice, je suis allé rendre visite à Incent. À mon arrivée, notre ami l’hôtelier m’a pris à part pour me dire qu’il croyait, sur la base des sons provenant de la pièce où se déroulait la convalescence d’Incent, que ce dernier avait « rechuté ». Et tel était le cas. Allongé sur le dos dans le fauteuil inclinable, il contemplait avec force rires, cris de joie, gémissements, extases de toutes sortes, les motifs occupant la partie supérieure de la pièce, qu’il avait mise en mouvement par trop rapide. Rhomboèdres pivotants et tétraèdres véloces effectuaient une danse en compagnie d’octoïdes oscillants ; la luminosité était réglée sur Maximal et la Jauge sonore sur Musique des Sphères.
Après avoir éteint l’appareil, j’ai attendu qu’il arrête de se tordre en poussant des grognements – « Whaouh ! Super ! Génial ! Sensationnel ! Je suis tellement ému ! »
Allongé sur le dos, il contemplait l’espace désormais vide dans le plafond de la pièce.
« Bon, a-t-il enfin conclu, je sais déjà ce que vous allez dire.
— Mais que va-t-on faire de vous, Incent !
— Le truc, c’est que j’ai vraiment cette sensation d’avoir en moi ce qu’il faut pour me rétablir cette fois encore ; j’en suis vraiment persuadé, Klorathy.
— Vous m’en voyez ravi. Est-ce que vous voulez rester ici – sachant que je risque d’être parti un bon moment, le pauvre Grice nous causant beaucoup de soucis –, ou bien venir avec moi ?
— Oh, non, je doute de pouvoir déjà me refaire confiance dehors. C’est merveilleux, ici. J’ai vraiment l’impression de me retrouver. Tant que je n’abuse pas des mathématiques. »
Aussi l’ai-je laissé à ses jeux.
Notre agent sur Motz (AM 5) a gagné la confiance des ravisseurs de Grice ; ironiquement, il faisait partie des membres fondateurs du groupe révolutionnaire qui dirige à présent cette planète – ayant à l’époque été dans un état sentimental. Il n’a pas tardé à se rétablir, et s’est retrouvé (de notre point de vue) dans une position avantageuse. J’attends le rapport qu’il doit m’envoyer.
Salud ! Servus, comme dirait Krolgul – ce qu’il dit bel et bien, vu qu’il se trouve sur place, à semer la zizanie. Ce n’est pas aussi facile pour lui qu’il le voudrait, cela dit, la situation étant assez claire sur cette planète – or la Mère des Mensonges aime avant tout remuer des eaux déjà boueuses. La situation ? Sur un monde aride dénué d’espèce supérieure a débarqué tout un peuple fuyant une autre planète, la leur, mais prise de force par une race expulsée de chez elle par… mais bon, le récit de cette invasion a été envoyé aux Archivistes. En attendant, ladite population a bel et bien rendu fertiles les déserts et marais de Motz. Il s’agit d’un peuple intelligent, travailleur, plein de l’énergie qui résulte de la détermination. Vers quoi se dirigent tous leurs efforts ? Vers une seule chose – retourner sur leur planète natale. Car Motz, qu’ils ont transformée, qu’ils ont créée, n’est pas leur foyer : ainsi sont faits leurs esprits. Tout en nivelant une montagne ou en drainant un marais, ils chantent : Un jour, nous rentrerons chez nous. Sauf que les usurpateurs n’ont bien entendu aucune intention de quitter leur planète, à moins d’en être éjectés de force. Pendant longtemps Motz n’a pas été assez puissante pour ce faire ; ce n’est plus le cas désormais. Mais s’ils ne cessent de parler de guerre – en des termes fort dramatiques –, ils ne préparent en réalité absolument rien de concret. La vérité, c’est qu’ils sont devenus des Motziens, de Motz ; ils ne veulent pas vraiment « rentrer chez eux ». Mais il leur est impossible de l’admettre, publiquement du moins. Discours et cérémonies de toutes sortes leur permettent de rêver – brièvement – de ce « chez eux ». Considérant que la Galaxie avait oublié leur grief, leur juste cause, ils ont enlevé Grice pour faire connaître celle-ci, en misant sur les efforts qu’allait faire Volyen pour récupérer un homme qui, après tout, est un haut fonctionnaire colonial. Mais Volyen, comme vous le savez, s’en est tenue à des protestations de principe – le passé d’agent sirien (certes ambigu) de Grice ne leur rendant nullement la tâche facile. Aux yeux des Motziens, sa vie (révolue ?) d’agent constitue plutôt une garantie d’honorabilité, de Vertu.
Krolgul leur a portraituré Grice sous les traits d’un « tyran suceur de sang, sur Volyenadna » ; incapable de réconcilier ces deux états d’esprit, ils ont conclu au terme d’une longue et tortueuse réflexion que son comportement tyrannique en tant que Gouverneur résultait d’une nécessaire dissimulation de sa nature (intrinsèquement) vertueuse, de manière à rendre inimaginable son association avec Sirius. Parce que ces révolutionnaires, qui se qualifient eux-mêmes d’Incarnations de la Vertu Sirienne, croient que, « globalement et sur le long terme, en considérant la situation essentielle », le Bien se confond avec Sirius – et que si quelque opposant à Sirius montre des signes de décence, alors cela ne peut signifier (a) que l’opposant en question fait montre (brièvement, bien sûr) de qualités siriennes, ou (b) qu’en réalité il ne déploie aucune décence, « si on le regarde d’un point de vue objectif ». Et ce malgré le fait que c’était sous l’égide de Sirius que leur planète leur a été enlevée par des conquérants ayant perdu leur propre foyer ; et que partout où le regard se porte dans ces colonies périphériques siriennes, il n’y a que confusion, incompétence, mensonge et ces variétés particulièrement brutales de tyrannies résultant de l’indécision et des conflits qui affligeait la source même de leurs ennuis : la Planète Mère de Sirius.
Ce sont des gens incapables de prendre en compte plus d’un point de vue à la fois – et ce à cause de leur histoire, qui, au risque de me répéter, se résume à une seule et unique obsession : rentrer « chez eux ». Confrontés à un fait qui ne colle pas avec leur façon de penser du moment, ils tentent de le plier à leur conception du monde – et, s’ils échouent, de simplement l’occulter. Krolgul a par inadvertance laissé échapper qu’il jouissait d’une totale liberté sur Volyen pour diriger son École de Rhétorique ; vu qu’il leur présente actuellement Volyen comme une tyrannie absolue, ils ont conclu que si une telle école existe, alors lui, Krolgul, doit être à la solde des Volyen.
« Non, non, s’est écrié Grice, pas du tout ! Volyen jouit actuellement d’une situation de démocratie relative, de tolérance à l’égard de points de vue variés – quand bien même cela s’explique entièrement, bien entendu, par les contradictions des anomalies historiques et une évolution historique mouvementée… » (Je m’empresse de vous rappeler qu’il s’agit là d’une citation.) « En résumé, a-t-il insisté, Volyen est un endroit où il fait bon vivre pour la grande majorité de ses citoyens. » Ce qui était courageux de sa part, les Incarnations s’agitant de plus en plus à mesure que leurs mentations se grippaient sous le poids de toutes ces assertions.
Mais cela n’a servi à rien. Car Motz, comme toutes les planètes environnantes, est atteinte de fièvre belliqueuse, elle brûle d’envahir « les Volyens ». Une fièvre bien entendu assimilée à la Vertu – sauf que c’est trop demander à ces pauvres bigots d’envahir la « planète la plus agréable qu’on puisse imaginer » afin d’y imposer la Vertu sirienne, fût-ce au nom d’« impératifs historiques irrésistibles » (une expression très en vogue ici, en cet « instant particulier de l’Histoire »).
Non, cela fait bien trop à assimiler pour ces malheureuses Incarnations, qui se sont donc bornées à mettre de côté le problème que représente Grice. Elles l’ont enfermé dans l’aile socio-logique de leur bibliothèque principale – parce qu’elle ne comporte qu’une seule entrée, facile à garder. Grice y est laissé seul, sans rien d’autre à faire que lire.
J’ai décrit leur état d’esprit.
Je vais à présent décrire celui de Grice. Lui a été conditionné (par l’accident historique inéluctable susmentionné) à voir un signe de maturité dans le fait de garder l’esprit ouvert, de considérer plusieurs points de vue simultanément, de tenir compte des « contradictions ». Cet exercice ne lui a coûté rien d’autre que de l’inconfort, parce que personne ne l’a jamais informé de sa nature animale, personne ne lui a jamais dit qu’il a évolué (historiquement parlant) d’une situation où il appartenait à des groupes, petits ou grands, à l’intérieur desquels tout ce qui permet la survie collective est un impératif, et où les individus peuvent espérer recevoir tout ce dont ils ont besoin ; alors qu’à l’extérieur il y a les ennemis, qui sont mauvais, qu’il convient si possible d’ignorer, de menacer si jamais ils se montrent, de détruire si nécessaire. L’esprit des Volyens, en cette brève période où l’inspection calme, impartiale et désintéressée des potentialités constitue leur plus haut objectif, est sollicité pour quelque chose qui remet en question des millions d’années de leur évolution. Non, c’est le sectarisme passionné des Incarnations qui est facile ; « considérer le point de vue d’autrui » n’est pas une étape évolutionnaire aisée à franchir, ou même à préserver… Et c’est là que se trouve Grice, en contact quotidien avec des gens que son éducation pousse à considérer comme relativement simples d’esprit, voire pathétiques – alors que chaque fibre de son être émotionnel brûle d’envie de se joindre à eux. Les Incarnations partagent un amour mutuel, prennent soin des faibles, récompensent les forts, veillent sur leurs pensées et impulsions. Car les seules idées que ces gens s’autorisent sont liées à la façon dont on les a dépossédés de leurs droits, à l’objectif qu’ils se sont donné de regagner « leur place légitime », à la transformation de Motz en paradis, « juste pour montrer à la Galaxie de quoi ils sont capables ». Les Incarnations sont des individus qui ont banni de leur esprit toute la richesse, la variété, les possibilités d’évolution de ladite Galaxie. Grice les observe, aspire à faire partie de leur groupe – mais des pensées discordantes parcourent sans cesse son esprit tourmenté. « Non, ce n’est pas comme ça », n’arrête-t-il pas de leur dire, « quand l’occasion se présente ». « Non, mais ce n’est pas vrai. Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Je suis allé sur cette planète, elle ne ressemble pas du tout à la description que vous en faites… c’est une question de faits… »
Les nouvelles ne sont pas bonnes au sujet d’Incent, j’en ai bien peur. Je l’avais laissé avec du matériel de révision, mais pris de remords face à son mauvais usage des « mathématiques », il a voulu trop en faire. L’information n’a pas été correctement absorbée dans ses machineries émotionnelles et mentales, ce qui a provoqué un besoin irrépressible d’instruire. Il est parti pour Slovin après m’avoir laissé un message, réquisitionnant pour ce faire mon Voyageur Spatial.
Voilà quel a été son raisonnement : Slovin, après être restée si longtemps asservie par Volyen, et qui vient de se débarrasser de ses chaînes (désolé !), doit se trouver dans un état d’esprit aussi facilement prévisible que diagnosticable. Une partie des données qu’il lui restait à étudier concernait les franges nord-ouest de Shikasta. Si vous vous souvenez bien, cette région de Shikasta fut soumise pendant près de deux mille S-années à l’une des tyrannies les plus sauvages et les plus durables à avoir jamais vu le jour, même sur cette infortunée planète – celle de la religion chrétienne, qui interdisait absolument toute forme de contestation, et conservait le pouvoir en tuant, brûlant, torturant ses opposants lorsqu’il lui était impossible d’user de méthodes plus simples (et encore plus efficaces) d’endoctrinement et de lavage du cerveau. Cette religion perdit son emprise au début du XXe siècle, en grande partie grâce à l’apparition sur Shikasta – liée à celle de nouvelles technologies – du voyage de masse. Il n’était plus possible pour les tyrans des franges nord-ouest de maintenir leurs sujets dans la croyance d’une religion unique, d’un Dieu unique. Et la vérité apparut lentement à ces gens récemment réduits en esclavage : lesdites franges étaient en réalité aussi provinciales qu’arriérées, par rapport à d’autres régions de Shikasta possédant des civilisations plus anciennes et plus sophistiquées.
S’ensuivit une période durant laquelle les peuples de cette région (petite, d’un point de vue géographique) eurent l’occasion de jouir de la liberté de penser, de conjecturer, d’explorer des possibilités qui leur avaient été fermées plusieurs siècles durant. Mais parce que les diverses sectes de cette religion avaient inscrit en eux le besoin d’être dominé, la nécessité d’être entouré de « prêtres », de croyances, de dogmes, d’ukases, ils en réinventèrent sous d’autres noms, notamment la « politique ». De nouvelles « religions » émergèrent, mais sans « Dieu », à tous points de vue identiques aux sectes « déistes » du passé. Chacune était dotée de prêtres qu’il convenait de pas critiquer, dont il fallait suivre aveuglément les ordres, et de « credo » à réciter et invoquer ; et la moindre entorse à la « ligne » valait au coupable de féroces punitions, allant de l’ostracisme à la mort en passant par la perte de travail. Chaque nouvelle religion séculière perdurait grâce à l’utilisation des techniques de lavage de cerveau et d’endoctrinement qu’avait perfectionnées leur modèle indépassable, les prêtres, pendant deux S-millénaires ; des techniques sans cesse affinées, améliorées par la sophistication croissante de la psychologie.
En résumé, la liberté n’est pas possible pour des gens conditionnés à vivre en tyrannie.
Voilà quel était le message que notre pauvre Incent se sentait contraint d’apporter à Slovin.
Pendant plusieurs V-siècles, ce monde est resté un lieu tristement uniforme, pauvre, privé de ses propres richesses, administré par un Service Colonial volyen, contrôlé par une police, des prisons, des tortionnaires volyens. Soudain il s’est « libéré de ses chaînes ». La petite classe dont Volyen se servait pour assurer sa domination a disparu – ses membres ont pris la fuite, ou bien ont été tués, ou encore sont devenus des patriotes. Slovin grouille de nouveaux partis issus des groupes militaires qui ont libéré la planète. Chacun possède – bien sûr – une armée, des chefs et un credo, qu’elle défend contre vents et marées, au prix souvent d’effusions de sang. Un parti soutient une Slovin unie, un autre une fédération régionalisée, et ainsi de suite. L’air est épais des Rhétoriques de liberté, car ils se savent libres.
Groupes, armées, sectes, partis, factions : Slovin, comme toute autre planète « libérée », en est remplie.
À la capitale, où il s’était rendu directement, Incent s’est mis en quête du parti le plus grand et le plus influent – pour découvrir que chaque Slovinien lui donnait une réponse différente ; il a donc fait savoir qu’un « allié désintéressé, impartial (lui-même) venu d’un système solaire lointain » allait s’adresser aux peuples libérés de Slovin telle et telle journée sur la place publique, cette allocution ayant vocation à être entendue par l’ensemble de la planète.
Le langage même qu’il utilisait a certes dû attirer l’attention, l’usage de mots tels que « désintéressé » et « impartial » s’étant totalement perdu : les qualités qu’ils décrivaient s’étaient vues érodées par la corruption et la laideur du joug de Volyen, puis finalement détruites par les violentes passions partisanes du temps de la « libération ». « Désintéressé : qu’est-ce que cela peut bien signifier ? » lui demandaient les Sloviniens. Après avoir cherché la signification de ce mot-là, ou bien d’un autre, ils se gaussaient : « Quelle absurdité, quelles âneries idéalistes ! » Mais avec une pointe de nostalgie. Ils avaient l’impression d’avoir peut-être perdu quelque chose.
En raison de leur apparente vulnérabilité, ces créatures de grande taille, aussi fragiles qu’argentées, suscitent toujours chez les étrangers de forts instincts protecteurs mâtinés de compassion ; et notre Incent arpentait cette planète, presque détaché de toute émotion, il les regardait s’approcher avec une indécision toute neuve, curieuse, presque inquisitrice. Les Sloviniens lui évoquaient ces adorables insectes scintillants qui vivent une nuit et meurent ensuite en perdant leurs ailes ; il se savait capable de les sauver d’eux-mêmes, pour peu qu’il parvienne à se faire entendre d’eux. Oh, pauvres, pauvres Sloviniens, se désolait Incent tout en fignolant mentalement les phrases de son discours, tout en cherchant les mots parfaits, appropriés, capables comme par magie de faire disparaître des siècles d’oppression et d’uniformisation.
Les Sloviniens, pour leur part, n’avaient pas conscience d’avoir été à ce point touchés par « l’altérité » et la « différence » de cet incroyable message. Que signifiait « impartialité » ? « Magnanimité » ? « Désintéressé », « altruiste », « honorable », « chevaleresque » ? Un peuple avait-il existé un jour, quelque part – peut-être même sur Slovin, jadis – pour qui ces mots faisaient partie du quotidien, avaient un usage légitime ?
Le grand jour est arrivé ; Incent, ivre d’exaltation et d’un irrépressible besoin de convaincre, occupait un socle de la place centrale de la capitale, entouré de plusieurs milliers de Sloviniens chuchotants, argentés, fragiles, délicats, non pas rassemblés en une seule masse mais qui formaient divers groupes et compagnies ; tous armés, prêtant tous allégeance à des chefs différents, ces gens levaient vers le ciel leurs yeux à facettes, en attente d’une vérité capable de les éclairer une bonne fois pour toutes. Parce qu’inconsciemment ils aspiraient à l’unité, n’ayant connu que celle imposée par Volyen. Et puis, il s’était récemment produit quelque chose qui tombait fort bien pour Incent : des combats avaient éclaté d’un bout à l’autre de la planète entre armées et guérilleros, et Slovin redoutait une guerre civile.
Imaginez la scène, Johor ! Cette foule vaste mais extrêmement divisée, qui rêvait de paroles inspirantes, dévouées, édifiantes – les bribes du message d’Incent qui étaient parvenues à ces gens, pareilles à la promesse d’une étoile dont ils ne connaissaient aucunement l’existence, mais dont ils pourraient fort bien reconnaître la souveraineté. Bien sûr, quiconque aurait suggéré pareille éventualité se serait vu occis sur-le-champ.
Incent a commencé par leur demander la permission de leur raconter une bien triste histoire. Or ils lui auraient autorisé n’importe quoi, chacune de ses paroles correspondant exactement à ce qu’ils désiraient, tant étaient grandes leurs attentes à son égard. Il leur a raconté l’histoire de Shikasta, de ses franges nord-ouest – quand, à la disparition de sa tyrannie la plus ancienne, la plus brutale, chacun avait lutté pour retrouver des chaînes. Et y était parvenu. Incent s’en est plutôt bien sorti : moyennant force frissons, ces malheureux comprenaient à quel point il est facile de tomber sous le charme de la soumission, quand c’est ce qu’on vous a enseigné.
« Vous autres », a repris Incent après un long silence, qu’il avait fait respecter par la seule force de sa différence et de ses stupéfiantes paroles. Tout ce qu’il disait semblait provenir d’un soleil aussi lointain que merveilleux.
« Vous autres… », a-t-il répété, peut-être en chantant, bras tendus comme pour éteindre leur avenir, leurs potentialités encore inexploitées, « … un terrible danger vous guette, et vous semblez l’ignorer. Vous courez le danger de vous soumettre à un nouveau tyran, parce que la tyrannie est le seul modèle que votre esprit connaisse. Mais telle une pièce ce danger a une autre face : un chemin vers un bel avenir, différent de tout ce que vous avez pu imaginer. Un futur où vous resterez tous des gens véritablement libres, refusant toute allégeance aux tyrans, aux prêtres ou même aux dogmes. Où vous garderez l’esprit ouvert et libre, prêt à étudier toute opportunité, capable d’analyser vos conditionnements passés ; où vous apprendrez à vous étudier comme vous pourriez étudier une autre espèce sur une planète voisine – Maken, par exemple, que vous ne vous privez pas de critiquer. » (Un grondement hostile a alors parcouru la foule, car cette région de la Galaxie se conforme à la loi générale selon laquelle plus deux planètes sont proches, plus elles se détestent et moins elles se font confiance.) « Oui, cela pourrait constituer votre avenir ! Vous pourriez vous dire : “Nous ne nous soumettrons plus jamais à un chef, parce que nous n’avons pas besoin de chefs ; nous comprenons qu’on nous a appris à en avoir besoin”. Il y a fort longtemps, dans votre passé animal et semi-animal, vous formiez des groupes, des bandes et des meutes – et ce sont ces inclinations génétiques que les tyrans ont utilisées pour vous maintenir sous leur joug ; mais à présent rien ne vous empêche de vous en libérer, car vous comprenez qui vous êtes… »
Et l’agglomérat de groupes séparés s’est soudain dissous dans un océan d’émotions pour ne plus former qu’une seule âme, tout le monde s’étreignant et s’entrelaçant dans un concert d’effusions si puissantes qu’Incent avait l’impression de se retrouver au cœur d’une tempête de baisers. Et puis, sans crier gare, ces gens se sont amassés devant lui pour le soulever dans les airs en criant : « Notre chef, vous êtes venu nous sauver ! » Et : « Incent à tout jamais ! » Et : « Restez avec nous, Ô Incomparable Incent, partagez avec nous vos Nobles Pensées, de sorte que nous puissions les coucher par écrit, les étudier et les réciter pour toujours. »« Ô, Incent le Grand… »
Incent se débattait, criait, protestait. « Non, non, non, vous ne comprenez pas, ce n’est pas la question. Oh, Sloviniens, ne faites pas ça, je vous en prie, oh, mes aïeux… que puis-je dire pour vous convaincre de… »
Mais ses appels et ses plaintes, bien sûr, se perdaient dans ce typhon d’enthousiasme. Au bout du compte il est parvenu à s’extirper de la masse de Sloviniens qui se battaient, voire se tuaient pour pouvoir lui rendre hommage. En pleurs, il a rejoint en hâte le Voyageur Spatial – qui l’a ramené sur Volyen, où il a retrouvé la sécurité de la grande salle blanche.
Par chance, Shammat avait d’autres engagements, et ne se trouvait donc pas sur Slovin.
J’ai retiré à Incent tout son matériel d’étude. Il n’avait pas besoin que je lui explique à quel point s’en servir était dangereux dans son état actuel.
Eh bien, je suis désolé d’avoir à le dire, mais Grice a subi une conversion. Il exige « une fois pour toutes » de devenir l’un d’eux. « Cela n’est pas possible, insistent ces gens austères de cette voix sévère qu’ils s’efforcent de perfectionner. Vous êtes un Volyen. » – « Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? s’écrie-t-il alors. C’est en contradiction avec ce que vous-mêmes professez ! La Vertu sirienne l’emporte sur toute chose, et en tout lieu ! Je ne fais que vous citer. Comment dès lors pouvez-vous m’exclure en me traitant de “Volyen” au moment précis où vous comptez diffuser la Vertu sirienne partout sur Volyen ? C’est totalement illogique ! »
Ce qui bloque les mécanismes mentaux des Incarnations : d’un point de vue purement logique, il leur semble avoir raison. Mais Grice est tellement différent de ces gens, tant physiquement que mentalement. Il peut bien porter leur uniforme – il en a demandé un. Ou s’efforcer d’utiliser leurs conventions langagières. Mais, comme me l’a fait remarquer l’un d’eux (n’oubliez pas : je suis moi-même considéré comme une Incarnation) : « Non mais regardez-le ! Vous voyez vraiment l’un des nôtres ? »
Je vais à présent vous faire un résumé d’un très long Rapport de l’agent AM 5.
Cela fait maintenant une V-année que Grice a été kidnappé par les Motziens – qui en sont venus à regretter cet acte. Tout ce qu’ils font pour provoquer Volyen, et s’assurer un minimum de notoriété, se solde par un échec. Ils parlent de torture, voire pire – aucune réaction. Un Motzien place au-dessus de tout la loyauté envers les siens, car chacun sur Motz est « de chez nous ». Le fait que les dirigeants de Volyen semblent avoir oublié un de leurs fonctionnaires les plonge dans des abîmes de perplexité. Grice demeure un « prisonnier » : la bibliothèque est sa prison, sauf qu’il s’y trouve de son plein gré. Les Motziens ont volé cette collection de livres dans une ville de province volyenne il y a déjà quelque temps – là encore, pour faire connaître leur cause. Avec succès, pour une fois ! L’intégralité de Volyen n’a parlé que de ça un petit moment, avant que l’histoire ne sombre définitivement dans l’oubli. Comment est-il possible, s’étonnent les Motziens, que les Volyens tiennent davantage à des livres qu’à un fonctionnaire ? Eh bien, il s’avère que cette bibliothèque contient les résultats des recherches que les Volyens ont menées sur leur propre espèce. À l’apogée de l’Empire volyen, les planètes assujetties faisaient l’objet de nombreuses études ; les chercheurs ont pris l’habitude utile de considérer les races et espèces comme des genres d’animaux, et de les étudier avec la même objectivité – ou presque – que celle que nous nous imposons pour des études similaires. À un moment donné, il leur est venu à l’esprit que, s’ils observaient autrui d’une manière dépassionnée, ils n’avaient pas tenté d’en faire de même avec leurs propres modes de vie : ils continuaient à se percevoir depuis l’intérieur de leur propre subjectivité. Aussi ont-ils braqué sur eux-mêmes leurs instruments de recherche, s’efforçant tant bien que mal de se voir d’un point de vue extérieur. Et les résultats d’une telle démarche, cette bibliothèque provinciale en regorgeait.
Grice a passé son temps à lire. Sa formation antérieure était en grande partie destinée à le munir d’outils de gouvernance – et tout particulièrement à lui inculquer le sentiment de supériorité exigé chez tout administrateur impérial. Il n’a aucune idée de la masse de données disponible sur sa propre espèce. Vous vous demandez peut-être pourquoi, une fois pourvus d’une telle quantité d’informations, les Volyens ne se sont pas empressés de les mettre en pratique, ne les ont pas enseignées à leurs jeunes – Grice se pose la même question. Quand les historiens se mettront à travailler sur cette époque particulière, celle précédant le moment où l’« Empire » volyen est tombé entre les mains de Sirius, ce sera probablement le fait qu’ils identifieront comme le plus remarquable : pourquoi n’ont-ils jamais rien fait de toutes leurs connaissances sur les mécanismes qui les gouvernent en tant qu’individus, groupes, conglomérats ? Eh bien, parce qu’il s’agit d’un peuple léthargique, à l’esprit terriblement compartimenté.
Grice est déchiré, morcelé, fragmenté. À peine avait-il décidé d’accorder son allégeance sans réserve à la simplicité des Motziens qu’il se retrouvait chaque jour à découvrir des faits mettant à mal sa détermination. Son esprit explose d’idées nouvelles, de suppositions, de potentialités ; il vit dans une fièvre permanente, qu’il fait descendre en concevant des pensées tendres à l’égard de ses nouveaux camarades – si sévères, si austères, si dévoués, si admirablement déterminés.
Oh, ces pauvres Incarnations ! Ces gens n’arrivent pas à appréhender Grice ! Parfois ils envisagent de le ramener sur Volyen, afin de s’en défaire. Ils aspirent à pouvoir s’en débarrasser – sauf qu’en exprimant l’admiration que ces gens lui inspirent, celui-ci semble avoir accidentellement utilisé une formule verbale sacrée qui lui confère l’immunité – et fait de lui un invité. Mais ce n’est pas aussi simple, au bout du compte, parce qu’il risque d’avoir encore une certaine utilité en tant qu’otage. Je ne manque pas d’encourager ces rares moments de flexibilité, d’ambiguïté ; même si le défi me semble parfois insurmontable, je ne renonce pas à essayer de faire évoluer l’esprit monotâche de ces héros.
Mais Grice les sermonne : « Vous faites preuve d’illogisme, leur lance-t-il d’une voix sévère – ayant désormais adopté leurs manières, du moins la plupart du temps. Je suis soit un invité, soit un otage. Il m’est impossible d’être les deux.
— C’est exact », lui répondent-ils, sans pour autant modifier leur façon de le traiter.
En tant qu’invité, il a demandé à mieux connaître Motz ; on m’a chargé de m’en occuper.
Nous avons fait le tour par la voie des airs de cette petite planète, et le Gouverneur Grice – car c’était le Gouverneur, l’administrateur, qui se trouvait avec moi, pas Grice le Grognon – se montrait extatique, révérencieux, incrédule et admiratif devant ce que nous voyions.
Si depuis les airs vous observez une montagne escarpée, vous découvrirez un champ sur chaque pente exploitable, dans n’importe quelle vallée – aussi minuscule soit-elle. Ladite montagne est noire et stérile, mais il y a une centaine de poches de terres qui la parsèment, chacune susceptible d’accueillir des graines exploitables par ces exilés d’une planète fertile. Une fois votre vaisseau posé, apparaît immédiatement un groupe de gens minces et musclés qui vous emmènent voir des champs, des jardins, des vergers occupant des pentes et des escarpements impossibles ; fièrement postés à côté d’un minuscule carré de vert scintillant, ils vont sourire avec un tel élan d’orgueil protecteur que vous n’avez nul besoin de les entendre dire : « Il n’y avait rien ici avant notre arrivée. »
Vous survolez une plaine parsemée de cultures parfaitement saines, et l’on vous dit : « C’était jadis un marais ; nous l’avons drainé. »
Vous voyez sous vos pieds une steppe a priori stérile, mais encerclée d’une ceinture vert foncé. « C’est un désert aujourd’hui, mais sous peu une forêt aura pris sa place. »
Je ne me souviens pas d’avoir vu autre part un monde originellement aussi désolé que celui-ci ; nulle part je n’ai vu de telles réalisations, de telles prouesses.
Et ces gens les ont accomplies grâce à leur force, leur dévouement, leur austérité, leur discipline. Leur confiance est totale : ils se savent capables de mener à bien tout ce qu’ils se décident à entreprendre. Ils ne craignent pas la privation, car une poignée quotidienne de céréales suffit à assurer leur subsistance – ce qui les rend méprisants vis-à-vis de ceux qui ne peuvent se contenter de si peu. Ils portent des vêtements d’une simplicité telle qu’on dirait des uniformes. Quelles créatures magnifiques ! Mais aussi pitoyables, avec cette propension à mépriser le reste de la Galaxie.
« Oh ! » s’est écrié Grice alors qu’on s’approchait d’un autre campement entouré de désert, ou d’éboulis. « Oh, regardez ce qu’on aurait pu faire sur Volyenadna, si on s’était donné la peine d’essayer !
— Absurde, ne cessais-je de répéter. Vous n’auriez jamais rien pu faire d’aussi colossal. On ne peut pas imposer ça à un peuple. Il faut que ce soit volontaire. » N’oubliez pas qu’aux yeux de Grice, je suis une Incarnation – qui doit donc parler comme tel. Mais ça n’en reste pas moins la vérité.
« Quand je pense à cette pauvre Volyenadna. Oh, pauvre, pauvre Volyenadna ! On aurait pu obtenir un résultat de ce genre.
— À quoi ressemble cette planète ?
— Elle n’est que toundras, gravats et permafrost.
— Peut-être n’avez-vous jamais entendu parler d’une plante appelée Rograille ? Je crois qu’elle pousse bien dans de telles conditions. »
Il était agité, dans un état de violent conflit intérieur. « Oh, ça me dit quelque chose. Un type en a évoqué l’existence, mais ce n’était qu’un… » Il allait dire « qu’un espion sirien », mais sa bouche s’est refermée. Dans des moments de ce genre, son visage donne l’impression de se désintégrer : il se délite, puis semble convulser le temps que son organisme atteigne une sorte d’équilibre, ou d’intégrité.
« Un espion sirien, l’entendais-je murmurer, mais j’étais si jeune, je ne connaissais rien à la vie… » Et, à d’autres moments : « Un espion sirien ? C’est de mauvais augure – mais bon, si cette Motz ne fait qu’une avec Sirius… »
J’essaie parfois de lui parler de l’Empire sirien, de sa réalité passée. Ça ne sert à rien de parler de perspectives à long terme, des innombrables millénaires que vivent de tels Empires, à un esprit qui a qualifié d’« Empire » les quelques V-années de l’ascendant volyen. Mais je m’efforce de lui transmettre quelque chose de son histoire changeante, de son actuelle fragmentation. Je lui remets en mémoire l’invasion prochaine de Volyen. Il fronce alors les sourcils, soupire, grimace…
Il a néanmoins trouvé une solution à ses problèmes émotionnels. Bizarre ! Mais – et vous en conviendrez, Klorathy, j’en suis certain – d’une ingéniosité psychologique qui…
Grice a décidé de poursuivre Volyen en justice pour manquement aux promesses et garanties faites à chaque citoyen volyen dans sa Constitution.
Mais il devait pour cela régler les problèmes suivants : Grice n’avait qu’un souvenir approximatif de l’article concerné ; il n’y avait pas de copie de la Constitution volyenne sur Motz ; il lui fallait retourner sur Volyen pour intenter cette affaire ; aucun précédent ne lui venait à l’esprit.
Ayant eu vent des intentions de Grice par l’intermédiaire d’un Motzien passablement perplexe, Krolgul s’est empressé de venir lui rendre visite. Après avoir frappé trois fois à la porte de la bibliothèque, il s’est posté sans mot dire dans l’embrasure, le visage grave, jusqu’à avoir la certitude que Grice l’avait bien vu – après quoi il a parcouru toute la longueur de la pièce, sans sourire. L’uniforme gris (inspiré des tenues motziennes), la mine sombre et responsable, le pas militaire… Grice s’est machinalement levé, comme un coupable, mais avant qu’il puisse parler Krolgul a levé sans crier gare la main en lui lançant un « Servus ! » sonore. Et puis : « J’ai entendu parler de vos plans. Je suis venu vous féliciter ! Magnifique ! Quelle ambition, quel courage, quelle audace. Il s’agit là d’une véritable créativité révolutionnaire. »
Au bout de ces quelques heures passées avec Krolgul, Grice était prêt à tout, y compris à entreprendre la tâche titanesque d’expliquer sa démarche aux Motziens.
Imaginez ça, Klorathy ! Vingt et une Incarnations, dont moi, à peine sorties de leur dur labeur, rechignant à perdre une soirée pour accéder à cette requête embarrassante de Grice, assises en demi-cercle dans une hutte au beau milieu d’un désert qu’elles avaient décidé de reconquérir. Sur une étagère : une cruche d’eau, des morceaux de légumes, une lampe. Grice se tenait assis devant nous, mais était-ce comme invité ou en tant que prisonnier ? Nul n’avait répondu à cette question.
« Si je comprends bien, vous allez critiquer publiquement votre propre peuple ?
— Pas mon peuple. Volyen.
— Où est la différence ? Comment distinguer Volyen des Volyens ?
— Dans le cas contraire, comment le premier pourrait-il promettre et garantir certains droits à son peuple ?
— Mais vous parlez comme si vous vouliez critiquer une abstraction ?
— Comment peut-il s’agir d’une abstraction si elle est en position de garantir et de promettre, si elle parle comme un parent ? Et puis, je ne critique pas : j’intente un procès.
— Mais contre quoi, exactement ? La Constitution ?
— Non, contre ceux qui représentent actuellement Volyen. »
Silence lugubre ; regards hostiles ; impatience.
« Et qu’obtiendrez-vous en faisant une chose pareille ?
— Obtenir ? Je vais révéler au grand jour la supercherie que représente Volyen.
— Volyen ?
— Notre Constitution ridicule, je veux dire. Mensonges. Mensonges !
— Mais quand nous aurons imposé notre Vertu à Volyen, alors la justice véritable, la liberté véritable, seront leurs.
— Certes, mais ce n’est pas pour demain, pas vrai ? Quoi qu’il en soit… » Le Gouverneur Grice est tout à fait incapable d’envisager sérieusement la concrétisation de ses rêves les plus fous : l’avènement de la révolution, l’arrivée de Sirius sur ses terres. « Sans compter, a-t-il lancé d’une voix triomphale, que si je les traîne devant un tribunal, ce qu’ils méritent amplement, votre tâche en sera énormément facilitée – pas vrai ? Le masque hypocrite d’une justice factice sera arraché du visage de la tyrannie et…
— Nous ne comprenons pas comment vous, un fonctionnaire de ladite tyrannie, ou même en votre qualité de citoyen, vous retrouvez en position de la poursuivre en justice. Cela sonne assurément comme une critique à nos oreilles. Et comment pouvez-vous critiquer une tyrannie ?
— Ah, mais voyez-vous, nous avons une démocratie – n’est-ce pas ? Uniquement à cause de certaines… anomalies historiques, bien sûr », a ajouté Grice dans un murmure.
Et ça a continué ainsi presque toute la nuit. Je mettais de temps à autre mon grain de sel pour ramener ces belligérants à la réalité ; ou, pour reprendre l’expression que nos professeurs ne cessent d’utiliser dans les écoles du Service Colonial : à la « vie en soi ». Par exemple :
« Mais je me permets de vous rappeler que vous n’avez en réalité aucune copie de la Constitution… »
Décision a finalement été prise d’envoyer à Volyen deux personnes déguisées en Volyens, et censées rapporter à Grice un exemplaire de la Constitution.
« Et pendant que vous y êtes, leur a-t-il lancé au moment de leur départ, dégotez-moi donc le deuxième volume des Lois Pacifiques Régissant les Comportements de Groupe. Quelqu’un l’avait emprunté quand vous avez libéré la bibliothèque, et j’en ai besoin pour mon dossier. »
Il leur a tout mis par écrit. Les Motziens ne lisent pas. Enfin si, ils lisent, mais uniquement des histoires sur leur planète natale, leur exil, leur lutte pour développer Motz, leur combat pour la protéger des autres colonies siriennes. Ils lisent des manuels d’instruction pratique, des ouvrages techniques, et – plus récemment – des ouvrages consacrés à Volyen et à son « Empire », mais du point de vue sirien. Jamais ils ne lisent le moindre texte susceptible de suggérer la possibilité d’une perspective autre sur leur histoire, leurs passions, leurs engagements. Ils ne sont même pas tentés de le faire, tant on les a conditionnés à considérer comme hérétiques les idées d’autrui. « C’est tout, et cela suffit », pour citer leur réaction invariable lorsqu’ils se retrouvent confrontés à un ouvrage susceptible de les remettre en question, même indirectement. Et : « Ce que nous avons répond à nos besoins ».
Préparer le procès de Volyen a requis les efforts combinés de Grice, de moi-même, de Krolgul et d’un Motzien que ce dernier a fort opportunément présenté à Grice – je le soupçonne surtout d’avoir placé ainsi un homme à lui. Ce Motzien est un jeune mâle prénommé Stil, qui se caractérise par le nombre d’obstacles qu’il lui a fallu surmonter au cours de son existence. Ce garçon est né dans l’une des nouvelles implantations, où il y avait un estuaire marécageux en cours de drainage. L’endroit était froid, humide, lugubre. Sa mère est morte en donnant naissance à un troisième bébé. Son père travaillait aussi dur que les Motziens. Les enfants ont été élevés n’importe comment. Dans sa jeunesse, Stil a aidé à élever les deux plus jeunes tout en allant à l’école et en travaillant pour gagner de l’argent. Et puis son père est mort dans un accident, ce qui n’a pas arrangé ses affaires au cours des années suivantes ; il est devenu très tôt un individu pleinement mature, capable d’accomplir n’importe quelle tâche ou d’affronter n’importe quel événement. Ce parangon d’abnégation passe tout son temps avec Grice, ce qui a tendance à aggraver le sentiment d’infériorité de ce dernier. Quant au garçon, il trouve l’existence du Gouverneur fascinante, de par sa dimension pathologiquement égocentrique. La moindre de ses critiques semble dévaster Grice, qui s’empresse alors de s’écrier : « Je le leur ferai payer, vous allez voir ! » Et par ce « leur », il entend bien sûr l’intégralité de Volyen.
L’« Acte d’accusation » comporte déjà plusieurs volumes, et il ne semble y avoir aucune raison de s’arrêter là ; sauf que Krolgul exhorte à la célérité. Des rumeurs ! Des rumeurs ! Parlant pour la plupart d’une invasion sirienne imminente. L’armée de Motz est, en théorie, mobilisée. Comme ces soldats sont également des agriculteurs et des mineurs, des travailleurs essentiels, Motz ne peut se permettre pareille situation. Des protestations ont été adressées à Sirius. Pour qui, bien sûr, tout ça n’est que chamailleries. Débats. Désaccords. Changements de politique. N’ayant reçu aucune réponse des Siriens, Motz a fini par mettre son armée en attente, mais la discipline de ses soldats est telle qu’il suffira d’une seule journée pour les remobiliser. « Si vous n’agissez pas maintenant, dit Krolgul à Grice, vous ne le ferez jamais. Il n’y aura pas plus de Volyen à poursuivre en justice.
— Oh, Krolgul, rétorque Grice, vous n’exagérez pas un peu ?
— Voulez-vous ou non de la Vertu sirienne ?
— Je ne vous ai pas entendu en parler sur Volyenadna. Pourquoi cela ?
— À ce moment-là, vous n’étiez pas encore assez mature pour entendre la vérité.
— Ce n’était pas moi qui aurais dû l’entendre. Quid de Calder et ses camarades ?
— Comment sauriez-vous de quoi je leur parlais ? Vous n’écoutiez pas toujours aux portes, Gouverneur Grice ! »
Oui, Krolgul est tombé à un tel niveau de vulgarité avec Grice, ce qui met ce dernier mal à l’aise – mais il peut toujours apaiser ses épisodes de doute d’un simple regard sur son interlocuteur : Ce beau maintien militaire ! Ce profil héroïque ! Cet air d’autosuffisance solitaire ! Tout ce que Grice a un jour aspiré à devenir semble à ce moment-là s’incarner dans Krolgul. Et si ses doutes reprennent du poil de la bête, il y a toujours Stil dans le coin, qui vient de rentrer d’une longue journée de dur labeur, ou s’apprête à la débuter – Stil et son régime de têtes de poisson en poudre et d’eau des marais.
Et puis il y a moi, bien sûr, mais Grice n’arrive tout simplement pas à s’entendre avec ma personne. Il se sent parfois soulagé qu’un Motzien se montre capable d’irrévérence ordinaire, voire de désinvolture ; qu’un Motzien puisse critiquer Motz. En d’autres occasions, il me trouve quelque chose d’un peu bizarre. « Vous êtes sûr de ne pas être un espion ? » m’a-t-il un jour lancé. « Bien sûr que j’en suis un, ai-je répliqué. Comme c’est malin de votre part de m’avoir repéré. Mais il faut en être un pour en reconnaître un autre – pas vrai, Gouverneur Grice ? »
Depuis mon dernier rapport, j’ai (a) rendu visite à Ormarin sur Volyendesta ; enfin sorti de l’hôpital, il est complètement rétabli et prêt à marcher vers l’avenir, pour lequel il se prépare par une étude sobre et judicieuse de l’histoire de certaines de nos planètes ; (b) survolé Volyenadna, dont de grandes zones se sont couvertes d’une teinte rougeâtre ; et (c) voyagé d’un bout à l’autre de Volyen.
Incent m’a envoyé un message disant qu’il se sentait suffisamment bien pour quitter sa retraite : il voulait se tester. Lui aussi a beaucoup arpenté Volyen. Je l’ai croisé à deux reprises.
D’abord dans une petite ville qui était la proie de troubles et d’émeutes : des immigrés originaires de E.P. 70 et de E.P. 71 y affrontaient la population locale. Il ne vous aura pas échappé que ces deux planètes se sont débarrassées du joug volyen, et par les processus logiques caractéristiques des esprits primitifs, les malheureux immigrants – depuis longtemps des citoyens volyens aussi heureux que loyaux – ont soudain été désignés par les foules comme des Siriens et de potentiels traîtres.
Je m’y trouvais avec 33, 34, 37 et 38, qui avaient abandonné leur mission pour m’aider de leur mieux à atténuer les pires excès des foules. Nous étions déguisés, évidemment – aussi Incent, occupé qu’il était à observer les émeutiers depuis un talus, ne m’a-t-il pas reconnu. Sa seule présence pouvait être vue comme une incitation : sombre, le visage blême, tragique, mais surtout simple spectateur – il n’aurait pas fallu grand-chose pour faire de lui une cible. J’ai assigné 33 à sa surveillance, bien entendu discrète. Puis je lui ai envoyé un message lui proposant de se joindre à moi pour un travail réel, responsable. Aucune réponse ne m’est parvenue. La seconde fois que je l’ai vu, c’était hier, ici, à Vatun. Là encore, dans le cadre de troubles urbains. Des rues d’habitations étaient en feu, et une petite armée de jeunes – des Volyens, pour la plupart – détruisait tout sur son passage, en hurlant des « À bas… Que brûle… » Les noms étaient ceux des commerçants locaux, pour l’essentiel des immigrants volyenadniens. Incent s’est extirpé de cette masse en bondissant sur un pont bas qui traversait la rue où brûlaient d’innombrables maisons. La fumée, les flammes, la populace qui bouillonnait de rage – et voilà notre héros qui hurlait pour se faire entendre : « Vous devez comprendre… non, écoutez-moi… vous trahissez tout ce qui fait de vous des individus véritables, responsables, non, il faut m’écouter… Vous êtes en ce moment même à la merci de votre cerveau animal… Saviez-vous que… » Les premiers rangs de la foule qu’il dominait se sont immobilisés un instant pour fixer sur lui des regards perplexes, abasourdis – car ses paroles faisaient en quelque sorte barrage au flot de leurs sentiments. Les ombres des flammes et de la fumée obscurcissaient la masse de visages. L’espace d’un instant, un silence presque total s’est abattu sur les lieux ; seuls venaient le troubler le rugissement des flammes et quelques cris en provenance de l’arrière : « À bas… on va lui faire sa fête… »
« Chacun de vous a deux cerveaux sous son crâne – enfin, il y en a encore plus en réalité, mais l’un d’eux est un cerveau animal, et quand il prend le contrôle vous devenez pareils à des animaux, et voilà ce que vous êtes présentement, une horde… » La populace s’est mise à lui rire au nez. « Si on voulait une leçon de biologie, a alors lancé notre 37 – histoire de détourner leur rage –, on vous l’aurait demandée. » Alors même que la foule se retournait pour voir qui parlait en son nom (une terminologie qui leur était clairement inaccessible en cet instant), 38 s’est empressé de rattraper Incent alors qu’il basculait dans la foule – et risquait de finir en bouillie. « Écoutez, hurlait Incent, écoutez-moi… vous êtes tous sous le contrôle de votre cerveau primitif – ne le voyez-vous donc pas ? Vous avez régressé d’un million d’années, et… » C’est à ce moment-là que 38, plein de ressources comme à son ordinaire, l’a remonté sur le pont. Après l’avoir attrapé par les bras, on l’a discrètement conduit dans une rue que la foule n’avait pas encore atteinte.
« Mais c’est la vérité ! » insistait Incent.
Nous l’avons laissé dans un petit bar vide, en lui intimant d’y attendre notre retour – après quoi on est retournés dehors voir si on pouvait se rendre utiles quelque part. La situation était vraiment critique : émeutes, pillages et bagarres n’avaient nullement cessé. Et le bar était fermé à mon retour…
Qu’Incent ne vous décourage pas trop ! Je sens qu’il se rétablit, qu’il n’est plus une feuille blanche pour les déprédations de Krolgul.
Tout Motz est en état d’alerte. Grice est en route pour Volyen : les Incarnations ont fini par perdre tout intérêt pour lui. « Gouverneur Grice, lui ont-ils dit, partez. Oui, oui, oui, oui, tout ce que vous voudrez, mais partez. » À sa demande, ils ont laissé Stil l’accompagner.
La Volyen sur laquelle Grice est arrivé n’est plus celle qu’il avait quittée. Émeutes et troubles, incendies criminels et pillages ! « Mais les Volyens ne font pas ce genre de choses, ne cesse-t-il de protester. Nous ne sommes pas du tout comme ça. Nous sommes aimables et gentils, nous sommes des gens raisonnables. »
Une autre impossibilité a pourtant dû s’insinuer dans ses équilibres mentaux déjà torturés. Quand le pire que l’on puisse dire sur Volyen a été dit – qu’il y a du chômage, par exemple, ou que les populations venues des autres planètes ne sont pas pleinement acceptées comme citoyens, que la perte de l’Empire fait baisser le niveau de vie – quand tout cela a été dit, le sort de l’habitant le plus pauvre de Volyen n’en reste pas moins meilleur que celui du plus riche de Motz. Comme l’explique Stil, qui accompagne Grice partout pour accomplir sa tâche, « garder un œil » sur lui : « Vous appelez ça de la pauvreté ? Vous me dites que ces gens se révoltent parce qu’ils sont pauvres ? Non, franchement, vous allez devoir m’expliquer ! Non, donnez-moi votre pauvreté et laissez-moi la rapporter chez moi. Je vois gâché ici, dans cette seule rue, l’équivalent d’une année de nos richesses. »
Grice est parvenu à intégrer ces remarques, comme tout le reste, dans son grand « Acte d’accusation ».
N’ayant pas trouvé d’avocat pour s’occuper de son affaire, il s’est adressé au Défenseur du Public, une personne spécialement chargée de veiller à ce que tout grief légitime soit entendu. L’individu a feuilleté les centaines de pages de « l’Acte d’accusation » avec un air perplexe que l’œil expert de Grice a reconnu immédiatement. Sans laisser au Défenseur le temps de le jeter dehors, comme lui-même l’avait fait assez souvent, il lui a lancé : « Vous vous souvenez de moi, Spascock ? Nous étions à l’École Maternelle ensemble en 1953. »
Le fonctionnaire a admis que, même si Grice ne lui disait rien, il avait bel et bien fréquenté cet établissement.
— Vous vous souvenez de Vera ? »
— Bien sûr que oui. L’une des influences les plus positives de toute mon existence. Mes parents étaient la plupart du temps de service sur Volyenadna, et j’ai bien peur d’avoir été privé de toute affection familiale ordinaire.
— Vous l’avez revue depuis ? » a poursuivi Grice avec enthousiasme. (Incent, qui était présent, m’a fait un compte rendu détaillé de cette réunion : Grice et lui sont devenus de grands amis, ce qui n’a rien de surprenant.) Spascock était mal à l’aise, et ne parvenait pas à le dissimuler. « Parce que moi je l’ai recroisée, bien plus tard, et son influence sur ma vie s’est avérée cruciale. »
Vera, une jeune femme aussi charmante que chaleureuse, était partie en vacances sur Volyenadna ; découvrant les souffrances de la population indigène sous le joug de Volyen, elle avait compris deux choses : les conditions de vie sur Volyen n’étaient pas seulement inaccessibles à ses colonies, mais elles reposaient sur leur exploitation. Vera s’est aussitôt convertie à la Vertu sirienne, et pour faire court est devenue un agent, mais de la manière ambiguë typique de l’époque. Quelques visites enthousiastes d’ambassades siriennes, quelques rencontres occasionnelles lors de réceptions officielles, une invitation à découvrir « Sirius » – en l’occurrence Alput, qui l’avait beaucoup impressionnée – et puis plus rien. Elle a très vite compris à quel point Sirius était une tyrannie horrible, et a littéralement « oublié » l’admiration qu’elle lui vouait. Mais pendant cette période, elle avait joué un rôle déterminant en introduisant deux de ses anciens élèves, à présent adultes, aux beautés de Sirius. L’un d’eux était Grice, l’autre Spascock. Elle les avait de fait recrutés.
« À mon avis, les gens dans notre position devraient se serrer les coudes. »
Tout en s’efforçant de sourire Spascock lui a promis de jeter un coup d’œil à « l’Acte d’accusation », et de revenir ensuite vers lui. « Et qui donc est votre ami ? lui a-t-il lancé alors Grice prenait congé en compagnie d’Incent.
— Il vient de très loin, pour le moins », lui a répondu Grice, parfaitement conscient de l’effet que cela aurait sur Spascock – qui est retourné aussi sec à son bureau pour entreprendre la lecture de « l’Acte d’accusation ».
« Oh, non, ne cessait-il de gémir, oh, non, il n’a pas osé… mais c’est complètement fou… » Et puis le téléphone s’est mis à sonner : l’ont appelé des collègues de toutes sortes, plus ou moins haut placés – certains vraiment haut placés –, et Spascock trouvait intéressante chacune de ces conversations, qui semblait immanquablement tourner sur un autre sujet, mais lui donnaient des raisons sans équivoque de laisser se poursuivre la démarche de Grice.
« Oui, je suis en train de le lire », bredouillait-il à chaque nouvel interlocuteur, chacun d’eux lui ayant mentionné la copie de l’Acte d’accusation que « Grice, vous savez, notre collègue », lui avait apportée. « Oui, mais c’est peut-être la vérité, ou pas, je ne saurais le dire, tout cela est fort fascinant, je n’en doute pas, mais, mais… oui, très bien. Très bien. Je vous écoute. »
« Mais on peut quand même pas tous être…? », gémissait Spascock, seul dans son bureau après le vingtième appel téléphonique. Tel n’était pas le cas, bien sûr, mais tous se demandaient s’ils n’avaient jamais rien fait ou dit qui…? Et ceux qui étaient des espions mais ne savaient pas dans quelle mesure Sirius les considérait comme « endormis », ou du moins somnolents ; ou s’ils étaient en réalité activement impliqués dans la défaite de Volyen d’une manière qui leur était propre ; ou encore en contact étroit avec quelque mystérieux supérieur sirien.
Cette affaire va bel et bien être jugée. Grice nage en pleine exaltation. C’est cette délectation qui perturbe son camarade et allié. Que Volyen « perde son impunité, une fois pour toutes », et soit « traînée devant le Tribunal de l’Histoire », Incent trouve cela on ne peut plus juste, car s’il va vraiment bien mieux, certaines séquences de mots déclenchent encore aisément une crise ; mais sa nature rend à ses yeux toute forme de plaisir suspecte, sauf celui qu’il éprouve en contemplant ses propres carences. En fait, sa désapprobation se confond avec une forme d’envie. On l’a entendu marmonner, tandis que Grice se régale à modifier son Acte d’accusation pour y inclure une autre phrase démolissant l’hypocrisie de Volyen : « Mais Grice, j’ai moi-même fait souvent bien pire que ça ! »
AM 5 a envoyé un message depuis Motz, dans lequel il supplie d’être transféré ici : il aurait développé, à l’en croire, un certain goût pour la contemplation de la mascarade. « Oh, Klorathy, s’y plaint-il, comment puis-je supporter ces admirables Motziens ! Ils ne font jamais rien qui ne soit destiné à faciliter l’accomplissement de quelque réalisation d’envergure ; ne lâchent jamais une remarque qui ne soit pas enracinée dans la « vie elle-même ». Où sont ces fameuses “contradictions” que j’en suis venu à apprécier maintenant que le Gouverneur Grice est parti ? Je n’en vois plus qu’une seule, à présent : ces Motziens, qu’ils le veuillent ou non, sont également siriens. Et c’est leur manque total d’imagination qui les sauve, car leur esprit fonctionne ainsi : Nous sommes bons ; nous sommes siriens ; donc tous les Siriens sont bons. Ils se préparent à l’invasion de Volyen dans le même esprit qui est le leur lorsqu’ils s’emparent d’une étendue de sable et la transforment en colonie. À cause de ce qu’a fait Grice, ils ne voient plus dans Volyen qu’une planète ayant besoin de leur supervision. Quand je suggère, d’une manière un brin fantaisiste, que je suis venu me perfectionner ici pour m’immuniser contre leurs solennités (ce qui, bien sûr, justifie pleinement leur méfiance), que peut-être tout le monde n’est pas comme Grice sur Volyen, leurs yeux se figent : ils sont tous interchangeables, ayant été “forgés au feu” (pardonnez-moi l’expression) de leurs difficultés communes ; aussi ne peuvent-ils concevoir une planète pleine de diversité. Klorathy, sauvez-moi, laissez-moi venir sur Volyen. »
Ce à quoi j’ai répondu : « Vous ne le percevez peut-être pas en vous-même, mais cette “excentricité”, ces railleries délibérées à moitié dissimulées, cette “jouissance” coïncident exactement avec la complaisance, l’abandon intérieur, le potentiel d’anarchie qui ont poussé toute une génération de Volyens de la classe supérieure à devenir des agents (à un degré ou un autre) de Sirius. N’y reconnaissez-vous donc pas la même atmosphère, le même “ton” ? Je me souviens d’avoir donné une série de cours – que vous avez suivis, je le sais – sur cette période particulière de Volyen, qui illustrait à la perfection les lois de la désaffection intérieure, de la traîtrise. Vous souvenez-vous de la conférence qui a été donnée sous le titre “Car si Elle Prospère, personne n’ose l’appeler trahison” ? Non, à l’évidence. Canopus ne vous a pas envoyé dans ce petit coin guère attrayant (il faut l’admettre) de la Galaxie pour vous permettre de découvrir les joies de l’étude des anomalies historiques. Des joies presque toujours enracinées dans la vanité – cela n’a rien d’un hasard si c’est la classe de Volyens élevés pour se considérer comme des dirigeants naturels qui a été formée avec cette frivolité profonde, envahissante –, dans l’orgueil de ceux qui s’estiment meilleurs qu’autrui. Le plaisir que procurent ces anomalies, toujours présentes quand des planètes s’affrontent, résulte d’un sentiment de supériorité. D’accord, je veux bien admettre qu’il en faut un peu pour se prémunir contre la dépression et le découragement qui nous guettent quand nous contemplons le gaspillage que s’autorise la Galaxie, ou – comme l’expriment les Volyens – la Nature, pour accomplir ses objectifs. Mais faites un pas au-delà de cette petite concession, et vous vous retrouvez à mépriser ceux qui vous entourent, et bientôt vous vous perdrez dans le plaisir de votre propre intelligence. Agent AM 5 de Canopus – voulez-vous bien faire votre travail, comme exigé, et modérer votre plaisir à l’accomplir ! Il s’avère que vous êtes censé venir sur Volyen avec les armées d’invasion motziennes, mais n’imaginez pas en tirer beaucoup de satisfaction. »
En réponse à cette réprimande, ou plutôt ce rappel, il a sobrement souligné la nécessité de son transfert.
L’audience préliminaire a eu lieu. Spascock, dans un ultime spasme d’indignation professionnelle, a formellement proposé que l’affaire soit rejetée. La séance s’est tenue dans une petite chambre située à l’extérieur du tribunal principal ; il y avait là Spascock, trois Assesseurs, Grice, Incent, et quelques fonctionnaires de la cour. Tous les Assesseurs étaient mal à l’aise, et ne faisaient rien pour le dissimuler.
« Sur quoi repose votre Acte d’accusation ? a demandé le Premier d’entre eux.
— Sur la première clause de notre Constitution volyenne », lui a répondu un Grice aux yeux brillants, l’incarnation même du Jugement de l’Histoire sur Volyen.
« Lisez-la.
— “Volyen s’engage à protéger tous ses citoyens et à pourvoir à leurs besoins en fonction de l’état de ses ressources naturelles et de l’évolution de ses connaissances sur les lois de la nature volyenne et les lois de la dynamique sociale volyenne.” »
Grice avait parlé comme si chaque mot prononcé était une accusation irrécusable ; il attendait la suite, à présent, l’air triomphant.
Les trois Assesseurs évitaient de se regarder.
Spascock a fini par rompre le silence : « Si vous voulez mon avis, toute cette histoire est grotesque.
— Pourquoi cela, Spascounet ? s’est enquis Grice. Désolé. Je voulais dire Défenseur. Soit Volyen pense ce qu’elle dit, soit elle ment. Quel est l’intérêt d’avoir une Constitution si l’on estime ridicule le simple fait de demander si elle est respectée ? »
C’est Incent, l’air très malheureux, qui lui a répondu : « Nous en sommes tous conscients, certes mais…
— Conscients de quoi ? » Cette clause particulière, la clause clé de toute notre Constitution, y a été insérée parce qu’au moment où ladite Constitution a été réformée, on a découvert que les lois de l’époque ne prenaient pas du tout en compte les connaissances sociologiques et psychologiques modernes. Elles étaient une anomalie à ce moment-là, et le sont redevenues.
« Une minute, est alors intervenu le Premier Assesseur. Qui est Volyen, dans ce contexte ? Et plus précisément : qui est censé “s’engager” ?
— Le gouvernement, bien sûr.
— Cela me semble un peu rapide, non ? est intervenu Spascock. Les gouvernements vont et viennent. “Volyen” ne correspondrait-il pas plutôt aux fonctionnaires permanents ?
— Bien sûr que non, a répliqué Grice. Ce qu’est Volyen me paraît absolument évident : c’est l’esprit de continuité… » Et, comme Spascock et le Premier Assesseur semblaient sur le point de remettre en question ce concept plutôt ténu, il a ajouté : « Si “Volyen” peut “s’engager”, il doit y avoir quelque chose de permanent pour s’y atteler, quand bien même ce serait difficile à définir.
— Logique, a convenu Spascock, mais ça ne m’empêche pas de trouver toute cette histoire absurde. Pour commencer, si “Volyen” devait réformer continuellement ses propres structures en fonction de l’évolution de la recherche scientifique, il lui faudrait disposer d’un organisme capable de suivre cette évolution et de l’intégrer auxdites structures.
— Je crois que vous avez assez bien résumé mon point de vue.
— Mais il faudrait que cela s’accorde avec les résultats de la recherche moderne. Ce qui ne me semble nullement aisé.
— Bien au contraire. C’est juste une question de volonté.
— Pardon ? » a lancé le Premier Assesseur. Qui avait la tête de l’emploi : judicieux, stoïque, détaché de toute mesquinerie. Mais là il était mal à l’aise, en colère – et tout le monde savait pourquoi. Des pressions venues d’en haut.
« Regardez les choses ainsi », est intervenu Incent, qui faisait un effort manifeste pour soutenir Grice. « S’ils ont estimé nécessaire de commencer par cette clause, c’est parce que notre connaissance de nous-mêmes avait dépassé nos structures juridiques et sociales ; il s’agissait donc d’une condition sine qua non.
— Notre ? » a froidement répété Spascock – tant Incent ressemble à un étranger, notoirement venu « de très loin ».
« Je m’identifiais à Volyen, a-t-il maugréé.
— À quoi ? » s’est enquis le Premier Assesseur. Une tentative – guère convaincante – d’humour.
Un long silence triste s’est alors abattu sur les présents. Ça n’avait rien d’évident, pour des professionnels, d’aller à l’encontre de leur formation. Et une telle affaire n’aurait en principe jamais dû atteindre ce stade.
« Je ne vois pas comment l’on pourrait nier, a fini par reprendre Grice d’une voix lourde de mépris maîtrisé, qu’il existe une Constitution faisant certaines promesses.
— Nous ne le nions nullement, a répliqué Spascock.
— Et que ces promesses n’ont pas été tenues.
— C’est là une autre question.
— Je me propose de le démontrer.
— J’ai une suggestion : nous devrions nommer un Comité spécial…
— Oh, non, s’est lamenté Grice, j’espère que vous plaisantez.
— … pour déterminer le sens exact de “Volyen”, “s’engager”, et “pourvoir”.
— Entendu, ont lancé d’une seule voix les trois Assesseurs.
— Fort bien, a dit Grice. D’un point de vue légal, vous êtes inattaquables. Mais j’exige le droit d’être entendu par mes Pairs.
— Oh, Griçounet, a fait le Défenseur, le faut-il vraiment ?
— Oui, Défenseur du Public, c’est ce que je veux. »
Conscients d’avoir été défaits, Spascock et les Assesseurs sont restés ruminer leur colère pendant que les fonctionnaires judiciaires partaient à la chasse de douze quidams – et les premiers croisés feraient l’affaire.
L’ambiance sur Volyen change rapidement. Outre les troubles causés par les rumeurs d’invasion imminente, l’on y décèle également une montée de l’exaltation et de l’enthousiasme. Tout le monde est agité, en quête de stimulations et d’événements susceptibles d’assouvir ses besoins. La dignité proverbiale du personnel de la cour s’est presque transformée en négligence – une désinvolture qui confine au mépris.
« Vous là-bas, suivez-moi, vous allez officier en tant que Pair dans une affaire judiciaire extraordinaire… Vous n’allez jamais croire ce qu’ils ont inventé, cette fois – ça va être drôle, à tout le moins. »
Voilà dans quel esprit s’est effectuée la convocation des Douze Pairs. Sept soldats, cinq civils, entassés tout sourires dans le box qui leur était réservé – il y avait là comme une ambiance de vacances, que l’approche de la guerre avait tendance (paradoxalement ?) à exalter. Le Premier Assesseur les a fusillés du regard, ce qui a suffi à ramener l’ordre. « Estimez-vous ou non que Grice, Gouverneur de Volyenadna, a le droit de faire juger Volyen pour négligence à ses devoirs envers ses citoyens, ainsi que le prévoit la Constitution ? »
Les Pairs ont échangé des regards, réprimé des sourires. « Nous estimons que oui », lui ont-ils répondu. « Et comment ! » – « Whaouh ! » – « Oui, on aimerait bien voir ça…
— Oh, très bien, a dit Spascock, très bien. Mais que le Comité Spécial soit convoqué et qu’il se mette au travail. »
Après quoi Incent est allé voir Grice pour lui dire que « des conditions objectives faisaient de ce Procès une anomalie galactique ». Les pensées qu’Incent éveille en lui ne manquent jamais d’intriguer Grice ; et des mots tels que « galactique » le mettent dans un état où, pour le citer, il « sent que son esprit se remplit d’air frais ». Mais à cette occasion, son point de vue sur Incent allait à l’encontre des intentions de ce dernier.
« Vous autres étrangers venus “de très loin”, vous ne pouvez pas comprendre nos réalités locales.
— Sauf que je vis ici, pas vrai ?
— Peu importe : il faut également y être né.
— Vous n’êtes pas vraiment un bon exemple de réussite, dans ce cas. Regardez dans quel pétrin vous êtes tous fourrés.
— Certes, mais ce Procès va contribuer, même modestement, à…
— Grice, croyez-moi, ce Procès est tout simplement – déplacé.
— Quel mot bien singulier à employer quand la situation est à ce point désespérée ! Et voilà, c’est précisément ce que je voulais dire. Vous êtes quelqu’un de froid, de sans cœur !
— Ne voyez-vous pas que…
— Répondez-moi franchement : est-ce que Volyen accomplit ce que promet sa Constitution ?
— Non, bien sûr que non. Mais à l’échelle galactique, bienheureuse serait la planète qui n’aurait pas besoin d’une Constitution.
— Oh, vous pouvez plaisanter si ça vous chante !
— Tel n’était nullement mon intention – mais pourquoi pas ?
— Et en attendant, la Justice est en train d’être… » Ce mot-là, juste après « galactique », a fini par faire craquer le Gouverneur. Sitôt assis, des larmes plein les yeux, il s’est retourné pour s’assurer qu’Incent n’en loupait pas une miette.
« Et de toute façon, c’est une erreur totale de considérer qu’il faut être un indigène de souche pour comprendre des problèmes locaux. Bien au contraire. J’en suis la preuve vivante. Tout comme vous. »
Incent se rétablit rapidement, comme vous pourrez le voir.
Mais il est reparti parcourir Volyen pour parler à qui veut bien l’entendre de cerveaux animaux et de cerveaux supérieurs. « Voyez-vous, lance-t-il à son auditoire avec le plus grand sérieux, quand vous êtes dans une meute, ou une horde, ce sont les instincts correspondant à ces modes d’existence qui vous gouvernent. Quand vous dévalez une rue en troupeau, vous n’avez d’autre choix que de pousser des cris répétitifs, de brûler, briser, détruire, tuer. Mais quand vous êtes seuls, tranquilles, comme en cet instant, alors votre cerveau supérieur prend les commandes, et vous vous retrouvez réceptifs aux impulsions supérieures – ne le voyez-vous pas ? »
Incent n’obtient l’approbation et la compréhension de ces Volyens qu’en une seule circonstance : lorsqu’ils sont « tranquilles » ; mais ces mêmes Volyens, quand ils s’immergent dans leurs troupeaux et voient Incent les exhorter depuis un trottoir, ou d’un réverbère qu’il a escaladé pour mieux se faire entendre, se bornent à le maudire ou l’ignorer complètement. « Ne voyez-vous pas ? », l’a-t-on entendu dire après coup à un Volyen honteux, embarrassé, pour obtenir de lui la réponse suivante : « Je ne comprends pas ce qui m’a pris ! ». « L’objectif, c’est de ne jamais, jamais se laisser aller à faire partie d’une foule, sans quoi il vous sera impossible de vous en dépêtrer.
— Mais tout cela est bel et bien ! On appartient toujours à des groupes de diverses natures, non ? Enfin, presque toujours. »
Voilà à quel genre d’efforts Incent consacre son temps, et pendant ce temps Krolgul rôde, en quête d’une occasion de reprendre le dessus sur lui. Mais Incent, en le voyant, ou même en apprenant qu’il se trouve dans le quartier, prend aussitôt ses jambes à son cou.
La conversation suivante s’est tenue entre Incent et moi-même :
« Incent, à un moment donné, vous allez devoir affronter Krolgul.
— Je ne peux pas. J’ai peur.
— Mais vous êtes plus fort, à présent. Vous pouvez lui tenir tête.
— Je redoute ses mots-de-pouvoir. »
Moi aussi j’ai peur, pour lui ; s’en avisant, Incent s’est mis à crier : « Pourquoi m’avoir mis dans cette position – pourquoi m’avoir confié ce poste clé ?
— Vous vous êtes porté volontaire, Incent.
— Vraiment ? J’avais dû perdre la tête. Pourquoi ne m’en avez-vous pas empêché ?
— En ma qualité de tuteur, je vous ai encouragé à le faire !
— Mais c’est plus que je ne puis supporter.
— D’autres agents ont accepté de venir vous porter secours ; ils sont déjà à l’œuvre un peu partout dans “l’Empire” volyen, ce qui explique en partie votre regain de forces. Au lieu d’un seul “intermédiaire”, il y en a plusieurs.
— Ma foi, a-t-il murmuré, ils ne vont sans doute pas tarder à mal tourner eux aussi. »
Johor, j’aimerais vraiment que vous puissiez voir notre Incent lorsqu’il se laisse aller à de tels élans dramatiques d’autodépréciation. Vous comme moi connaissons un individu modeste, réfléchi, qui conservait – sur Canopus – ces qualités même lorsqu’il portait le costume de Volyen. Mais ici… imaginez-le allongé, la tête posée sur une longue main nerveuse, une crinière noire s’écoulant de ses minces épaules, les grandes prunelles noires de son choix (motivé par la seule vanité, j’en ai bien peur) fixées sur moi. Alors qu’en réalité son regard est tourné vers son for intérieur, comme en contemplation complaisante d’une blessure ou de quelque choc intime. Et puis ces yeux qui se perdent dans le lointain, qui acceptent fièrement l’infinie douleur.
« Ils s’en sortent tous très bien jusqu’ici. Pas un seul n’a mal tourné. Et c’est à votre fermeté que nous le devons en bonne partie. Mais vraiment, Incent, il est temps pour vous de redevenir complètement vous-même. En ces temps où l’intégralité de Volyen est sous l’emprise des émotions de foule, il est franchement improductif d’en expliquer les mécanismes de cette manière raisonnable, pondérée, qui est la vôtre.
— Mais je n’arrive pas à la supporter ! s’est-il écrié. Je ne peux pas supporter de les voir régresser à l’état… de simples animaux… » Il pleurait, son visage entre ses mains.
« Incent. Reprenez-vous.
— Si je ne me remets pas complètement, me soumettrez-vous à une nouvelle dose d’Immersion Totale ?
— Je n’ai certes pas réfléchi à la question pour l’instant.
— Mais si cela arrivait, dans quoi choisiriez-vous de m’Immerger ? »
Comme vous pouvez l’imaginer, entendre ces mots m’a mis fort mal à l’aise.
« Je doute que qui que ce soit ait jamais été soumis deux fois à l’Immersion Totale.
— Oh, voilà qui ne m’étonne pas : ça n’a jamais été nécessaire ! Personne n’est pas aussi faible que moi ! » Il avait craché cela avec satisfaction, en tendant les bras comme pour recevoir un blâme.
« Seule une personne forte peut résister à une IT.
— Oh, vraiment ? Et j’y suis parvenu, pas vrai ? Bon, dites-moi : quels autres délices avez-vous dans votre manche ?
— Incent, à vous entendre j’ai l’impression que vous appréciez rétrospectivement votre IT. Ce n’était pas le cas à l’époque. »
Il a aussitôt retrouvé ses esprits. « Non, non, non, Klorathy, m’a-t-il lancé d’une voix… responsable. Jamais. Je sais que sous ces latitudes des expériences douloureuses peuvent acquérir une dimension agréable, après coup – je me souviens de votre avertissement. Mais non, jamais. Ne comprenez-vous donc pas ? Je vous demande – pour peu que vous l’acceptiez – de m’effrayer !
— Vous prétendez ne pas pouvoir rester vous-même, ne pas pouvoir choisir l’équilibre, alors même que j’insiste sur l’importance que cela aurait pour Volyen, pour notre Puissance en ces lieux. Mais en quoi des menaces vous aideraient-elles à retrouver le droit chemin ?
— C’est vraiment ce que je dis ? Eh bien, dans ce cas, qu’il en soit ainsi ! Je n’y peux rien. Allez, Klorathy, faites-moi peur. J’en ai à l’évidence besoin.
— Fort bien. » J’ai vu Incent se redresser, ses mains déjà jointes, ses yeux comme prêts à écouter, comme si ses oreilles ne suffisaient pas. « Cette histoire s’est déroulée sur une autre planète, où une technologie en développement accéléré avait permis à une guerre d’appauvrir de vastes zones, au point que ses habitants étaient désespérés. Certaines personnes, qui s’estimaient particulièrement douées pour manipuler les foules, et dont le premier et le plus grand talent tenait dans l’utilisation des mots, la Rhétorique, ont exploité ce désespoir pour prendre le pouvoir. Dès le tout début, le premier chef de ces tyrans a annoncé qu’ils défendaient le principe de la “Terreur organisée” – une déclaration applaudie par ses partisans ainsi que par de nombreuses personnes vivant en dehors de cette…
— J’ai l’impression de détecter… une ressemblance, a remarqué Incent d’une voix lugubre.
— Oui, c’est la même planète que celle que j’ai décrite au “tribunal” de Volyenadna. Cela se passait peu après cette nouvelle révolution, qui avait si vite engendré des meurtriers compulsifs, puis un tyran. Les Rhétoriciens, qui avaient au moins eu la clairvoyance de reconnaître les dangers qu’eux-mêmes encouraient, avaient étudié la première révolution, dont ils admiraient tant les excès et les brutalités, et s’étaient mis d’accord pour ne pas s’entretuer – les massacres devaient juste concerner les populations qu’ils entendaient “libérer”, si d’aventure celles-ci s’avisaient de résister. De même que, lors de la première révolution, des slogans tels que “Nous ne pouvons renaître que par le sang” avaient atteint les centres primitifs de tous les êtres les plus brutaux, “Il faut encourager l’énergie et la nature populaire de la Terreur” a déclenché des frénésies d’admiration au cours de la seconde. Car ces Rhétoriciens se savaient en mesure de conserver le pouvoir à l’unique condition que des ennemis, réels ou imaginaires, soient offerts aux masses pour détourner leur attention de leurs souffrances continuelles. Les esclaves sont morts par millions, de faim, de maladie, et surtout des œuvres de la Terreur, à présent organisée en un système de surveillance recouvrant un empire de la taille d’un sixième de la planète. Et, bien sûr, les Rhétoriciens se sont entretués, comme s’ils n’avaient jamais conclu le moindre pacte entre eux. Ils se considéraient comme maîtres des événements, pas comme les marionnettes des forces qu’ils avaient déchaînées. Et un nouveau tyran a émergé, presque une loi historique lorsque règne un tel chaos social. Et les gens ont continué à mourir. Mais au moins les habitants de ce monde sont-ils féconds ; ils compensent bien vite les pertes de population dues à la maladie, à une catastrophe, voire à leurs propres machines de mort. » Je ne cessais de dévisager Incent, sans guère discerner de réaction en lui. Il se bornait à garder le silence, un silence attentif, mais sa tension intérieure s’était atténuée. « Le plus remarquable, dans tout cela, c’est peut-être que si ces massacres, tortures et autres méthodes brutales de contrôle des populations – les pires jamais utilisées sur cette planète – ne faisaient l’objet d’aucune dissimulation, des habitants d’autres régions plus favorisées de la planète, même bien organisées, voire agréables, admiraient cette tyrannie. Le fait est qu’il y a toujours des individus qui réagissent uniquement à des descriptions violentes et sensationnelles de… » Incent a alors pris un air embarrassé ; il a fait un geste qui me semblait signifier : Assez ! – Ils ont besoin du stimulus de mots violents et de pensées violentes. Nombreux étaient ceux, un peu partout sur cette planète, qui aimaient secrètement le principe de la « Terreur », de la torture et de la brutalité organisée, qui appréciaient l’idée de diriger une population maintenue dans des conditions confinant à l’esclavage, qui voyaient leur dispositif émotionnel s’emballer à la perspective de voir mourir des millions de personnes dans des camps de prisonniers.
Incent ne cessait de m’observer ; dans ses yeux expressifs étaient apparues des traces d’humour, du moins en avais-je l’impression.
« Incent, lui ai-je lancé, il est impossible de trouver quoi que ce soit de comique dans cette sale petite histoire.
— Certes, mais je pourrais peut-être y faire quelque chose. » Et il s’est laissé choir sur le dos, jambes et bras écartés, dans une posture de capitulation. « Bon… continuez, je vous en prie.
— Mais j’ai déjà exprimé mon point de vue. À savoir : ne pas massacrer des millions et de millions de personnes, par négligence ou intentionnellement ; ne pas asservir des populations entières, leur imposer la machine de la Terreur. Mais toutes ces belles paroles servaient en réalité d’autres objectifs : l’esclavage, la manipulation, la dissimulation ou l’éveil ; les tyrans étaient décrits comme des bienfaiteurs, les bouchers comme des chirurgiens sociaux, les sadiques comme des saints, les campagnes d’extermination de nations entières comme des actes bénéfiques pour lesdites nations, la guerre comme une paix à venir, une lente dégénération sociale, une descente vers la barbarie, comme un progrès. Des mots, des mots, des mots… Et quand les diagnosticiens locaux leur ont parlé de leur état, ils se sont écriés avec enthousiasme : “Quels mots merveilleusement intéressants !”, puis ont fait comme si de rien n’était.
— J’écoute. »
Je n’ai pas continué, me bornant à contempler mon élève comme vous-même le faites parfois avec moi, Johor.
« Klorathy, si vous m’aviez prescrit une Immersion Totale dans cette histoire, en quoi aurait consisté mon rôle ?
— Vous me posez vraiment la question ? Vous seriez devenu un des instruments de la Terreur. Vous auriez assassiné d’innombrables personnes honnêtes par tous les moyens possibles, vous n’auriez cessé de mettre au point de nouveaux moyens de torturer, d’asservir par le recours habile à la propagande et au conditionnement, et par la menace de mort, de torture et de prison. Vous n’auriez pas tardé à être tué, car “qui se ressemble s’assemble”, mais j’aurais fait en sorte de vous ramener immédiatement et de vous donner une nouvelle place à l’intérieur de cette machine de brutalité – où vous auriez continué à faire toutes ces choses tout en parlant de camaraderie, de responsabilité sociale, de paix, d’amitié, et j’en passe. »
Un nouveau silence interminable.
Et puis il s’est redressé, lentement. « Jamais je n’ai été aussi fasciné », a-t-il lancé, avec cette délectation pour l’autoanalyse qui semble très loin de s’atténuer. « Je sais pertinemment que si j’avais vécu une IT dans cette histoire, je serais en train de ramper, de pleurer et de crier, avec une seule chose en tête : essayer de l’oublier. Je me réjouis d’avoir déjà oublié cette autre IT, tant elle était horrible ! Je serais prêt à vous supplier d’effacer chaque pensée de mon esprit. À reprocher au Cosmos toutes ses cruautés. Mais, vous savez, je peux écouter aussi longtemps que je le voudrais, il m’est impossible de donner à tout ça un semblant de réalité. À vrai dire, je trouve cela plutôt – pas séduisant, non, mais… intéressant. Toujours est-il, Klorathy, que je n’y crois pas. Non, non, loin de moi l’idée d’affirmer que ce n’est pas arrivé – ou que c’est fini désormais. Tout ce que je veux dire, c’est que je n’arrive à croire en sa réalité. C’est comme un conte, un vieux conte, une vieille histoire de guerre lointaine qui se serait déroulée il y a longtemps.
— Vos paroles me réjouissent, Incent ! Il s’agit à n’en pas douter d’un signe d’amélioration. Dites-moi, vous n’avez pas trouvé en vous de réponse à des mots tels que sang ou Terreur ?
— Non, juste un genre de “Oh non, pas encore”.
— Fort bien. Bon, que pensez-vous de ça : l’arbre de la liberté doit de temps à autre être revigoré par le sang des patriotes et des tyrans. C’est son terreau naturel. »
Incent a haussé les épaules, secoué la tête.
« Nous vous promettons de purger nos rangs de tous les sales traîtres, toute la racaille humaine et toutes les manifestations dégoûtantes d’une philosophie désuète qui les corrompent. Nous allons jeter tous ces déchets usés dans les décharges de l’Histoire. »
Incent a tressailli au mot Histoire, mais un sourire a néanmoins barré son visage.
« Les vers et asticots qui se sont faufilés dans le corps sain de notre nouvelle société vont en être expulsés, après quoi le Tribunal de l’Histoire ne manquera pas de dévoiler ce qu’ils sont – les restes sordides d’un passé suranné. »
Incent a secoué la tête. Il avait l’air assez content de lui.
« Vous croyez que je suis guéri, Klorathy ?
— Vous n’auriez certainement pas résisté à tout cela avant votre récente rencontre avec Grice.
— Ce n’est pas faux. Le voir a été un vrai choc, pour moi, vous pouvez me croire. J’ai regardé Grice, et je me suis dit : “Ça pourrait bien m’arriver aussi”…
— Vous n’êtes pas encore tiré d’affaire, Incent.
— Je veux redevenir utile. Ça me met hors de moi, de repenser à la façon dont j’ai laissé Krolgul m’instrumentaliser. Oh, Klorathy, comment ai-je pu faire une chose pareille ? » Il s’est levé d’un bond, un sourire tragique aux lèvres, et s’est rué dehors.
Avez-vous deviné ce que je m’apprête à dire maintenant ? Oui, il a presque aussitôt succombé à Krolgul, qui attendait son heure. Incent était en train de courir dans les rues, sur un petit nuage, tout sourire, lorsqu’il a vu se rapprocher de lui une foule, parmi laquelle se trouvaient des individus qu’il connaissait. Ce n’était pas une populace hurlante, destructrice : ces gens défilaient dans le calme, respectant la décision prise plus tôt – lors d’une réunion publique – de procéder avec discipline et responsabilité. Les meneurs lui ont crié des salutations amicales.
« Où allez-vous ? s’est-il enquis.
— Nous allons exiger une mobilisation générale pour défendre Volyen contre Sirius, lui a-t-on répondu. Ces traîtres, là-haut, vont laisser l’invasion se produire avant de faire quoi que ce soit. Des espions siriens, tous autant qu’ils sont. »
Incent marchait à présent aux côtés des leaders, dans la direction opposée à celle qu’il avait initialement prise. « Une très bonne idée – mais qui ne suffira pas à éviter le pire », a-t-il ajouté, comme s’il parlait de lui-même. Les meneurs ont échangé des regards, puis se sont éloignés de lui. « Mais ne vous inquiétez pas », a-t-il repris d’une voix joyeuse, encore imprégné qu’il était des perspectives de notre récente leçon. « Leur occupation ne va pas durer longtemps : Sirius a par trop présumé de ses forces. » S’avisant alors de leur réaction tout sauf amène, il a conclu : « Ma foi, je ne vois pas comment des faits peuvent vous mettre en colère.
— Des faits, hein ? a rétorqué un des leaders. Ça sonne plutôt comme de la trahison à mes oreilles. »
Incent a eu tôt fait de les rattraper. « Trahison ? s’est-il étouffé. Tous les Empires finissent par disparaître, et juste avant leur fin ils ont souvent tendance à connaître une expansion soudaine, comme s’ils étaient pris de quelque fièvre débilitante…
— Ce genre de propos défaitistes ne nous intéresse pas », a crié un des meneurs en repoussant Incent. Un grognement de colère a alors parcouru la foule qui marchait derrière eux. Des « Traître ! » ont commencé à fuser.
« Ce sont des racailles dans votre style qu’on a dans le collimateur – tous ces pourris planqués là-haut. Et vous êtes l’un d’entre eux, à en croire vos paroles.
— Pas du tout », a rétorqué Incent, qui se maintenait toujours à leur niveau. Il a alors tendu la main à une de ses connaissances – pour aussitôt s’aviser de son identité.
« Krolgul ! » a-t-il lancé.
Et ce fut dans ces circonstances que le pauvre Incent a subi son test.
« Espèce d’innocent politique ! s’est écrié Krolgul.
— Vraiment ?
— Révisionniste, a sifflé son interlocuteur.
— Oh, ne soyez pas stupide… » Mais cela avait bel et bien affecté Incent. « Tout cela ne sert à rien, vous ne le voyez donc pas ? »
Krolgul l’avait tiré au milieu du petit groupe de leaders, de sorte qu’il se retrouvait entouré de visages menaçants.
« Et donc notre action ne sert à rien ? Vous cherchez à insulter le Guide Sacré, c’est bien ça ?
— Non, non, bien sûr que non, je…
— Réactionnaire. » Un mot-de-pouvoir plus puissant que le précédent ; Incent en a été gravement affaibli.
Mais il luttait encore : « Comment cela serait-il possible ? Qu’est-ce que cela signifie ? À quoi suis-je censé réagir ? », exigeait-il de savoir alors même qu’autour de lui les gens juraient, ou grognaient comme des animaux. Leur indépendance de comportement, leur autodiscipline, leur détermination à ne pas être une foule – tout cela avait disparu, et Incent en était responsable ; Incent sous le joug souriant de Krolgul, l’image même d’un révolutionnaire digne, responsable. Dans ses yeux brillait la détermination de tout détruire sur le chemin de l’inéluctabilité historique – sans doute l’aurait-il formulé ainsi ; quant à son visage, il respirait la vitalité d’une cruauté triomphante.
« Bourgeois ! » lui a lancé Krolgul, et Incent a failli céder.
Mais il est resté lui-même. Il s’en est fallu de peu.
« Fasciste », a insisté Krolgul. Et c’en était fini. Un intense frisson a parcouru Incent – qui est aussitôt devenu l’un d’eux. « Mort à… À bas le… Sang…! » s’était-il mis à hurler.
Et ainsi de suite.
Mais ne vous inquiétez pas trop. Incent, je le sens, n’est pas retombé dans l’état pitoyable qui était le sien auparavant ; ne l’habite aucun grand vide dans lequel les besoins de Shammat aspireraient la substance de Volyen. Non, il reste fort et entier. Et il exerce de facto une influence modératrice sur le comité des fanatiques qui l’entoure. Lorsqu’il dit : « Mais cela ne veut clairement rien dire », en réaction à quelque agitation verbale, cela a souvent pour effet de faire taire ses interlocuteurs – qui montrent alors, temporairement il est vrai, une certaine disposition à réfléchir.
Et cela ne manque pas de grandement frustrer Krolgul. Nos autres agents tiennent bon. Incent n’est pas sous son contrôle. Krolgul a utilisé son mot-de-pouvoir le plus puissant, et il ne lui reste plus rien sur quoi se rabattre.
Le prochain événement public d’importance est le Procès de Grice contre Volyen, auquel je vais assister.
Spascock, dans son rôle de Défenseur du Public, a essayé d’imposer un petit tribunal situé à l’écart pour les audiences du procès ; en tant qu’agent sirien potentiel (En suis-je ou non un ? ne cesse-t-il de gémir quand le sommeil se refuse à lui), il a insisté, à cause des pressions exercées par ses Pairs (qui tous gémissent : En suis-je un ou pas ?), pour qu’il se tienne à la Cour Principale de Volyen.
C’est une grande pièce, assez sombre pour imposer le respect, sinon la crainte. Chaque mur s’avère consacré à un thème différent. « Les membres de notre corps sacré » – à savoir Volyenadna, Volyendesta, et les planètes E.P. 70 (Maken) et E.P. 71 (Slovin) – disposent chacun d’une surface. Volyenadna, par exemple, est représentée par des tempêtes de neige et de glace, ainsi que par des mineurs heureux menés par Calder. Dominant toutes les arches se trouve un plafond peint, sur lequel se déploient des scènes bienveillantes où Volyen est personnifiée comme Donatrice, Soutien, Conseillère, avec ses « membres » dans une posture de gratitude. Mais Maken et Slovin, tout juste débarrassées du « joug » volyen, ont envoyé des délégations agrémenter leurs murs respectifs – et cela s’est fait à la hâte, laissant là comme un goût d’inachevé. Ils ont aussi pulvérisé de la peinture sur les visages souriants de « Volyen » représentés sur le plafond.
C’est dans ce cadre troublant que le procès a débuté aujourd’hui.
Les Pairs de Grice ont été placés en hauteur, sur une estrade située d’un côté. Pris dans leur ensemble, ils semblaient d’une humeur grivoise et insouciante qui caractérise souvent une population donnée lors des périodes précédant une crise ; ils portaient des vêtements sophistiqués, et émanait d’eux une impression de cynisme jovial. À les considérer individuellement, par contre, il apparaissait évident que tous n’étaient pas affectés. Une jeune femme sensée et sympathique, notamment, s’efforçait d’aborder toute cette histoire d’une façon responsable. Incent, qui se tenait à proximité, cherchait à les convaincre du sérieux de l’affaire à coups de regards et de sourires pressants. Il se trouvait officiellement là en tant qu’assistant de Grice. Près de lui rôdait Krolgul, qui, quand le malheureux Spascock s’était opposé à sa présence, avait simplement revêtu la robe d’un fonctionnaire de justice, d’une manière qui faisait ressortir le ridicule du Juge – d’autant qu’il avait en même temps lâché à son intention une unique question, presque avec tendresse : « Espion ? »
Grice se tenait sur l’estrade du Procureur, en compagnie de Stil.
Une centaine de citoyens occupaient les sièges publics.
Dans la position de juge on trouvait Spascock, qui a déclaré le procès ouvert sans guère de conviction, après une inspection sarcastique du plafond maculé et des deux murs accueillant des peintures grossières des anciens « membres » de Volyen.
« Excusez-moi, s’est enquis Grice, mais où se trouve l’Accusé ? » Car du côté de la Défense, il n’y avait qu’une tribune et des chaises vides.
« Puisqu’il s’est avéré impossible de déterminer qui est Volyen… » lui a répondu Spascock d’une voix traînante, avant de s’autoriser un sourire lorsqu’il a vu Krolgul montrer du doigt le plafond – où tous les visages de Volyen avaient été aspergés de peinture blanche.
« Volyen est l’entité qui a fait des promesses à ses citoyens, dans sa Constitution, a déclaré Grice.
Des bancs publics se sont aussitôt élevés des « Tout à fait ! » et autres « Exactement ! » ; l’énergie ainsi diffusée a rendu tout le monde plus attentif. Les Pairs, pour leur part, considéraient sombrement leur public ; eux étaient venus « se payer une bonne tranche de rire ». Certains se sont mis à murmurer : « Eh bien, ça s’annonce trop sérieux pour moi » ou « Quel ennui en perspective, je préfère encore m’en aller. » Et ainsi de suite.
Mais ils sont néanmoins restés, apparemment à cause de l’influence de la jeune femme – dont la position parmi eux était à ce moment-là formalisée par son élection à la fonction de Premier Pair.
« Bon, a repris Spascock, eh bien continuez, Grice. En quoi consiste votre premier Chef d’accusation ?
— J’accuse Volyen de ne pas m’avoir fourni – alors même que je représente tous les citoyens de Volyen dans le cadre de ce procès – d’informations véridiques sur notre nature fondamentale, informations qui nous auraient permis d’éviter certains pièges dans lesquels nous sommes susceptibles de tomber, et… »
Mais vous trouverez ci-joint une copie du Chef d’accusation en question.
Grice l’a lu dans son intégralité – et il ne s’agit nullement d’un document insignifiant, comme vous en conviendrez – d’une voix ferme et forte, en levant les yeux à chaque mot-clé pour regarder ses Pairs. Ceux-ci ne pipaient mot, réduits qu’ils étaient au silence par la perspective d’un événement sérieux plutôt qu’hilarant.
Le Premier Pair, une femme répondant au nom d’Arithamea, arborait un air maternel depuis son élection ; mais c’était une exaspération difficilement contrôlée qu’elle affichait à présent.
« Et il s’agit là de votre premier Chef d’accusation, c’est bien ça ? a finalement demandé Spascock. Très bien, où sont vos témoins ? »
Grice a alors adressé un signe à Incent, qui s’est aussitôt tourné vers les coulisses – veuillez me pardonner ce terme. Un auxiliaire en est sorti – il poussait devant lui un chariot sur lequel se trouvait une cinquantaine de livres.
« Les voilà. »
Un long silence lugubre. Spascock considérait le tas de livres depuis son trône ; les Pairs semblaient incrédules, et de longs soupirs s’élevaient des bancs publics.
« Vous nous suggérez de lire tous ces livres ? s’est enquis Spascock, d’un ton modérément sarcastique obligatoire en cet instant de la vie juridique volyenne.
— Pas du tout ; je vais vous les résumer. »
Des gémissements d’un bout à l’autre de la cour.
« Silence, silence ! s’est énervé Spascock.
— En quelques mots, a repris Grice. C’est là une tâche parfaitement faisable, le sujet n’ayant rien d’ésotérique ou d’abscons… Puis-je poursuivre ? Fort bien. L’animal humain, qui a si récemment évolué à partir d’une existence grégaire – des groupes au sein de troupeaux, de meutes, de troupes et de clans – n’arrive toujours pas à exister seul : il suffit de voir les incessantes tentatives qu’il fait pour rejoindre des groupes de toutes sortes parce qu’il…
— Et elle, l’a repris le Premier Pair.
— … et elle ont besoin d’appartenir à une communauté. Quand le jeune animal – individu, désolé – quitte le groupe familial, il lui faut en trouver un autre. Mais on ne lui a pas expliqué que c’est ce qu’il, ou elle, allait faire. Personne ne lui a dit : “Tu vas te donner beaucoup de mal pour te trouver un groupe, parce que sans lui tu te sentirais mal à l’aise, tu nierais des millions de V-années d’évolution. Tu feras ça à l’aveuglette, sans qu’on t’informe qu’une fois dans le groupe, tu ne pourras pas refuser les idées qu’il va inventer pour former un tout – autant demander à un poisson de refuser d’obéir aux mouvements de son banc, ou à un oiseau de s’opposer aux motifs que réalise la volée dont il fait partie.” Cette personne est complètement désarmée, sans protection contre ce risque de se retrouver avalée par un ensemble d’idées qui n’ont même pas besoin de prendre en compte la réalité en vigueur dans la société. Cette personne…
— Une minute, mon cher, s’est enquise Arithamea, mais ce que vous dites, c’est que les jeunes apprécient la compagnie des gens de leur âge ? » Pour aussitôt préciser que seul un besoin d’exactitude la poussait à poser pareille question.
« On peut j’imagine exprimer les choses ainsi, oui », a convenu Grice, qui ne semblait pas vraiment trouver cette remarque au niveau de l’événement.
« Mais tout le monde sait cela, non ? » Et elle s’est mise à tricoter.
« Si tout le monde le sait, alors personne n’en tire les conséquences logiques. » Il a fixé un instant les aiguilles, puis a lancé un regard presque suppliant au Juge.
Spascock s’est penché en avant, sourcils froncés. « Cheffe des Pairs, vous ne devez pas tricoter dans cette cour ; vous m’en voyez désolé.
— Si vous le dites, monsieur le Juge. » Et elle a entrepris de remettre dans un fourre-tout sa laine et ses aiguilles – un processus qui a hypnotisé tous les présents. « Dommage : ça aide à m’apaiser l’esprit.
— Mais pas le nôtre. Ça vous dérange si je vous rappelle qu’il se passe des choses sérieuses ici ?
— C’est vous le Juge, vous pouvez donc – j’imagine – me dire tout ce que vous voulez. Mais il y a une chose que je voudrais savoir – pour laquelle j’aurais besoin d’une clarification, si vous préférez. Et je pense parler au nom de nous tous… » Elle a alors regardé autour d’elle, pour découvrir qu’au moins quatre de ses Pairs s’étaient endormis, et que d’autres avaient tout l’air de somnoler. « Réveillez-vous, leur a-t-elle ordonné.
— Oui, réveillez-vous », a répété Spascock – et les Pairs sont aussitôt sortis de leur torpeur.
Incent s’est alors approché d’eux. « Vous comprenez à quel point tout ceci est important ? À quel point c’est vital ?
— Quand je suis partie de chez moi, a dit le Premier Pair à l’intention de Grice, ma mère m’a lancé : “Bon, tu vas prendre soin de toi et éviter les mauvaises compagnies”. Est-ce le message qu’on trouve dans tous ces volumes ? Excusez-moi de vous demander une chose pareille, je ne cherche nullement à vous contrarier.
— Eh bien, c’est l’idée générale, mais la vraie question demeure celle-ci : vous a-t-on expliqué que vous étiez un animal grégaire, censé absorber – que cela vous plaise ou non – toutes les idées de votre groupe ?
— En termes aussi précis ? Ma foi, j’ai bel et bien fréquenté des garçons et des filles, surtout des garçons, bien sûr – ce qui lui a valu des sourires tolérants de la part de tous ses Pairs –, mais je n’ai pas suivi bien longtemps leurs idées. Elles ne valaient pas grand-chose.
— Madame, est alors intervenu Spascock, quelle chance vous avez. » Il avait parlé sur un tel ton que tout le monde a levé les yeux vers le trône de solitude qu’il occupait.
Un long silence s’est abattu sur la salle, tout juste entrecoupé par quelques « Espions » à peine marmonnés ici ou là. Mais lorsque tous les regards se sont tournés vers Krolgul, le ventriloque, celui-ci se tenait contre un mur, sardonique. Les plis de sa robe de cour noire pendaient telles des ailes un peu flasques. Des espions… murmurait – ou pensait – chacun des présents ; car cette petite musique investissait tous les esprits.
Les espions font l’objet d’innombrables articles, émissions, journaux, et autres chansons populaires. Soudain les populations (et pas seulement celles de Volyen : cela concerne également les deux autres « membres » restants) regardent les administrateurs volyens et s’interrogent sur la nature de cette épidémie psychologique qui a apparemment suborné – cela en donne parfois l’impression, en tout cas – l’intégralité d’une classe dirigeante.
« Beaucoup de gens dans ce pays doivent se demander comment ils en sont venus à faire ce qu’ils ont fait… a enfin repris Arithamea, en prenant bien garde de ne pas fixer le Juge.
— Précisément, est intervenu Grice, s’attirant ainsi tous les regards. Exactement. Et pourquoi cela ? Si à l’école ou dans le cadre de notre éducation on nous avait expliqué – à nous comme à nos semblables – que notre besoin d’être acceptés au sein d’un groupe nous rendrait impuissants face à ces idées…
— Impuissants – vraiment ? » s’est enquis un autre Pair, un jeune homme bien bâti vêtu de toute une variété de vêtements de sport rouges et verts, ainsi que d’un drôle de chapeau. « Impuissants ? Certains le sont, et d’autres pas.
— C’est une question de caractère, a ajouté la jeune femme. Les gens dotés d’un minimum de décence et de bon sens ne cèdent pas aux idées fausses. »
Grice et Spascock ont simultanément poussé un grognement – si désespéré, si triste, que tout le monde s’est tourné pour les regarder.
Par réflexe, Spascock s’est empressé de sortir une pipe et de l’allumer. Grice en a fait autant. Les bons citoyens de Volyen ignorent que leurs experts en publicité (Krolgul, en général) ont poussé bien des gens à fumer en signe d’intégrité et d’équilibre moral ; une vague d’étonnement a donc déferlé dans la salle. D’autant que le Juge et l’Accusateur en Chef étaient loin d’être les seules personnes à produire leur pipe en cet instant : sur les bancs publics, parmi les fonctionnaires de la cour, et même au sein des Pairs, il y avait des lèvres anxieuses, voire tremblantes, qui se refermaient autour d’un tuyau. Bientôt des nuages d’une douce fumée humide ont obscurci l’air ambiant, au point que Spascock et Grice se sont tous penchés en avant pour examiner ces complices inconnus. Sur leurs visages on pouvait lire : Ne me dites pas que vous aussi vous êtes un…
« Si vous avez le droit de fumer la pipe, a fini par lancer le Premier Pair, alors rien ne devrait m’empêcher de tricoter. » Et elle a ressorti ses affaires de son fourre-tout.
— Non, non, effectivement pas. Vous avez tout à fait raison. Il est absolument interdit de fumer ici ! » Et en un instant l’on a assisté à la disparition de toutes les pipes, précipitamment éteintes.
Stil, qui était installé auprès de Grice, s’est alors redressé, bras croisés – chaque centimètre de son corps sous contrôle, son visage exprimant d’abord l’incrédulité, puis le choc. « Si les tribunaux sont à ce point indisciplinés sur Volyen, que peut-on attendre des gens ordinaires ?
— Et à qui donc avons-nous l’honneur ? » lui a demandé le Premier Pair, qui elle n’avait pas rangé son tricot.
« C’est le Premier Témoin de l’Accusation pour le Chef d’accusation No 2, a déclaré Spascock.
— Oui, je sais cela, mais qui est-ce ?
— Je suis originaire de Motz.
— Et où cela se situe-t-il ? Oui, nous en avons entendu parler, mais ce serait bien de savoir… »
C’est un espion sirien planait dans l’air – mais Krolgul affichait une bienséance irréprochable.
« Vous êtes sirien, mon cœur ? » lui a aimablement demandé la femme, comme s’il n’était pas question de lynchages d’un bout à l’autre de Volyen.
« Oui, je suis fier de me considérer comme un Sirien.
— Il est aussi sirien qu’un habitant de Volyenadna sera volyen, est intervenu Grice.
— Ou de Maken, ou encore de Slovin ! » s’est exclamé Incent avec passion, sans aucune intention de déclencher le rire sardonique qui a alors balayé la cour – une véritable tempête d’hilarité.
« Je ne vois pas ce qu’il y a de si drôle dans le succès des soulèvements patriotiques et révolutionnaires des colonies opprimées, a alors dit Stil.
— Non, non, mon cœur, l’a rassuré le Premier Pair d’une voix apaisante, vous avez parfaitement raison. Ne vous occupez pas de nous.
— Écoutez, Spascock, lui a lancé Grice, vous comptez conduire ce Procès correctement, ou pas ?
— Pour peu qu’on puisse appeler cela un Procès, a rétorqué le juge. Bon d’accord, la parole est à vous.
— J’ai déjà exprimé mon point de vue.
— Cela m’aura échappé », a rétorqué Arithamea, aussitôt soutenue par ses Pairs. « Vous ne verriez pas d’inconvénient à nous le redonner ? On dirait bien que je n’ai pas tout compris.
— Bien sûr que m’avez compris ! s’est emporté Grice. N’est-ce pas l’évidence même ? Nous en savons désormais beaucoup sur les mécanismes qui nous gouvernent, qui nous font danser comme des marionnettes – et certains des plus puissants relèvent des fonctionnements de groupe. »
Il a alors montré du doigt les piles de livres rouges, verts, bleus, jaunes posés sur le chariot laissé devant sa petite estrade. « Ces mécanismes ne souffrent aucune contestation – aucune contestation véritable. Nous connaissons, au sein d’un groupe donné, le pourcentage de ceux qui s’avéreront incapables de diverger de l’opinion majoritaire ; nous connaissons le pourcentage de ceux qui exécuteront les ordres de leurs chefs, aussi brutaux soient-ils ; nous savons que tel groupe tombera dans tel ou tel schéma ; comment certains vont se diviser et se subdiviser. Nous savons qu’ils ont une vie organique.
— Comme les Empires, par exemple », n’a pu s’empêcher d’ajouter obligeamment Incent ; Krolgul a fait en sorte que le mot espion réapparaisse dans l’esprit de tous les présents.
« Et qui êtes-vous ? lui a demandé Arithamea. Non, je veux dire : d’où venez-vous ?
— C’est un espion sirien, bien sûr, a lancé un des Pairs. Il y en a partout.
— Oh allez, continuez ! s’est exclamé quelqu’un dans l’assistance.
— Bon, a poursuivi un Grice à l’évidence désireux de retrouver son élan, voilà le fond de l’affaire : s’il y a des mécanismes qui nous gouvernent – et tel est bel et bien le cas –, Volyen devrait nous les enseigner. À l’école. À l’âge où l’on découvre comment le corps fonctionne, ou comment l’État est géré. Volyen devrait nous apprendre à les comprendre pour nous éviter de tomber sous leur contrôle.
— Une minute, mon cœur, a dit Arithamea. Je sais que vous pensez bien faire, et je vois où vous voulez en venir. Mais vous n’imaginez quand même pas qu’en disant à une jeune femme fin prête à prendre son indépendance, qui connaîtrait naturellement bien mieux la vie que ses aînés…
— Féminins ou masculins, l’a coupé le Pair haut en couleur assis auprès d’elle. Il faut que ce soit donnant-donnant.
— Féminins ou masculins… on ne peut pas dire à ces gens-là : Gardez la tête froide et disséquez les mécanismes. C’est la seule chose qui soit hors de leur portée.
— C’est exact, elle a raison ! s’écriaient des gens dans le public.
— Je vais faire évacuer la salle », a menacé Spascock.
Silence.
Spascock : « Bon, Grice, vous avez fini d’exprimer votre point de vue ?
— Je ne suis pas d’accord avec Arithamea. Elle est négative. Pessimiste. Volyen ne peut pas se décharger ainsi de ses responsabilités ! Et puis, Volyen a promis dans la Constitution de…
— Avez-vous lu Tatz et Palooza sur les Mécanismes de Groupe ? lui a demandé Krolgul.
— Non, pourquoi ? J’aurais dû ?
— Ils sont en désaccord total avec Quinck et Swaller. Dans les pourcentages de résistance possible à l’autorité, par exemple.
— Ma foi, a rétorqué Grice avec virulence, n’oubliez pas le petit handicap dont je souffre, d’accord ? Je suis longtemps resté en captivité sur Motz – et il m’était impossible de savoir si je disposais là-bas de toute la littérature ad hoc. Mais ceci me semble constituer une preuve suffisante… a-t-il conclu en indiquant les volumes.
— Je souligne simplement qu’il n’existe pas un consensus parfait sur la question, a ajouté Krolgul.
— Écoutez, monsieur le Juge, est alors intervenue Arithamea, vous comptez garder ce procès sous contrôle, oui ou non ? Celui-là n’est qu’un huissier, pour autant que je sache.
— Oui, oui, désolé. » Puis, à l’intention de Grice : « Auriez-vous l’amabilité de formuler votre requête en des termes appropriés ?
— Oui. Je veux que ce tribunal condamne Volyen dans son ensemble, depuis ses racines jusqu’à ses branches, pour ne pas avoir enseigné à sa jeunesse les règles que ses propres psychologues et anthropologues ont extraites de la recherche et de l’étude ; pour ne pas lui avoir fourni les informations qui lui auraient permis de résister au moindre système idéologique ayant le malheur de croiser sa route. Je veux que ce tribunal dise clairement, haut et fort, qu’au moins trois générations de jeunes Volyens, et oserai-je ajouter ici que je fais partie des victimes – huées, acclamations, sifflements – ont été laissées sans protection à cause d’une incapacité à fournir des connaissances facilement accessibles à tout spécialiste du domaine de la fonction collective. Volyen a permis… non, elle a fermé les yeux sur la présente situation : ses spécialistes acquièrent toujours plus d’expertise sur les groupes, l’unité primaire de la société, mais on ne laisse jamais ces informations affecter les institutions concrètes de ladite société, qui demeurent archaïques, pataudes sinon mortelles – une machinerie ridiculement inadaptée. Notre main gauche ignore ce que fait la droite. D’une part, des informations, des découvertes, des faits de plus en plus nombreux. De l’autre, les stupidités pesantes de notre culture. Je veux que Volyen soit condamnée. »
Un long silence. Les citoyens présents semblaient vraiment impressionnés. Mais le problème, c’était que dans chaque esprit se répétait en boucle une seule pensée : Avec Sirius sur le point de nous envahir, on a vraiment d’autres choses en tête…
Spascock s’est tourné vers les Pairs. « Bon, vous voulez vous retirer ? »
Arithamea s’est concertée avec ses partenaires – ceux qui ne dormaient pas, en tout cas.
« Non, monsieur le Juge.
— Bon, vous convenez tous de la culpabilité de Volyen, ou pas ? »
Nouvelle concertation – pas plus de temps qu’il ne m’en faut pour écrire cette phrase.
« Très bien, monsieur le Juge. Coupable. Bien sûr, je crois le Gouverneur Grice sur parole à propos de ce que contiennent ces livres.
— Tatz et Palooza, a murmuré Krolgul.
— Oh, vous, restez en dehors de tout ça. Je n’aime pas du tout l’air que vous arborez. Bien sûr que Volyen est coupable. On aurait dû nous expliquer toutes ces choses. Et maintenant que Grice a attiré mon attention là-dessus, je vais faire un peu de lecture pour mon propre compte. Oui. Coupable. »
Spascock : « Je déclare Volyen coupable du Chef d’accusation No 1. Il s’agit là d’un jugement intermédiaire, qui entrera en vigueur lorsque le comité restreint aura défini ce qu’est “Volyen”. S’il parvient à la conclusion que nous avons affaire à une entité susceptible d’être condamnée, alors Volyen sera dûment condamnée. Bien. Question réglée. Nous allons à présent lever la séance jusqu’à demain – journée qui sera consacrée à l’étude du Chef d’accusation No 2. »
Et Spascock a filé à grandes enjambées, à l’évidence au dernier stade de l’attrition émotionnelle. Grice est de son côté parti en compagnie d’un Stil sombre et réticent, qu’on a entendu dire : « Si vous pouvez critiquer ainsi votre gouvernement, en quoi celui-ci est-il une tyrannie ? Expliquez-moi, s’il vous plaît. » Incent a failli être capturé par Krolgul, mais il a finalement choisi de venir avec moi. Quoi qu’il en soit, le travail de Krolgul sur cette planète est désormais achevé : c’est une démoralisation totale qui la caractérise à présent – Shammat dans ses œuvres, une fois encore. Incent ressort quant à lui renforcé de l’épreuve, ce qui est de bon augure pour la situation de Volyen pendant l’occupation sirienne et l’effondrement ultérieur de Sirius. S’il continue sur cette lancée, je propose de le laisser ici. S’il arrive à éviter de se faire pendre quelque part, il devrait avoir une influence bénéfique sur la suite des événements.
La deuxième journée touche à sa fin, et la moitié des Pairs ne se sont pas présentés ce matin ; le Procès ne leur avait pas dispensé le divertissement auquel ils s’attendaient. Mais un grand nombre de Volyens d’un tout autre genre avait rappliqué, dans l’espoir de prendre leur place, de prendre n’importe quel siège à la cour. La rumeur courait que le Tribunal avait été le cadre de critiques sérieuses émises contre la structure même de Volyen. Les nouveaux Pairs choisis contrastaient fortement avec ceux qui étaient restés. Le Premier d’entre eux siégeait parmi eux, à l’aise, fin prête.
Alors même que Spascock prenait place auprès de ses assistants, Arithamea s’est levée sans crier gare. « Excusez-moi, monsieur le Juge.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je n’ai pas dormi de la nuit, lui a-t-elle répondu – non sans effet dramatique.
— Comme bon nombre d’entre nous, j’en ai bien peur. » Le visage pâle et inquiet, Spascock s’efforçait de sourire.
Un silence général. Car les vaisseaux spatiaux siriens étaient prêts à frapper, à en croire les nouvelles du jour.
« Non, monsieur le Juge, ce n’est pas à cela que je faisais référence. La question m’inquiète autant que tout un chacun bien sûr, mais… je voulais revenir sur cette histoire des mécanismes de groupe qui nous a occupés hier.
— Oh, non… » s’est lamenté Incent, comme habité d’une présence gracieusement dramatique. « Oh, non, Premier Pair, c’était là une excellente décision de votre part. Et elle pourrait avoir de merveilleuses conséquences à long terme ici, sur Volyen. »
Elle l’a toisé de haut en bas. « Vous voyez un autre endroit où elle pourrait avoir des conséquences ? Si elle en a ici, sur Volyen, cela me suffit. » Une déclaration suivie d’une tempête d’applaudissements, d’encouragements et d’émotions diverses. Il y avait énormément de monde à l’extérieur, et chacun demandait à chacun : « Êtes-vous né sur Volyen ? » Comme ce n’était le cas pour pratiquement aucun, fusait aussitôt une seconde question : « Êtes-vous un Volyen ? » Et puis, comme les définitions de « Volyen » proliféraient, les gens se bornaient à tabasser ceux dont la tête ne leur revenait pas. « Concernant ces phénomènes de foule, a-t-elle repris, je ne veux pas non plus jeter de l’huile sur le feu. Vraiment, je ne comprends pas ce qui nous arrive à tous. J’avais coutume de nous considérer comme des gens justes, raisonnables. » Une telle force émanait de cette présence compétente que la foule s’est calmée, emplie de honte. » Non, monsieur le Juge, là est toute la question. J’ai passé la nuit à lire des articles sur les structures de groupe, et il m’est apparu qu’hier j’étais l’autorité dans le nôtre – parce que nous avons là un groupe de Pairs, pas vrai ? Bien. Je me suis montrée un peu despotique, j’en ai conscience désormais. Et je dois vous aviser qu’il n’y aura pas de décisions hâtives aujourd’hui dans ce tribunal. Nous allons tous prendre notre temps pour nous prononcer…
— Vous jouez encore une fois les chefs avec nous, pas vrai ? » C’était l’homme haut en couleur de la veille qui l’avait interpelée ainsi ; il arborait sur la poitrine un gros bouton accueillant l’inscription : « Le Pouvoir à Volyen ».
« Eh bien, si tel est le cas, je suis dans mon bon droit aujourd’hui. Les règles permettent à n’importe quel Pair, Premier ou autre, de réclamer un repli légitime dans son espace privé. »
Les Pairs ont aussitôt commencé à s’agiter sur leur banc : la demi-douzaine de rescapés de la veille se levaient pour partir. « Désolé », disaient-ils, « C’est en trop », ou « On pensait vraiment qu’on allait s’amuser un peu ».
« Des remplaçants pour les Pairs ! », a aussitôt lancé Spascock ; quelques instants plus tard les bancs publics bondés lui procuraient des gens d’aspect sérieux, responsable.
À l’exception du Premier Pair, il n’y avait donc plus aucun citoyen de la veille sur l’estrade prévue pour accueillir les jurés.
« Est-ce qu’on peut commencer ? » s’est enquis Spascock d’une voix tremblante – conséquence de l’obligation qui lui était faite de jouer le sarcasme.
« Oui, monsieur le Juge, lui a répondu Arithamea, je pense que tout va bien à présent.
— Bien. Avec votre permission, la séance va donc débuter. »
Grice s’est levé, affichant un air aussi sombre, dramatique, pâle que Spascock. Ces deux-là font vraiment la paire : on pourrait se servir de leur visage pour illustrer un article sur le type d’individus que produit un Empire en phase terminale.
Auprès de Grice, l’admirable, l’incomparable Stil ressemblait quant à lui à une incarnation vivante du sujet présentement abordé.
« J’aimerais faire témoigner mon témoin principal à la barre, a dit Grice.
— Une minute, Grice ; quel est votre Chef d’accusation ?
— Nous savons tous de quoi il retourne, est intervenue Arithamea. C’est écrit sur les programmes qu’on nous a distribués. Cela concerne notre propension à nous… ménager un peu trop.
— Auriez-vous l’amabilité de me laisser conduire ce Procès ? a presque hurlé Spascock.
— Désolée.
— Elle a soulevé un point fondamental », a dit Grice.
Ces deux individus minces, nerveux, blafards, s’affrontaient encore une fois ; chacun semblait sur le point d’attaquer l’autre, tout en montrant des signes manifestes de bienveillance presque protectrice – comme par un irrésistible processus d’identification.
« J’imagine que oui, a convenu Spascock, mais ce n’est pas à l’ordre du jour, et il m’est impossible de…
— Mais si vous pouviez faire preuve d’un peu de souplesse… La lecture du deuxième Chef d’accusation va prendre une demi-journée, de toute façon.
— Je ne comprends pas pourquoi personne ne semble prêt à me laisser mener comme je l’entends cette affaire. C’est mon tribunal, quand même. Mais bon, si vous insistez…
— Il ne s’agit pas d’insister, mais simplement d’écouter… »
Des bruits de pas à l’extérieur, de foules qui hurlent.
« Ma foi, pourquoi pas, mais ça n’en reste pas moins vraiment…
— Irrégulier, je sais, mais… » Grice s’est tourné vers Stil, qui est venu se poster devant la barre des témoins. Un nouveau silence, interminable. Volyen n’avait pas vraiment compris qu’elle était sur le point de se faire envahir par Motz : tout ce qui la menaçait héritait du nom « Sirius ». Mais quel contraste il y avait entre cet être et les Volyens, entre ce Motzien et quiconque se trouve actuellement sur cette planète.
Il se tenait là, cet homme immensément fort, tout en muscles et en énergie contenue, dont les mouvements précis, mesurés, indiquaient une parfaite connaissance de ses limites. Stil n’est ni plus grand, ni plus intelligent qu’un Volyen. Il ne bénéficie pas d’un meilleur patrimoine génétique. Mais les Volyens ont poussé un long soupir en le regardant, avant de se considérer eux-mêmes avec un certain mépris.
Le mot espion – libéré dans les airs par un Krolgul omniprésent – ne pouvait survivre : c’était comme si l’atmosphère le rejetait.
« Je ne suis pas un espion, a dit Stil de sa voix lente et robuste. J’ai été invité ici par cette cour, pour assister à ce Procès.
— Tous les espions disent ce genre de choses, a lâché l’air de rien Krolgul.
— Arrête, Shammat ! » s’est aussitôt écrié Incent, bien malgré lui. Il s’est figé un instant, avant de se retourner pour affronter un Krolgul toujours aussi alangui, qui riait dans sa barbe de sa façon inimitable.
« Fasciste », a craché Krolgul.
Mais Incent ne s’est pas effondré.
« Monsieur le Juge, a alors lancé le Premier Pair – d’une voix ayant perdu beaucoup de sa tolérance –, est-ce qu’on peut avancer ? Cet individu est pétri de bonnes intentions, je n’en doute nullement, mais ce genre de discours m’énervait déjà quand j’étais une petite fille.
— Le Premier Pair a tout à fait raison, a dit Spascock. Nous en avons soupé de toutes ces digressions.
— Je veux que vous nous racontiez l’histoire de votre vie, Stil », lui a demandé Grice. Il s’est exécuté. La fausse modestie n’étant nullement de mise chez les Motziens, son récit – pas plus embelli que minimisé – a fortement impressionné les présents. S’il semblait oublier quelque chose, Grice l’interrompait : « Mais, Stil, vous m’avez dit être seul à l’époque, sans famille ; vous gagniez votre vie en arrachant ces plantes, et…
— Non, ça c’est arrivé plus tard. La première fois que je me suis retrouvé seul, j’ai travaillé pour la famille d’un marchand de poisson – je pelais les arrivages avant leur mise en vente.
— À quoi servait cette peau ?
— À quoi ? Eh bien, quel usage en avez-vous, ici ?
— Aucun, lui a répondu Grice.
— On n’a pas besoin de saloperies pareilles ! a crié quelqu’un dans l’assistance.
— Des saloperies ? » Stil a alors ôté une ceinture épaisse et sinueuse, chargée de couteaux, d’outils, d’aiguilles, de poches. « De la peau de poisson.
— Fort bien. Poursuivez, je vous en prie.
— Pendant un certain temps, j’ai gagné ma vie en volant – il fallait bien que je mange –, après quoi je suis parti pour les landes, où je déterrais des plantes comestibles que je vendais aux villages du coin. J’ai vécu comme ça pendant trois ans.
— Et vous aviez dix ans à l’époque ?
— Oui.
— Et vous vous occupiez de votre frère et de votre sœur ? Vous viviez tous ensemble dans une grotte située près d’une petite agglomération où vos deux cadets pouvaient travailler comme videurs de poisson ?
— Oui.
— Et puis, une fois ceux-ci en âge de vous suivre, vous vous êtes tous trois rendus dans une région dépeuplée de Motz, pour y fonder votre propre colonie, assécher des marais et creuser des digues ? Et bientôt de nouvelles personnes sont venues vous rejoindre ?
— Oui.
— Auriez-vous l’obligeance d’énumérer vos compétences devant cette cour ? »
Stil a réfléchi un moment, puis s’est lancé dans un récital qui allait durer quelques minutes : « Je comprends tous les processus liés à la capture, au nettoyage, au séchage du poisson et de ses sous-produits, je sais drainer des terres acides et les nettoyer, planter et faire pousser des arbres, je peux… » Et cela s’est terminé par : « Je sais comment administrer une communauté, et me servir de tous les dispositifs techniques qui y sont associés. On vous en a subtilisé certains, d’ailleurs. »
Un long silence.
Spascock : « J’ai cru comprendre, Grice, que vous reprochiez justement à Volyen, votre patrie, de ne pas vous avoir fourni une éducation aussi complète que celle de Stil ?
— Tout à fait.
— Je pense avoir saisi l’objet de son propos, monsieur le Juge, est alors intervenue Arithamea. C’est à ses yeux l’adversité qui a fait de Stil l’homme que nous voyons aujourd’hui devant nous – un homme parfaitement admirable, soit dit en passant. »
Quelques applaudissements ont alors fusé des bancs publics. « Nous ne sommes pas au théâtre, ici ! s’est aussitôt exclamé un Spascock scandalisé.
— Je n’ai jamais rien vu qui lui soit comparable, a poursuivi le Premier Pair. Et personne ici ne peut se targuer du contraire, j’en suis persuadée. Mais vous reprochez-vous vraiment à Volyen, Gouverneur Grice, de ne pas vous avoir maltraité ? De vous avoir nourri à votre faim ?
— Pas exactement », lui a-t-il répondu, quand bien même cela résumait assez bien le fond de sa pensée. « Je suis sûr d’une seule et unique chose : de mon aptitude à gouverner une colonie. Dès lors que j’ai assez de sous-fifres pour faire le sale boulot. Oh, je ne comprends pas les dispositifs techniques en vigueur dans l’administration. Et j’ai vécu une existence ramollie, décadente, je n’ai cessé de faire preuve de faiblesse. Je ne puis supporter le moindre contretemps, la moindre épreuve. Survivre une seule journée sans le confort et les avantages que j’ai connus ma vie durant me serait impossible. Par rapport à Stil ici présent, par rapport à un Motzien, je ne suis rien. »
Le regard de tous les présents passait désormais de Grice à Spascock, et vice versa – mais il n’y avait assurément pas grand-chose à admirer. Le Motzien gardait quant à lui le silence, bras croisés, ses yeux fixés droit devant lui. Un soldat au repos : voilà ce que son attitude évoquait, avec son large visage respirant la bonne santé, son gros cou, sa tunique courte à la mode motzienne qui laissait voir ses bras et ses jambes. « J’aimerais poser une question au témoin, a lancé Arithamea.
— Certainement, lui a répondu Spascock, pour peu qu’il soit d’accord. »
Stil a hoché la tête.
« Combien d’enfants motziens n’ont pas survécu à ce traitement ? »
Pour la toute première fois, Stil semblait mal à l’aise. « Il y a eu de nombreux morts. Mais tout cela appartient au passé. N’oubliez pas que nous sommes partis de rien sur une planète hostile, et que jusqu’à tout récemment nous…
— Mais beaucoup sont morts ?
— Oui.
— Tous n’ont pas survécu pour raconter cette histoire ?
— Non.
— Les habitants de votre planète sont-ils tous aussi forts et compétents que vous-même ?
— Oui, il me semble que tel est le cas », lui a répondu Stil – à notre grande surprise, car malgré son honnêteté nous ne nous attendions pas à ce qu’il l’admette aussi aisément. « Oui, nous sommes tous capables de nous atteler à n’importe quelle tâche. Les difficultés ne nous font pas peur. Et on peut manger à peu près n’importe quoi.
— Vous vous levez tous en même temps que le soleil, vous travaillez toute la journée, vous prenez deux modestes repas quotidiens, vous buvez très peu d’alcool, vous ne dormez pas plus de trois ou quatre heures par nuit. »
Stil a opiné du chef. « En effet. »
L’homme austère qui avait pris la place du fêtard déçu à côté d’Arithamea est alors intervenu : « Il me semble impossible de répondre aux exigences de ce Chef d’accusation.
— Pas du tout, a rétorqué Grice. C’est tout à fait évident : tout le monde sait qu’une population choyée, ramollie, qui s’abandonne aux plaisirs de la chair, finit immanquablement par dégénérer, par devenir bonne à rien. Il s’agit là d’une loi de la nature, observable partout : chez les plantes, les animaux – et aussi chez les gens, quand bien même un consensus semble s’être fait sur Volyen pour les dispenser de ces règles, et… .
— Puis-je poser une question ? a demandé l’individu.
— Est-ce qu’il peut poser une question, Premier Pair ? a répété Spascock.
— J’ignorais qu’il lui fallait ma permission.
— C’est juste une petite pointe de sarcasme », a dit d’un ton protecteur Incent, qui rôdait autour du groupe de Pairs. « Ne faites pas attention.
— Mais nous devons prêter attention au Juge, mon cher, quand bien même ses manières n’arrivent pas à la cheville des miennes.
— Merci, Premier Pair, a ironisé Spascock.
— Voici donc ma question : dans votre deuxième Chef d’accusation, celui que nous examinons aujourd’hui, vous comparez les empires à des organismes vivants. Ils suivraient eux aussi une courbe de développement, et finiraient pareillement par décliner. Tous les Empires connaissent une telle destinée. Dans leur phase de développement, ils se montrent vigoureux, admirent les vertus et capacités les plus simples, enseignent à leurs enfants la discipline et le sens du devoir. Lorsqu’ils sont sur la courbe ascendante, ils produisent des gens tels que ce Stil ici présent, en bonne santé, sans névroses, qui admirent la force, la détermination et la responsabilité. Mais quand ils déclinent, ils deviennent comme… comme nous sur Volyen. Nous sommes paresseux, et nous allons jusqu’à nous en enorgueillir. Nous enseignons à nos enfants que rien ne doit leur être refusé, quand bien même ils ne travailleraient pas pour obtenir ce qu’ils désirent. Complaisants avec nous-mêmes, nous passons notre temps à manger, boire et dormir. On s’habille au gré de nos envies. Beaucoup d’entre nous prennent de la drogue et des substances stupéfiantes.
— Parlez pour vous ! a lancé quelqu’un dans l’assistance.
— Si je ne parle pas au nom d’une bonne partie de notre peuple, a rétorqué l’homme inquiet, où donc aurais-je passé l’intégralité ma vie ? Mais s’il s’agit d’un processus organique, et si un Empire, à l’instar d’un groupe, d’une personne ou d’un animal, connaît une période de croissance, d’épanouissement, puis un déclin, comment pouvez-vous espérer voir Volyen – qui est cet organisme – changer ses propres lois ? C’est là un point que vous n’avez pas expliqué. Comment ? À quel moment “Volyen”, quel qu’elle soit, et on me dit que même ce tribunal n’a pas encore statué là-dessus, a dit : “Bon, je ne vais pas me laisser aller à la décadence et à la mollesse, je vais réfuter toutes les lois que je sais efficaces” ? » À nouveau le silence.
« Eh bien, Grice, a dit Spascock, cela me semble être une question raisonnable.
— Pourquoi faudrait-il partir du principe que c’est là chose impossible ? Du pessimisme, là encore. Ça nous ressemble tellement : pessimisme et négativisme.
— Je suis d’accord avec ça, a lancé Stil sans crier gare, pour peu que j’aie le droit de dire d’intervenir en tant que témoin. Quand on dit qu’on va faire quelque chose, on le fait. C’est une question de volonté.
— Certes, mon cœur, a admis Arithamea d’une voix apaisante, mais vous êtes sur une courbe ascendante, alors que nous-mêmes sommes sur le déclin. Monsieur le Juge, sommes-nous censés déclarer Volyen coupable, ou pas, d’avoir fait barrage à une force ou une loi universelle ? Parce que dans ce cas, je me range à l’avis de mon confrère. »
Spascock s’est tourné vers le Gouverneur. « Grice ?
— Comment expliquer que je n’ai jamais entendu Volyen – en la personne d’un organisme public, d’un enseignant, d’un tribunal, d’un Président – dire à ses citoyens : “Nous étions énergiques, disciplinés et dévoués ; à présent nous sommes ramollis, des bons à rien” ?
— J’avoue que vous me surprenez, Gouverneur Grice, lui a dit Krolgul. Cela m’étonne que vous n’ayez pas évoqué, outre toutes ces nobles qualités, la propension de Volyen à conquérir, subtiliser, tromper, emprisonner – et s’emparer de la moindre planète ayant le malheur d’être à son goût ?
— Ce n’est pas la question qui m’intéresse présentement, a rétorqué un Grice en souffrance manifeste.
— Eh bien, mon cœur, a demandé le Premier Pair à Stil, est-ce que vous autres Motziens conquérez, volez, emprisonnez et tuez ? »
Il a hésité un instant, puis : « Non, non, je suis sûr que non. »
Pourtant il savait que les flottes motziennes attendaient tout autour de Volyen. Il était terriblement mal à l’aise, ce Stil. C’était tout son appareillage émotionnel et intellectuel qui subissait une attaque. Pour la toute première fois il comprenait que la Vertu sirienne ne pouvait s’incarner en un seul mot, qu’il fallait la laisser indéfinie.
« Quand Sirius envahit, a expliqué Krolgul, ce sont les troupes motziennes qui attaquent en premier. » Il avait prononcé ces mots avec une incroyable légèreté. L’information s’avérait trop nouvelle, trop brute pour être assimilée ; tout le monde fixait donc d’un air dubitatif ce fonctionnaire lugubre et menaçant – ses rires ne faisaient rien pour atténuer ce sentiment.
« Reprenons, a insisté Spascock. Si j’ai bien saisi votre raisonnement, vous voulez que “Volyen” soit condamnée parce qu’elle aurait dû nous enseigner que ces commodités qu’on a tenues pour acquises toute notre vie, notre civilisation, tout ce qui fait notre fierté, notre existence de loisirs, notre confort, notre abondance – que tout cela se résume à de la décadence, une décadence qui conduirait inévitablement à notre défaite face à des peuples plus forts et vigoureux ? »
Il regardait Grice droit dans les yeux, en affichant un sourire sinistre, autocritique – plein de colère.
Et Grice le fixait de la même façon. « Et donc, Spascock, quel est votre avis sur la question ?
— Ma foi, ce me semble juste… à titre personnel », a-t-il murmuré d’une voix rapide – avant de hausser le ton : « Fort bien, Pairs, nous en avons fini. Retirez-vous et réfléchissez à votre verdict. »
Les jurés se sont immédiatement mis à converser à voix basse.
Régnait dans le tribunal cette atmosphère agitée, presque irritée, qui donne aux présents l’impression que quelque chose a fait son temps. Et quand le Premier Pair a annoncé : « Nous allons faire cela, oui », un grognement a même parcouru l’assistance.
Spascock : « Au risque de me répéter, ce lieu n’a rien d’un théâtre.
— C’est tout comme ! » a crié quelqu’un depuis les bancs publics. Dans un concert de rires et de bousculades, tout le monde s’est levé d’un coup – l’humeur était à la rudesse et au tapage, en contraste avec la sobriété qu’affichaient les Pairs en se retirant.
Les gens venus assister au Procès ont expérimenté trois états d’âme successifs. Au début, ils espéraient pouvoir se défouler en riant des procédures aussi maladroites que ridicules de la loi, se décharger de la rage et de la frustration qu’ils ressentaient face à tout ce qui se passait autour d’eux sur Volyen. Puis, découvrant une atmosphère différente, s’avisant que les Pairs avaient gagné en sérieux après le premier jour, ils se sont montrés bien plus attentifs. Enfin ils sont redevenus narquois, prêts à se moquer de tout ou de n’importe quelle figure d’autorité – on les entendait se plaindre, au sortir de la séance, qu’il n’y avait « rien à tirer de tout ça ». Toujours est-il qu’ils sont partis comme un seul homme, laissant les bancs publics définitivement vides.
Spascock fixait sur Grice des yeux incrédules, consternés ; le Gouverneur froissait des liasses de papiers comme pour y trouver une vérité qui lui aurait échappé.
« Grice, a sifflé le Juge, vous ne voulez sûrement pas persister dans cette… dans cette…
— Mascarade, lui a suggéré Krolgul d’une voix un peu trop serviable.
— Bien sûr que si, a répondu Grice.
— Ne voyez-vous donc pas que vous êtes en train de discréditer les procédures judiciaires de Volyen ?
— Non, non, non ! s’est écrié Incent. Il pose au contraire des questions qui doivent être posées ! » Il rôdait à présent autour de Grice ; ses grands yeux noirs lui offraient un soutien total, fervent.
« Oui, a gémi Spascock, mais pas ici.
— Tout est logique, a insisté Grice. Répétez-moi une seule de mes paroles qui ne soit pas logique. »
Incent a alors jeté un coup d’œil dubitatif dans ma direction ; il se rappelait à l’évidence le nombre de fois où je l’avais exhorté à se mettre sur ses gardes lorsque ce mot apparaît dans une conversation. J’ai secoué la tête, et il s’est affalé sur une chaise, sa tête entre ses mains.
Krolgul m’a adressé un sourire. Intéressant : dans ce genre de circonstances, notre vieil ennemi semble presque se considérer comme un allié.
« Je vois que le Chef d’accusation No 3 est une condamnation totale, radicale, de l’ensemble du système éducatif volyen ? a remarqué Spascock.
— On peut je crois le résumer ainsi, oui, a convenu Grice. Peut-être pourriez-vous leur demander d’apporter les livres adéquats ?
— Votre prochain groupe de témoins, j’imagine ? Mais nous n’en avons pas fini avec votre deuxième Chef d’accusation. »
Tous deux se sont chamaillés de cette manière gentiment renfrognée qui caractérise leur relation jusqu’à ce qu’un groupe de personnes – sérieuses, voire en souffrance – pénètre dans le tribunal : les Pairs, qui avaient à l’évidence trouvé une forme d’unité lors de leurs délibérations. Leur façon de se tenir tout près les uns des autres, comme s’ils se soutenaient mutuellement, montrait que chacun d’eux pouvait parler au nom de tout le monde. Mais c’est pourtant cette fois encore Arithamea qui s’est exprimée, sans s’avancer ni se séparer d’eux.
« Monsieur le Juge, a-t-elle commencé, notre petite discussion a levé toute ambiguïté sur un point : il s’agit là d’une affaire très sérieuse.
— Oh, vraiment ? a grogné Spascock. C’est ce que vous avez décidé, pas vrai ?
— Oui, mon chou, exactement. Et nous voulons critiquer la conduite de cette cour depuis le tout début de ce procès. Il n’a pas été pris suffisamment au sérieux.
— Paaaardon ? » a couiné Spascock. Puis l’intention de Grice : « En votre qualité d’Accusateur, vous plaignez-vous de la conduite de cette affaire ?
— Je me réjouis que mes Pairs admettent l’importance de ma démarche.
— Je n’ai pas dit non plus qu’on vous suivait jusqu’au bout, Gouverneur Grice. Non, voilà ce que nous inspire ce Procès : il y a du bon sens dans vos paroles. Nous sommes tous d’accord là-dessus, n’est-ce pas ? » Elle s’est tournée vers les autres, qui l’ont soutenue de hochements de tête, de sourires, voire de divers petits contacts physiques. « Oui. Définitivement. Nous sommes choqués, monsieur le Juge, d’avoir été privés d’informations qui auraient dû être portées à notre connaissance. Et nous sommes reconnaissants au gouverneur Grice d’avoir soulevé la question. Mais il reste un point sur lequel on ne parvient pas vraiment à mettre le doigt, pour ainsi dire… » Elle a alors souri au tribunal d’une manière maternelle, obligeante. « Ce que nous n’arrivons pas à comprendre, c’est qu’il y a en même temps quelque chose qui cloche. Comment formuler cela…
— C’est soit vrai, soit faux », a rétorqué Grice, qui leur tenait tête comme un homme face à un peloton d’exécution – il mettait tout son être en jeu. « Soit bon, soit mauvais.
— Soit avec moi soit contre moi, a suggéré Krolgul.
— Logique », a gémi le pauvre Incent, toujours recroquevillé sur son siège. Il avait l’air dévasté.
« C’est bien le fond du problème, mon cœur : il y a quelque chose d’absurde dans toute cette histoire, mais nous n’arrivons pas à comprendre quoi. Parce que si on réfléchit cinq minutes à ce qu’a dit le Gouverneur, on a tendance à lui donner raison. Jusqu’à ce que l’un de nous objecte : “Mais il y a quand même quelque chose d’absurde dans tout ça…” »
D’un mouvement empreint de souffrance, Grice s’est alors détourné – d’elle, des Pairs, du Juge, du monde entier.
« Nous vous demandons par conséquent d’ajourner la séance assez longtemps pour nous permettre de lire ces livres – après quoi nous rendrons notre verdict.
— Mais ce n’est pas sérieux, ma dame !
— Et pourquoi donc, monsieur le Juge ? Ces ouvrages ont bien été présentés devant le tribunal comme des preuves, non ?
— Logique, a lâché un Krolgul tout sourire.
— Parce que si tel est le cas, et comme il nous faut prendre une décision sur la base de preuves, nous avons le droit de… »
Spascock a alors rendu les armes : « Oh, oui, oui, oui, fort bien. Que les Pairs soient conduits dans une pièce privée. Fournissez-leur les livres, nourrissez-les, et tout le reste.
— Merci, monsieur le Juge.
— Oh, mais je vous en prie. Nous avons tous tout le temps du monde. Auriez-vous par hasard entendu les nouvelles de ce matin ? » Et il a fusillé Arithamea du regard.
« Si vous voulez dire qu’en période d’urgence nationale, une telle affaire aurait peut-être dû être reportée à des jours plus heureux, nous sommes parfaitement d’accord – mais puisque vous avez accepté qu’elle soit portée devant les tribunaux, il vous faut accepter qu’elle aille jusqu’à son terme.
— Logique, a murmuré un Krolgul tout sourire.
— Ergo, a concédé Spascock. Et… » a-t-il ajouté d’une petite voix misérable, comme s’il s’adressait à lui-même « … je suppose qu’elle a rempli son rôle.
— À savoir ? » Grice lui faisait face, prêt à en découdre.
— Faire tomber notre pauvre planète dans un désespoir encore plus total, absolu, ridicule qu’actuellement. N’avez-vous donc pas remarqué, Grice, que certains milieux ne perdent aucune occasion de – oh, et puis à quoi bon ! Affaire ajournée jusqu’à ce que notre assortiment bigarré de Pairs ait fini de lire ces – combien ? cent cinquante, minimum – volumes érudits. »
Et il a filé en hâte. Les Paris n’ont pas tardé à l’imiter, suivis des trois fonctionnaires chargés de pousser le chariot de livres.
Ainsi a pris fin l’ultime affaire judiciaire à être examinée sur Volyen, la dernière sous l’ancien régime.
Tant d’événements en si peu de temps !
Les livres d’histoire retiendront que Sirius a envahi Volyen le lendemain de l’ajournement du Procès.
La lutte pour le pouvoir fait rage sur Sirius. Les Questionneurs ont fait un retour en force, et sont parvenus à diviser le Centre sur la question de savoir s’il fallait ou non conquérir Volyen. Mais cela faisait partie d’une question plus large, la victoire des Questionneurs portant sur : « Nous proposons qu’aucune expansion supplémentaire n’ait lieu jusqu’à ce que Canopus nous ait appris comment nous aligner avec le But ; jusqu’à ce que nous sachions à quoi nous servons. »
Vous allez le voir, les influences silencieuses des Cinq ont été pour le moins puissantes.
Mais la faction vaincue a envoyé un message secret aux armées siriennes, pour les exhorter à mettre en œuvre les plans existants ; et il était déjà trop tard lorsque les Questionneurs l’ont découvert.
Des Motziens transportés par des vaisseaux siriens ont atterri un peu partout sur Volyen, pour y être accueillis par une résistance éparpillée. Des « agents » siriens veillaient en tout lieu à ce que les armées défensives soient désorientées et reçoivent des ordres contradictoires. Si j’emploie ces guillemets, c’est bien sûr parce que beaucoup parmi eux n’avaient encore compris qu’on allait par la suite les considérer comme des partisans de Sirius. La plupart des gens se laissaient motiver par le patriotisme, aussi y avait-il sur Volyen des régions où les combats étaient particulièrement acharnés. Les armées motziennes n’ont mis que quelques V-jours à prendre le contrôle de la planète.
Leur démoralisation a débuté aussitôt.
Tout d’abord, avant même d’atterrir, elles ont entendu des rumeurs – aussitôt contredites – selon lesquelles le « Centre » ne leur avait jamais ordonné d’attaquer. La colère s’est mise à gronder dans les rangs de ces soldats, qui n’étaient de toute façon pas disposés à livrer bataille. Et puis, ce qu’ils ont trouvé une fois au sol… jamais ils n’avaient imaginé une telle abondance, une telle opulence. Des hommes et des femmes – les femelles motziennes font des soldats aussi volontaires que compétents – parcouraient les rues des cités volyennes sans en croire leurs yeux. Volyen leur avait été présentée comme une planète défavorisée, terriblement pauvre, qui avait grand besoin de l’aide des Siriens. Or dans les magasins et marchés de toutes les rues, villes et villages, il y avait des piles et des amoncellements de nourriture : des fruits et des légumes dont les Motziens n’avaient jamais entendu parler ; de la viande et du poisson préparés de mille façons, des vêtements incroyablement sophistiqués, d’un charme peu commun.
En l’absence d’ordres clairs en provenance du « Centre » – à savoir de Sirius –, les Motziens avaient ordonné à Volyen d’instaurer sur-le-champ la normalité. Sauf que la normalité régnait déjà sur ce monde, au grand dam des envahisseurs. Ils ont tout d’abord cru avoir affaire à une gigantesque conspiration, habilement fabriquée pour leur faire gober cette vision d’une charmante abondance. Et ils sont passés de rue en rue en quête de la terrible pauvreté à laquelle ils s’attendaient. Pour finalement reprendre peu ou prou les mots que Stil avait prononcés à son arrivée sur ce monde : On pourrait nourrir un de nos villages avec ce qu’ils gaspillent ici en une journée !
Et soudain ils ont oublié toute discipline pour devenir une armée d’invasion ; ils ont mangé, et bu – ils ont surtout bu, au demeurant, car il y a très peu d’alcool fort sur Motz. Des nuées furieuses de Motziens complètement ivres ont alors ravagé Volyen… à leur grande honte quand ils sont enfin revenus à la raison. Terrifiés par leur comportement, ils sont allés jusqu’à l’attribuer à quelque influence sinistre dans l’atmosphère volyenne. Tout ce qu’ils voulaient, quoi qu’il en soit, c’était rentrer chez eux. Tous, y compris les officiers. D’un bout à l’autre de Volyen, on voyait des Motziens se réunir en petits groupes, puis en ensembles plus importants – après quoi se formaient des détachements, des bataillons, qui rejoignaient les spatioports pour s’entasser dans leurs vaisseaux, lourds des richesses de Volyen. Aucun ordre, pas un mot de Sirius, du « Centre », où des combats faisaient rage – ils se poursuivent aujourd’hui encore. Ils sont donc simplement rentrés chez eux, mais plus du tout en qualité de Siriens. Ces gens directs et déterminés avaient juste besoin de se poser la question : « Sirius nous a menti ; voulons-nous vraiment être considérés comme des Siriens ? »
Ils ont envoyé à Sirius un message annonçant qu’il ne fallait plus les considérer comme faisant partie de l’Empire sirien – toute invasion de sa part serait donc repoussée. Mais c’est à peine si leur insubordination a été remarquée. Alput avait dans l’intervalle pris note de la défection de sa voisine motzienne ; ses armées avaient immédiatement envahi Volyen.
Je joins à ce Rapport une lettre de notre AM 5 – j’ai bien peur qu’elle ne se caractérise par son Exaltation, le pire symptôme de la fièvre belliqueuse.
Servus ! (cela fait un moment que je n’ai pas entendu Krolgul prononcer ce mot ; où est-il ?) Klorathy, vous attendez-vous à ce que je reste sobre dans un tel contexte ? Personne d’autre ne l’est, nulle part sur Motz. Oh, ces pauvres Incarnations, quel coup dur ces gens-là ont subi, les ailes de leur Vertu en traînent par terre ! Non, sérieusement, Klorathy, la situation est grave. Avant qu’ils ne partent faire de Volyen un monde aussi Vertueux que Motz, jamais le moindre d’entre eux n’avait imaginé qu’il existait des mœurs meilleures que les leurs dans toute la Galaxie. Et ceux qui s’y sont rendus ont dû faire face à un mur d’incompréhension à leur retour. « Sur Volyen, vous verrez des rues entières remplies de nourriture, de fruits et d’objets ; les Volyens mangent et boivent ce qui leur chante, des choses dont nous n’avons jamais osé rêver, et ce sans la moindre limite. La famille volyenne la plus pauvre vit mieux que notre famille la plus riche… » Et voilà ce qu’on leur répond : « C’est de la propagande, vous vous êtes fait avoir ! » – « Non, c’est la vérité, croyez-nous ! » Mais on ne les croit pas – et Motz se retrouve donc divisé, ses habitants ne partagent plus un seul et même esprit ; les Motziens doutent d’eux-mêmes, maudissent Sirius, et ils ont expulsé tous ceux qu’ils soupçonnent d’être siriens, moi inclus. « Vous êtes un espion, m’ont-ils craché.
— Mais pas de Sirius. Je suis l’agent de Canopus, leur ai-je annoncé, mettant carte sur table. Comme vous ceux de Volyen, et Volyen celui de Canopus – mais avec mille degrés de différence si l’on part du principe qu’un degré vous sépare de Volyen. Est-ce que vous comprenez ? Vous vous êtes laissé éblouir par une petite lueur intermittente, alors que si vous imaginez Canopus… » Mais ils m’ont jeté dehors. Ils ne m’ont pas tué : Motz demeure Motz, juste et honnête, si ce n’est sobre – car ils ont rapporté de Volyen le concept des boutiques pleines d’une centaine de variétés de vins et de spiritueux. « Partez », m’ont-ils ordonné. Je me suis donc rendu sur Alput. Il ne reste aucun étranger sur Motz, pas un seul.
Alput n’est pas Motz ! Si Motz produit – produit – un seul type d’individu, le même partout (solide, travailleur, limité, discipliné), sur Alput vivent les représentants d’une centaine de planètes ; ce sont tous des étrangers. À cause du développement si Vertueux de Sirius après la chute des Cinq, les établissements de détention ont eu tendance à proliférer – et Alput est devenue une planète prison, pleine à ras bord de ce qu’il y a de meilleur et de pire dans la Galaxie. Mais leur diversité implique que les rigidités et conformismes de la Vertu y relèvent du cynisme, et non, comme c’était le cas avec Motz, de la conviction. Comme tout cela illustre bien la loi selon laquelle un État ou un Empire vit d’autant plus longtemps que sa propagande échoue à pénétrer les foules ! Motz croyait que Sirius était parfaite – et Motz n’est plus sirienne ! Alput croit tout et n’importe quoi, elle se montre cruelle et arbitraire – et restera probablement un avant-poste sirien alors même que toutes les autres colonies se seront déclarées libres. Croyez-moi, Klorathy, se rendre sur Volyen n’a rien d’une partie de plaisir. Ils ont étudié les infrastructures de la planète, vu l’abondance qui la caractérise, les nombreuses races et espèces qui (dans l’ensemble) s’accommodaient les unes les autres ; ils ont prononcé des discours interminables exaltant leurs supériorités, comme le font tous les conquérants, et la Vertu sirienne convenait dans ce cadre aussi bien que n’importe quoi d’autre, mais aucune de leurs convictions intimes n’a été bouleversée quand ils ont découvert à quel point Volyen était belle et opulente, à quel point – dans l’ensemble – ses habitants s’avéraient tolérants et aimables. Alput est surpeuplée. Ses habitants voient Volyen comme un moyen pratique d’étendre leur espace vital. Ils tuent, encore et encore ; je préfère ne pas entrer dans les détails là-dessus, cela vous rendrait malade. Quant aux « agents » siriens présents sur Volyen, Alput n’en savait pas plus sur eux que Motz. D’un bout à l’autre de « l’Empire volyen », des milliers de Volyens se recroquevillaient, se rongeaient les ongles et transpiraient la nuit : « Comment ma trahison (ou ma clairvoyance ?) va-t-elle être perçue par ces Alputiens, qui se disent Siriens, mais qui ne se sont jamais rendus sur Sirius et en savent encore moins que nous à son propos ? » Certains se sont présentés devant ces nouveaux conquérants avec ces mots : « Excusez-moi, mais je pense être l’un des vôtres, je crois en la Vertu sirienne… » et ainsi de suite. « Vous m’en direz tant ?… » leur a-t-on répondu. Et : « Alors, qu’en pensez-vous à présent ? » Et des centaines de ces agents sentimentaux se sont retrouvés dans des camps de prisonniers, où on les a autorisés à mourir de faim. Les Alputiens en ont employé certains dans le cadre des Règles de la Vertu sirienne (ainsi qu’ils appellent leur administration) en qualité de surveillants.
C’est le cas de Spascock. Si je comprends bien, il aurait refusé notre proposition de l’emmener sur Volyendesta ? C’était courageux de sa part, j’imagine. À la tête des tribunaux, il est devenu (une peine proportionnelle au crime) un expert de la Vertu telle qu’elle affecte la vie quotidienne des citoyens au jour le jour.
Et maintenant une petite histoire, un incident, une minuscule lumière dans toute cette obscurité : pendant que Motz allait et venait sur Volyen, Arithamea et ses Pairs étaient enfermés dans une pièce du palais de justice, à méditer sur l’Acte d’accusation de Grice. Oui, ils savaient que Motz avait envahi la planète ; mais Motz n’avait-elle pas ordonné à tous de « poursuivre leurs activités habituelles » ?
Quelques soldats motziens ont pénétré, à moitié ivres, dans la salle où se trouvaient les Pairs – pour les trouver occupés à lire avec assiduité ; et comme les livres sont Sacrés à leurs yeux, ils sont repartis derechef en titubant.
Bientôt sont arrivés les Alputiens. Oh, Klorathy, imaginez la scène, imaginez-la, laissez-moi au moins me délecter de ce petit incident…
Une pièce assez poussiéreuse, avec des fenêtres donnant sur une cour intérieure. N’y pénètrent aucun son, aucune image d’invasion ou de morts violentes. Vingt Pairs – parmi lesquels se trouve Arithamea – installés à une extrémité de la salle, et sur une petite estrade une âme grave, en souffrance, occupée à lire un document. Ils sont tous bien plus maigres, les approvisionnements en nourriture ayant été intermittents, tous inquiets pour leur famille, tous préoccupés par le sort de Volyen. Mais ce devoir leur a été assigné – et ce devoir, ils vont l’accomplir. Le document est un résumé de la plainte de Grice contre Volyen.
L’homme occupé à lire n’a pas encore entendu parler de la brutalité de ces Alputiens, capables de tuer quelqu’un sur un simple coup de tête ; s’avisant de la présence des cinq soldats, d’un type nouveau pour lui – les Alputiens ont un patrimoine génétique varié, mais leurs origines leur confèrent à tous une gaieté bonhomme, cynique, qui caractérise tout ce qu’ils font : manger, boire, copuler, tuer, mentir, tromper… –, il se borne à lever une main et à dire : « Une minute, nous n’avons pas encore livré notre verdict. » Avant de poursuivre :
« Voici mes principaux arguments :
« Un : vous, Volyen, ne m’avez jamais donné d’obstacles à surmonter. Depuis le berceau jusqu’à la tombe, mon parcours se fait presque sans heurts.
« Deux : vous avez fait de moi un jouisseur décadent, incapable de se refuser quoi que ce soit.
« Trois : votre enseignement m’a poussé à croire que je pouvais avoir tout ce que je voulais, qu’une chose m’était due dès lors que j’en avais envie.
« Quatre : vous m’avez infligé une vie d’ennui intolérable en me privant du moindre risque, du moindre danger, en me cachant le visage de la mort, en vous comportant envers moi comme une mère trop indulgente qui confondrait nourriture et confort avec de l’amour…
— Arrêtez un instant, lui ordonne le capitaine de cette petite compagnie d’Alputiens. Qu’est-ce que vous êtes en train de faire, là ?
— Les citoyens de Volyen que nous sommes avons été choisis pour accomplir notre devoir de Pairs.
— Qui vous a demandé de faire une chose pareille ?
— Le Juge Spascock. »
Le capitaine envoie un soldat découvrir l’identité de la personne actuellement en charge des tribunaux, puis le laisse reprendre sa litanie :
« Cinq : vous ne m’avez jamais informé du besoin de transcendance inhérent à la nature volyenne ; de notre propension à ne jamais vouloir stagner, à viser des niveaux toujours plus élevés sur l’échelle de l’évolution.
« Six : vous m’avez appris que manger, boire, dormir et se divertir était l’objectif de toute existence.
— Excusez-moi, intervient le capitaine, mais qui porte plainte auprès de quoi ?
— Pour tout vous dire, mon cœur, lui répond Arithamea, cela n’a pas encore été décidé. Un Comité Spécial siège quelque part sur la question.
— Mes aïeux, grommelle le capitaine, voyez-vous ça.
— Et ma qualité de Cheffe des Pairs, je dois vraiment vous demander de nous laisser continuer. C’est là notre devoir, vous comprenez ?
— Sept : en d’autres termes, vous m’avez volé mes droits de naissance – à savoir lutter, combattre, souffrir, vaincre, accomplir l’impossible, faire des miracles… »
Mais le messager revient à ce moment-là pour annoncer qu’un certain Spascock, un Volyen, avait été nommé Maître des Tribunaux, sous l’égide de Sirius.
« Ma foi, je suppose qu’on va devoir vous laisser poursuivre, hein ? » Toute cette histoire semblait barber l’Alputien au plus haut point ; cet aperçu de la « vie ordinaire » de Volyen, telle qu’il la découvrait, lui laissait un sale goût dans la bouche.
« Quelle bande de bras cassés », ronchonne ensuite l’un de ses hommes dans les couloirs menant aux rues où ils comptent bien retrouver les plaisirs du pillage et de la destruction. « Enfin, si c’est un peu de brutalité qu’ils veulent, je vais leur en donner ! »
Et donc, Klorathy, me voici sur Volyen à jouer les interprètes pour les armées alputiennes. Voulez-vous que je reste ici ? Que je me rende sur Volyenadna ? Sur Volyendesta ? Je ne vois pas l’intérêt de rester sur cette planète – une façon détournée de dire que je n’en ai aucune envie. Je n’imagine pas Volyen devenir davantage que la colonie de cinquième ordre d’un Empire en désintégration.
Et donc, Johor, me voilà sur Volyendesta.
J’ai ordonné à AM 5 de rester sur Volyen. Je l’ai exhorté à prendre – et à garder – contact avec les Pairs, qui vont continuer à se considérer comme un groupe, à préserver la connaissance des lois sociales acquise durant leur période d’étude forcée, sous la supervision de Spascock. Spascock est notre agent désormais, et sans ambiguïté cette fois. Je lui ai dit : « Restez en vie. Si vous y parvenez, ce sera déjà une grande réussite. Protégez le groupe de Pairs formé à l’occasion du Procès Grice. Ils vont influencer tous les Volyens, et au départ des Alputiens – quand l’Empire sirien finira par s’effondrer –, se développera une société basée sur une vraie connaissance du fonctionnement des choses, sur de véritables lois socio-psychologiques. Le jour viendra où jailliront de Volyen des influences qui vont transformer toutes les planètes de cette partie de la Galaxie. En attendant, cependant, il convient d’assurer la protection de ce petit groupe de personnes vulnérables. Une mission qui vous échoit. »
Évoquons à présent la question de Volyenadna.
À l’exception des calottes glaciaires, toute cette petite planète austère brille à présent d’un rouge tamisé, comme je l’ai découvert lorsque le Voyageur Cosmique l’a survolée à ma demande. Calder a poussé les organisations ouvrières à bâtir des usines souterraines pour les milliers de produits tirés de la Rograille. Sa clairvoyance lui a valu une telle admiration qu’il est peu ou prou devenu le patron de la planète. Si ces usines se trouvent sous terre, c’est parce que ces gens se sont souvenus de ce que je leur avais dit à propos des invasions à venir. Sirius s’est emparée de ce monde, cette fois encore en raison d’ordres secrets que les Questionneurs ont mis trop de temps à annuler – l’objectif étant bien sûr de mettre la main sur ses minéraux. Mais « Sirius » correspondait ici à un mélange fort improbable de peuples. L’armée qui a envahi Volyenadna était composée de troupes originaires d’Alput, ce monde avide de terres, ainsi que de soldats venus de plusieurs planètes usines siriennes – qui toutes, avec l’effondrement de l’Empire, avaient un besoin désespéré de minéraux. En lieu et place d’une unique armée, il y en avait plusieurs, constituées d’individus qui ne s’appréciaient pas et dont l’unité tenait à une seule chose : la haine qu’ils vouaient à cette petite planète froide et austère, qui se résumait à de la toundra et de la roche, et peuplée d’un peuple amer, plein de colère. Alput, qui se nourrit de Volyen, a dit à ses armées de se débrouiller seules. Les colonies industrielles se sont senties abandonnées par Sirius ; elles ont depuis lors annoncé leur indépendance, mais se sont retrouvées entre-temps à court de nourriture. Chaos – faim – des combats entre armées et factions d’armées partout sur Volyenadna. Calder et son peuple observaient ce sanglant manège, et personne ne parlait aux envahisseurs des réserves de nourriture qui remplissaient d’innombrables entrepôts souterrains. Et quand ces étrangers ont découvert que les indigènes récupéraient sur les roches une croûte rougeâtre, ceux-ci leur ont expliqué qu’il s’agissait d’un lichen utilisé pour la teinture et dans le cadre des processus miniers. N’ayant d’autre choix que de les croire, les armées d’invasion ont continué à mourir de faim.
Calder et ses camarades les ont soudoyées pour les convaincre de partir, leur proposant assez de nourriture pour reconduire toutes ces troupes polyglottes sur leurs diverses planètes.
« De la nourriture ! se moquaient les Alputiens et les armées affamées des planètes usines. Quelle nourriture ? Où allez-vous l’obtenir ?
— Nous vous donnerons toute la nourriture que nous avons gardée en prévision des mauvaises années – car nous avons de mauvaises années, vous savez, quand la neige tombe lors des mois de pousse. Nous n’avons d’autre choix que d’en stocker.
— On veut des preuves ! »
Leur ont été montrés des entrepôts souterrains spécialement préparés pour ne contenir que quelques-uns des innombrables aliments et produits obtenus à partir de la Rograille. Et ces armées s’en sont allées – les cales de leurs vaisseaux chargées de vivres bien peu appétissants –, pleines de compassion et de mépris pour les Volyenadniens, sans jamais soupçonner l’existence des réserves entassées partout sous la surface.
Volyenadna est donc devenue indépendante à la fois de Volyen et de Sirius ; son économie se diversifie chaque jour davantage, et les influences de la nouvelle plante modifient rapidement son rude climat. Volyenadna, la plus pauvre, la plus lugubre des cinq planètes qui constituaient « l’Empire » volyen, va connaître ses années les plus douces – et bénéficier d’au moins quatre ou cinq siècles de progrès constants.
Notre présence sur place ne me semble plus nécessaire ; avec votre accord, je propose donc de retirer de cette planète tous les Agents à l’exception d’AM 59, qui bénéficiera d’une période d’Immersion dans l’optimisme et la confiance. Je lui ai rappelé qu’elle s’y trouve pour servir Canopus, mais ce sont ses intérêts qui semblent avoir sa priorité.
Incent est venu m’accueillir à mon atterrissage sur Volyendesta. Derrière lui se trouvait Krolgul, dont le regard anxieux – tandis que je m’approchais d’eux – ne cessait de passer de ma personne à la nuque d’Incent, comme s’il pouvait littéralement le dévorer des yeux. Pauvre Shammat, pauvre animal trahi par ses rôles et ses déguisements… Incent était quant à lui tout sourire – un sourire de fierté, pour avoir résisté à Krolgul.
« Nous l’avons neutralisé », m’a-t-il lancé alors même que Krolgul faisait des cabrioles de singe autour de nous, comme ratatiné à l’intérieur de splendide son uniforme paramilitaire.
« Pour l’instant », ai-je rétorqué.
Le Shammatéen s’efforçait d’entendre notre discussion. J’ai élevé la voix : « Je disais, Krolgul, que votre perte de vanité et d’arrogance n’est que temporaire.
— Pourquoi vous autres Canopéens nous détestez-vous autant ? s’est-il plaint. Qu’avons-nous fait pour mériter pareil traitement ? Sommes-nous donc à ce point méprisables ? Toutes les planètes connaissent une période prédatrice, durant laquelle elles cherchent à exploiter autant que faire se peut leurs voisines. Mais Canopus se tient toujours prête à les aider, même dans leurs pires moments. Quand l’Empire volyen était au sommet de sa gloire, Canopus a-t-elle tourné le dos aux Volyens ? » Il courait à nos côtés, allant jusqu’à se mettre à quatre pattes quelques instants – après quoi il s’est relevé, pour se mouvoir devant nous à reculons.
« Mais vous, ai-je rétorqué, vous n’avez jamais été autre chose qu’une planète voleuse, menteuse.
— Et pourtant vous-même évoquez la grandeur et la décadence des Empires – ils ont leurs propres lois, auxquelles ils ne peuvent échapper.
— Certes – mais vous si, Shammat.
— Quoi ? » Incent s’est figé sur place, indigné. Ces animaux vaudraient mieux que… »
Krolgul en a fait de même, accroupi par terre – de sorte qu’il levait vers nous des yeux emplis de désespoir. « Que voulez-vous dire par là ? Pourquoi… comment pourrait-on s’en affranchir, Canopus ?
— Vous avez choisi l’opposition depuis le tout début de votre histoire, Shammat. Dès votre avènement en tant que planète, vous avez vu dans Canopus un exemple indépassable – à qui il fallait subtiliser un maximum de choses. Vous nous avez étudiés, vous avez pensé à nous une S-année après l’autre. Aussi en savez-vous beaucoup sur nous, tout comme vous savez ce qu’il convient ou pas de faire. Quand vous mentez, volez, conspirez et intriguez, vous savez ce que vous faites. »
Des mots qui ont littéralement paralysé Krolgul ; un poing toujours posé par terre, il fixait sur moi un regard vacillant.
« Regardez-moi ! m’a lancé Incent d’une voix totalement indignée. Vous ne pouvez pas dire une chose pareille. Ils ne savent pas ! Tous les mauvais tours qu’ils nous ont joués, leur malveillance lors de la chute de Volyen – ça n’aura servi à rien, ça n’aura rien donné, parce qu’ils n’avaient aucune idée du moment où Sirius allait déclencher son invasion. Leurs efforts étaient vains depuis le départ.
— Non, non, non ! s’est empressé de réagir Krolgul. Non, nous n’en savions rien. Et vous ne nous avez pas arrêtés, vous ne nous avez pas prévenus… » De rage autant que de frustration, il s’est remis à se dandiner et à effectuer maintes cabrioles.
« Écoutez-le, s’est gaussé Incent. “Vous ne nous avez pas arrêtés”, dit-il, comme s’il ne faisait pas tout pour nous nuire, pour nous détruire – en m’utilisant comme une sorte de pompe ou de siphon pour dérober l’énergie canopéenne. “Vous ne nous avez pas arrêtés” – et comment ! » Et il a frappé du pied Krolgul, qui a poussé un cri perçant et s’est mis à frotter l’endroit où la botte d’Incent avait atterri.
Celui-ci n’en revenait pas de son acte : il n’osait pas se tourner vers moi et avait honte de regarder Krolgul qui, mystérieusement enhardi, se rapprochait de lui en exhibant d’un air triomphant son postérieur, comme dans l’attente d’un nouveau coup de pied.
« Shammat a plus d’une façon de se nourrir de Canopus, ai-je dit.
— Oh, Klorathy, je suis désolé – que puis-je faire ? Ma stupidité n’a pas de limites. » Incent était au bord des larmes.
Comprenant que sa chance était passée, Krolgul s’était redressé – mais il semblait attendre autre chose.
« Krolgul, lui ai-je lancé, Canopus occupe tout votre esprit depuis si longtemps que vous avez beaucoup appris sur le But, la Loi, les Alignements. Pourtant vous ne vous en servez que pour faire le mal. Vous êtes-vous déjà demandé ce qui se passerait si Shammat allait voir Canopus et lui disait : “Enseignez-nous : nous ne sommes plus des voleurs” ? »
Shammat s’est borné à sourire d’un air suffisant, mais ma suggestion l’avait à l’évidence pris de court ; je savais donc qu’un jour…
« Shammat, ai-je repris d’une voix égale, cela vous étonnera peut-être d’apprendre que vous nous connaissez mieux que n’importe quelle autre planète de la Galaxie ; autant que les Cinq de Sirius qui dépérissent en exil, dans l’attente que leur Empire s’écroule pour les rappeler. Il y a bien des façons d’atteindre le But, Krolgul. Quand allez-vous comprendre de quoi vous êtes capable ?
— Cet animal, a gémi Incent, ces horribles Shammatéens – oh, non, Klorathy, vous ne pouvez pas… »
Et de fait un Krolgul triomphant était en train d’effectuer une danse horrible – on aurait dit un singe, ou une araignée, tant il semblait avoir d’yeux et de membres. Et il chantait : « Meilleurs… meilleurs… nous sommes meilleurs que…
— Je n’ai pas dit cela, ai-je rétorqué, ni quoi que ce soit d’approchant. Le mot “Meilleur” n’est pas sorti de ma bouche. »
Mais Krolgul, pris d’une frénésie d’autosatisfaction, était déjà en train de filer, en beuglant des « Meilleurs… Meilleurs… »
Incent est resté silencieux un moment. Puis : « Dites-moi, Klorathy, quel bien tout cela a-t-il pu lui faire – à lui, comme à Shammat ?
— Il s’en souviendra, ai-je répondu. Il y réfléchira une fois seul. »
Incent, qui marchait sans mot dire auprès de moi en direction d’Ormarin, n’avait plus rien à voir avec la personne arrogante qui avait attendu l’atterrissage de mon vaisseau spatial. Il affichait un air posé, voire fatigué.
« J’aurais préféré ne pas savoir, m’a-t-il lancé. C’est dur à supporter, d’avoir à considérer Shammat de cette manière. J’ai déjà assez de mal comme ça à rester en permanence sur mes gardes, sans même parler de l’obligation qui m’est faite de me rappeler que cet animal est… que cet animal est…
— Que cet animal est…? »
Un silence, presque interminable. Nous étions en vue de la maison d’Ormarin quand Incent a enfin repris la parole : « J’ai été sa proie. Qu’est-ce que cela fait de moi ? »
Comme vous le verrez, Incent est devenu la personne que j’espérais ; les leçons qu’il a reçues ici, sur Volyen, ont accompli ce que nous avions escompté en discutant de son avenir. Il reste fragile – doux euphémisme ; vulnérable, instable, bien loin d’être à l’abri des pièges que Krolgul va essayer de lui tendre. Mais il ne se délectera plus jamais de l’extase de la souffrance, il ne sera plus jamais la victime consentante des mots. En plus de cela, j’ai le plaisir de vous informer que tous nos agents ont traversé haut la main cette épreuve ; ils en sortent renforcés, affermis, et pourront à présent assumer de plus grandes responsabilités.
Mais il me reste encore à faire un rapport sur la planète Volyendesta.
Sirius, lorsqu’elle fonctionnait comme un Empire, avait des plans différents pour chacune des parties de Volyen. Les E.P. 70 et 71 étaient destinées à fournir des armées pour l’invasion de Volyenadna, puis celle d’autres parties de la Galaxie. Ces mondes vont certainement emprunter le chemin de la conquête, mais pour leur propre compte. Volyenadna était censée rester indéfiniment une planète occupée, afin d’assurer un approvisionnement constant en minéraux. Sirius ne s’attendait pas à ce que Volyen oppose beaucoup de résistance, ni à l’invasion ni à l’occupation, en raison du nombre d’agents siriens présents sur place et du degré d’alanguissement qu’avait atteint sa population à force d’admirer la Vertu sirienne. Et puis, Sirius tenait le peuple volyen en piètre estime ; elle était persuadée qu’à force d’avoir la vie facile, il était affaibli au-delà de toute rédemption.
C’est sur Volyendesta que l’essentiel de leurs efforts s’est concentré. Les Siriens avaient prévu d’y établir un Quartier Général, depuis lequel ils auraient gouverné les mondes ayant jadis appartenu à « Volyen », et poursuivi l’expansion de leur Empire.
D’un bout à l’autre de cette planète ils ont construit des routes, des bases, des villes entières censées devenir siriennes. Partout l’on voit des camps et des implantations où s’entassent les esclaves qui ont réalisé ces gigantesques travaux. Ils sont originaires de bien des planètes différentes, et se trouvent à divers niveaux d’évolution, mais pendant cette période de souffrances partagées ils ont développé des réseaux qui ignorent leurs dissemblances et servent à planifier leur délivrance, orchestrer des soulèvements et des révolutions contre Sirius. Sauf que Sirius n’est pas encore arrivée.
C’est l’intégralité de Volyendesta qui se retrouve à attendre l’invasion sirienne. On y croise également quantité de réfugiés arrivés de Volyen, qui occupent les villes et les bases prévues pour les Siriens.
En d’autres termes, contrairement aux E.P. 70 et 71 (Maken et Slovin), contrairement à Volyenadna, mais à l’instar de Volyen – dans des proportions néanmoins bien supérieures –, cette planète regorge littéralement de races, genres, types, nations, classes, catégories, lignées, tribus, clans, sectes, castes, variétés, grades et même espèces ; tous unis par la même attente.
Sur la Planète Mère de Sirius, les factions se font la guerre par tous les moyens imaginables. Elles se battent dans la rue, se querellent interminablement dans le cadre de conseils restreints, de parlements, de pièces secrètes, elles intriguent, changent de camp, promettent une fraternité éternelle, s’entretuent. Les Questionneurs sont incontestablement au sommet, d’un point de vue formel et juridique, mais les possesseurs de la « Vertu » se bornent à donner des ordres et des commandements, selon l’analyse – temporaire – que font les dirigeants et les officiers d’une situation donnée. L’Empire sirien se désintègre. Une planète périphérique reçoit l’ordre d’en envahir une autre, qui se rebelle, mais un ordre différent est donné avant l’invasion effective. Des mondes se bornent à annoncer leur sécession, leur indépendance. Sur chaque planète fait rage la guerre, réelle ou verbale ; les anciennes administrations, jadis aux ordres de Sirius, combattent les nouveaux dirigeants, qui les méprisent et les considèrent comme des lâches et des larbins. Des mondes déclarent leur indépendance, se dotent d’un gouvernement susceptible d’être renversé le lendemain – après quoi ils continuent d’être indépendants, mais poursuivent des objectifs différents, tel celui d’envahir, ou non, un voisin plus riche ou de lancer un appel à la coopération. Il y a autant de nouvelles alliances entre planètes récemment libérées de la servitude sirienne qu’il y a d’invasions, autant de traités que d’ultimatums – « Sirius est morte, soumettez-vous à nous ! » Le changement est la règle actuelle : tout se transforme et se modifie sous les yeux des observateurs. Et partout l’on trouve Shammat, et Puttiora, à l’œuvre par tous les moyens à leur disposition : elles provoquent des désaccords, des conflits, des guerres, se nourrissent des effluves de la désintégration.
Volyendesta a failli être envahie à plusieurs reprises, c’est là un fait connu, mais par des planètes différentes.
Ormarin s’est pleinement épanoui. Toutes ses multiples qualités sont mises à profit… « enfin », jubile-t-il sereinement. D’une part, les événements ont guéri pour lui la contradiction qu’il n’avait jamais été en mesure de résoudre, et qui ne cessait de le tourmenter. Il parle désormais au nom des millions d’esclaves, se voit invité à leurs réunions secrètes, unit les réfugiés volyens autour de plans censés leur permettre de résister et de survivre à l’invasion… Il se démultiplie – son quartier général était d’ailleurs vide lorsque Incent et moi y sommes arrivés.
Nous avons décidé de nous rendre à l’Hôpital des Maladies Rhétoriques pour rendre visite à Grice – il y est soigné dans le service de Logique Rhétorique. J’avoue que j’étais inquiet pour Incent, à qui j’en ai parlé. Il était plein de confiance, allant jusqu’à insister pour être emmené immédiatement à la Rhétorique de Base, où nous avons vu à travers la vitre d’observation des personnes souffrant des mêmes symptômes qui l’avaient affligé si récemment. Une vingtaine de jeunes hommes et femmes, surtout des réfugiés de Volyen vêtus de semblants d’uniformes, formaient un cercle par terre ; tout en se balançant d’avant en arrière ou bien latéralement, ils chantaient une complainte, ou un hymne funèbre :
Nous vaincrons
Nous vaincrons
Nous vaincrons un jour
Au fond de nos cœurs
Nous sommes persuadés
Que nous vaincrons un jour.
La mélodie de ce chant sinistre a vu le jour il y a des V-millénaires sur Volyen, à l’époque où elle était une colonie de Volyenadna, pour témoigner du désespoir des esclaves.
« Le plus étrange, ai-je dit à Incent, c’est cette capacité qu’ont ces paroles énergiques à l’emporter sur une musique aussi lugubre. »
Il gardait le silence, toute sa personne exprimant certaines émotions par trop familières. Les pauvres malades, qui rejouaient encore et encore ce moment où les envahisseurs motziens avaient détruit leurs piètres défenses, continuaient à psalmodier :
Rien ne nous fera bouger
Ils ne passeront pas !
Rien ne nous fera bouger
Ils ne passeront pas !
Incent était en train de pleurer. « Oh, vous avez déjà vu quelque chose d’aussi émouvant ?
— Incent, arrêtez immédiatement. Vous voulez vraiment subir une fois encore toute cette série de traitements ?
— Non, non, bien sûr que non. Je suis désolé. » Et il s’est ressaisi.
« Vous vous pensez en état de vous rendre dans le service de Logique ? me suis-je enquis.
— Oui, oui, bien sûr que oui.
— C’est bien moins remuant que la Rhétorique de Base… Bon, allons-y. »
Avant l’invasion de Volyen par les Motziens, nous avions mis à disposition nos services de transport à quiconque souhaitait partir. Grice errait alors à proximité des tribunaux – une silhouette maigre, verte, cadavérique, aux yeux fous, qui murmurait sans cesse des phrases telles que : « Si a est égal à b, alors c doit être égal à d… Si vous prenez une livre de poivrons marinés, alors aussi vrai que la nuit suit le jour… Si A représente la Vérité, et B le Mensonge, alors C est… ».
Incent et moi l’avions attrapé par les bras pour qu’il prenne conscience de notre présence. « Grice, vous êtes malade. Venez avec nous.
— Malade ? Je suis le Gouverneur Grice, et je poursuis Volyen pour… Qui est-ce ? Oh, c’est vous, Incent. Le verdict nous a-t-il été défavorable ? Oh, Klorathy, vous êtes là aussi ? Mais j’ai raison, pas vrai ? Regardez-moi, Klorathy. Incent. Quel gâchis ! Tout est de leur faute. Si seulement une fois dans ma vie on m’avait pris en main et forcé à affronter…
— Nous allons nous occuper de vous, Grice, ne vous inquiétez pas. » L’état du malheureux mettait à l’évidence Incent à rude épreuve.
« Après tout, il n’y a aucun problème avec mes codes génétiques ! Je les ai fait vérifier ! Alors pourquoi tout ce que j’entreprends se termine-t-il mal ?
— Pas tout, Griçounet. » Incent s’efforçait de son mieux de l’apaiser. « Vous pensez peut-être qu’il s’agissait d’une mascarade, mais…
— Une mascarade, dites-vous ? C’est la seule chose constructive que j’aie faite de toute mon existence.
— Oui, oui, et une de ces V-années… mais nous serons morts tous les deux depuis bien longtemps.
— Et plus vite le sol de Volyen sera débarrassé de mon poids inutile…
— Oui, oui, oui. Mais ce que j’allais dire, c’est que toutes ces absurdités finiront un jour par conduire vos Pairs à instaurer une nouvelle façon de…
— Des absurdités, oui, c’est ça. Je suis la substance dont ces absurdités sont faites. »
J’avais organisé son transport jusqu’à Volyendesta, et l’avais fait admettre à l’Hôpital des Maladies Rhétoriques.
Nous avons trouvé Grice assis seul dans une grande pièce blanche, au sol noir uni, dénuée de tout mobilier à part de simples chaises, et bien sûr nos Logiques. De toute évidence il allait déjà beaucoup mieux ; sa thérapie l’absorbait pleinement :
I – Si un certain dirigeant est par définition dans son droit, parce qu’il incarne l’élan de l’Histoire, alors l’échec d’une mission qu’il aurait initiée est par définition un acte d’hostilité envers l’Histoire elle-même. À l’aide de mesures socio-rhétoriques, déterminez quelles punitions sont appropriées.
1) Mort. 2) Torture. 3) Emprisonnement.
II – Puisque personne ne connaît les résultats de ses agissements, déterminez les pénalités appropriées en cas d’inaction totale.
1) La mort. (Il ne peut bien entendu y avoir qu’une seule réponse à cette question.)
III – Les franges nord-ouest de Shikasta ont connu une période durant laquelle les femmes étaient considérées comme malfaisantes selon des critères (des formules verbales) arbitrairement établis par une classe dominante religieuse, intégralement masculine ; on les torturait pour leur faire avouer leurs turpitudes supposées, après quoi elles étaient brûlées vives. Leur famille, si elles en avaient une, était contrainte de payer le coût du bois utilisé pour les réduire en cendres, et les biens qu’elles possédaient servaient à indemniser leurs interrogateurs et leurs bourreaux.
Cet exemple incomparable de Logique ne renonce à ses trésors qu’au prix d’un véritable effort de réflexion. Cogitez-le, puis discutez-en.
IV – Lisez les Pensées du Président Motz. Puis, en prolongeant la « Vertu » sirienne dans ses diverses dimensions, évaluez le degré de Culpabilité Subjective et Objective dans l’histoire qui suit :
Un partisan dévoué du Parti de la Vertu commet une erreur de jugement qui provoque la mort de plusieurs millions de personnes, alors même que son objectif déclaré était d’établir une Règle de Vertu destinée à améliorer leur sort.
V – Calculez combien il faut de mouvements sur la Spirale Logistique pour passer de « Cette personne est l’incarnation de la fine fleur de la classe Vertueuse » à « Regardez ce qui vient de sortir de l’ombre ! »
VI – Calculez sur la Spirale Logistique les paramètres de : « Celui qui n’est pas avec nous est contre nous. » Discutez.
VII – Dessinez, peignez, sculptez ou représentez d’une autre manière votre conception de la Logique Historique.
VIII – Thèse : la Vertu sirienne doit par définition améliorer toute partie de la Galaxie qu’elle atteint.
Antithèse : Mais en réalité elle répand la tyrannie, le malheur, l’esclavage et la privation.
Synthèse : ?
Grice semblait aller beaucoup mieux. L’ex-Gouverneur avait encore le visage pâle et creusé, mais il nous a reconnus dès notre arrivée – et nous a gratifiés d’un accueil joyeux.
« Cette planète est sur le point d’être envahie, lui ai-je dit.
— Vous m’en direz tant… » Il semblait proche de rechuter. « Bien sûr : dès que j’arrive en un lieu qui me fait enfin du bien, Sirius se ramène pour mettre la main dessus. À quoi d’autre devais-je m’attendre, je vous le demande ?
— J’ai bien peur que vous soyez loin d’être guéri. Mais cette planète n’aura en réalité pas affaire à Sirius. Ce n’est donc pas la fin du monde pour vous. »
Il s’est renfrogné. « Oh, vous voulez parler de mes “activités d’espionnage”, j’imagine ? Eh bien, j’y ai beaucoup réfléchi. Si l’on définit un espion comme celui qui trahit les intérêts d’une contrée, mais qu’en définitive il s’avère, par une bizarrerie quelconque de l’Histoire – désolé : je voulais dire dynamique de l’Histoire – ou par la logique des événements, que ladite contrée se voit à long terme avantagée par ses actions…
— Vous pourriez introduire la question dans vos Ordinateurs Rhétoriques », lui ai-je suggéré.
Mais il finira par se rétablir.
La planète Motz, démoralisée, confuse, incapable de s’autoprescrire des remèdes, se souvient de Grice occupé à lire dans la bibliothèque de livres volés, en train de parler de lois socio-économiques – Grice, qu’ils croyaient fou.
Ils veulent l’inviter à revenir en qualité de conseiller en Planétologie Comparative. Je vais lui conseiller d’accepter.
Ormarin n’étant toujours pas revenu, je profite de l’occasion pour « décrocher ». Il serait vain de prétendre que je n’ai pas été affecté par l’hyperémotivité des récents événements. Et Incent a besoin d’un répit lui aussi. Nous allons devenir des patients volontaires dans le Service de Rhétorique de Base, Suppression-de-Tout-Stimulus. La vaste chambre d’hôtel silencieuse qu’on a occupée sur Volyen s’en inspire.
Vous vous trouvez sur Volyendesta, si j’en crois les informations à ma disposition. Cette nouvelle a été pour moi comme un rayon de soleil dans ma situation actuelle. Il ne sert à rien de vous dissimuler le trouble profond que provoquent en moi certaines rumeurs dont vous devez certainement avoir déjà connaissance. Je veux parler, bien sûr, de celles relatives à une possible invasion de cette planète. Je reconnais volontiers que vous m’avez mis en garde contre cette éventualité, et mes collègues et moi avons pris toutes les mesures en notre pouvoir pour rendre nos défenses viables. Mais il y a peu, nos agents ont envoyé des rapports sur des formations de troupes aéroportées qui auraient été repérées à plusieurs reprises au-dessus de la zone désertique intérieure. À savoir des formations de soldats indépendants qui, pour peu qu’on puisse se fier à ces rapports, arrivent par transporteur aérien avant de retourner dans le ciel par leurs propres moyens. Il me faut avouer que j’apprécierais énormément vos conseils galactiques en la matière. Je croyais connaître toutes les espèces vivant sous l’hégémonie sirienne – mais j’imagine que celle-ci n’en fait pas partie ? –, et ni moi ni le moindre de mes collègues n’avons entendu parler d’une race ailée.
Cette lettre m’a fait comprendre ceci : peu importait à quel point Ormarin avait changé en devenant – dans les faits, sinon officiellement – le dirigeant de la planète, il n’en était pas moins devenu un fonctionnaire.
Elle a également pointé du doigt la négligence dont j’ai fait preuve, en ne prenant pas la peine de réfléchir à la façon dont les armées de E.P. 70 (Maken) doivent être gérées ici. En si peu de temps à notre échelle, mais en très longtemps à la leur, E.P. 70 a procédé à un changement de fonctionnement qui équivaut à un bond évolutionnaire sociétal, sinon génétique. Ils ont amené une espèce de créature volante, rustique et adaptable, répandue partout sur E.P. 70, à former avec eux un genre de partenariat, ou d’osmose sociale. E.P. 70 est faiblement dotée en animaux de transport et de travail.
Il leur manque une race capable d’évoluer délibérément dans cette direction. Le Bifisaurus volant répond à cette lacune – de par sa capacité à transporter des charges sur de longues distances, sans même parler de sa peau qu’ils utilisent pour se vêtir et produire toute une variété de produits domestiques. Ces bêtes produisent également une sécrétion glandulaire qui a permis d’enrichir l’alimentation limitée disponible sur la planète, de sorte que dans certaines régions elle constitue l’unique nourriture – préparée de diverses façons – des Makiens. Le partenariat entre les deux espèces est si étroit, si harmonieux qu’un nourrisson de l’espèce supérieure reçoit son propre bifisaure à la naissance ; les deux grandissent ensemble, partagent un même espace de vie et de sommeil, mais pas souvent leur pitance. Le Bifisaurus est par nature un mangeur d’oiseaux et d’insectes ; on ne peut donc pas laisser ces animaux se reproduire librement : il fut un temps où Maken n’avait presque plus d’oiseaux ou d’insectes, à cause des gigantesques nuées de bifisaures. La pratique consistant à fournir à chaque nourrisson un seul et unique bébé bifisaure sert entre autres à contrôler leur population. Vous imaginerez aisément la proximité du lien qui les unit, et, si l’un ou l’autre des partenaires meurt, l’ampleur de la perte ; il n’est pas rare que le survivant dépérisse, voire se suicide.
Sous l’égide volyenne, Maken était surtout vue comme un fournisseur de produits bifisauriens pour les élites de l’Empire. C’était aussi un lieu de villégiature privilégié, considéré comme arriéré et primitif : les classes dirigeantes décadentes de Volyen aimaient visiter des planètes dont elles pouvaient associer étroitement les habitants à des mécanismes physiques primaires ; les histoires et images des « barbares » et de leurs troupeaux étaient d’un grand intérêt sentimental.
Sous l’égide volyenne, la planète n’avait pas droit à une armée. En vérité, Volyen avait une peur bleue de soldats capables d’opérer sur terre et dans les airs avec la même facilité. Une armée fut pourtant entraînée en secret. L’usage faisant que chaque bifisaure avait sa place à côté de sa maîtresse ou de son maître, qu’ils partageaient la même demeure, rendait presque invisible la formation et l’armement des troupes de guérilla aux yeux des suzerains volyens.
Maken a été la première à renverser Volyen – et facilement, grâce à l’efficacité de ses armées. Maken a aidé Slovin à expulser Volyen, pour ensuite (ce qui ne vous surprendra nullement) y rester afin de « prêter assistance » : en d’autres termes, les Makiens sont désormais les dirigeants véritables de Slovin. Maken débute à peine sa carrière en tant qu’Empire, un Empire qui va conquérir les planètes proches, si récemment assujetties à Sirius et désormais dans un état de chaos et de guerre civile. Mais Maken l’ignore, elle n’a pas de tels plans en tête. Elle se considère comme vertueuse, comme une incarnation de la Vertu, l’héritière de la Vertu sirienne.
La faction qui a renversé les forces volyennes sur Maken se faisait appeler « Sirius ». Maken est totalement ignorante de la brutalité de Sirius, de la cruauté arbitraire, capricieuse, qui caractérise ses derniers jours. Les jeunes Makiens idéalistes avaient entendu certaines histoires sur cette « Vertu » ; les avaient captivés ce langage de grandeur, les rumeurs d’un âge d’or, la justice, la Liberté, et – bien sûr – la Logique de l’Histoire. C’est avec des chansons de Vertu sirienne que Maken a libéré, puis capturé Slovin. Alors que les armées makiennes s’entraînent dans les cieux de leur monde, au-dessus de Slovin – et dans les déserts de Volyendesta –, elles chantent la Vertu, et leurs cris de guerre promettent Paix et Abondance.
Mais je ne m’étais pas donné le temps de réfléchir à l’effet que tout cela devait avoir sur le pauvre Ormarin, qui n’avait jamais vu d’animaux volants plus gros que sa tête, qui n’avait jamais imaginé avoir des bêtes comme collègues – il les voyait davantage comme des amis, des frères de sang, car lorsqu’un nourrisson reçoit son bifisaure, avant même qu’il ne puisse marcher correctement, les adultes leur coupent à tous deux une veine de manière à faire circuler le sang entre eux.
Je suis allé retrouver Ormarin dans un camp d’esclaves, situé sur une plaine séparant des montagnes où ils cultivaient des plantations d’une certaine baie qu’ils utilisent comme breuvage stimulant. Le camp, composé de rangées identiques de petites maisons d’une seule pièce, chacune ayant une dépendance en forme de cube pour l’élimination des déchets corporels, s’étendait à perte de vue dans toutes les directions. Je me tenais là, en son centre, à attendre. Les esclaves, ou ex-esclaves – tous originaires de la Planète Sirienne 181 – ne se sont jamais accouplés avec une autre race que la leur, de sorte que dans les camps on ne voit que ces créatures très hautes, agiles, d’un jaune pâle homogène, dont les bras immensément longs leur servent à cueillir les fruits. S 181 n’a jamais été envahie, et ses habitants ont évolué uniformément. Posté là comme je l’étais, j’ai senti m’envahir une sensation inconnue que j’ai diagnostiquée comme de l’ennui, résultant d’un manque de variété ou de stimulus. Partout autour de moi, des individus grands, jaunes, maigres, aux yeux noirs – tellement semblables. Alors que j’attendais qu’Ormarin me rejoigne, je me suis dit que dans les rues de cette planète, on devait pouvoir regarder passer ses congénères pendant des heures sans jamais voir un seul visage se répéter ou bien une forme corporelle identique à une autre. Cela fait si longtemps que Volyendesta est conquise, colonisée, « protégée », si longtemps qu’elle envahit d’autres planètes, que s’y accomplit un invraisemblable brassage génétique, que les indigènes ne possèdent aucune physionomie spécifique ; l’un est grand et fin, avec des yeux bleus et des cheveux clairs ; l’autre est courtaud, gras, avec des cheveux noirs. Ces gens sont de toutes les couleurs, du blanc crème au noir brillant, l’on discerne chez la plupart un incroyable mélange de tous ces phénotypes. Je ne me lasse jamais de m’installer dans un lieu public de Volyendesta et de contempler l’infinie inventivité de notre galaxie. Et cela ne se limite pas aux autochtones : les colons présents sur Volyen s’avèrent tout aussi variés, cette planète n’ayant cessé d’être envahie et conquise à d’innombrables reprises. Colons et indigènes s’accouplent depuis quinze V-siècles. Ces deux planètes, Volyen et Volyendesta, possèdent une diversité à nulle autre pareille dans toute la Galaxie. Un habitant de Volyendesta tient pour acquis qu’il ne verra jamais ou presque deux individus qui se ressemblent ; et si tel est le cas, on en fera alors des gorges chaudes.
Les esclaves de S 181, ceux que Volyen a importés, ceux que Sirius a exploités pour la construction des routes et des spatioports, sont enfermés dans des camps ; c’est à peine si les gens ordinaires les croisent.
Et à ce moment-là j’ai commencé à comprendre le malaise, voire la répugnance, qu’expriment souvent les Volyendestiens. « On les dirait faits de la même matière, et sortis du même moule », se plaint-on.
Mais quid des Makiens ? Qu’est-ce que les Volyendestiens allaient découvrir après l’invasion ?
Ormarin est venu à ma rencontre, seul, en zigzaguant entre les huttes du camp. Ces derniers temps, je le savais, on le voyait rarement sans un groupe de « collègues », son entourage – il craignait donc toujours qu’on me prenne pour un espion sirien.
Il fumait sa pipe, et son visage était barré d’un grand sourire amical.
Revenons un instant sur cette histoire de pipe, liée à l’admiration dont Ormarin faisait l’objet d’un bout à l’autre de la planète : nombre de ses habitants avaient désormais dans la bouche de petits objets en bois qui émettaient de la fumée. Volyendesta ne possède pas autant de forêts qu’elle le souhaiterait ; quand le bois est venu à manquer, l’utilisation d’autres substances a commencé à se répandre. Un signe visible de calme intérieur, de solidité et de bon sens, perd toute utilité lorsqu’une population entière l’emploie ; une loi a donc été adoptée, restreignant l’usage de la pipe aux seuls fonctionnaires disposant d’un certain rang. On peut donc à présent repérer les officiels les plus haut placés dans n’importe quelle foule, grâce à ce qu’ils fument. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que fumer est devenu un rituel secret dans les camps d’esclaves. Toutes sortes de déclarations sont faites sur la façon convenable d’allumer une pipe, de la tenir, de la bourrer, de laisser s’en échapper la fumée. Un supérieur affichera sa bonne volonté ou sa bienveillance en invitant un inférieur à participer à ce rituel lors d’une occasion spéciale.
« Ça vous dérange si je fume ? » a commencé par me demander Ormarin ; et nous sommes restés là, ensemble, au beau milieu des horribles petites demeures des esclaves S 181 – lui la pipe au bec, pas moi.
Lorsqu’on l’examine d’un peu plus près, ce grand personnage franc et direct n’est que malaise et inquiétude.
« Ormarin, ai-je commencé, je vais à présent vous décrire votre situation. Arrêtez-moi si je me trompe… Vous avez arpenté toute cette planète pour unir esclaves et citoyens, Volyendestiens et anciens Volyens, réfugiés et fonctionnaires siriens installés ici – vous avez uni ce monde autour d’une seule et même détermination passionnée : vous défendre contre une invasion.
— Exact ! » s’est-il exclamé, bien campé sur ses appuis, ses yeux gris braqués sur les miens, sa bouche agrippée au tuyau de sa pipe – dont le foyer s’illuminait de rouge par intermittence.
« Vous êtes sur le point de vous défendre contre Sirius…
— C’est vous qui avez parlé d’une prochaine invasion sirienne.
— Vous allez être envahis, au nom de Sirius, par des troupes qui ne vont rien utiliser de ce que les Siriens ont prévu pour faciliter l’invasion – ils ne se serviront pas des routes, ni même des spatioports. »
Il a hoché la tête. « Vous avez donc commis une erreur ?
— Si j’avais su précisément quelle planète allait vous envahir, il n’y a aucune préparation – sinon d’ordre psychologique – que j’aurais pu vous conseiller. »
Cela l’a plongé dans des abîmes de réflexion ; sa pipe, qu’il n’appréciait pas vraiment, avait quitté sa bouche pour pendre mollement dans sa main.
« Au moins, a-t-il repris, aurons-nous uni cette planète – c’est toujours ça.
— Et vous allez vous battre jusqu’à la dernière goutte du sang de sa population ?
— Quel autre choix avons-nous ? » Un nouveau nuage de fumée tourbillonnante s’est enroulé autour de lui. « Bon, quel que soit l’envahisseur cette fois-ci, j’imagine que ça ne sera pas mieux que les Siriens ? Ne me dites pas qu’on va encore devoir supporter toutes ces sornettes à propos de la Vertu ?
— J’ai bien peur que si.
— Vous savez, je pense que je me contenterais d’un maître qui se décrirait comme un monde sanglant, impitoyable, et qui se satisferait de ce qu’il peut obtenir. Honnêtement, une dose supplémentaire de Vertu risque fort d’avoir raison de moi.
— Qu’importe un mot ? lui ai-je demandé, non sans une certaine lassitude morale.
— Nous n’aurons en tout cas pas à apprendre un nouveau vocabulaire pour nos prochains dirigeants.
— Pourquoi partir du principe que vous allez être vaincus ?
— Je ne sais pas – sans doute à cause des rapports parlant de… mais qu’est-ce qu’ils sont exactement, Klorathy ? Des hybrides d’hommes et d’oiseaux ? Je n’avais jamais imaginé… Je suis mort de trouille, croyez-moi ! À vous je peux l’avouer – alors que je ne m’en ouvrirais jamais à mes compagnons, bien sûr… » Et il semblait bel et bien épuisé de terreur, comme rétréci. « J’ai parfaitement conscience de la variété des formes et des tailles dans notre Galaxie. Vous savez, il m’a fallu un certain temps pour m’habituer à celles-là… » Et ensemble nous avons regardé les créatures originaires de S 181 qui nous entouraient ; elles semblaient nous étudier, mais arboraient cet air passif, introverti, caractéristique d’une population subordonnée qui attend son heure. Ces grandes créatures immensément minces, à la peau jaune terne, aux noirs yeux ronds scintillants… « Par rapport aux hommes-oiseaux, ceux-là sont nos jumeaux !
— Ormarin, ce ne sont pas des hommes-oiseaux… » Et je lui ai expliqué la relation qu’entretenaient les Makiens avec leurs bêtes.
J’ai vu le visage d’Ormarin se tordre de dégoût, puis de peur. « Vous me dites que ces gens vivent avec des animaux dans leurs maisons ?
— Un Makien dormira toujours la tête posée contre son bifisaure.
— Et ils mangent les sécrétions de ces animaux ?
— Et rien d’autre, parfois. Vous imaginez la force du lien qui les unit ? »
Ormarin semblait sur le point de vomir. « Pas envie. Je ne veux tout simplement pas y penser.
— Fort bien. Mais vous allez quand même devoir réfléchir à cette question : comment limiter leur influence ici, leur pouvoir. Et vous êtes capable de trouver une réponse.
— Si une planète en envahit une autre, c’est uniquement pour la piller !
— Il y a fort peu de choses susceptibles de les intéresser – contrairement à Sirius, qui prévoyait par exemple de cultiver sur Volyendesta de vastes plantations de baie. Les Siriens comptaient également se servir de vous, en raison de votre extraordinaire diversité génétique, pour mener toutes sortes d’expériences sociales. Maken, par contre, reste bien loin d’avoir développé le moindre intérêt pour la pensée sociale ; ils ne sont pas encore conscients d’eux-mêmes de cette façon. Leur force, le Bifisaurus, constitue également leur faiblesse. Ils ne peuvent plus fonctionner que dans le cadre de ce lien, à présent – ils ne se conçoivent que par rapport à leurs bêtes. S’ils envahissent d’autres planètes, ils s’empareront uniquement de ce qui profitera à Maken dans cette optique.
— Et qu’est-ce qui lui profitera ?
— Pas grand-chose. Ils sont à la recherche d’oiseaux et d’insectes à rapporter sur Maken pour essayer d’élever davantage de bifisaures. Ils considèrent cet animal comme leur richesse, leur unique richesse. Et tel est le cas présentement : cette bête est leur force, leur centre d’affection, d’émotion.
— Et leur faiblesse !
— Oui, parce qu’ils trouveront toutes sortes de nouveaux oiseaux, d’objets volants, voire de petits mammifères qu’ils introduiront dans l’alimentation de leurs bêtes. Leurs troupeaux vont s’agrandir – le ratio d’un Makien par bête aura bientôt vécu –, et sous peu il y aura de vastes troupeaux de bifisaures qui ne partageront aucun lien affectif avec les Makiens : ils ne tarderont pas à se déclarer indépendants, tant leur intelligence est en évolution rapide, et une terrible guerre civile aura bien vite lieu sur Maken. Mais tout cela va se passer dans un futur lointain à votre échelle temporelle. Elle ne vous concernera pas, cette époque où l’Empire makien ne sera plus gouverné par des Makiens tels que nous les connaissons, mais par des bifisaures. Votre problème immédiat est de déterminer comment vous allez faire pour permettre aux Makiens d’atterrir, pour les accueillir, pour convaincre certains d’entre eux de rester en tant qu’invités, pour leur donner ce qu’ils veulent sans épuiser vos ressources, pour transformer ceux qui décident de rester, car il y en aura, de sorte qu’ils deviendront aussi ouverts d’esprit que vous l’êtes, pour attendre leur départ – ou plutôt le jour où vous vous rendrez compte que les forces makiennes ne vous ont pas rendu visite depuis longtemps, et que ceux qui vivent ici vous ressemblent. Vous les aurez alors tellement absorbés que Volyendesta sera de fait indépendante, quoique faisant nominalement partie de l’Empire makien…
— N’allons-nous donc jamais être indépendants ? a-t-il gémi.
— Bien au contraire, c’est comme si c’était fait. Et dans fort peu de temps.
— Ils ne toléreront jamais une chose pareille », a-t-il objecté. Il pensait à ses longs périples partout sur la planète, pour parler de défense, d’effusion de sang, de martyre volontaire.
« Détrompez-vous. Vous verrez. »
Incent et moi allons donc suivre les pérégrinations d’Ormarin et de ses collègues, pour préparer les Volyendestiens à un spectacle, une expérience, qui sans préparation leur paraîtrait épouvantable, terrifiante – au point de provoquer en eux un effondrement intérieur total.
Les habitants de Volyendesta, bien préparés par Ormarin, attendirent calmement l’arrivée des Makiens. Des agents les avertirent de l’approche des vaisseaux spatiaux. Ces vastes structures, chacune conçue pour contenir un millier de Makiens accompagnés de leurs bêtes, demeurèrent un certain temps dans l’atmosphère de cette planète, pareilles à des nuages argentés solides. Partout sur Volyendesta, des foules aussi organisées que disciplinées levaient les yeux vers le ciel, impatientes de découvrir ce qui leur avait été décrit – même si, confrontées à la réalité du phénomène, elles le trouvaient bien difficile à croire.
De petites ouvertures sombres constellèrent les carlingues des vaisseaux de troupe, et de chacune sortirent de petits points noirs qui se regroupèrent en formations composées d’une centaine d’unités. Et bientôt ces formations, ou compagnies, piquèrent vers le sol, et les témoins de la scène découvrirent qu’il s’agissait des « hommes-oiseaux » dont parlaient les rumeurs. La panique aurait pu s’installer à ce moment précis, mais tel ne fut pas le cas. Le Bifisaurus ressemble à un lézard à fourrure, sauf qu’il est doté d’un bec lourd et émoussé ; sur chacun d’eux, comme fusionné à son corps, se trouvait un Makien vêtu de fourrures de bifisaurien, son crâne engoncé dans ce qui s’avérait être la tête complète d’un bifisaure, avec bec et oreilles : l’ensemble donnait vraiment l’impression d’avoir affaire à des animaux bicéphales. Et ces créatures piquaient par milliers en direction du sol de la planète, et le battement de leurs ailes – des membranes noires renforcées par de minces tiges d’os – évoquait le bruit d’innombrables tambours ; les vibrations perturbaient l’air, prenaient d’assaut l’ouïe de ceux qui assistaient à ce terrible spectacle, de sorte que partout on voyait des gens avec des mains sur leurs oreilles pour tenter de bloquer l’insupportable son.
Quand les Makiens se retrouvèrent à quelques mètres au-dessus de la surface, ils se mirent à planer de manière à laisser tout le monde les observer de près. À leur grande – et excellente – surprise, ils avaient découvert à quel point leurs adversaires trouvaient leur apparence terrifiante.
Vus de près, ces pseudo-volatiles à deux têtes, avec les terribles becs qui leur servaient d’arme, leurs yeux durs et scintillants, leur épaisse fourrure noire, leurs ailes tonitruantes et leurs griffes, étaient encore plus horribles que ne le laissaient croire les informations à disposition des Volyendestiens. Et pourtant ceux-ci tinrent leurs positions, sans rien laisser paraître de leur panique ; ils gardèrent le silence, ne s’autorisant aucun signe extérieur d’émotion.
Avant que les Makiens n’aient pu toucher le sol, Ormarin s’avança – à l’instar de tous les représentants présents sur la planète – et commença par un discours de bienvenue :
« Nos frères, victimes tout comme nous des Volyens ! Nous, la deuxième planète colonisée de Volyen, vous souhaitons – à vous, la troisième planète persécutée par Volyen – la bienvenue sur notre sol. Veuillez atterrir, n’hésitez pas, et laissez-nous vous adresser nos salutations les plus sincères… » et ainsi de suite.
Au beau milieu de ces discours, les hommes-oiseaux se posèrent, replièrent leurs ailes – et attendirent. Chaque compagnie avait un chef, qui sauta de sa bête et se posta auprès d’elle. S’ensuivit un moment d’indécision. Le dos de chaque créature accueillait des armes de toutes sortes : en raison de leur système d’espionnage encore embryonnaire, les Makiens avaient cru devoir se battre sans merci dès leur arrivée sur ce monde. Or ils faisaient face à des foules tranquilles, voire amicales, ainsi qu’à des discours de bienvenue.
Les armes furent retirées du dos des bêtes – mais les soldats les tenaient nonchalamment, sans agressivité. Les Volyendestiens, pour leur part, observaient cet étrange spectacle : auprès de chaque bête se tenait à présent une autre moitié de créature, qui se tenait sur deux pattes et présentait une configuration similaire à celles des autres habitants de la Galaxie, similaire donc à la leur – et c’était là ce que les Volyendestiens ne pouvaient comprendre, ce qui les mettrait toujours aussi mal à l’aise : cette incroyable homogénéité d’apparence.
Les commandants des compagnies makiennes finirent par se concerter, décidèrent de demander à Maken de nouvelles instructions, s’autorisèrent à jouer le rôle d’invités bienvenus, laissèrent leurs armes pendre librement au creux de leurs bras – et ôtèrent leurs coiffes. Les Volyendestiens découvrirent alors avec consternation ces créatures poilues courtaudes, plutôt gauches, dotées d’une tête jaunâtre aussi ronde que lisse – elles les rasaient – et d’un visage arrondi dominé par de petits yeux noirs disposés de biais, sans cils ni sourcils. Des animaux affublés d’une fourrure foncée et d’une tête de larve, qui se ressemblaient tous. Bien que préparés au concept d’uniformité par l’observation des esclaves de S 181, les Volyendestiens ne parvenaient pas à assimiler ce fait, qui les dérangeait au plus haut point. Incapable de choisir où regarder, ils se mirent à s’étudier les uns les autres, avec soulagement et contentement ; leur propre variété, infinie, leur reposait les yeux et l’esprit : leurs cheveux blonds, ou bruns, ou roux, ou argentés, ou noirs ; leurs peaux blanches, crème, grises, roses, jaunes, marron, noires… ils ne se lassaient pas de se fixer les uns les autres, émerveillés qu’ils étaient par les gammes infinies de formes, de tailles et de textures, les surprises et l’admiration que cela leur inspirait. Et puis ils se tournèrent à nouveau vers les Makiens, qui, ayant ôté leurs combinaisons de fourrure, affichaient l’apparence d’individus replets, robustes, pourvus d’une peau jaunâtre et d’yeux fendus. Tous identiques. Absolument tous. Peut-être y avait-il des différences minimes de taille et d’épaisseur ; et si l’on examinait leurs visages dans l’espoir d’y trouver quelque variété dans le dessin des traits ou de la bouche, des disparités mineures se laissaient quand même distinguer.
Jamais Volyendesta n’avait été aussi unie, par la vision que ces gens avaient d’eux-mêmes, par les richesses de leur héritage.
Dans l’intervalle, des discours et des festivités ; et quand les Makiens tombèrent de fatigue, on les conduisit jusqu’à des baraquements récemment construits, conçus avec soin afin d’accueillir les soldats avec leurs bêtes – pour lesquelles se posait de facto un problème d’alimentation. Et cela entraîna aussitôt certaines discussions – suggérées par Ormarin, dont la présence massive, solide, directe, s’imposait à tous – sur la manière de subvenir aux besoins des Makiens, dont cette planète avait entendu parler depuis longtemps et que les Volyendestiens brûlaient d’accueillir, par compassion pour une autre planète colonisée – l’idée étant de leur proposer de nouvelles souches d’animaux, d’oiseaux et d’insectes susceptibles d’être adaptés aux bifisaures.
Les Makiens ne savaient pas comment réagir à tout cela. N’étant pas le plus sophistiqué, le plus malin des peuples, ils s’attendaient à une guerre de conquête violente, désagréable, qu’ils entendaient gagner, pour ensuite… pour ensuite quoi ? Ils avaient débarqué sur Slovin en tant qu’alliés, après quoi ils avaient pris le pouvoir. Là-bas non plus ils n’avaient pas combattu. Ils aspiraient secrètement à la guerre, voulaient voir si leur apparence affreuse – ainsi qu’ils la perçoivent aujourd’hui – aurait pour effet de stupéfier leurs adversaires terrifiés. Mais qu’était-il censé se passer après la conquête d’une nouvelle planète ? Les Makiens n’étaient pas moins mal à l’aise que leurs « hôtes ». Ils passaient tous leurs moments d’éveil sur leurs bêtes, se réveillaient auprès de leurs amis, les enlaçaient, les couvraient de baisers et de léchouilles – après quoi ils les enfourchaient et s’envolaient dans les cieux, jusqu’à ce que les bifisaures aient attrapé et mangé suffisamment d’oiseaux pour se satisfaire ; ou alors ils couraient un peu partout sur le sol, bondissant sur leurs grandes pattes griffues, jusqu’à ce que leurs becs puissants aient avalé assez d’insectes (souvent de la taille d’un bébé makien sur leur planète natale) pour les combler. Et puis la journée suivait son cours, la majeure partie du temps dans les airs : toutes sortes de jeux, de tournois et de sports s’y déroulaient, comme d’ailleurs au niveau du sol. Deux fois par jour les Makiens prenaient un bref repas : ils s’abreuvaient parfois directement aux glandes des bifisaures, ou bien ne prenaient même pas la peine de descendre de leurs bêtes.
Des tentatives timides furent faites sur Volyendesta pour vivre comme sur Maken. Mais les spécificités de ce monde les vouaient à l’échec. Tout d’abord, l’atmosphère n’était pas identique, elle rendait les Makiens léthargiques. Et puis, si ceux-ci appréciaient l’idée que les autres planètes les trouvaient terrifiants, ils n’avaient en réalité pas l’air terrifiant, et ils éprouvaient une certaine gêne à essayer de s’amuser sous le regard de tant de Volyendestiens – un regard nullement empli de terreur : c’était plutôt comme si les Makiens leur semblaient repoussants, en tout cas désagréables à l’œil. Bien vite, lesdits Makiens se sentirent envahis d’un sentiment comparable : n’en croyant pas leurs yeux dans un premier temps, ils se découvrirent ensuite incapables de s’habituer à des foules de gens si différents les uns des autres. N’y avait-il pas là quelque chose de rebutant… non, de déplaisant, voire de mauvais ? Comment pouvait-il exister un sentiment de camaraderie, une véritable solidarité entre des individus qui, lorsqu’ils échangeaient des regards, devaient voir une chose tellement différente d’eux-mêmes qu’il leur fallait sans doute transporter des miroirs pour s’assurer que leur apparence était aussi valable, aussi bonne, aussi juste que celle qu’ils avaient sous les yeux ? Quelle horreur – pensèrent les Makiens – ce doit être d’appartenir à une planète ainsi faite qu’on n’y trouve aucune uniformité plaisante, débonnaire, naturelle et juste. Comme ce doit être terrible de toujours devoir s’adapter aux différences, au lieu de pouvoir tranquillement compter sur la certitude que tout le monde est de la même espèce. Certains Makiens prirent même l’habitude de se faufiler dans les camps d’esclaves, pour s’apaiser au contact de masses de gens identiques. Et là encore se posait le problème d’avoir enfermé ces malheureux dans des camps, comme s’ils étaient pires que des créatures radicalement différentes et variées.
À cette question Ormarin répondit qu’il n’en était rien, qu’ils n’étaient plus des esclaves maintenant que Volyen était parti, tout comme Sirius – « Oui, oui, nous savons que vous avez hérité du manteau de la Vertu, mais Sirius a bel et bien fait venir ces esclaves, nous ne les avons pas inventés. À présent nous sommes redevenus nous-mêmes, indépendants, et l’esclavage ne sera plus toléré ».
Face à cette information, selon laquelle la planète de Volyendesta se considérait a priori comme indépendante, les conquérants demandèrent une fois encore des instructions à Maken ; on leur ordonna de mettre en place une force d’occupation, de libérer toute espèce susceptible de se montrer utile, et de rentrer chez eux. Ce à quoi les armées makiennes s’employèrent, fort heureusement. Discours, célébrations, voire quelques embrassades. Certains Volyendestiens ne trouvaient pas tous les Makiens répugnants. Bientôt allait apparaître une lignée makienne dans l’héritage génétique de la planète ; une pensée agréable pour eux tous, d’autant plus maintenant qu’ils voyaient à quel point peut être triste une planète dont tous les habitants se ressemblent.
Et les vaisseaux spatiaux vinrent envahir le ciel de Volyendesta, et les Makiens revêtirent leurs costumes de fourrure, enfilèrent leurs coiffes à bec et bondirent sur le dos de leurs animaux ; de nouveau l’horizon se retrouva noirci de ces terribles bêtes bicéphales dont les ailes faisaient vibrer l’air au point que les oreilles en souffraient. Par centaines ils s’élevèrent en direction des astronefs – on pouvait voir disparaître les petits points noirs les uns derrière les autres dans les entrailles ténébreuses des appareils. Et puis les vaisseaux disparurent, laissant vides les cieux de Volyendesta.
La « force occupante », nullement ravie d’être laissée ici, sur cette petite planète polyglotte, difficile, par trop amicale, ne tarda néanmoins pas à prendre le meilleur parti de sa situation : les soldats dormaient et mangeaient avec leurs bêtes, poursuivaient leurs jeux, activités sportives et divertissements – au point qu’ils trouvèrent au bout du compte l’endroit plutôt à leur goût. Oui, peut-être était-ce un peu limitant de passer tout son temps avec ses semblables, de toujours former une symbiose avec les bifisaures.
Maken ne tarda pas à plus ou moins oublier Volyendesta. Les Makiens présents sur Volyendesta cessèrent d’être des Makiens.
Les routes, les spatioports, toutes les infrastructures créées par Sirius pour son propre usage, rendirent Volyendesta riche et prospère. Des quatre planètes colonisées par Volyen, ce fut celle qui connut la plus longue période de paix, d’indépendance et de prospérité avant – comme toujours durant cette phase de l’évolution galactique – de perdre cette indépendance au profit d’un monde plus puissant. Mais ceci est une autre histoire.
J’ai malheureusement fait preuve d’un optimisme excessif concernant le pauvre Incent, qui a fait une rechute. Convaincu d’avoir pour mission d’aider Krolgul à s’amender, il…