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Contrecoup

« Ce n’est pas sain de se regarder autant le nombril. »

Ma mère

Pour commencer, j’étais en train de me rendre malade.

Début octobre, j’ai attrapé la crève : mal de gorge, frissons, toux. J’en aurais volontiers appelé aux pouvoirs thaumaturges de mes anges, mais comme je ne croyais pas à leur existence, je suis rentrée chez ma mère, et j’ai passé une semaine à me laisser nourrir de toasts, à regarder Gossip Girl et à gober du paracétamol.

Au début, ça me convenait très bien. C’était même agréable d’avoir une excuse pour ne pas travailler ni faire de développement personnel, agréable de rester blottie sous la couette couleur sorbet de mon enfance, de me faire apporter du thé au lit, d’entendre ma mère me demander si je préférais de la marmelade ou du jambon sur mon toast. Mais au bout de dix jours – soit peu ou prou lorsque Netflix a voulu savoir à quelle fréquence je regardais des séries pour ados : « Souvent ?/ Très souvent ? » – la nouveauté avait fait long feu.

Le docteur m’avait dit que j’avais contracté un virus et que, avec du repos et une bonne hydratation, je serais vite sur pied. Mais comme ce n’était toujours pas le cas au bout de presque trois semaines, j’ai cherché un diagnostic alternatif – dans le développement personnel. Car, voyez-vous, au royaume du développement personnel, un virus n’explique jamais tout. Il y a forcément autre chose à l’œuvre, une cause profondément enracinée dans nos émotions ou notre psychisme.

Le Secret affirme qu’on ne tombe malade que si on se trouve sur la fréquence de la maladie. Était-ce mon cas ? Rhonda donnait l’exemple d’un cancéreux qui s’était guéri lui-même en regardant des comédies, alors j’ai commencé à regarder Parks and Recreation sur mon ordinateur portable. J’ai bien ri, mais mes ganglions de hamster n’ont pas désenflé.

Tony Robbins parlait d’un médecin qui guérissait les gens avec de l’eau. J’ai noyé mon organisme dans des litres et des litres d’eau. Mais il disait également que tout ce qui est récurrent survient pour combler un de nos besoins, que c’est un biais pour recevoir de l’amour, de l’attention, acquérir de la signifiance. Étais-je tombée malade à seule fin de me faire dorloter, de me sentir aimée ?

John Parkin, l’auteur de Rien à foutre, tombait lui aussi souvent malade autrefois – je crois qu’il souffrait d’eczéma. J’ai déniché un podcast dans lequel il raconte qu’il n’a commencé à se sentir mieux qu’après avoir dit Rien à foutre, et accepté d’avoir des plaques rouges sur la peau. Donc, allongée dans le lit les yeux fermés, je me suis répété en boucle dans la tête : « J’accepte mon mal de gorge et j’accepte mon mal de tête. » Et quand j’ai constaté que cette acceptation ne débouchait pas sur une guérison instantanée, ça m’a rendue furieuse.

Louise Hay, la matriarche du développement personnel moderne et fondatrice des éditions Hay House, avait même recensé et documenté toutes les émotions vectrices de maladie. Les gens qui souffrent régulièrement de maux de gorge, par exemple, « ravalent leurs paroles agressives » et « se sentent incapables de s’exprimer avec franchise ». Cette remarque sonnait juste – je ne disais jamais rien de ce que j’avais sur le cœur ! Je ne pouvais jamais exprimer le fond de ma pensée. Pendant des années, Gemma m’avait encouragée à arrêter de caresser tout le monde dans le sens du poil et à dire enfin ce que j’avais sur le cœur – mais on avait bien vu le résultat, quand j’avais dit mes quatre vérités à Sarah. J’aurais mieux fait de fermer ma grande gueule.

D’après un autre site, les maladies ORL à répétition étaient une façon de rester à l’état d’enfant. Ah. Cette théorie ne me plaisait pas, mais vu que je fêtais mon trente-septième anniversaire chez ma mère et que je me laissais nourrir de soupes de légumes maison, force était de reconnaître qu’il pouvait y avoir là une once de vérité.

J’ai testé ces théories sur ma mère, et aucune n’a trouvé grâce à ses yeux.

« Marianne, tu as des problèmes ORL depuis l’école primaire, comme d’autres souffrent d’arthrose ou de migraine. C’est juste ton point faible. Repose-toi et ça passera.

– Ouais mais justement, l’arthrose est causée par le ressentiment, et les migraines, je crois que ça vient de… bon, je n’en sais trop rien, mais je pense qu’elles ont un rapport avec le fait de se mettre trop de pression.

– Bon sang, Marianne. Il arrive qu’on tombe malade, un point c’est tout.

– Oui mais moi, je tombe tout le temps malade. Beaucoup plus souvent que Rachel, ou Gemma, ou toi… »

La pure vérité. J’avais toujours un truc qui n’allait pas. Si je veillais trop tard, j’attrapais un rhume. Quand j’étais débordée de boulot, je me réveillais avec un mal de gorge. À l’époque où je travaillais dans une rédaction, j’étais une angine sur pattes. Non sans ironie, j’étais à ce moment-là responsable adjointe des pages bien-être.

Je me suis fait opérer des amygdales, mais l’opération n’a rien résolu et quand les médecins m’ont annoncé que j’étais guettée par le syndrome de fatigue chronique, j’ai paniqué. Une collègue m’a alors passé The Joy of Burnout1, de Dina Glouberman. La maladie, explique-t-elle, est un message qui vous souffle que quelque chose doit changer dans votre vie. J’avais donc démissionné pour travailler en free-lance, et ma santé s’en était trouvée globalement améliorée.

Étais-je en train de refaire un burn-out ? Le développement personnel affectait-il ma santé ? Cette crève qui traînait en longueur était-elle le signe qu’à trop réfléchir à ma petite personne, je me faisais du mal ?

Neuf mois durant, je n’avais pensé à rien d’autre que moi, moi, moi, analysant par le menu chaque seconde de ma vie, chaque facette de ma personnalité. Rares étaient les instants où je ne me demandais pas : Pourquoi ai-je dit ça ? Pourquoi ai-je fait ça ? Est-ce que je suis en train de me saboter ? Est-ce que j’ai peur d’être rejetée ?

Au début, j’avais pensé que l’autoanalyse m’aiderait. Je m’étais dit que, si j’insistais, je trouverais l’origine de mes problèmes, remettrais de l’ordre dans ma tête et que je serais guérie – mais ça ne marchait pas comme ça. Plus je scrutais mes défauts, plus j’en découvrais de nouveaux. J’aurais pu consacrer une année entière à essayer d’y voir clair dans ma relation à l’argent, sans comprendre que c’était justement là un de mes problèmes. Je ne m’étais pas encore attaquée à ma relation aux hommes ! Sans même parler de ma peur de la confrontation. Ni de cette voix absurde, dans ma tête, qui me serinait que tout ce que j’entreprenais se soldait par un échec.

Or cette voix gagnait en force à chaque jour qui passait. En dépit de mes actions audacieuses et des quelques beaux moments qu’elles m’avaient valu, mon programme de développement personnel était un échec et je me sentais, plus que jamais, une ratée. Pourquoi n’étais-je pas déjà parfaite ? Ou au moins plus riche ? Ou plus productive ? À l’heure qu’il était, j’aurais au moins dû renflouer mon compte en banque. Faire quotidiennement un jogging, ou une séance de méditation. Alors qu’en l’état, tout n’avait fait qu’empirer.

Un des arguments des détracteurs du développement personnel, c’est que si ces bouquins marchaient, il suffirait d’en lire un et le problème serait réglé, nous serions guéris ! J’en avais téléchargé pas moins de cinq la semaine précédente. Plus j’en lisais, plus je voulais en lire. Je continuais de penser que le secret du bonheur me serait délivré dans le prochain livre, et sinon dans le suivant, etc. Je ne cherchais même plus à comprendre quoi que ce soit par moi-même. Je m’en remettais à ces hommes et ces femmes dont la pensée m’accompagnait : que me dirait de faire John ? Ou Tony ? Ou Susan ?

J’entretenais avec le développement personnel le même rapport qu’avec le vin : un verre, c’était trop, et douze, jamais assez.

Sur mon fil Facebook, il n’y avait plus de place pour les messages de mes amies – il était engorgé par les citations du dalaï-lama. Et moi qui autrefois détestais ces citations inspirantes tracées en caractères italiques sur fond de paysage de montagnes, j’avais le cerveau rempli d’affirmations et de slogans : « Ne pleure pas parce que c’est fini, souris parce que c’est arrivé. » « L’avenir appartient à ceux qui croient en la beauté du rêve… »

Le week-end ou le soir, je me surprenais à ignorer mes vieux amis pour accompagner Daisy à des conférences afin d’apprendre à « vivre une vie d’abondance », « écouter son esprit » ou « faire advenir des miracles ».

Alors que j’étais alitée chez ma mère, avec mes cheveux sales et dans mon pyjama pas très frais, j’ai mesuré combien j’étais déconnectée de mon ancienne vie. Je n’avais plus de nouvelles de Sarah depuis mai, je n’avais pas revu Gemma depuis des mois. Je n’avais vu son bébé qu’une seule fois, ce qui était inexcusable. Je ne téléphonais plus que rarement à mes sœurs. Je battais froid Helen depuis qu’elle avait laissé entendre que mes tentatives de conversation angélique étaient un nouveau développement encore plus inquiétant que le yoga naturiste.

Elle avait raison – j’avais bel et bien perdu mon sens de l’humour.

J’étais devenue cette personne qu’on évite dans les soirées. Celle qui, quand on lui demande comment ça va, se lance dans une réponse de deux heures – considérations psychanalytiques sur sa petite enfance et détails déplacés sur sa relation problématique aux hommes.

La remarque de cette femme, lors du barbecue au mois d’août, me trottait dans la tête : « Le développement personnel ne sert qu’à rendre les névrosés encore plus névrosés. »

Avait-elle raison ?

J’ai appelé Rachel.

« Tu crois que ça m’aide ?

– Comment ça ?

– Tu me trouves plus sage ? Ou plus heureuse ? J’ai peur de devenir une mauvaise personne, une personne égoïste, à force de me regarder le nombril.

– C’est bien que tu te poses la question. C’est le signe que tu as encore un peu de marge », a-t-elle répondu – avec une pointe d’emphase sur le un peu.

Je me suis rendormie, et réveillée quatre heures plus tard dans des draps humides de transpiration. Il était à peine 16 heures et la nuit tombait déjà. J’ai retrouvé ma mère dans la cuisine, en train de faire du pain.

« Comment vas-tu ?

– Mieux. Je pense que la température est tombée.

– Parfait. Maintenant, change tes draps, prends une douche et lave-toi les cheveux. Tu te sentiras mieux après.

– D’accord.

– Et, demain, je veux que tu ailles voir Carmel. Elle me demande souvent de tes nouvelles et tu promets toujours de passer lui dire bonjour, mais tu ne le fais jamais. »

Carmel est la voisine de ma mère.

« D’accord.

– Je suis sérieuse. Cette pauvre femme peut à peine marcher mais elle ne se plaint jamais. Aucun de tes livres ne te dit donc de faire des choses pour les autres – ou bien n’y en a-t-il que pour toi ? Ce n’est pas sain, de se regarder autant le nombril – ça ne l’est pour personne. Si tu avais trois enfants sur les bras et une maison à faire tourner, tu n’aurais pas la possibilité de te prélasser comme tu le fais. »

Ces commentaires m’ont piquée au vif. Je voulais quitter la pièce drapée dans ma dignité offensée, lui rétorquer qu’elle était toujours prompte à la critique et moralisatrice, qu’elle était malheureuse et bornée, mais je ne le pouvais pas. Je savais qu’elle avait raison, ce n’était pas simplement un virus qui me rendait malade – c’était moi.

J’étais, de façon assez littérale, malade de moi-même.

Ce soir-là, j’ai regardé X Factor. Un adolescent se faisait bannir. Il était en larmes. « C’est vraiment cruel, a commenté ma mère. Nous ne valons pas mieux que les Romains. »

Le lendemain, j’ai rendu visite à Carmel, qui avait quatre-vingt-cinq ans et se remettait d’une opération de la hanche.

« Comment vous sentez-vous ? lui ai-je demandé.

– Je serai bientôt de retour sur la piste de danse !

– Formidable ! Vous avez bonne mine », ai-je observé. Et c’était vrai. Elle était pimpante, avec son cardigan mauve assorti aux fleurs de sa jupe et ses bouclettes qui gardaient l’empreinte des rouleaux. « Et j’aime bien votre cardigan.

– Merci. »

J’avais honte d’être dans ce salon immaculé avec ma tignasse emmêlée attachée à la va-vite et ce pull-over trop grand dans lequel j’avais peut-être dormi. Carmel, à quatre-vingt-cinq ans, mettait du rouge à lèvres tous les jours. Je ne prenais même pas la peine de passer une brosse dans mes cheveux.

« Elle est belle, ai-je dit en désignant la photo de mariage en noir et blanc sur le manteau de la cheminée. Votre mari doit vous manquer.

– À chaque minute qui passe… » a-t-elle répondu en regardant par la fenêtre, les yeux soudain humides. Mais ne parlons pas de ça ! Quelle belle journée, n’est-ce pas ? » J’ai tourné la tête. Derrière la vitre, les feuilles viraient au rouge bordeaux et au doré avant de tomber. C’était ma saison préférée, mais jusqu’à cet instant, je n’avais rien remarqué.

« Et comment ça va, au journal ?

– Oh, je ne travaille plus dans une rédaction, mais chez moi. Donc tout se passe bien.

– Quelle liberté !

– Je sais, j’ai de la chance.

– Et j’espère que tu t’amuses bien. Tu as des prétendants ?

– Non, pas vraiment, c’est plutôt le calme plat. »

Carmel a continué à bavarder, à me parler de son club de livres et d’une levée de fonds qu’organisait l’église pour une œuvre de bienfaisance.

Radio 4 était allumée à l’arrière-plan. C’était l’heure du journal. Il était question de la situation en Syrie. Après avoir passé des mois à les éviter, c’était un choc d’entendre les nouvelles du monde.

« Jamais encore je n’avais vu autant de malheur dans le monde, a observé Carmel en secouant la tête. Tout ce qu’on peut faire, c’est apprécier ce qu’on a. Tirer le meilleur parti de chaque jour. La vie est courte.

– Je sais. Vous avez raison. »

Je suis sortie balayer son allée, en savourant la caresse de l’air froid qui me rosissait les joues. Quelqu’un faisait brûler des feuilles non loin de là, et l’odeur du feu parfumait l’air. C’était une de mes odeurs préférées, annonciatrice de Noël, des nuits qui tombaient tôt.

Balayer les feuilles et les rassembler en petits tas dorés, orange et rouges avait un effet apaisant. C’était bon de respirer l’air du dehors, de reprendre pied dans le monde réel, de faire travailler mon corps au lieu de me perdre dans ma tête. D’aider quelqu’un…

C’est à ce moment-là que j’ai eu une épiphanie : je n’avais pas attrapé le développement personnel par le bon bout. Je n’avais pas besoin d’anges, ni d’affirmations : au lieu de chercher à être heureuse, je devais me préoccuper d’être quelqu’un de bien ! De penser aux autres plutôt qu’à moi. Voilà d’où ma mère et Carmel tiraient cette stabilité et ce sentiment de satisfaction qui me faisaient défaut – elles n’avaient pas le temps de penser à elles, elles avaient trop à faire à prendre soin des autres. Fais avec ! Voilà quel serait dorénavant mon mot d’ordre. J’allais revenir aux bonnes vieilles valeurs et devenir une sainte altruiste plutôt qu’une égocentrique égoïste.

Et en épater plus d’un !