« Rencontrer LE mec devient une telle obsession que vous n’en rencontrez aucun. »
« Le parfum des roses, c’est bien beau, mais quand est-ce que tu vas passer à l’action ? Et le cul dans tout ça ? Où sont les parties de jambes en l’air ? » a demandé Paul, l’ami de Rachel, qui avait descendu trois pintes et était dans une forme olympique. Nous étions au St John, un pub d’Archway plein à craquer de clients résolus à fêter la fin du mois de janvier et du régime sans alcool qu’ils s’étaient imposé. Pour ma part, c’était ma première sortie un samedi soir depuis des mois.
J’étais lancée dans de grandes envolées lyriques sur les bienfaits de vivre le moment présent et d’accepter les choses telles qu’elles étaient. Il me paraissait dégager un calme et une sérénité que tout le monde autour de moi allait percevoir (et jalouser), mais personne ne semblait avoir remarqué qu’il picolait en compagnie d’un bouddha roux.
« Je pensais que tu allais lire un bouquin sur les rencards, a renchéri Rachel.
– C’était mon intention, mais je ne sais pas si je dois m’embêter à en lire d’autres. Le Pouvoir du moment présent a été le livre clé pour moi. Je voulais être heureuse, et maintenant je le suis, donc mission accomplie.
– Mais des rencards, ce pourrait être amusant après toute cette quête spirituelle, non ? a insisté Rachel.
– Les rencards, je ne trouve pas ça amusant, ai-je répliqué. En plus, les livres sont unanimes : tu n’as pas besoin de trouver quelqu’un d’autre pour te rendre heureux – toi seul peux le faire. Et c’est ce que j’ai fait.
– Le type qui a écrit Le Pouvoir du moment présent, il est célibataire ?
– Non, il est en couple.
– Et John Rien à foutre ?
– Il est marié.
– Ils pensent donc forcément que l’amour est une bonne chose. Tu ne veux pas rencontrer quelqu’un ? » a insisté Rachel.
Je ne savais jamais comment répondre à cette question.
« Et si tu allais chercher la prochaine tournée et en profiter pour flirter avec le barman ? a suggéré Paul. Quand il te rend la monnaie, tu lui caresses la main et tu le regardes droit dans les yeux.
– Hors de question ! »
Tout en patientant au comptoir, j’ai donné libre cours à mon agacement. Après tout ce que j’avais fait l’année précédente, mes amis ne voulaient savoir qu’une seule chose : quand allais-je rencontrer un homme ?
Pourquoi fallait-il que tout en revienne toujours à ça ? N’était-ce pas suffisant d’avoir trouvé la paix et le contentement ? D’avoir trouvé le bonheur dans les brocolis et réduit les voix dans ma tête à un fredonnement discret ? D’avoir peut-être – je dis bien peut-être, et ne le répétez à personne – eu un réveil spirituel ?
« Que désirez-vous ? »
J’ai relevé la tête et le regard noisette du barman m’a électrisée. Waouh !
« Deux verres de vin rouge et une pinte d’IPA, s’il vous plaît. »
Je me suis sentie rougir et j’ai détourné le regard.
Et d’un coup d’un seul, j’étais de retour. De retour dans la réalité. Dans le jeu de la séduction – si tant est que j’y avais jamais été.
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Après une heure ou deux à éplucher la liste des titres proposés, j’ai commandé Get the Guy, de Matthew Hussey, un Anglais expert en rencontres amoureuses. Quantité de commentaires lui décernaient cinq étoiles. D’après ses lectrices, l’ouvrage n’avait rien d’un traité de séduction fantaisiste mais était au contraire réaliste et utile. Apparemment, même Eva Longoria en était fan – encore que j’aie du mal à croire qu’elle ait des problèmes pour meubler ses vendredis soir.
Selon la quatrième de couverture, « Matthew Hussey fait mondialement autorité sur le sujet de l’attraction amoureuse. Pour son étude, il a interrogé plus de dix mille hommes et analysé plus de cinq mille rencontres amoureuses, dans le seul but de vous dévoiler ce que les hommes pensent vraiment, et comment vous pouvez attirer les meilleurs d’entre eux. »
Ce volume promet de vous enseigner « comment et où rencontrer les meilleurs partis, quels sont les huit mots qui développent instantanément une attraction et une alchimie avec n’importe quel homme et les techniques imparables pour vous faire remarquer par celui qui vous plaît »…
Et, coup de chance, d’après Hussey, les cafés constituent l’un des meilleurs terrains de rencontre.
« Vous pourriez lui demander de se pousser légèrement afin d’attraper quelque chose sur une étagère, suggère-t-il. Ou lui demander s’il accepterait de tenir votre parapluie, le temps de sortir votre porte-monnaie, ou encore lui demander où il se positionne dans le débat café au lait vs cappuccino… »
Du sublime au ridicule. Quelques jours plus tôt je m’interrogeais sur l’existence d’un Dieu, et là on m’enseignait comment flirter au comptoir d’un café… Ce qui m’a fait penser au Grec. Depuis le 1er janvier, nous nous parlions chaque semaine, et ça me semblait malhonnête de me remettre sur le marché sans le lui dire.
Je me trouvais par hasard à proximité de Soho pour le boulot, je l’ai donc appelé du café dans lequel nous nous étions rencontrés.
« Si seulement je pouvais être là avec toi ! a-t-il dit lorsque je lui ai précisé où j’étais.
– Bah, tu ne rates rien. Il fait gris et il pleut.
– Alors, quoi de neuf ?
– Eh bien, je dois m’atteler à un nouveau livre…
– Sur quel thème, cette fois ?
– Les rencontres amoureuses. »
Silence.
« Oh, OK, a-t-il dit, et il a marqué une pause. Bon, c’est bien que tu t’amuses un peu…
– Et toi ? Tu vois quelqu’un ? »
C’était la première fois que nous abordions ce sujet.
« Non, a-t-il répondu. Il y a une fille, dans mon bar de quartier, avec qui je flirte, mais je ne pense pas que… Je n’ai pas grand-chose à offrir à une femme en ce moment. »
Et il a écourté la communication.
Hussey dit que la plupart d’entre nous abandonnent leur vie amoureuse entre les mains du destin. À se concentrer sur chaque autre domaine de notre vie – amical, familial, professionnel – les années passent et, un beau jour, on se réveille, on s’aperçoit qu’on a trente-sept ans, que l’homme idéal n’est toujours pas tombé du ciel. Et là, panique à bord.
La quête de l’homme idéal devient une telle obsession qu’on n’en rencontre aucun.
Pour rencontrer plus d’hommes, dit Hussey, il faut… multiplier les occasions. « Chaque interaction avec un autre être humain, écrit-il, ouvre potentiellement une porte sur un nouvel univers ou une nouvelle expérience qui peut, à son tour, vous mettre en présence de l’amour de votre vie. » Il conseille d’engager la conversation partout – dans les parcs, dans les librairies, à la salle de gym. De demander leur nom aux inconnus. De ne pas être avare de compliments, de sourires. D’inciter des inconnus à parler des livres qu’ils aiment – ou de leurs gadgets, un de leur péché mignon d’après Hussey. Et peu importe si ces hommes ne vous plaisent pas vraiment : il s’agit juste de s’entraîner à sourire, bavarder et flirter.
Car tout ça s’apparente à un calcul de probabilités : Hussey pense que dans une soirée qui réunirait cent hommes (sacrée soirée), une femme aura des atomes crochus avec une vingtaine d’entre eux. Sur cette vingtaine, après un brin de conversation, il pourrait en rester dix qu’elle apprécie suffisamment pour envisager un rencard, et cinq susceptibles d’en justifier un second – et si un seul vous plaisait assez pour le revoir, ce serait un beau succès.
Combien d’inconnus rencontrez-vous dans une semaine normale ? demande Hussey. Si la réponse est un (ou aucun), combien de temps vous faudra-t-il pour trouver quelqu’un qui vous plaît ?
Réponse : longtemps.
Mon challenge pour la première semaine de l’opération Trouver un mec consistait donc à sourire, complimenter et bavarder tous azimuts. Et c’est ce que j’ai fait. Je suis devenue une machine à charmer. J’ai parlé de la météo avec les éboueurs. J’ai demandé au gérant du lavomatic comment s’étaient passées ses vacances. J’ai complimenté le serveur de notre petit restau italien de quartier – celui qui vante le gâteau au chocolat « à trois étages » et qui nous assure qu’il est là pour « combler nos désirs » – pour sa maîtrise fantastique de l’anglais. J’ai dit à l’employé de notre supérette que son pull me plaisait, et au nouveau collègue de Mike, au Bread and Bean, que j’aimais bien sa barbe. Du coup, j’ai dit à Mike que j’aimais ses tatouages, ce qui a semblé le dérouter puisque je les voyais depuis un an quasiment un jour sur deux. Mais il m’a remerciée, et a dit qu’il aimait bien mon pull.
« Merci. Mon amie dit que je dois arrêter de porter ces gros pulls, mais je m’y sens bien.
– Selon moi, c’est le principal, a répondu Mike.
– Donc, tu ne serais pas rebuté par une fille qui porte un gros pull ? »
Il a marqué un temps d’arrêt.
« Non, c’est agréable à voir, quelqu’un qui est bien dans ses baskets. »
Youpi ! Une pluie de compliments.
Le deuxième jour, dans le métro, j’ai demandé à un passager quel était le sujet du bouquin qu’il lisait – et qui s’intitulait Stuffocation4.
Il a l’air surpris. « Euh… ça parle du fait que tous ces trucs qu’on accumule dans la vie finissent par nous étouffer.
– Et c’est bien ?
– Je ne sais pas, je commence tout juste. »
J’ai baissé les yeux – il n’en était qu’à la première page.
« Vous croyez que ça vous donnera envie de faire le vide, une fois rentré chez vous ? ai-je poursuivi.
– Non. »
Bon.
En sortant du métro, je suis allée au supermarché pour acheter à manger. Il était 18 heures, et l’endroit grouillait d’hommes. Matthew dit qu’en matière de rencontres, tous les terrains de chasse sont permis – mais de là à draguer au Tesco d’Archway… Ne serait-ce pas franchir la ligne jaune du désespoir ?
Le premier homme que j’ai repéré arborait un blouson en cuir et se tenait devant les armoires réfrigérées. En me rapprochant – nonchalamment – j’ai vu qu’il s’intéressait aux crèmes glacées. Allais-je vraiment faire ça ? Je suis restée un instant paralysée, le temps de trouver quelque chose à dire. Hussey n’avait pas donné d’instructions. Rien à foutre ! Marianne, dis juste un truc !
« Hm… Vous avez déjà goûté ce parfum ? »
Le type a semblé surpris, mais s’est fendu d’un sourire. « Non.
– C’est lequel ? ai-je demandé.
– Beurre de cacahouète et confiture de framboises. »
Sans doute ai-je grimacé car il a éclaté de rire : « Ouais, c’est peut-être un peu extrême. » Qu’il qualifie une crème glacée d’« extrême » m’a bien plu, mais avant que je puisse l’entraîner dans quelque fascinant débat lexical, il a replacé le pot en rayon et tourné les talons.
J’ai eu la sensation d’essuyer un rejet. C’était gênant. J’ai regardé autour de moi. Personne, apparemment, n’avait prêté attention à cet échange mais, au cas où, j’ai pris à mon tour un pot de crème glacée extrême pour donner l’impression qu’elle était mon seul motif d’intérêt.
Voulant faire bon usage de ma montée d’adrénaline, j’ai avisé un homme, petit, avec un look arty et une écharpe bleu vif, qui hésitait entre une salade niçoise peu appétissante et une salade à la feta qui ne l’était pas davantage. Il a choisi cette dernière.
Vas-y Marianne, fonce.
« Vous en avez déjà acheté ? ai-je demandé.
– Non, a répondu l’homme, mais cette fois j’ai eu droit à un large sourire. J’espère qu’elle sera bonne. C’est mon dîner. »
À son accent, il pouvait être italien, et il semblait tout disposé à bavarder mais je ne savais pas comment poursuivre cette conversation. « Bon appétit ! » ai-je lancé d’une voix de fausset, avant de rentrer chez moi manger mon pot de glace. Qui, soit dit en passant, n’était pas mauvaise du tout – l’association du beurre de cacahouète et de la confiture de framboises fonctionnait étonnamment bien. Et n’avait rien d’extrême.
À mi-pot, j’ai pris conscience que j’étais devenue plutôt douée pour adresser la parole au sexe opposé. Grâce à ces mois consacrés à m’endurcir face au rejet et à combattre ma peur, j’avais dompté ma gêne. Mon seul problème concernait les hommes qui me plaisaient vraiment, ainsi que je l’ai découvert le lendemain après-midi à Hampstead Heath en voyant arriver vers moi un grand type brun en blazer de tweed, qui promenait son labrador. Il était négligé mais avec élégance, et séduisant, sans tomber dans la catégorie des jolis garçons. Disons qu’il était un mélange de Heathcliff5 et de Ryan Gosling. On voyait au premier coup d’œil qu’il était gentil et intelligent, doué de ses mains et qu’il réussissait probablement très bien dans un créneau artistique mais ancré dans le concret…
Tandis qu’il s’approchait, mes pensées se sont emballées.
Regarde-le, souris-lui et dis bonjour !
Il approchait encore.
Allez, fais-le.
Plus que quelques pas…
Souris, Marianne. Un sourire, c’est tout. Ou bien regarde-le, ça suffit…
Mais je ne lui ai pas souri, je ne l’ai pas non plus regardé. À la place, j’ai bifurqué sur un sentier pour l’éviter. J’avais tellement peur que j’ai quasiment foncé dans un buisson.
Sérieusement, qu’est-ce qui cloche chez toi ?
Après tout ce que j’avais accompli, je n’étais pas fichue de sourire à un bel homme ?
Pourquoi fallait-il que ça se termine toujours en débandade ? Et quand cela allait-il changer ?
Qu’aurait-il pu se passer, au pire ? Je lui aurais souri, et il ne m’aurait pas retourné mon sourire ? Et alors ?
J’ai rebroussé chemin, furax contre moi-même. Quels progrès avais-je réalisés au bout d’une année entière si je restais incapable de faire ce qui était à la portée de tout le monde ? J’avais presque quarante ans ! Des gamines de treize ans s’y prenaient mieux que moi.
En passant devant le St John, j’ai jeté machinalement un œil par la vitre, au cas où j’apercevrais une tête connue à l’intérieur. Il n’y avait là que le barman à l’œil pétillant qui m’avait servie le soir où j’étais venue avec Rachel et Paul. J’ai poursuivi mon chemin en me réprimandant… et, soudain, une idée m’est venue. OK, j’avais tout foiré avec Heathcliff, mais je pouvais me rattraper avec le barman. Il le fallait.
D’autant que je venais de me rappeler une remarque de Matthew Hussey – le personnel étant payé pour être aimable, j’étais à l’abri d’un rejet.
J’ai fait demi-tour, poussé la lourde porte du pub et je suis allée me percher sur un tabouret, au comptoir. Tout au bout, un homme d’un certain âge m’a saluée d’un signe de tête. J’ai fait de même. Je me sentais un peu mal à l’aise. Je n’allais jamais seule au pub.
D’un coup d’un seul, le barman s’est matérialisé à côté de moi. Souriant. Pétillant.
Je lui ai souri, et j’ai paniqué.
Cache un peu ton jeu, Marianne ! Il va croire qu’il te plaît vraiment et te prendre pour une pauvre fille aux abois, infichue de se trouver un mec et réduite à traîner seule dans les bars.
« Bonjour.
– Bonjour. » Mon cœur cognait fort.
« Qu’est-ce que je vous sers ?
– Euh… un petit verre de rouge, s’il vous plaît.
– Lequel ? »
Mon esprit s’est figé. Après des années d’entraînement, on aurait pu croire que je connaissais mes goûts… Eh bien non.
« Euh…
– Syrah, merlot… pinot noir ?
– Merlot, s’il vous plaît. »
Alors qu’il me servait, j’ai sorti mon téléphone. Histoire de me poser en fille qui avait des amis, une vie. Qui était très demandée. Je n’avais aucun SMS. J’ai commencé à taper dans Notes… Je suis seule dans un pub.
Le barman a posé le verre devant moi et, là, j’ai laissé échapper la remarque qu’aucune femme ne devrait jamais prononcer devant un homme : « Il est minuscule…
– Vous m’avez bien demandé un petit verre ?
– Ah oui, c’est vrai. Pardon. »
Jamais je ne commande de petit verre. Je l’avais fait par peur d’être cataloguée alcoolique.
Pendant la vingtaine de minutes qui ont suivi, il a servi d’autres clients et j’ai siroté mon (petit) verre de vin tout en envoyant des textos d’appel à l’aide à Rachel. Et maintenant ? Matthew disait que je devais lui demander son nom, ou découvrir une information à son sujet.
M. Pétillant est revenu vers moi pour tirer une pinte.
« Vous en voulez un autre ? » m’a-t-il demandé en souriant.
Il avait un sourire adorable. Je lui ai souri à mon tour et, comme je ne voulais pas qu’il me prenne pour une de ces filles qui traînent seules dans les bars pour essayer – en vain – de lever le barman, j’ai menti :
« J’ai rendez-vous avec une amie, mais elle est coincée au boulot. Je ne sais pas si je l’attends encore un peu, ou si je rentre.
– Prenez-en un autre, ça caille dehors », a-t-il répondu, en me décochant un nouveau sourire. Disait-il cela parce qu’il m’aimait bien ou parce qu’il faisait son boulot ?
« Bon, d’accord, pourquoi pas.
– Un petit ? » Sourire.
« Oh et puis zut, un grand… » Je lui ai retourné son sourire. Étions-nous en train de flirter ?
Là, je suis passée à l’action. « Au fait, je m’appelle Marianne. Et vous ?
– Antonio.
– Vous avez un accent. D’où venez-vous ? » Mon cœur battait à toute berzingue et j’avais le feu aux joues.
« Du Brésil.
– Ça fait longtemps que vous êtes à Londres ?
– Presque un an.
– Et ça vous plaît ?
– Ça va, mais c’est dur. Boulot, métro, dodo… »
C’était prometteur : entre métro et dodo, il n’avait pas dit « je fais l’amour à ma magnifique copine ».
« Je pense que je ne suis pas fait pour la ville. Je viens de la campagne. D’un village.
– Pourquoi avoir choisi Londres, si vous n’aimez pas les grandes villes ? »
Il a haussé les épaules. Je ne vais pas mentir, cette conversation douchait un peu mon enthousiasme.
C’est pour cette raison que Matthew Hussey conseille d’engager la conversation avec les hommes qui nous plaisent – au risque, sinon, de les idéaliser après coup, quand cinq minutes de conversation auraient suffi à rendre évident un manque d’atomes crochus. Cependant, même si ce garçon ne respirait pas la joie de vivre, il me plaisait bien. Au moins, il était sincère.
Et semblait aussi se sentir un peu seul. Pendant qu’il s’occupait d’un autre client, j’ai répété les phrases dans ma tête – « Si ça vous dit de découvrir des endroits sympas de Londres, dites-moi… » ou « Si vous avez un jour de repos, je serais ravie de jouer les guides » –, bien résolue à les prononcer sitôt qu’il reviendrait vers moi et…
J’ai senti une tape sur l’épaule. C’était Rachel. Mon appel à l’aide m’était sorti de l’esprit.
Elle a regardé le barman, qui revenait vers nous.
« Tu préfères que je reparte ?
– Non, non ! » ai-je protesté, terrifiée à l’idée qu’il ait pu l’entendre. Après ça, je me suis dégonflée. Le pub s’est rempli, et Antonio courait d’un client à l’autre. Rachel et moi avons terminé nos verres et levé le camp. Je ne lui avais pas dit que j’aimais bien son sourire ; je ne lui avais pas posé de questions sur son iPhone. Je me sentais gênée, et rejetée – comme chaque fois que j’étais en présence d’un homme qui me plaisait. Et ce, quoi qu’ils aient fait, ou dit.
Ce soir-là, j’étais trop perturbée pour trouver le sommeil. Les histoires de mec, ça ouvrait toujours grand la porte à toutes sortes de sentiments : espoir, insécurité, peur… M’avait-il pris pour une pauvre fille parce que j’étais seule dans un pub ? Cela crevait-il les yeux qu’il me plaisait ? Que pensait-il de moi ? J’ai ressorti mes vieux disques – j’ai pensé à mes kilos en trop et dressé la liste de tout ce que j’avais mangé dans la journée… J’ai pensé à mes dents de traviole et mes cheveux frisottés… Pourquoi ne puis-je pas avoir une chevelure raide et brillante à la place de ce tampon à récurer orange pétard ?
Arrête, Marianne. Concentre-toi sur tes pieds. Sens-les. Sois dans l’instant présent.
J’ai fermé les yeux et je me suis focalisée sur mon corps, un segment après l’autre, en remontant des orteils… aux hanches… puis….
« C’est lequel ? a beuglé Paul lorsque nous sommes entrés dans le pub. La crevette ou celui avec la chemise ? »
J’avais commis l’erreur de parler du barman à Paul et je m’en mordais les doigts. Il m’avait obligée à retourner au pub, en me promettant de rester à l’écart. Maintenant, il faisait l’imbécile et j’avais envie de disparaître sous terre.
« Ferme-la ou je me casse, ai-je craché avant de lui assener un coup de poing dans le bras, puis de gagner la table libre la plus éloignée du bar.
– Je te jure qu’il n’a rien entendu, m’a assuré Paul lorsqu’il est revenu avec nos consommations. Donc, c’est celui avec la chemise ?
– Oui. »
Je me suis calmée et j’ai risqué un regard en direction du comptoir pile au moment où M. Pétillant relevait la tête.
Nos yeux se sont croisés. Mon estomac s’est soulevé.
Matthew Hussey dit que le contact visuel est un élément essentiel du flirt. À l’en croire, toutes les filles s’imaginent douées pour les œillades, mais ce n’est pas le cas : pour qu’un mec capte le message, il faut en faire des TONNES. Son conseil ? Regarder le type qui nous plaît et soutenir son regard quelques secondes de plus qu’il n’est confortable. Puis détourner les yeux. Et le regarder de nouveau, avec cette fois un sourire espiègle qui ne laisse aucun doute quant à l’intérêt qu’il nous inspire.
Je trouvais sa méthode terrifiante. Pour ne rien dire du sourire espiègle – c’est quoi, d’ailleurs, un sourire espiègle ? Qu’est-ce qui le différencie d’un sourire normal ? Le Grec m’avait dit que si une fille lui souriait trois fois, il irait la brancher. Donc le sourire était bel et bien important. Et je pouvais sourire à tout le monde – pas uniquement aux hommes qui me plaisaient. J’ai regardé de nouveau le barman et je lui ai souri. Il m’a souri en retour. Une décharge électrique m’a traversée.
Je faisais semblant d’écouter la conversation entre Rachel et Paul, pendant que mon cœur battait à tout rompre et que je vidais mon verre.
« OK. Je me lance. »
Rachel a souri et applaudi.
« Chut ! N’en fais pas toute une histoire », ai-je protesté en me levant. Mes jambes flageolaient autant que pendant le stand-up. Je me suis dirigée vers le comptoir. Nouvel échange de sourires.
« Ça va ? ai-je demandé.
– Bien. Et toi ?
– Je voudrais une bouteille de merlot et une pinte d’IPA, s’il te plaît.
– Combien de verres, pour le vin ?
– Aucun, merci.
– Vous allez boire à la bouteille ?
– Oui, mais si tu as une paille, je suis preneuse. »
Vous avez vu ? J’étais presque drôle.
Il a posé ma commande sur le comptoir, et c’est là que Matthew aurait vu d’un bon œil que je lui dise que j’aimais bien son sourire ou ses yeux… ou que je m’enquière de sa position dans le débat café au lait vs cappuccino, mais la phrase qui a fusé de ma bouche a été : « Mes amis me taquinent parce que je craque sur toi. »
La conversation a calé net. On s’est regardés. Mes mots sont restés comme en suspens. Autour de moi, les conversations continuaient et tous ces gens qui se retrouvaient autour d’un verre après leur semaine de travail étaient loin de se douter de la partie de poker émotionnel à gros enjeu qui se jouait à quelques mètres d’eux.
Nous étions toujours en train de nous dévisager.
« Ah », a-t-il enfin lâché, le regard vide.
Puis il a poussé le terminal de carte bleue vers moi. « Ça fera vingt-cinq livres s’il te plaît. »
Ah.
J’ai pianoté mon code d’un doigt tremblant, puis j’ai soulevé les consommations et regagné notre table. Mes mains tremblaient tellement que j’avais peur de lâcher la bouteille. Je me sentais humiliée, en colère… Mais, très vite, un autre sentiment, inattendu, nullement familier… Qu’était-ce donc ? Oui, c’est ça : j’étais euphorique. J’avais fait une chose à laquelle je ne m’étais jamais risquée jusque-là ! J’avais loupé mon coup, et alors ? Pourquoi en faire tout un plat ? Je ne connaissais pas ce mec, il ne me connaissait pas. Tout ce qui comptait, c’est que j’avais affronté mes peurs, une fois de plus, et que j’avais essayé. Matthew Hussey est d’accord avec moi : « Parfois, le type qui vous intéresse vous battra froid, ou sera déjà pris… mais peu importe. L’important, c’est que vous aurez essayé. Et la réussite, elle est là. »
« Il n’a peut-être pas compris ce que veut dire “craquer”, a hasardé Rachel lorsque je leur ai raconté ce qui venait de se passer.
– Peut-être.
– Ou alors il a déjà une copine, a-t-elle ajouté.
– Tu l’as fait, et c’est le principal, a tranché Paul en levant son verre. Maintenant, on va en face trouver le candidat suivant. »
Au Hideway, le DJ passait « Sexual Healing » de Marvin Gaye. On a commandé à boire. Une tournée. Une deuxième. Une troisième.
À ce stade, je souriais à tout le monde, y compris au vieux type édenté qui passe ses journées devant la boutique du bookmaker, et à un petit jeune dépoitraillé.
Puis j’ai souri à un homme avec une tignasse bouclée qui se tenait près du bar. Il m’a souri. Chacun a soutenu le regard de l’autre pendant quelques secondes. J’ai tourné la tête, puis je l’ai regardé de nouveau. Il ne m’avait pas quittée des yeux.
D’après Hussey, si un homme ne l’aborde pas, une femme en conclura qu’elle ne lui plaît pas, mais c’est faux. Le plus souvent, les hommes ne tenteront rien par peur de se ridiculiser devant leurs copains – et ce même s’ils trouvent que vous êtes la femme la plus sexy de la place. Donc c’est à nous de leur faciliter la tâche en positionnant notre groupe près du sien.
Hussey ne recommande pas de boire une bouteille de vin avant d’entamer les manœuvres d’approche mais, en ce qui me concerne, j’ai trouvé que ça aidait bien.
« Oups, pardon ! ai-je dit en bousculant M. Boucles folles (je m’étais avancée au comptoir pour commander une nouvelle tournée).
– Vous êtes toute pardonnée. »
Il avait un grand nez et des yeux d’un bleu incroyable. Je lui ai décoché un sourire espiègle – ou peut-être éméché.
« Je vous ai vue, tout à l’heure, a-t-il dit.
– Moi aussi.
– Vous savez soutenir un regard. »
Il embaumait un after-shave que je connaissais mais dont le nom m’échappait.
« Je peux vous offrir un verre ?
– Merci. La même chose que vous.
– C’est un Malibu ananas.
– Sérieux ? »
On a papoté. Il bossait dans l’informatique. Il jouait du ukulélé. Il était en plein divorce. Elle était en train de le plumer. En prime, elle avait embarqué le chat. À cause de la musique, je n’entendais que la moitié de ce qu’il me racontait. Il a commandé deux autres verres. Je commençais à voir double. On a dansé sur Britney Spears. Je mourais de chaud dans mon pull. Je ne savais pas où étaient passées les autres, mais nous n’étions plus que tous les deux. En train de danser sur « Only Girl (in the World) » de Rihanna… J’ai lancé les bras en l’air et fermé les yeux. Voilà la vie, la vraie ! Danser ! Boire ! S’amuser ! De quoi diable pouvait-on avoir peur ? Les mecs m’aimaient bien. Évidemment qu’ils m’aimaient bien.
Il m’a raccompagnée à la maison dans l’obscurité. « Franchement, je ne m’attendais pas à divorcer un jour, disait-il. Je déteste vivre seul. »
Puis il a reparlé du chat.
Tout ce dont je me souviens après ça, c’est qu’on était devant chez Rachel, en train de s’embrasser sur le perron. C’était un affreux carambolage de dents. Un baiser désordonné, à tâtons, vraiment bizarre. Sa bouche avait un goût d’ananas et de tabac.
« C’est agréable », a-t-il dit, et j’ai opiné.
Il m’a regardé monter les marches puis batailler avec mes clés. « Je t’appelle », a-t-il dit. Même dans ma brume alcoolisée, je savais que nous n’avions pas échangé nos numéros de téléphone.
Le lendemain matin, je me suis réveillée tout habillée et dans un état proche de l’Ohio.
« Bon, au moins, tu as eu un baiser, a dit Rachel pendant qu’on regardait Jusqu’au bout du rêve, avec Kevin Costner, en grignotant un Snickers géant.
« C’est vrai.
– Et le barman ?
– Peut-on, s’il te plaît, clore définitivement ce chapitre ? »
Lui : Salut Marianne !
Moi : Salut Jon !
Lui : J’adore tes cheveux !
Moi : Merci !
Lui : Si on veut que le sale boulot soit fait, il faut prendre une rousse…
Moi : ???
Lui : Bruce Springsteen.
Moi : Et par « sale boulot », j’imagine qu’il entend « décaper le four » ?
Lui : Ça ne me déplairait pas de te voir penchée devant mon four. Ou bien est-ce trop grossier ?
Oui, effectivement, ça l’était. Je n’ai pas répondu.
Une heure plus tard, nouveau message : Tu pourrais porter des gants en caoutchouc.
Là non plus je n’ai pas répondu.
Encore une heure plus tard, une ultime supplique : Est-ce qu’on peut oublier les gants ?
Le fan de Bruce Springsteen était talonné de près par un autre soupirant qui n’avait mis qu’une seule photo sur son profil – il portait des lunettes de soleil. J’aurais dû deviner que ce détail n’était pas bon signe.
Lui : Hello ! Ça va ?
Moi : Bien. Et toi ?
Lui : Ça gaze. Jolies, tes photos. Tu as déjà trouvé l’amour ?
Moi. Merci. Non, toujours pas. Et toi ?
Lui : Je ne cherche pas l’amour. Je cherche une maîtresse.
Moi : Donc tu es marié ?
Lui : Oui. Ça te fait flipper ?
Moi : Non, ça ne me fait pas flipper, mais ce n’est pas le chemin sur lequel je souhaite m’engager.
Lui : Puis-je faire quoi que ce soit pour te faire changer d’avis ?
Moi : Non, j’en ai bien peur.
Dix minutes plus tard : Tu peux me brancher avec une de tes copines ?
Matthew Hussey n’est pas fan des sites de rencontre. Pour lui, c’est un bon moyen d’élargir le filet, mais on ne devrait pas s’en remettre exclusivement à eux : papoter en ligne sans bouger de son canapé, c’est une solution de facilité qui évite les interactions avec les hommes de chair et de sang tels qu’ils sont dans la vraie vie. C’est la raison qui m’avait poussée à télécharger Tinder.
Qui a besoin de se prendre des vestes par des barmen et d’entrechoquer ses dents avec celles de divorcés au cœur brisé quand on peut flirter sans sortir de chez soi ?
Je n’avais jamais été sur Tinder et cette application était une révélation – voilà où étaient tous les célibataires londoniens ! Affairés à poster des photos d’eux avec ou sans chemise. Tout sourires, ou affichant des moues de grand ténébreux magnifiées par le noir et blanc. Au pub, à côté d’une voiture de sport, au sommet d’une montagne, en train de cajoler leur chien. Seuls, ou entourés de filles glamour – ça, c’est la photo qui dit, Regardez, elles sont toutes folles de moi. Je suis une affaire !
J’étais d’humeur généreuse : j’accordais le bénéfice du doute à tous ceux qui avaient un beau sourire et n’avaient pas tombé la chemise. Du coup, j’avais pas mal de matchs, et je recevais un nouveau message toutes les heures : Salut Marianne ! Comment se passe ta journée ?
Je trouvais bizarre de partager cette information avec un parfait inconnu – tenait-il vraiment à savoir qu’après plusieurs jours de procrastination j’allais enfin me laver les cheveux ? Ou que je m’apprêtais à sortir acheter du lait ? Franchement, j’en doutais. J’ai donc opté pour un vague et terne : Super bien, merci ! Et toi, ça va ?
À la fin de ma deuxième journée sur Tinder, j’avais quatre rencards notés sur mon agenda.
Mes angoisses n’attendaient que ce signal pour se déchaîner et balayer tout le zen du Pouvoir du moment présent. Mon travail à temps plein consistait maintenant à détester mes dents, mes fesses et mes cheveux. La voix dans ma tête s’est emballée : et si je ne leur plaisais pas ? Et s’ils me reprochaient de ne pas ressembler à mes photos – reproche qui serait fondé vu que je n’avais mis en ligne que mes portraits les plus flatteurs. Je sais que ça fait partie du jeu mais, franchement, j’aurais pu me faire pincer pour publicité mensongère.
J’ai appelé ma mère, ce qui était une erreur. « Ne bois pas trop. Tu sais que l’alcool te rend toute rose et bouffie » – tel a été son conseil.
Mais j’ai trop bu. Quand j’étais nerveuse, je buvais.
D’abord, le fonctionnaire. Il habitait dans le Surrey mais était disposé à venir à Londres pour me rencontrer. On s’est retrouvés le 10 février, un mardi soir, au bar du British Film Institute. J’avais passé trois heures à me préparer, à essayer des jeans et des hauts. Des robes et des bottes. Des jupes et des pulls. Et lorsque j’avais quitté la maison (en jean, top en soie et bottes), j’avais entretemps calmé mes nerfs avec deux grands verres de vin. À 18 heures un mardi, j’avais déjà une demi-bouteille de vin au compteur. Après tout ce stress et cette anticipation, j’ai su à la seconde où je l’ai vu que je ne voudrais jamais approcher mes lèvres des siennes. La conversation a roulé sans encombre, mais zéro atome crochu.
C’est une autre des raisons qui font dire à Hussey que les rencontres en ligne ne marchent pas : dans la vie réelle, on est séduit chez l’autre par de minuscules détails – sa façon de marcher, de parler, de bouger les mains. En ligne, on est privé de ces signaux – et c’est comme ça qu’on passe une semaine à déprimer à cause d’un homme dont on aurait su en dix secondes, si on l’avait vu en chair et en os, qu’il n’est pas pour nous.
Dans le métro, en rentrant à la maison, je sentais cependant subsister une certaine excitation. Mon premier rencard Tinder ! Fait ! Et cela avait été moins dur et moins effrayant que prévu.
Le mercredi soir, j’avais rendez-vous pour un café avec un photo-reporter fraîchement rentré d’Irak. Il avait été sur la plupart des théâtres de désastre dans le monde, avait-il dit dans ses messages. Il semblait intéressant. Un avis qu’il partageait. En deux heures, je n’ai pas pu en placer une.
Le jeudi soir, je devais retrouver un type qui se décrivait comme un « gars de Liverpool, 1,82 m, et un penchant pour l’absurde ». Sur ses photos de profil, il s’était affublé d’une perruque et d’une fausse moustache, et sur d’autres clichés, on le voyait dans un festival, vêtu de ce qui ressemblait à un costume de danseur de flamenco…
Rien de tout ça n’était ma tasse de thé. J’étais trop coincée pour les déguisements. Quant à l’absurde, je trouvais ça bête et puéril.
Mais il y avait une autre photo, normale, où il souriait, et, voyant qu’il vivait à Londres, je l’avais contacté. Nous avions échangé quelques messages qui m’avaient fait rire. Il m’avait vanté ses hamburgers, et avait dit ne pas aimer les gens paresseux. Quand je lui avais répondu que j’étais une calamité aux fourneaux et que j’avais un gros poil dans la main, il avait admiré mon honnêteté. Je lui avais avoué que j’aimais bien les hamburgers.
Lui n’aimait pas les échanges écrits qui s’éternisaient : voulais-je qu’on se rencontre ?
On s’est donné rendez-vous à Camden, au Crown and Goose, à 18 heures.
Après vingt minutes d’une conversation pour le moins assommante, il a porté l’estocade.
« Alors, on va chez toi ?
– Pardon ?
– On va chez toi, après ?
– Non !
– Pourquoi ?
– Parce que je ne veux pas.
– OK. »
Il ne paraissait pas agacé. Je dirais même qu’il semblait soulagé d’avoir évacué cette question.
Sans surprise, Hussey n’est pas très chaud pour qu’on se précipite au lit au bout de dix minutes. Si tous les hommes sont intéressés par le sexe, dit-il, ils n’aiment pas avoir l’impression que vous coucheriez avec le premier venu. Ils veulent se sentir uniques.
« Ça marche systématiquement ? ai-je demandé.
– Quoi donc ?
– De poser cette question de but en blanc.
– Ouais.
– Comment ça se passe ?
– Je rencontre une fille, je lui dis “On va chez toi”, et elle me répond “D’accord”, et puis on baise.
– Et ensuite ?
– Comment ça, ensuite ?
– Vous faites quoi après avoir baisé ?
– On remet ça.
– Et après ?
– Après, on cherche un autre partenaire, et c’est reparti pour un tour. »
J’avais la sensation d’être mère Teresa en rendez-vous galant avec Hugh Hefner.
« Tu attends quoi, au juste ? a-t-il demandé. Un coup de foudre ?
– Peut-être.
– Tu ne voudrais pas te contenter d’une petite ondée ? »
J’ai trouvé ça drôle. Quand il sortait de son rôle de gros dégueulasse, il était marrant. J’ai ri et il s’est penché pour m’embrasser. Je l’ai laissé faire.
C’était un baiser baveux et poilu mais néanmoins agréable. « Tu es sûre qu’on peut pas aller chez toi ? a-t-il insisté.
– Je n’ai jamais été plus sûre de quoi que ce soit de ma vie. »
Je suis rentrée à la maison découragée. La conception que ce type avait des rencards était plombante. Rencontrer quelqu’un, foncer au lit, rencontrer quelqu’un d’autre… une douche, et hop ! on recommence. D’accord, c’était un jeu basé sur un calcul de probabilités – mais je n’avais pas l’énergie, ni mentale ni physique, pour y jouer. Nous n’étions que jeudi, et j’étais déjà épuisée.
Trois rencards en une semaine et je n’avais rencontré personne qui me plaisait. Il me restait à voir ce que donnerait ma quatrième touche – un mec qui travaillait dans une association caritative. Nous avions convenu de boire un verre au Charlotte Street Hotel samedi soir – qui se trouvait être également le soir de la Saint-Valentin. Le samedi matin, par texto, il m’a annoncé qu’il se sentait patraque. Je lui ai répondu de se requinquer, que ce n’était que partie remise. Plus tard, il m’a supprimée de sa liste de matchs. Je me suis sentie blessée, je n’ai pas compris, mais j’étais également soulagée.
J’ai passé la Saint-Valentin sur le canapé en compagnie de Rachel, devant un film avec Ashton Kutcher. Sa lune de miel avec Britney Murphy tournait au désastre. Je me suis endormie avant le moment où ils découvrent qu’ils s’aiment pour de bon.
Troisième semaine, et le dernier de mes rencards Tinder devait être un Écossais qui travaillait pour le NHS6 – Alistair.
Dans sa description, il indiquait qu’il aimait bien faire des hypothèses à l’emporte-pièce à partir des photos de profil. Il avait deviné que j’étais irlandaise, que j’aimais le swing et les vêtements vintage. J’avais deviné qu’il était écossais.
Nous échangions des messages depuis quelques jours, et il me faisait rire. C’était facile.
Quand il m’a demandé si je voulais qu’on se rencontre, j’ai répondu oui. On a pris date pour le jeudi 19 et il m’a dit qu’il me recontacterait plus tard dans la semaine pour convenir du lieu.
Le mercredi soir, j’étais toujours sans nouvelles de lui. C’était agaçant. L’orgueil m’empêchait de le relancer, mais je voulais savoir si notre rendez-vous tenait toujours, afin de pouvoir faire d’autres projets si ce n’était pas le cas.
Donc, je lui ai envoyé un message : Bonjour Alistair, ça va ? Ça tient toujours, pour demain soir ?
La réponse est arrivée cinq minutes plus tard : Semaine infernale au boulot, commencé tôt, fini tard, c’est loupé pour l’apéro.
Pas de « Bonjour comment vas-tu ? » Aucune excuse pour ne s’être pas manifesté. Pas même un « Oui, ça tient toujours ».
Puis un second message est arrivé : Je pourrai probablement être dispo vers 20 h/20 h 30.
Oh, monsieur est trop bon.
Ma première réaction a été d’effacer le message et de fulminer dans mon coin, mais ensuite j’ai respiré un bon coup et décidé de la jouer grand seigneur : Laissons tomber, tu es manifestement débordé.
Il a répondu : Ouais, semaine de dingue.
Il a dressé ensuite une longue liste de ce qui se passait à son travail, en précisant qu’il était épuisé, et stressé… et cela m’a remise en colère. Je me fichais pas mal de ses intrigues de bureau. Je ne connaissais même pas ce type.
D’accord, on était sur Tinder mais tout de même ! À ce stade des échanges, n’était-on pas censé faire un petit effort ? Charmer son partenaire potentiel ? Le courtiser ?
Malgré tout j’aimerais bien te rencontrer, à moins que tu n’aies changé d’avis, a-t-il ajouté une fois venu à bout de sa liste de doléances.
Eh bien oui, précisément, j’avais changé d’avis.
Je comprends très bien que le boulot prenne le pas sur tout, ai-je répondu, mais je suis un peu à cheval sur les bonnes manières. J’aurais apprécié que tu te manifestes plus tôt, même si c’était pour reporter notre rendez-vous. Pour être franche, je jongle probablement avec trop de rencards en ce moment, restons-en là. Bonne chance pour tout et merci pour les textos marrants. Ils m’ont bien fait rire.
J’étais très satisfaite de ma remarque sur le trop-plein de rencards. Pour tout dire, j’étais très satisfaite du message dans son ensemble. Jamais je ne m’étais défendue ainsi – face aux hommes, aux amis, face à qui que ce soit. C’était vraiment valorisant de dire, poliment, Tout bien réfléchi, je ne peux pas me contenter de ça.
Pour moi, c’était une révolution.
Hussey dit qu’en faisant front de la sorte, je m’étais hissée dans la catégorie des Femmes de Valeur Supérieure. Cela ne signifie pas difficile à vivre ou à séduire – cela signifie qu’on a confiance en soi, qu’on a de l’assurance, qu’on sait ce qu’on veut et qu’on n’a pas peur de le dire.
« Une femme sûre d’elle, écrit-il, possède une solide estime de soi. Si une relation sentimentale échoue à lui apporter ce qu’elle veut ou ce dont elle a besoin, elle ne craindra pas d’énoncer clairement ses attentes, ou de tourner les talons. Cela est également vrai dans les tout premiers moments d’une rencontre : si l’homme l’ennuie à mourir par sa conversation, ou s’il se révèle n’être qu’un fanfaron, une femme sûre d’elle s’extirpera poliment de ce mauvais pas plutôt que de perdre son temps. »
J’ai repensé aux innombrables conversations ennuyeuses que, par politesse, j’avais endurées en feignant de l’intérêt. Hussey dit que, quand nous posons clairement nos critères, les hommes s’adaptent et passent la vitesse supérieure.
Il avait raison.
Suite à mon message, le ton d’Alistair a changé du tout au tout. Il m’a bombardée de messages pour s’excuser de ne pas m’avoir recontactée plus tôt, me demander avec insistance de ne pas le passer à la trappe, m’assurer qu’il adorerait m’inviter à dîner un soir prochain… Mais c’était un peu tard. Je l’avais déjà viré de ma liste de matchs.
Je ne doutais pas qu’Alistair soit un mec chouette – simplement, par paresse, il s’était reposé sur ses lauriers. Je ne valais pas mieux, cela dit. Au cours de mes quinze jours sur Tinder, j’avais mis un terme à des conversations sans dire au revoir, uniquement parce que j’avais perdu tout intérêt pour mon interlocuteur. J’envoyais des messages en regardant la télé, en mangeant ou en bavardant avec Rachel. Ces échanges ne relevaient pas d’une vraie communication. Et ils donnaient peu à peu l’impression de n’être qu’un jeu ; il était facile d’oublier qu’on avait affaire à des personnes véritables.
En entamant la dernière semaine de février, j’étais à plat, mentalement et physiquement. En trois semaines, j’avais eu plus d’interactions avec les hommes que dans toute ma vie d’adulte, et cette accélération m’avait fait perdre pied. Les rencontres amoureuses me poussaient à couper les cheveux en quatre – étais-je trop difficile ? Pas assez ?
Cependant, c’était agréable de démystifier le jeu des rencontres amoureuses. De voir que les hommes n’étaient pas différents de moi – ils faisaient de leur mieux pour trouver quelqu’un. J’avais été agréablement surprise de découvrir qu’il était assez facile de rencontrer des hommes – mais rencontrer le bon, ça, c’était une autre histoire. Cela m’arriverait-il un jour ? Et, surtout, en avais-je envie ? Il me restait une semaine pour le découvrir. Mais sans l’aide de Tinder : il était temps pour moi de recommencer à accoster des inconnus dans la rue. Ou dans une salle de conseil d’administration.