« Entrer en relation avec les autres – voilà pourquoi nous sommes là.
Le courage commence en se dévoilant et en se laissant voir. »
« Je n’ai jamais été amoureuse, et personne n’a jamais été amoureux de moi. » Les mots sont restés en suspens. Il n’y avait pas un bruit dans la salle. Et vingt-cinq paires d’yeux me fixaient depuis les chaises en plastique disposées en cercle.
« Je n’ai jamais eu de relation sentimentale à proprement parler. Je n’ai jamais vécu avec qui que ce soit. Jamais partagé mon intimité. »
Les yeux continuaient à me fixer, impassibles.
« Je ne sais pas ce qui cloche chez moi… » Ma voix et mes jambes tremblaient.
« Je… je… je ne pense pas que quelqu’un de bien voudrait de moi. »
Elle sortait enfin, la vérité – celle dont j’ignorais jusqu’à l’existence et qui était pourtant la pierre angulaire du problème : ce sentiment que personne en pleine possession de son esprit ne puisse m’aimer, cette certitude que quelque chose ne tournait pas rond chez moi, et que je ne pouvais pas être aimée comme l’étaient les autres femmes.
À ce stade, je ne pleurais plus – je sanglotais, sans parvenir à reprendre mon souffle. La morve se mêlait aux larmes et il me semblait que mes jambes allaient me lâcher pour de bon.
Jamais je ne m’étais sentie à ce point exposée et vulnérable.
Avant que je ne m’engage dans mon aventure de développement personnel, une amie m’avait parlé de cette semaine de thérapie complètement barrée que sa sœur avait suivie. Bien des détails restaient mystérieux mais, pour ce qu’elle en avait compris, cette thérapie consistait à dévoiler ses secrets les plus noirs et les plus enfouis à un groupe de parfaits inconnus, et à molester des coussins à coups de batte de base-ball. Il était aussi question de se délester de ses « bagages » et d’entrer en contact avec son « enfant intérieur ».
En deux mots : l’enfer.
« Franchement, il faut être au fond du trou pour s’infliger de son plein gré un truc pareil », avais-je dit à mon amie sur le moment, tout en rangeant le nom de la thérapie en question dans un coin de ma tête – sans doute suspectais-je qu’un jour, j’aurais atteint ce stade de désespoir.
Voilà comment je m’étais laissé embringuer dans le fameux Processus Hoffman, et que je me retrouvais en train de craquer devant vingt-cinq personnes dans une maison de campagne du Sussex.
Quand j’en ai eu terminé avec mes propos décousus et incohérents, j’ai regagné mon siège et quelqu’un d’autre s’est levé pour partager son histoire, mais je n’écoutais pas, je me repassais dans la tête mes propos. J’avais dévoilé à ces inconnus bien plus qu’à mes amies en toute une vie – bien plus, même, que ce que j’étais prête à admettre en mon for intérieur.
Mes jambes flageolaient encore lorsque je me suis levée pour la pause. J’ai gagné la cuisine en gardant la tête baissée et j’ai rejoint la file d’attente pour me préparer une tasse de thé. J’étais incapable de croiser le moindre regard. Le calme et le silence qui régnaient étaient à la mesure de l’état de choc général. Nous étions tous hébétés par ce qui se passait. J’ai été prise de nausée et j’ai filé dans le jardin sans attendre ma tasse de thé.
Il faisait froid. Et gris. Un rouge-gorge sautillait sur l’herbe givrée. J’avais la sensation d’être tombée du bord de la planète. Était-ce vraiment ce que je pensais ? Que personne ne m’aimerait jamais ?
Le gravier a crissé derrière moi ; une femme blonde avec un carré très court et une jupe crayon s’est immobilisée non loin de moi, une cigarette entre les doigts. J’ai relevé la tête et je lui ai adressé un pâle sourire. En des circonstances normales, j’aurais déployé tout mon charme, je l’aurais bombardée de questions, écoutée, je lui aurais souri et j’aurais fait assaut d’amabilités. Mais à quoi bon se donner du mal, dès lors que l’auditoire entier m’avait vue nue ?
« C’était très courageux », a-t-elle dit.
Etais-ce un langage codé pour signifier « gênant, idiot, pathétique » ? Me jugeait-elle, avec sa jupe crayon impeccable et son élégante coupe à la garçonne ?
« Je pouvais m’identifier à tout ce que vous disiez », a-t-elle poursuivi, mais il était évident qu’elle cherchait simplement à se montrer gentille. Elle, elle avait raconté qu’elle était sous pression au boulot. J’étais prête à parier qu’elle avait un poste à responsabilité dans une grosse boîte et une vie bien organisée, dans une grande maison avec mari et enfants. Nous n’avions strictement rien en commun.
« J’ai été lâche, a-t-elle continué. Je n’ai pas dit la vérité. Mon mari m’a quittée. Je passe mes week-ends claquemurée dans un studio, à fumer clope sur clope et m’abrutir devant la télé. Je me gave de chocolat jusqu’à la nausée, puis je me fais vomir. L’an dernier, j’ai fait une tentative de suicide. »
Oh.
On n’a rien dit pendant quelques minutes. On regardait le rouge-gorge, et elle tirait sur sa cigarette.
« Je suis vraiment désolée… » ai-je soufflé.
Elle a hoché la tête.
Il n’y avait rien à ajouter.
Quand la cloche a sonné la fin de la récré, la femme a écrasé sa cigarette et nous avons repris le chemin de la maison. À côté de la porte, un homme, grand, la peau hâlée, terminait lui aussi sa cigarette. Il portait un pull gris et souple, et il avait ce teint lumineux et cette peau sans pores qui sont l’apanage des gens très riches. J’étais incapable de croiser son regard. J’avais trop honte qu’il m’ait vue avec le nez dégoulinant de morve. Mais il n’y avait nulle part où se cacher. Le mal était fait. J’avais craché le morceau. J’étais en loques.
J’ai levé les yeux et je lui ai décoché un faible sourire.
Et il s’est passé quelque chose d’incroyable. Cet homme à la peau entretenue à grands frais s’est penché vers moi, il a passé les bras autour de mes épaules et il est resté sans bouger.
Nous n’avons pas échangé un mot. Trois étrangers, côte à côte, muets. Seuls. Ensemble. D’autres larmes ont roulé sur mes joues. L’homme m’a tendu un mouchoir.
« On y retourne ? » a-t-il demandé.
On y est retournés. Ensemble.
Huit jours durant, assis en cercle, nous avons parlé de nos sentiments, de notre vie et de notre famille. Les âges s’échelonnaient de dix-neuf à soixante-cinq ans, et tous les milieux sociaux étaient représentés.
Comme prévu, nous avons roué des coussins de coups de batte en plastique tout en hurlant à pleins poumons pour expulser notre colère. Nous avons pataugé dans des champs boueux en feignant de porter en terre des êtres chers pour dire ce que nous avions sur le cœur. Nous nous sommes même enterrés nous-mêmes – ou plus exactement nous avons enterré nos pires aspects. J’avais maintenant assisté par deux fois à mon propre enterrement.
À chaque exercice, je songeais : « C’est l’idée que je me fais de l’enfer », mais le suivant le surpassait systématiquement. Et certains atteignaient un tel degré de ridicule que je soupçonnais Ruby Wax de nous filmer en caméra cachée pour un de ses documentaires : « Regardez à quoi en sont réduits ces dégénérés des pays industrialisés pour être heureux ! » commenterait-elle quand un plan panoramique nous montrerait chacun en train de caresser un coussin en velours censé représenter son enfant intérieur.
La semaine était encore plus atroce que ce à quoi je m’attendais.
Mais c’était également une des meilleures choses que j’avais faites dans ma vie.
J’ai dévoilé mes pires travers à des gens sans qu’ils prennent les jambes à leur cou – bien au contraire. Ils étaient d’une gentillesse indéfectible. Pour la première fois de ma vie, je ne me sentais pas seule. Ça me semblait de l’ordre du miracle.
Mais le plus grand miracle tenait à cette évidence qui a rapidement émergé : en deçà de nos parcours différents, nous étions tous les mêmes. Nous nous sentions tous imparfaits. Pas à la hauteur. Indignes d’amour.
Sans en avoir conscience, le problème que j’avais partagé le premier jour – celui dont j’avais tellement honte, ce secret coupable que je m’étais caché à moi-même – se trouvait être la source de douleur la plus banale qui soit pour les êtres humains. Tous les livres de développement personnel que j’avais lus y faisaient allusion, sans que jamais je percute.
« Nous craignons tous de ne pas être assez ceci, ou assez cela », dit Tony Robbins. Au fond de chacun de nous, il y a cette faille qui nous donne le sentiment de n’être pas assez intelligent, pas assez jeune, assez vieux, assez riche, assez drôle, assez quelque chose. Et c’est le pire des sentiments parce que c’est sur son terreau que prospère la peur qui nous fait dire : « Personne ne n’aimera jamais. »
Eckhart Tolle est du même avis : « Sentir que quelque chose ne tourne pas rond chez soi n’est pas un problème personnel, mais universel, il est partie prenante de la condition humaine. Peut-être serez-vous surpris de l’apprendre, mais ce schéma de pensée est commun à des millions, des milliards d’hommes et de femmes. Il participe tout simplement de l’ego. »
De retour chez moi après l’épisode Hoffman, j’ai découvert une femme qui était devenue célèbre pour avoir énoncé clairement ce sentiment. Quelques années plus tôt, Brené Brown avait fait une conférence TED devant quelques centaines de personnes dans sa ville natale de Houston, au Texas.
Dans un monde obsédé par la pensée positive et la productivité, elle abordait un sujet peu susceptible d’enthousiasmer les foules : la honte – qu’elle définit comme « un sentiment ou une expérience intensément douloureuse qui nous incite à croire que nous sommes imparfaits et, par conséquent, indignes d’amour et de reconnaissance sociale ».
La vidéo de ce TED Talk était devenue virale et avait été visionnée par des dizaines de millions d’internautes de par le monde. La conférence avait débouché sur la publication d’un livre intitulé Daring Greatly, dans lequel Brown explique qu’on croit souvent que la honte est réservée à ceux d’entre nous ayant subi un traumatisme – ce qui est faux : nous en faisons tous l’expérience. Brown dit même qu’une épidémie de honte bat son plein sur la planète : personne ne se pense assez bon, assez mince, assez intelligent, assez riche, assez accompli, assez bien habillé.
Quelques personnes m’avaient déjà parlé de cette conférence de Brené Brown – dont, étonnamment, ce type un peu lourd rencontré sur Tinder et qui voulait scorer dès le premier soir – mais je n’avais jamais poussé plus loin les investigations. Ce n’est qu’à mon retour du Processus Hoffman que j’ai visionné et revisionné le TED Talk et que j’ai lu Daring Greatly, de la première à la dernière ligne. Trois fois de suite. L’ouvrage semblait parfaitement cerner l’essence de notre condition d’être humain et cerner également des schémas comportementaux qui, à mon insu, avaient gouverné ma vie. En deux mots : il expliquait pourquoi vider mon sac pendant une semaine devant de parfaits inconnus m’avait transformée comme aucun livre de développement personnel ne l’avait fait.
Brené dit que, face à la honte, nous déployons plusieurs parades. D’abord, on essaie d’être parfait. On pense que si on parvient à être plus mince, plus intelligent, plus accompli, on se sentira mieux, les gens nous aimeront et on s’en sortira sans dommage.
Quand cela ne marche pas – et ça ne marche jamais –, on tente une autre approche : on cherche à engourdir la honte. En regardant la télévision. En buvant. En se goinfrant. En se droguant. Brown voit dans la prévalence élevée de l’obésité, des addictions et de la dépression un contrecoup de cette anesthésie généralisée.
Lorsque perfectionnisme et engourdissement ont échoué, reste la troisième parade : se couper du monde, étouffer nos sentiments et décider de faire cavalier seul.
Grosso modo, Brené décrivait ma vie.
Je n’avais pas emprunté la route qui, d’après elle, est la seule à mener quelque part : nouer le contact avec l’autre. Se montrer tel qu’on est vraiment à ceux qui nous aimeront et nous accepteront avec tous nos petits défauts.
Accepter d’être vulnérable.
« Si nous partageons notre histoire avec quelqu’un qui répond avec empathie et compréhension, la honte n’a plus aucune chance de survie. »
À cet égard, Brené déplore que le développement personnel ressorte d’un projet souvent mené en solitaire : « Selon moi, déclare-t-elle dans une interview, nous ne sommes pas censés faire ça seuls dans notre coin. La guérison vient de ce qu’on partage notre histoire avec quelqu’un qui est digne de l’entendre. »
Elle avait raison, et elle m’a ouvert les yeux : je faisais tout de travers depuis le début. Seule, je ne pourrais pas mener à bien mon projet de développement personnel. Après avoir passé ma vie à me rabâcher que j’étais forte et que je n’avais besoin de personne, il s’avérait que, eh bien si – j’avais besoin des autres.
Montrer mon vrai moi aux autres participants du Processus Hoffman m’avait pétrifiée, mais c’était pile ce dont j’avais besoin. En dépit de mes larmes, je m’étais sentie acceptée, aimée et vue comme jamais je ne l’avais été dans ma vie. Et même si je n’en avais pas conscience, tous les êtres humains partagent une seule et même aspiration : nous ne voulons pas un nouveau jean, un nouveau boulot, un nouvel appart, un nouveau boyfriend, une nouvelle voiture – nous voulons juste avoir le sentiment d’être aimés et intégrés.
Brené a écrit dans un précédent ouvrage, La Grâce de l’imperfection1 : « La certitude d’être aimé et intégré est un besoin irréductiblement ancré chez toutes les femmes, tous les hommes, tous les enfants. Nous sommes biologiquement, cognitivement, physiquement et mentalement programmés pour aimer, être aimé et intégré. Quand ces besoins ne sont pas satisfaits, notre bon fonctionnement s’en ressent. On se casse. On s’effondre. On s’engourdit. On souffre. On fait du mal aux autres. On tombe malade. »
J’avais passé ma vie à me casser, à m’engourdir, à souffrir et à tomber malade. À toujours faire cavalier seul. Il était temps d’y mettre le holà, avec l’aide de Brené Brown – et de mes amis.
Brené parle beaucoup des amis. « Je conserve dans mon portefeuille un petit papier sur lequel sont notés les noms des personnes dont l’opinion compte pour moi. Pour figurer sur cette liste, vous devez m’aimer pour mes forces et mes combats… Vous devez aimer et respecter le fait que je ne suis absolument pas cool. »
Les amis qui figurent sur cette liste sont ceux qui retrousseront leurs manches en toutes circonstances, qu’elle pourrait appeler en pleine nuit et qui viendront l’aider, sans poser de questions.
Sarah me manquait. Je ne voulais rien tant que retourner picoler et rigoler avec elle dans un pub au plancher poisseux. Sarah m’aimait telle que j’étais. Elle me faisait rire de mes défauts. Avec elle, je me sentais superbe même quand j’avais des boutons et la gueule de bois.
Elle me connaissait – me connaissait vraiment, vraiment bien. Et moi aussi je la connaissais. Je savais qu’elle était plus sensible qu’elle ne le montrait. Qu’elle croyait en Dieu et qu’elle était bienveillante avec tout le monde. Que, pour elle, une des pires choses qu’on puisse faire, c’était d’exclure son prochain. Elle était la première à copiner avec la fille du vestiaire ou le collègue pataud qui restait seul dans son coin à une soirée. Elle brisait la glace avec son amour et son humour et, en moins de deux, il dansait et avait grâce à elle le sentiment d’être la personne la plus drôle et la plus fascinante de la pièce.
Je lui avais fait le pire des sales coups : je l’avais exclue. Exclue de ma nouvelle vie. J’avais cru que je devais m’améliorer par mes propres moyens – mais la vérité était aux antipodes. On ne peut s’épanouir qu’au contact des autres.
Il fallait que je l’appelle, mais j’étais terrifiée. J’avais attendu si longtemps ! Qu’allais-je lui dire ? « Bonjour, je suis désolée » ? Et après ? Et si elle me raccrochait au nez ? Ou gardait le silence ? Ou me traitait de garce ?
Deux jours durant, j’ai attrapé le téléphone, et toujours trouvé une bonne raison pour remettre l’appel à plus tard. Un papier qui ne pouvait pas attendre. Un saut à la poste. Un besoin urgent d’appeler ma mère. Pour finir, un samedi après-midi, seule sur mon lit, j’ai composé le numéro d’un doigt tremblant. Je ne savais toujours pas ce que j’allais lui dire.
Ça a sonné. Sonné. Et je suis tombée sur le répondeur. J’ai entendu sa voix, gaie, enjouée. J’ai paniqué et raccroché sans laisser de message.
Je l’ai imaginée voyant mon nom s’afficher à l’écran et refuser l’appel. Je me la suis représentée installée sur son canapé, avec Steve. Je ne voulais rien tant qu’être là-bas avec elle, commander un plat chez l’Indien, regarder un film, et sombrer avant la fin parce que j’avais trop bu et mangé trop de Dairy Milk. Subitement, elle me manquait tellement que c’en était douloureux. Comment avais-je pu être aussi conne ? Aussi froide ?
Je lui ai envoyé un texto.
J’ai été une conne égocentrique. Je suis horriblement désolée. Tu me manques. Mx
J’ai passé la nuit sur les charbons ardents. J’avais tellement peur de sa réponse que j’avais éteint le téléphone. Avant de le rallumer. Puis de l’éteindre à nouveau. De le rallumer. Toujours pas de réponse. Le lendemain matin, je me suis réveillée à 7 heures, et je me suis jetée sur le téléphone. Toujours rien.
« Laisse-lui du temps, a dit Rachel au petit déjeuner. Viens, sortons. Allons marcher un peu. »
On est parties se balader à Hampstead Heath, on a poussé juste qu’aux étangs dans lesquels nous avions sauté quinze mois plus tôt. Des matriarches entre deux âges étaient en train de nager la brasse coulée. L’énergie et l’optimisme que j’avais ressentis après cette baignade, en ce tout premier jour de ma mission de développement personnel, me semblaient à des années-lumière de l’endroit où je me trouvais maintenant.
« On se baigne ? a demandé Rachel.
– On n’a pas pris nos maillots.
– Ils en ont toujours quelques-uns en rab aux vestiaires. »
J’aurais probablement dû accepter, juste pour sortir de ma zone de confort. Une fois de plus. Mais je n’en avais pas envie.
« Non, je vais attraper froid. Allons plutôt déjeuner. »
Nous sommes parties au St John. Voir des gens normaux, des groupes d’amis et des familles vaquer à des occupations normales, manger ensemble, boire du vin, lire les journaux – c’était la béatitude. Quelques mois plus tôt, lorsque j’étais occupée à planifier mes obsèques, je n’avais vu que des gens qui passaient leur temps à fuir et se cacher ; maintenant, ils m’offraient le spectacle du bonheur. C’était ça, l’étoffe de la vie. Partager un repas et bavarder entre amis.
J’étais en train de manger mon agneau quand mon téléphone a bipé. J’ai plongé la main dans le sac.
C’était un message de Sarah. La panique m’a prise à la gorge.
« Elle te dit quoi ? a demandé Rachel.
– Je ne sais pas.
– Ouvre-le.
– J’ai la trouille.
– Arrête… »
Le message était une photo de femme ensachée et encapuchonnée dans une grenouillère tricotée façon pull irlandais.
Il y avait une légende : Je suis tombée là-dessus il y a des semaines et je voulais te l’envoyer, avant de me souvenir que nous étions à couteaux tirés… Et si on les rangeait ? Je préfère quand nous sommes amies.
J’ai lâché un cri aigu en faisant des petits bonds sur ma chaise, puis j’ai tendu le téléphone à Rachel.
« Un hiver, ai-je expliqué en voyant son air perplexe, nous sommes allées ensemble en Irlande, et il faisait si froid que je dormais avec trois pulls plus ma doudoune. Depuis, elle m’envoie des photos de vestes polaires et de caleçons longs. »
Sarah me connaissait tellement bien.
Elle savait que j’étais perpétuellement frigorifiée et elle connaissait ma passion pour les gros pulls. Elle savait aussi que j’étais bordélique et que j’aurais dormi vingt heures par jour si je l’avais pu. Que j’aimais passionnément Noël, et détestais tout aussi passionnément les guirlandes lumineuses multicolores.
« Oh non, tu ne vas pas te remettre à pleurer… »
Rachel a souri. Je pleurais bel et bien. De bonheur.
Je veux la même ! ai-je répondu à Sarah.
Sarah : Je t’en tricoterai une.
Moi : Tu t’es mise au tricot ?
Sarah : Oui. Il y a eu pas mal de changements ces derniers mois.
Moi : Comment vas-tu ? Je déjeune avec Rachel. Tu veux nous rejoindre ?
Sarah : Je suis avec la maman de Steve, aujourd’hui. On est à Westfield. Je hais Westfield. Partie remise ?
Moi : Dîner demain ?
On s’est retrouvé au Pizza Express le lendemain à 18 heures.
J’y suis arrivée la première et j’ai attendu. J’étais plus nerveuse qu’avant n’importe quel premier rendez-vous. Il n’y avait pas grand monde dans la salle, mis à part deux ou trois mères qui découpaient des pizzas pour leurs gamins tout juste sortis de l’école. Quand Sarah est entrée, j’ai retenu mon souffle. Elle était si jolie ! Elle m’avait tellement manqué !
« Tu es ravissante, ai-je dit quand elle est arrivée à la table. C’est une nouvelle chemise ?
– Non, ça fait un petit… » Elle a souri. Je m’étais levée et elle était toujours debout. On s’est regardées. J’hésitais entre une bise et une accolade, d’autant qu’elle restait plantée là sans bouger.
« Tu as super bonne mine, ai-je dit.
– Tu ne trouves pas que j’ai grossi ?
– Non. »
Elle a soulevé sa chemise. Et découvert un petit ventre rond et bien tendu.
« Oh mon Dieu !
– J’attaque le sixième mois.
– Oh mon Dieu, tu vas avoir un bébé !
– Oui !
– Oh mon Dieu !
– Je sais…
– Et j’ai raté ça… » J’ai regardé Sarah. Puis le sol. « Tu te sens comment ? ai-je demandé, sans savoir si j’avais encore le droit de poser cette question.
– Bien, bien… Un peu fatiguée. Je me lève vingt fois par nuit pour faire pipi, mais je ne veux surtout pas me plaindre – je ne voudrais pas que tu me trouves négative. »
Elle a arqué les sourcils.
« Je suis affreusement désolée. Je me suis comportée comme une conne. Pardon, pardon, pardon.
– C’est bon.
– Non, vraiment, je m’excuse. Je ne sais pas quoi dire, sinon qu’à un moment donné je suis partie en roue libre. J’ai arrêté d’être normale. Je ne sais pas où j’avais la tête. »
Il y a eu un silence inconfortable. Sarah ne s’était toujours pas assise.
« Ça te va, ici ? Ou tu préfères une autre table ? »
Elle a ri. « Non, celle-là est parfaite. » Et elle s’est assise.
« Tu es sûre ? »
Elle a ri à nouveau. « Oui, Marianne, ça me va très bien. »
Il y a eu un nouveau silence, insoutenable celui-là. Elle ne me laisserait pas m’en tirer à si bon compte. Et elle avait bien raison.
« J’ai été horrible, non ? ai-je demandé.
– Complètement, a-t-elle répondu, et elle s’en est aussitôt voulu. Ne fais pas ton regard de chien battu.
– Je ne fais pas le chien battu. Je suis juste désolée. »
Mais je sentais les larmes affluer. Sarah a marqué une pause. Elle cherchait comment dire ce qu’elle avait sur le cœur tout en restant diplomate.
« On partait chacune dans une voie différente, et ça, je peux le comprendre. Tu t’étais lancée dans un sacré challenge, j’avais l’impression de te perdre et je détestais ça. Je ne savais plus quoi faire. Tu ne semblais pas m’apprécier beaucoup.
– Je te demande pardon.
– Tu étais distante et froide. Comme si tu me méprisais un peu. »
J’ai eu un mouvement de recul. Elle avait raison, à ce moment-là je prenais tout le monde de haut. Ivre de Rien à foutre, j’avais pensé avoir tout pigé de la vie. J’étais hautaine. Arrogante. Je narguais mes semblables avec mon éveil spirituel. Je m’imaginais faire partie de cette élite très restreinte des gens qui avaient tout compris, quand les autres s’aveuglaient à force de déni et d’ignorance.
Je me suis pincé la jambe pour arrêter mes larmes. Il ne s’agissait pas de moi ici. Je n’avais pas le droit d’être bouleversée.
« Si ça peut te consoler, après notre brouille, je me suis effondrée et j’ai passé une bonne partie de l’année au lit, à chialer.
– Oui, ça me console un peu. » Elle a ri. « Enfin, non, pas vraiment. Que s’est-il passé ?
– J’ai fait une crise aiguë de nombrilisme. Je suis devenue un cauchemar d’égocentrisme. En gros, j’ai implosé à force de trop penser à moi.
– Tu t’es éclatée, on dirait…
– Je pense que je m’étais fixé pour mission de devenir parfaite, et ça m’a stressée à mort quand j’ai vu que je n’y arrivais pas.
– La perfection, ça n’existe pas.
– Je sais.
– Et même si ça existait, qui voudrait être parfait ? Tu te souviens de Jane, au bureau ? Avec ses coiffures parfaites, ses tenues parfaites, ses salades parfaites… »
On a toutes les deux grimacé.
« Qui veut être une femme de Stepford2 ? C’est d’un ennui mortel. Je ne pige vraiment pas pourquoi tu veux changer à ce point. Lis des livres et médite autant que tu veux, mais tu n’as pas besoin de devenir quelqu’un d’autre. Beaucoup de gens t’apprécient telle que tu es.
– Même si je suis une garce nombriliste ?
– En général, tu es tout sauf ça. Tu es chaleureuse, gentille et drôle. Et j’aimerais bien que cette personne revienne, s’il te plaît. »
Il y a eu un silence.
« Nos conversations m’ont manqué. Tu m’as carrément zappée.
– Je sais.
– Je pensais que notre amitié était plus forte que ça. »
Un autre silence intolérable. Le genre de silence dans lequel on pouvait s’enfoncer sans jamais trouver d’issue. C’était ça, la vulnérabilité. C’est horrible, mais nécessaire.
« Et on ne peut même plus se soûler, maintenant, pour rattraper le coup », a repris Sarah en souriant.
Un autre silence, que j’ai brisé.
« Putain… un bébé. J’y crois pas. Ça te fait quoi ? Et Steve, comment il le vit ?
– Il flippe. Il n’arrête pas de rêver qu’il oublie le bébé dans un bus.
– Il fera un super père.
– Ouais.
– Je suis tellement désolée d’avoir raté ça !
– Tu peux te rattraper en m’aidant pour un truc important.
– Bien sûr, tout ce que tu veux. »
Elle a sorti son téléphone.
« Que penses-tu de ça ? C’est bien, ou ça fait trop instit fin des années 70 ? »
Elle me montrait une photo d’une maxi robe à imprimé floral.
J’ai éclaté de rire. « Ça me rappelle un peu ma prof de géo.
– Et celle-là ? »
C’était une robe rayée en maille, moulante et avec un décolleté profond.
« Ouais, ma grande, ose. Sois fière de ton ventre ! »
J’ai senti une bouffée d’amour et de soulagement – voilà où était le bonheur. Pas dans les affirmations ni dans les jus verts, mais dans les conversations entre amies autour de robes à fleurs.
« C’est une fille ? »
Sarah a eu l’air surpris.
« On ne le dit à personne, mais oui. Comment tu l’as deviné ?
– J’ai eu une vision de toi à mon enterrement, et tu avais une fille.
– Quoi ?
– Au moment où je suis partie en vrille, je devais faire cet exercice qui consistait à imaginer de ce qu’on dirait de moi à mes obsèques, et tu étais là avec Steve et ta petite fille.
– Quel est le livre qui te dit de faire un truc pareil ? s’est indignée Sarah.
– Les 7 Habitudes de ceux qui réussissent tout ce qu’ils entreprennent. C’est censé t’aider à te concentrer sur ce que tu veux de ta vie.
– Ça a marché ?
– Non. En gros, j’ai assisté à mon enterrement, et j’ai vu que tout le monde me haïssait.
– L’éclate…
– Vous étiez tous tellement remontés contre moi que personne n’avait envie de se soûler et de raconter de super anecdotes à mon sujet. Toi, tu disais que j’avais tout, et que j’avais tout gâché.
– Je m’excuse au nom de mon moi fictif qui a assisté à ton enterrement fictif.
– Ne t’excuse pas, tu disais la vérité.
– Arrête ! Et les autres bouquins, ça s’est passé comment ? Tu en as fait un sur les relations amoureuses ?
– Oui ! Et j’ai pris la parole à un petit déjeuner d’affaires pour demander s’il y avait des candidats à un rencard.
– Non !
– Si ! Un type m’a invitée à boire un café, et il m’a quasiment demandé en mariage après trois gorgées de latte. Il m’a expliqué qu’il était prêt à sauter le pas, et il m’a proposé le poste.
– Tu as répondu quoi ?
– Oui, évidemment. Et on a filé à Vegas.
– J’ai raté un mariage à Las Vegas !
– Eh oui…
– Tu n’as rencontré personne qui te plaisait ?
– Non, pas vraiment. Enfin, si, il y avait un mec… mais j’ai tout gâché. J’ai détalé ventre à terre quand il a essayé de m’embrasser, et il n’a pas voulu me revoir.
– S’il s’est laissé décourager aussi facilement, c’est que ce n’était pas le bon. »
Sarah savait exactement quoi dire.
« Quelqu’un d’autre ? »
Je lui ai parlé du Grec.
« Il a l’air chouette.
– Il l’est, mais on ne vit pas dans le même pays et… Je ne sais pas… Je ne suis pas certaine d’avoir ce genre de sentiments pour lui.
– Un peu quand même, si tu es allée vers lui.
– Oui, sans doute, mais ensuite, je n’ai pas senti l’étincelle. »
Sarah a haussé les sourcils.
« Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne t’es pas laissé le temps. Steve ne me plaisait qu’à moitié jusqu’à notre troisième ou quatrième rencard.
– Non, je pense qu’elle n’était pas là. »
Sarah a secoué la tête. « Tu es sûre que ce n’est pas une fuite ? Quand j’ai rencontré Steve, j’étais morte de trouille. Tomber amoureuse de lui, c’était comme me jeter du haut d’une falaise. Je m’inventais toutes sortes de raisons pour me convaincre qu’il n’était pas le bon… Qu’il était trop petit, trop maigre, qu’il avait une voix trop aiguë…
– Elle n’est pas si aiguë que ça.
– Tu vois l’idée. Mais j’avais juste peur. Je voyais qu’il était sincère, qu’il m’aimait bien, et je cherchais comment me défiler. Lui, il continuait à m’appeler. Il ne lâchait pas le morceau.
– Le Grec aussi continue à m’appeler.
– C’est vrai ?
– Ouais. Pendant un petit moment, je ne décrochais plus parce que je ne voulais pas qu’il se fasse des idées, mais c’était grossier, donc maintenant on bavarde.
– De quoi ?
– Je ne sais pas – de trucs et d’autres. Son père, mon développement personnel. J’imagine que ça vient de ses études de psycho, mais il me semble piger ce que j’ai fait, et c’est facile de parler avec lui.
– Ça, c’est un point positif. Vous vous parlez souvent ?
– Oui, plus ou moins chaque semaine.
– Et le reste du temps, ça t’arrive de penser à lui ?
– Oui, je crois.
– Et quels sont ses sentiments pour toi ?
– Je n’en sais rien.
– Tu ne lui as pas posé la question ?
– Non. De toute façon, je ne pense pas qu’il soit l’homme de ma vie. On s’est embrassés, une fois, et je n’ai pas ressenti grand-chose.
– Tu étais prête à ressentir quelque chose ?
– Je ne sais pas… Sans doute pas…
– Tu étais prête à tomber amoureuse ? » a insisté Sarah, d’un ton pressant, le visage grave.
J’étais stupéfaite. Nous n’avions en général pas ce genre de conversation.
« Je ne sais pas.
– Sais-tu seulement ce que c’est, l’amour ? » a-t-elle lancé, et immédiatement mes larmes ont jailli, comme si on avait ouvert un robinet.
« Je ne sais pas… »
Elle a pris ma main et l’a serrée.
« À mon avis, tu dois te montrer plus ouverte. L’amour n’a pas besoin d’être éternel. Ça peut aussi être juste une rencontre, une connexion qui s’établit, un enrichissement réciproque. Ça peut être pour un jour, une semaine, un an – peu importe. Tout ce qui compte, c’est de donner sa chance à une relation. La laisser faire son chemin.
– Quand es-tu devenue si sage ?
– Je pense que c’est les hormones. Je suis la terre-mère, maintenant. » Elle a souri. « Ou alors c’est parce que je ne picole plus. J’ai récupéré quelques neurones. »
J’ai déniché dans mon sac un Kleenex et je me suis mouchée. Sarah avait raison. J’avais une peur bleue de l’amour, mais ce que tous les livres de développement personnel s’accordent à dire, c’est que l’amour est la raison pour laquelle nous sommes sur cette planète. Pas nécessairement un amour qui débouche sur une bague au doigt et l’achat d’une maison, mais l’amour sous toutes ses formes. La connexion humaine.
« C’est une première, ai-je remarqué tandis que nous marchions vers la station de métro. Rentrer sobre.
– M’en parle pas.
– Je t’aime et je te demande pardon d’avoir été garce.
– Moi aussi je t’aime. » On s’est serrées dans les bras. Il faisait nuit, et nous étions sous un réverbère. C’était une scène aussi romantique qu’un rencard. L’amour est l’amour. Que ce soit entre amis, amants ou au sein de la famille. J’avais passé ma vie à prétendre que je n’avais besoin de personne, mais c’était un mensonge.
Dans le métro, je me suis remise à pleurer. Mais cette fois c’étaient des larmes de joie.
Une fois à la maison, j’ai envoyé un message au Grec. Il était 23 heures en Angleterre, donc 1 heure à Athènes.
Je te réveille ?
Non :
Que fais-tu debout à cette heure-ci ?
Je n’arrive pas à dormir. Tu veux bavarder ?
Il m’a appelée sur Skype. En général, quand je lui parlais, je désactivais la caméra de peur de ressembler au bonhomme Michelin sur l’écran, mais cette fois j’ai laissé mon visage s’afficher.
« Oh, je te vois ! Attends, j’active moi aussi ma caméra. »
Son visage est apparu. Pâle, souriant, avec un pétillement dans les yeux.
« C’est super de te voir ! Tu as bonne mine.
– Non, je suis vannée… Toi tu as bonne mine. » Et c’était vrai – mon cœur a fait un petit salto et j’avais du mal à croiser son regard.
« Merci.
– Alors, quoi de neuf ?
– Je viens de me réconcilier avec une amie. On s’était brouillées.
– Génial.
– Ouais, c’est vraiment génial. Comment va ton père ?
– Toujours pareil. Pas bien… Mais parle-moi d’autre chose. Que se passe-il à Londres ? Sur quel bouquin es-tu ce mois-ci ? »
Je lui ai envoyé le lien du TED Talk de Brené Brown. Nous l’avons visionné ensemble, lui – cet homme que j’avais branché un an plus tôt dans un café – à Athènes, avec son père malade dans la pièce voisine, et moi à Londres, dans ma chambre plongée dans le noir.
« Elle me plaît bien, cette femme, a-t-il dit.
– À moi aussi.
– C’est comme ça que j’essaie de vivre ma vie, en tous les cas », a-t-il observé, et c’était vrai.
Depuis le premier jour, il s’était toujours montré ouvert d’esprit et sincère. Il avait gardé contact avec moi même quand je m’échinais à mettre de la distance entre nous. Il n’avait pas caché que je lui plaisais ni fait semblant d’avoir une vie parfaite. Il s’était toujours montré sous son vrai jour. Des deux, c’était moi qui jouais un rôle.
Mon cœur battait fort. J’étais assise par terre sur la moquette à côté de la porte, où la réception wi-fi était meilleure.
« C’est drôle, non, qu’on soit restés en contact tous ces mois, ai-je dit.
– Oui…
– Je me demandais…. Qu’est-ce que tu penses de moi ? »
Il a marqué une pause. Je sentais la nuit, le ciel noir, les océans entre nous. Il ne me lâchait pas des yeux. Et il souriait.
« Quand je t’ai rencontrée, j’avais du mal à y croire… La veille, j’avais évoqué avec mon ami ma femme idéale, et voilà que tu venais vers moi – une belle femme, et qui cochait toutes les cases de ma liste. Et pas juste par ton physique. Puis on a commencé à parler, et c’était encore mieux. Je n’en revenais pas de ma chance. »
J’ai lutté contre l’envie de répondre, « Elle ne devait pas être bien longue, ta liste », mais j’ai tout de même réussi à gâcher le moment en lui demandant combien de fois il avait dit ça à une femme.
« C’est la première fois. Et quand tu rencontreras mon ami, il pourra te le confirmer.
– Tu as vraiment pensé ça ?
– Oui. »
Un autre silence.
« Et toi, tu as pensé quoi de moi ? a-t-il repris en me regardant droit dans les yeux.
– Mm… » J’ai contemplé la moquette, arraché une peluche et, après un silence, j’ai répondu, comme si je m’adressais à ma bibliothèque : « Que tu étais sympa, intelligent, et que c’était facile de parler avec toi. »
J’ai risqué un regard vers l’écran. Il était en train de sourire.
« Et maintenant, tu penses quoi ? »
J’ai de nouveau détourné les yeux.
« Euh… que tu es sympa, intelligent, et que c’est facile de parler avec toi. »
Il a souri.
« Arrête de me regarder comme ça, ai-je lancé.
– De te regarder comment ?
– Je ne sais pas. Excuse-moi, je ne suis pas très bonne pour ce genre de trucs.
– Pas de souci.
– Je ne sais pas. On est amis, je suppose, ai-je repris, en le regardant cette fois.
– OK. » Il avait une façon vraiment adorable de dire « OK », comme si tout ce qu’on lui disait serait toujours « OK ».
« En fait, j’en sais rien. Je t’aime bien, et je pense à toi. »
Silence. Nous y revoilà. Une fois de plus. La vulnérabilité. Être morte de peur et tellement à nu que j’avais l’impression que j’allais vomir mon cœur.
« Je suis de plus en plus gênée, ai-je dit.
– Il n’y a pas lieu. » Il a ri. « Moi aussi je pense à toi. Et tes rencards, ça s’est passé comment ? Tu as rencontré quelqu’un ?
– Pas vraiment. Et toi ? Tu vois quelqu’un ? C’en est où, avec la fille du bar ?
– Nulle part. Elle était gentille, mais c’était un flirt sans conséquence.
– Ah. Bien. » À ma grande surprise, j’étais ravie d’apprendre que cet homme avec lequel je n’avais passé qu’une soirée dix-huit mois plus tôt ne sortait pas avec la fille du bar, que j’avais imaginée jeune, filiforme et tatouée.
Il y a eu un autre silence – qui donnait l’impression d’être plus intime et plus sincère que tout ce qu’on exprimait verbalement. J’avais comme une douleur dans le cœur. Il me semblait que j’avais du mal à respirer. Je voulais que ça cesse. C’était trop.
Donc, j’ai de nouveau utilisé les mots :
« Tu te situes où dans le débat café au lait vs cappuccino ?
– Café au lait, a-t-il répondu, comme si c’était la question la plus normale au monde.
– Moi aussi. »
Daisy était de retour après trois mois de séjour en Inde. Quand j’ai ouvert la porte, elle portait un caftan blanc et un collier de perles, ce qui m’a agacée, mais quand elle s’est penchée pour m’embrasser, elle semblait parfaitement posée. Elle ne sautait pas comme un cabri et ne faisait pas de namaste.
« Je t’ai rapporté un truc », a-t-elle dit en me tendant un sac de duty-free. Je l’ai ouvert – c’était une bouteille de whiskey.
« Tu ne bois même pas d’alcool, ai-je observé.
– Mais toi si.
– Merci ! En fait, j’essaie de lever le pied, mais je vais la mettre dans mon armoire à pharmacie.
– Alors, tu t’es régalée ? lui ai-je demandé en lui servant de la tisane à la camomille – j’avais opté, me concernant, pour un bon vieux thé des familles.
– C’était éprouvant, mais pile ce dont j’avais besoin.
– Tu as fait vingt heures de yoga par jour ?
– Non. C’était mon intention, mais le Dr Ali m’a dit de tout arrêter. De ne rien faire du tout.
– Qui est le Dr Ali ?
– Le médecin ayurvédique que je voyais là-bas.
– Oh ! » J’avais du mal à me représenter une Daisy entièrement désœuvrée – elle avait plus d’énergie qu’un lapin Duracell.
« La deuxième semaine, pendant un massage, j’ai senti un truc lâcher dans ma hanche, et j’ai passé plusieurs jours au lit à pleurer.
– Il t’avait fait mal ?
– Non, il a dit que j’avais longtemps retenu le chagrin dans mon corps et que j’étais en train de le laisser sortir.
– Ah.
– Il a dit que je n’avais jamais vraiment fait le deuil de ma mère, que je devais arrêter ma course en avant et éprouver une bonne fois pour toutes mon chagrin.
– D’accord. Je suis désolée, je ne savais pas que tu avais perdu ta mère, tu n’en as jamais parlé…
– C’est bon, ça remonte à deux ans. Cancer. J’ai démissionné de mon boulot pour m’occuper d’elle.
– Elle doit te manquer.
– Ouais.
– Et ça t’a aidée ? De ne plus rien faire ?
– Oui. »
J’ai attendu qu’elle comble le silence en parlant de thérapie, d’énergie et de « purge », mais elle ne l’a pas fait.
On a siroté nos infusions en silence. Daisy tripotait le vase posé sur la table, elle le faisait tourner, elle caressait les pétales de roses.
« Tu as prévu d’autres voyages ? ai-je demandé.
– Je me disais qu’il est temps de me remettre à bosser. J’ai hérité d’un peu d’argent quand maman est morte, mais j’ai presque tout dépensé, donc je crois que le moment est venu. Et ça pourrait me faire du bien. »
Soudain, tout s’expliquait. Sa frénésie de dépenses et ses quêtes qui l’étaient tout autant, passant d’un cours à un autre, d’une retraite de yoga à une autre. Elle pleurait la disparition de sa mère, elle se sentait seule et cherchait des réponses. J’ai refait du thé.
Fin mars, c’était l’anniversaire de ma sœur. Ma mère a fait un gâteau. Je suis allée le chercher chez elle, à Ascot, pour le livrer, un train, deux métros et un bus plus tard, chez Helen, dans l’est de Londres. Comme ma mère n’avait pas de boîte Tupperware assez grande, le gâteau était posé sur une assiette, et protégé par un genre de filet, comme ces cloches moustiquaires qu’on utilise l’été pour protéger la nourriture des insectes.
Le transport du gâteau devenait un défi. J’étais persuadé que quelqu’un allait l’envoyer dinguer d’un coup de coude, mais non. L’heure de pointe ce soir-là ne ressemblait à aucune autre. Les gens me souriaient, s’écartaient sur mon passage, m’adressaient même quelques mots : « Ça a l’air bon », disaient-ils en regardant le gâteau. Celui-ci avait le don d’adoucir les visages, de chasser ces expressions dures, marquées par la fatigue, le découragement ou la détermination qui sont notre masque à tous ou presque.
C’était comme si tout le monde était redevenu humain.
Pour la dernière partie du périple, j’ai attendu le bus à Highbury, à côté de deux types en train de s’arsouiller à la Special Brew. Ils avaient l’air de sans-abri, et quand je me suis assise à côté, j’ai ressenti cette culpabilité familière en pensant à la chance qui était la mienne, et cette tristesse en songeant à la tournure que pouvait prendre la vie d’autres personnes. Puis j’ai culpabilisé de ma condescendance ; après tout, ils étaient peut-être heureux comme ça.
« C’est pour nous ? a demandé un des types.
– J’ai bien peur que non. Pour ma sœur. C’est son anniversaire.
– Vous l’avez fait vous-même ?
– Non, ma mère. Moi, je sais juste faire brûler les toasts. Je l’apporte à la fête.
– Et votre mère, elle est pas là ?
– Oh, non, on ne l’invite pas aux fêtes. Mais on se débrouille pour la mettre aux fourneaux, ai-je plaisanté.
– Sympas les filles…
– Je sais. On est des sales gosses.
– Elle vous fait toujours des gâteaux, à votre âge ?
– Oui, j’ai trente-sept, et elle me fait toujours des gâteaux.
– C’est cool. »
Pendant qu’ils contemplaient avec un grand sourire le gâteau sous sa drôle de moustiquaire, j’ai observé les roses en sucre que ma mère avait disposées sur le dessus. Je les avais d’abord trouvées cucul, mais ne voyais plus maintenant que de l’amour à l’état pur.
Quand j’ai tourné la tête vers mes nouveaux copains, ils fixaient toujours le gâteau, l’air un peu dans le vague.
Étaient-ils en train de penser aux fêtes d’anniversaire qu’ils avaient eues, ou qu’ils n’avaient jamais eues ? Aux gâteaux qu’on avait faits pour eux – décorés avec des Smarties et des bougies – ou à ceux qui n’existaient que dans leurs rêves ?
Plutôt à ces derniers, devinais-je.
À cet instant, ils paraissaient l’un comme l’autre avoir dix ans, avec leurs canettes de bière et leur boîte cabossée de Pringles Crème et Oignon.
On aurait dit que ce gâteau représentait le fossé entre leur vie et la mienne. Avoir une mère qui faisait des gâteaux d’anniversaire semblait être le plus beau cadeau qu’on pouvait demander à la vie.
L’espace d’une seconde, je me suis demandé si je devais les inviter à la fête, mais je ne l’ai pas fait. On a continué à bavarder – qui seraient les invités, combien j’avais de sœurs, la lumière qui retrouvait son éclat printanier. Je leur ai demandé quels étaient leurs projets pour la soirée, et ils ont répondu : « Rien de spécial. »
Mon bus est arrivé. Je leur ai dit au revoir et ils ont agité la main.
J’avais honte de moi. J’avais passé plus d’un an à faire une obsession de ce qui n’allait pas dans ma vie – ou, plutôt, ce que j’imaginais ne pas aller – mais la réalité, c’était que j’avais une mère qui me faisait des gâteaux, des sœurs que j’adorais, des amies qui me faisaient rire, un corps en bonne santé, un cerveau plus ou moins en état de marche, un toit sur la tête. J’avais tout.
Brené Brown écrit : « La joie peut survenir dans les moments les plus ordinaires, et nous risquons de la laisser passer si on est trop occupé à courir après l’extraordinaire. »
J’avais cherché à courir après l’extraordinaire quand, en fait, j’avais déjà tout ce dont j’avais besoin.