« Il existe en chacun de nous une force motrice puissante qui, une fois libérée, peut donner corps à n’importe quelle vision, n’importe quel rêve, n’importe quel désir. »
21 heures, un jeudi soir. Sept mille personnes sont en train de psalmodier « OUI ! OUI ! OUI ! », dans un parking de l’Est londonien. Il fait noir comme dans un four et le sol est humide. Nos pieds nus s’ankylosent lentement mais sûrement sur le béton froid et dur.
Une batterie martèle dans le lointain, et on avance en se calant sur son tempo. Ça donne l’impression de marcher vers un sacrifice rituel. Le nôtre, peut-être bien. Nous avons déjà signé des décharges nous mettant en garde contre de potentielles « blessures graves, y compris des brûlures et autres dégâts physiques ou psychologiques » et on vient de passer une demi-heure à écouter des recommandations pour éviter l’hospitalisation.
La foule n’a de cesse de me pousser vers l’avant jusqu’à ce que la batterie s’arrête et que le silence emplisse l’atmosphère. Le sort qui nous attend est un scintillement rouge sur fond gris face à nous : des couloirs de charbons ardents, sur lesquels nous allons marcher. J’ai envie de partir en courant, mais je ne le fais pas. J’ai passé des heures à me préparer à ce moment. À me préparer à fouler un tapis de charbons ardents.
Deux hommes arborant des bandanas inclinent une brouette et déversent un nouveau chargement de braises rougeoyantes sur un des couloirs. Des étincelles écarlates s’envolent dans le ciel nocturne. Une silhouette émerge de la pénombre, m’empoigne le coude et me tire vers l’avant.
« Prête ? me crie l’homme dans l’oreille.
– Oui ! Oui ! Oui ! » psalmodie la foule dans mon dos. Une populace en liesse au pied du gibet.
Non ! Non ! Non ! hurle une voix dans ma tête.
Mais non n’est pas une option.
Apparemment, une fois qu’on a surmonté la peur de marcher sur des charbons chauffés à mille degrés, on peut mater sans problème tous les incendies de la vie.
Et c’est ça que je veux. Une vie débarrassée de la peur. Une vie où je donnerai le meilleur de moi.
J’inspire profondément et je lâche un grondement – un son primal, guerrier. Puis j’avance d’un pas…
La transition de hippie-yogini naturiste à membre d’une secte avait été encore plus rapide que Helen – ou même moi – ne s’y attendait, et ce parce que Daisy m’avait demandé de l’accompagner à un séminaire de Tony Robbins.
« Quand tu traverses le feu, c’est… c’est… » Elle avait levé les yeux au ciel pour y trouver le mot juste. « C’est un de ces instants qui changent tout. »
Elle parlait avec la ferveur de celle qui avait découvert Dieu et le sexe le même jour – et je n’ai pas tardé à m’apercevoir que c’était le cas de tous les fans de Tony. Y compris les hommes. Peut-être même tout particulièrement les hommes.
À en croire son site, le séminaire « Libérez le pouvoir qui est en vous » m’apprendrait à identifier ce que je voulais vraiment, à briser une bonne fois pour toutes les fers susceptibles de m’entraver, à accroître spectaculairement mon énergie et mon acuité mentale, et à injecter de la passion dans ma vie.
Daisy avait déjà assisté à deux de ses séminaires – l’un à Palm Springs, et l’autre à Londres, un an plus tôt.
« Fonce, prends un billet, m’a-t-elle pressée. Il ne vient à Londres qu’une fois par an.
– C’est combien, le billet ?
– Ça les vaut largement.
– D’accord, mais encore ? Combien ? »
Le tarif des billets, s’est-il avéré, débutait à 500 livres et pouvait grimper jusqu’à 1 200. Cela dit, pour quatre jours qui promettaient de « révolutionner votre corps, vos émotions, vos finances et vos relations amoureuses », et de vous emmener dans un endroit où « l’impossible devient possible », 500 livres, c’était pas cher payé. Et comme le bouquin de Tony – Réveillez le géant qui est en vous – était un pavé de quelque cinq cents pages, je me suis dit qu’avec ce séminaire j’allais gagner du temps, pour un résultat identique – car ne nous voilons pas la face ; le temps c’est de l’argent.
J’ai ressorti ma carte de crédit.
Daisy m’attendait à l’entrée du centre de congrès ExCel, dans les Docklands. Entre le métro bourré à craquer, ma gueule de bois et le rhume que je couvais, je n’étais pas d’humeur à côtoyer des femmes pimpantes exsudant la joie et la bonne humeur qui papotaient avec des types se nourrissant exclusivement de milk-shakes protéinés et de détermination – mais, apparemment, c’était là le créneau démographique de Tony.
« J’ai besoin d’un café, ai-je annoncé à Daisy.
– On s’enregistre d’abord, ensuite tu iras chercher ton café », a-t-elle répondu. Elle sautillait littéralement d’excitation. Ça me rendait folle.
Pendant qu’on attendait notre tour pour s’enregistrer, des bénévoles en tee-shirt noir barré de la mention « Crew » passaient le long de la queue pour nous taper dans la main. Les bleus dans mon genre les regardaient d’un air gêné et perplexe, mais les vieux routards de l’expérience Tony Robbins – Daisy incluse – répondaient au quart de tour.
« On peut aller chercher un café, maintenant ? ai-je demandé, une fois qu’on eut signé le registre et récupéré bracelets et manuel de travail.
– Tu ne veux pas plutôt qu’on sécurise d’abord de bonnes places, et après tu ressortiras le chercher ? »
J’ai levé les yeux au ciel, mais je lui ai emboîté le pas vers l’amphithéâtre qui dégueulait une électro-pop assourdissante. J’ai récolté quelques autres tapes dans la main. Les sourires se chargeaient de frénésie, la musique était de plus en plus forte. À quoi carburaient-ils, tous ces gens ?
Nous nous sommes faufilées le long d’une rangée de box qui ressemblaient à des cabines téléphoniques. Sur chacune d’elles, une pancarte indiquait : russe, chinois, polonais, espagnol, hébreu…
« Les cabines des traducteurs », m’a crié Daisy. Nous avons appris par la suite que la bonne parole de Tony était traduite en trente-deux langues, et que des casques audio étaient à disposition des participants.
Dans l’amphithéâtre, la bousculade a commencé pour de bon. Les gens couraient pour réserver des sièges le plus près possible de la scène. Daisy m’a attrapé la main et m’a remorquée au pas de charge vers la section marquée « Gold ».
« Ici, ça te va ? a-t-elle crié, en me désignant deux sièges à l’extrémité d’un bloc. On pourra à la fois danser dans l’allée et bien voir les écrans. »
Sur scène, les membres du staff dansaient et tapaient dans leurs mains au son de « I Gotta Feeling », des Black Eyed Peas. Ils m’évoquaient des hybrides de présentateurs d’émissions pour enfants et de responsables informatiques qui emmènent leur équipe faire la nouba. Dans le public, une myriade de Daisy sautillaient à la façon de pom pom girls. Ça commençait à faire un peu beaucoup.
« Je vais chercher un café. »
À mon retour, Daisy dansait avec un homme arborant un foulard cravate à motif cachemire. J’ai pris place à côté d’une femme qui était assise bras croisés. J’ai consulté mon téléphone, mangé un muffin au chocolat… Je détestais ce cirque. Tout ça était ridicule.
Et puis ils ont passé du Rihanna et, là, je ne pouvais pas ne pas danser. J’adore Rihanna.
Deux ou trois chansons plus tard, le grand moment – et le grand homme – est arrivé. Tony Robbins a surgi des coulisses en tee-shirt et long bermuda noir, une joue barrée d’un micro sans fil. Avec son bronzage hollywoodien, ses dents blanches et son menton en galoche, il aurait fait pâlir d’envie un auteur de romance à l’eau de rose. Et pour enfoncer le clou, son visage aux traits ciselés était projeté sur les écrans géants à une échelle divine.
Le public a littéralement explosé.
C’était comme si les Beatles et le Messie avaient atterri de conserve dans le quartier des docks un jeudi à l’heure de la pause-déjeuner.
Sept mille cinq cents personnes sautaient sur place, au son d’une musique assourdissante et sous des lumières clignotantes. Tout le monde tapait dans les mains de ses voisins. Daisy y a été si fort que j’en ai eu des picotements dans les paumes. Puis je me suis tournée vers mon autre voisine.
La femme a gardé les bras croisés.
J’avais un choix à faire. Passer quatre jours assise avec Mme Chagrine, ou emboîter le pas à la folie ambiante.
« Vous êtes prêts ? a hurlé Tony, d’une voix si profonde qu’elle semblait monter des entrailles de la Terre.
– OUI !!! ai-je hurlé, en chœur avec la foule.
– Êtes-vous pour une qualité de vie incroyable, extraordinaire ? Une vie selon VOS propres termes… DITES : OUI !!!!!!
– OUI ! »
Le top départ était donné. Telle une mitrailleuse lourde et sexy, Tony a vidé ses chargeurs de motivation sans interruption de 13 heures à 21 heures. Pas de pause-thé. Pas de pause-dîner. Rien que des rafales continues de slogans : « L’amour est l’oxygène de l’âme ! » « L’énergie, c’est la vie ! » « Arrêtons d’attendre toujours plus et jouissons de ce qu’on a ! »
Le message de Tony, c’est que tout devient possible pour peu qu’on sache bien prédisposer le corps et l’esprit. Nous sommes tous et toutes définis par nos croyances qui sont autant de limitations, dit-il, et si on arrive à se débarrasser d’elles, alors « on réalise l’impossible ».
Il en voulait pour preuve cette bonne sœur de quatre-vingt-quatre ans qui courait des triathlons, et dont il nous a raconté l’histoire. « Ce qui compte, ce n’est pas notre chronologie, c’est notre psychologie ! » s’est-il époumoné, et je me suis surprise à noter cette phrase. Elle semblait importante.
Et puis, sans qu’on ait rien vu venir, il avait pêché une femme dépressive dans le public. Il lui a demandé si elle se sentait déprimée pendant les relations sexuelles. La femme a souri – donc non, apparemment – et, de but en blanc, s’est mise à feindre un orgasme, devant sept mille personnes et au son de « Let’s Talk About Sex » de Salt-N-Pepa.
Avec un sourire rayonnant ! Et totalement contagieux ! Elle était guérie !
Sa dépression, a expliqué Tony, ne résultait pas d’un déséquilibre chimique, ni des expériences que cette femme avait vécues, elle tenait uniquement au fait que la femme aimait être dans cet état. D’après Tony – qui était en train de devenir à vitesse grand V l’amour de ma vie –, tout ce nous faisons nous est dicté par nos six besoins fondamentaux.
Le premier est le besoin de Certitude et de Confort : il nous faut nous sentir maître de la situation, et en sécurité. Le deuxième, c’est tout le contraire : nous avons besoin de Diversité et d’Incertitude. Le troisième a trait à la Signifiance : chacun de nous a besoin de se sentir important et unique. Tony a expliqué que certains le satisfont par la reconnaissance professionnelle, quand d’autres le combleront par une voiture m’as-tu-vu ou par un millier d’abonnés sur Twitter. Voire, a précisé Tony, en commettant des actes contraires à la loi – ce qui semble curieux, mais est en fait logique : quand on menace quelqu’un avec un couteau, on devient soudain très important aux yeux de notre potentielle victime. Le quatrième besoin, c’est l’Amour et la Connexion. Vient ensuite l’Évolution – « si on n’évolue plus, on meurt », d’après Tony – et l’évolution balaie tous les domaines de la vie : travail, affaires, relations humaines, apprentissage. Le dernier besoin concerne la Contribution. « L’objet de la vie, ce n’est pas moi, mais nous. » Selon Tony, la vie a pour seul objet de donner.
Dès lors qu’on se trouve empêtré dans une situation à première vue indésirable, c’est invariablement parce qu’elle répond à un ou plusieurs de ces besoins fondamentaux. La femme dépressive a reconnu que son état lui procurait un certain confort et une sécurité – parce qu’il lui offrait une bonne raison de rester au lit et la dispensait du moindre effort. Il lui donnait également un sentiment d’importance car parler de sa maladie la distinguait du lot. Son état, enfin, était vecteur d’amour et de liens sociaux puisqu’il l’autorisait à solliciter l’aide de son entourage – ce qui ne lui ressemblait pas, a-t-elle précisé. Mais sa maladie obligeait ses proches à veiller sur elle.
Waouh ! Cette démonstration tenait complètement debout ! Tony a expliqué ensuite que chacun de nous hiérarchise ses besoins différemment : là où la certitude aura valeur de clé de voûte pour certains, le besoin de se sentir un être à part et important primera chez d’autres.
Tony nous a demandé de nous tourner vers un inconnu et de lui dire quels étaient les deux besoins qu’il nous fallait satisfaire en premier, et pourquoi.
« Pour moi, c’est la sécurité et l’amour ! a affirmé un comptable norvégien dans la rangée derrière moi. Je fais le même boulot depuis que j’ai quitté l’université. J’ai épousé ma petite copine du lycée. C’est une vie sans risque, mais très ennuyeuse.
– Nous sommes à l’opposé l’un de l’autre ! me suis-je exclamée, enthousiasmée par cet éclair de lucidité provoqué par un parfait inconnu. J’accorde de l’importance à l’incertitude et à la signifiance, d’où le fait que je sois journaliste free-lance, que je n’aie jamais un radis d’avance ni de plan d’avenir sous le coude, et que je cherche en permanence à me rassurer sur ma valeur à travers ma carrière ! »
Le Norvégien et moi avons échangé un grand sourire, puis la musique a changé et tout le monde s’est remis à danser.
Pendant que Daisy, dans l’allée, se livrait à un duo d’air guitar avec un musclor droit sorti d’une couv’ de Men’s Health, je me suis lancée dans un mashed potatoes endiablé avec le comptable norvégien.
Ensuite, on nous a appris comment entrer dans un « état de conscience de haut niveau » en nous remémorant les plus beaux moments de notre vie – ceux où on s’était sentis le plus forts et le plus apaisés.
J’ai pensé à des plages ensoleillées, à mon diplôme obtenu en dépit des hospitalisations incessantes, et au fait que j’étais une journaliste qui vivait de sa plume.
On a été invités à ponctuer chacun de ces souvenirs par un mouvement qui, chaque fois qu’on le referait par la suite, ramènerait ce flot d’images vers nous.
J’ai levé le poing. Je l’ai levé, levé, à n’en plus finir.
Les enceintes diffusaient le thème principal des Chariots de feu, auquel a succédé « Life Will Never Be the Same Again ». La chanson n’aurait pas pu tomber plus à propos. La vie ne serait plus jamais la même ! Jamais, jamais ! Je voulais une vie remplie d’orgasmes et de triathlons ! Jusqu’à cent ans !
Arrivée la fin de cette première journée, je dansais dans l’allée avec les autres, en criant, en rugissant. Le comptable norvégien, passablement hagard, avait maintenant une étincelle de folie dans les yeux et ruisselait de transpiration. « Je crois que je suis amoureuse ! lui ai-je crié.
– Moi aussi ! »
Et dans un même élan, nous avons levé les yeux vers l’écran, vers Tony. Notre Dieu.
Rien à foutre avait été détrôné par FOUTRE OUI !!!
Ce pauvre John ne faisait pas le poids.
Tout a été comme ça quatre jours durant.
À écouter Tony, chaque instant de sa vie avait été une paille qui n’attendait que d’être changée en or. L’enfance malheureuse, la mère abusive, le défilé de pères de substitution – tout avait contribué à faire de lui qui il était devenu : un homme riche et couronné de succès. Et l’étendue de cette richesse et de cette réussite n’était pas laissée à notre imagination puisque chaque anecdote faisait la part belle aux voitures de sport fonçant le long de la côte californienne, aux jets privés, à sa propriété des Fidji où il se détendait en compagnie de la crème des puissants de ce monde. Mais il racontait tout ça d’une façon qui donnait l’impression que les décapotables, les jets privés et les villas de rêve étaient à portée de nos mains. Pour peu que nous suivions sa routine quotidienne de musculation, de régime strict et de méditation matinale.
Il croyait mordicus que nous étions tous capables d’accomplir de grandes choses, et il n’a pas fallu longtemps pour que nous y croyions aussi. Tandis que les Spice Girls braillaient « Wannabe », chacun a écrit sur son carnet ce qu’il attendait de sa vie et, comme Susan Jeffers recommandait de le faire avec les affirmations, j’ai noté mes désirs au présent – comme s’ils étaient déjà devenus réalité :
J’ai 100 000 livres sur mon compte ! J’écris un livre génial ! Je suis heureuse, libre, amoureuse ! Je passe ma vie dans les avions, je voyage régulièrement, j’aime un bel homme sexy qui est gentil et grand – un homme qui n’entrave pas ma liberté. J’ai un corps mince, une garde-robe fantastique, un brushing toujours impeccable ! Sheila, Helen et maman sont heureuses ! Et moi aussi ! Je déborde d’énergie et de productivité ! Et j’ai enfin des bagues dentaires.
C’était le grand retour du Moi Parfait tel que dans ma vision initiale – une brindille riche aux dents impeccablement alignées. La zénitude du Rien à foutre avait fait long feu.
Mais n’était-ce pas pour ça que je lisais des livres de développement personnel ? Je ne voulais pas d’une vie ordinaire. Je voulais une vie extraordinaire ! À l’instar de tous ces gens autour de moi, et c’était incroyablement agréable d’être unis par cette même aspiration – être mieux dans ses baskets. Plus heureux. Donner le meilleur de soi.
« Je suis docteur ès résultats, bande d’enfoirés ! » a hurlé Tony, et nous lui avons fait une ovation.
Le troisième jour – baptisé Jour de la Transformation – constituait le plat de résistance. Tony a expliqué que deux cas de figure nous poussent à opérer des changements dans notre vie : soit notre souffrance atteint un point où nous n’avons d’autre choix qu’agir, soit le bénéfice potentiel du changement est si énorme qu’on ne peut pas s’y refuser. Pour procéder aux changements, on doit à la fois se focaliser sur les bénéfices qu’on en retirera et se faire une peur bleue en songeant à ce qui pourrait nous attendre si on jouait la carte de l’inertie.
Il nous a d’abord demandé d’identifier les croyances qui nous limitaient, celles qui modelaient notre vision du monde et nous empêchaient d’obtenir ce qu’on voulait. Tandis que les enceintes diffusaient une musique triste, j’ai couché par écrit mes deux croyances les plus tenaces et les plus limitatives : je ne plais pas aux hommes, et je suis nulle avec le fric.
Cela fait, il fallait fermer les yeux et imaginer ce qui se passerait dans cinq, dix ou quinze ans si jamais on s’accrochait à ces croyances. Une image s’est instantanément présentée à moi : je me suis vue devant un miroir, dans une salle de bains éclairée par une fenêtre sur ma gauche. J’avais vieilli, j’avais un teint de cendre, des cheveux gris et mous. J’ouvrais le placard pour prendre des cachets – des antidépresseurs. Je portais une chemise de nuit blanche informe. J’étais une vieille fille d’une cinquantaine d’années, mais j’en faisais beaucoup plus. Cette salle de bains se trouvait dans un appartement dont je pouvais à peine payer le loyer. J’étais fauchée et seule. Je me suis vue en train de me maquiller, puis d’accrocher vaillamment un sourire à mes lèvres pour rendre visite à mes amies, dans leurs maisons pleines d’animation, de vie, de famille et d’amour. Attablée dans la cuisine, un sourire de façade, je leur disais que j’allais bien avant de m’enquérir d’elles, et je les écoutais me raconter leurs histoires pendant des heures, puis je m’en retournais chez moi, seule, insignifiante, invisible.
Je suis restée sous le choc, tant la vision était d’un réalisme saisissant. Voilà ce que serait ma vie, si je poursuivais sur le chemin qui avait été le mien jusqu’à présent. J’ai commencé à pleurer – mais je n’étais pas la seule. Autour de moi, tout le monde chialait.
À ma droite, une femme hurlait à la mort, comme si elle venait de perdre son enfant. Un homme sanglotait dans mon dos. On croyait entendre Le Cri, d’Edvard Munch, interprété par sept mille personnes dans une salle des congrès des docks de Londres. La scène a continué pendant une éternité tandis que Tony nous enjoignait de ressentir toute l’horreur de notre projection. Alors, la musique a changé. Ces notes plus légères, qui paraissaient pleuvoir sur la salle comme une poudre de perlimpinpin, étaient le signal d’un nouveau tour à imprimer à nos émotions.
Il s’agissait cette fois d’identifier le contraire de nos croyances limitatives et de le crier du plus fort qu’on pouvait. « Je suis géniale avec le fric ! ai-je hurlé. Les hommes m’adorent ! » ai-je ajouté, mais en baissant le volume d’un cran pour éviter que le type (pas mal du tout) à deux sièges de moi ne me trouve bizarre. Il fallait ensuite visualiser notre vie si nous vivions en accord avec ces nouvelles croyances.
J’ai fermé les yeux. J’étais de nouveau dans une salle de bains, devant un miroir, et cette fois je souriais, je me maquillais en fredonnant, vêtue d’un pantalon cigarette noir et d’un chemisier blanc cassé. Mes cheveux étaient brillants, mon teint éclatant. Une voix m’appelait depuis le salon et quand je pénétrais dans une pièce avec de grandes fenêtres et des œuvres d’art aux murs, un homme brun au visage empreint de bonté me souriait, confortablement installé dans un canapé gris XXL.
« Prête ? demandait-il.
– Oui », répondais-je en me penchant pour l’embrasser.
Il m’attirait vers lui et j’éclatais de rire. Nous étions attendus chez des amis. Je nous ai vus marcher dans la rue d’un pas allègre, et la fille que je voyais était débordante de santé, énergique, productive, efficace, imperméable à l’anxiété. Un pur bonheur. J’avais vu le film de ma vie dans ses deux versions – le scénario catastrophe et le conte de fées.
Je voulais le conte de fées.
Dans la salle, l’heure était aux effusions et aux embrassades. On se tapait dans la main, on s’agrippait les uns les autres avec émotion, comme des frères et sœurs perdus de vue depuis longtemps. Des hommes en jean au pli marqué échangeaient de longues accolades, en se balançant sur leurs pieds, répugnant à se lâcher. J’ai serré Daisy dans mes bras et, quand je me suis écartée, il y avait des larmes dans ses yeux. Dans les miens aussi. Nous étions vivantes. Inspirées. Amoureuses – de nous-mêmes, l’une de l’autre, du monde !
On courait dans tous les sens pour partager nos visions avec ceux qui nous entouraient.
« Je veux être plus pour pouvoir faire plus ! a déclaré une femme en legging violet.
– Je veux apporter le message de Tony Robbins à Poutine – je pense que ça pourrait nous valoir la paix dans le monde ! a annoncé avec un fort accent un homme aux cheveux bruns enduits de gel.
– Je veux m’envoyer en l’air, a dit Daisy. Sans compter !
– Moi aussi ! » ai-je confirmé.
Puis l’obscurité s’est faite à nouveau, la B.O. de 2001 : l’odyssée de l’espace a envahi la salle, et tout le monde a fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, j’ai vu une mer de visages perdus dans la contemplation – et, l’espace d’une seconde, j’ai flippé. Voilà à quoi ça ressemblait d’être membre d’une secte.
Pieds nus sur le béton humide, nous nous sommes dirigés vers le halo pourpre d’un hôtel Travelodge qui luisait à l’extrémité des couloirs de braises. Nous avions laissé chaussures et chaussettes dans la salle de congrès, avec nos vieilles croyances limitatives, et nous avancions maintenant d’un pas décidé, jean roulé sur les mollets, vers une nouvelle destinée.
J’ai posé un pied sur les charbons et, après ça, je ne me souviens plus de rien – jusqu’à mon dernier pas, au moment où j’ai senti la chaleur irradier dans mes plantes de pieds. À peine ai-je eu le temps de paniquer en me souvenant de ce que j’étais en train de faire que déjà je foulais le carré de pelouse fraîche disposé à l’arrivée du couloir et que des assistants me rafraîchissaient les pieds au tuyau d’arrosage.
Je l’avais fait. J’avais marché sur un lit de charbons ardents.
Et cela avait été si facile que l’expérience paraissait presque décevante. Je ne comprenais pas bien pourquoi, mais peu importe. Le dimanche soir, j’ai quitté Tony pleine de la sensation qu’en plus d’être ignifugée, je pouvais aussi marcher sur l’eau. Voire voler.
C’était exactement la sensation que j’avais attendu toute ma vie d’éprouver – la sensation qu’absolument tout était en mon pouvoir. Aux oubliettes, les années de doute, d’anxiété, de solitude. Tout ça était désormais derrière moi. J’avais traversé le feu. J’étais différente.
Et ma nouvelle vie allait commencer là, tout de suite.
L’Ancien Moi, avec son bagage de névroses, de déprime et de kilos en trop, avait fait son temps.
Place au Moi Parfait.