Chapitre 2

Souvenir bleu ciel et contrat bidon

— Veux-tu des œufs, du gruau ou du pain trempé dans le sirop ? Dépêche-toi de manger… Ah non ! On ne se déguise pas pour aller à l’école.

La voilà repartie. Drame numéro mille. Tout ça parce que j’ai enfilé la chemise bleu ciel du père de Sylvie. Gaston Brisebois a sûrement plusieurs chemises de la même cou­leur  : il n’a pas encore remarqué la disparition.

Ça fait deux semaines et cinq jours que je n’ai pas vu Antoine. Enfin, c’est une façon de parler. On se voit… mais pas assez. À l’école, le matin, avant le début des cours, il m’attend. Il s’installe toujours sous le gros tilleul, au fond de la cour. Même les jours de pluie. On dirait qu’Antoine ne remarque pas le temps qu’il fait. Il porte son blouson bleu-vert.

— Salut !

C’est tout ce qu’il m’avait dit le premier lundi matin après la danse d’Halloween. Je lui avais répondu, et la conversation s’était arrêtée là. Deux mots en tout. Il n’y avait pas de quoi écrire un roman.

J’étais gênée et j’avais peur. À peine descendue de l’autobus, je l’avais cherché des yeux. En l’apercevant, sous son parapluie de feuilles, je m’étais demandé si je devais le rejoindre. D’accord, on avait dansé et il m’avait embrassée. Mais la moitié des jeunes à la danse en avaient fait au moins autant. Comme le dit Sylvie, ça ne voulait rien dire.

J’étais adossée au tilleul. L’écorce est vieille et toute crevassée. Je sentais les bosses dans mon dos. J’avais froid. Il pleuvait bêtement. Des gouttelettes éparpillées, fines et froides. J’avais envie de disparaître. Je pensais que Sylvie avait probablement raison.

Sylvie croit que tous les gars sont comme Thierry Lamothe. L’été dernier, elle était allée au cinéma avec lui. Au moment où Indiana Jones échouait dans un marais infesté de crocodiles, Thierry avait plongé sa main sous la jupe de Sylvie. Elle avait crié, mais personne ne s’était retourné. La moitié des spectateurs avaient hurlé en même temps  : un gros croco fonçait sur le héros.

Sylvie avait vidé son panier de pop-corn sur les cuisses de Thierry. Il avait déjà retiré sa main, à son cri. Au coup du pop-corn, il était parti. Sylvie était restée. Mais elle était furieuse. Et triste.

Tous les garçons ne sont pas comme Thierry. Le premier matin, pendant que je grelottais sous le tilleul en me tracassant, Antoine m’a entendue penser. Comme à la danse. On aurait dit qu’il avait deviné ce qui me trottait dans la tête. Il m’a regardée et il a pris ma main.

C’est tout. Ensuite, le temps a filé. On croirait qu’il fait exprès pour sprinter quand quelqu’un vous prend la main. La sonnerie du début des cours nous a surpris aussi trempés qu’heureux.

Depuis deux semaines, on se tient par la main le matin, et c’est tout. Parfois, il parle un peu. De la saison de hockey ou du cours d’anglais. Il adore le hockey et déteste Joan Cartner, la prof d’english.

Le midi, Antoine travaille à la cafétéria. On ne le voit pas. Il lave les chaudrons. Sylvie était tout étonnée quand je lui ai raconté ça.

— Ouach ! Dégueulasse ! Tu imagines le fond des plats de spaghetti et de pâté chinois. Le dessus est dégoûtant, alors le dessous…

C’est vrai que la cafétéria de la polyvalente n’a pas très bonne réputation. Mario Levert jure que tous les plats du jour, pâté chinois, chili ou sauce à spaghetti, sont cuisinés avec du rat. Tous les midis, il achète trois hot-dogs. Il dit que les saucisses fumées sont faites de tripes, d’os et de toutes sortes de vieux restes  : yeux, oreilles, queues, mettez-en ! Et il ajoute que c’est cent fois meilleur pour la santé que du pâté de rat.

Antoine a besoin d’argent. Son père est « ébéniste de métier, mais ivrogne de profession ». C’est Léandre, mon père, qui a déjà dit ça. Ça m’avait frappée, même si je ne connaissais pas vraiment Antoine dans ce temps-là. Le père d’Antoine est comme la cafétéria  : il a mauvaise réputation. Tout le monde sait qu’il boit. Et la mère d’Antoine n’existe pas. Il n’en parle jamais. Elle est peut-être morte.

L’après-midi, entre la fin du dernier cours et l’arrivée de l’autobus, j’ai exactement huit minutes pour voir Antoine. Ça devrait rassurer ma mère  : huit minutes, c’est un peu court pour faire l’amour.

Depuis l’Halloween, mes parents s’arrangent pour remplir mes week-ends. Ça fait deux semaines d’affilée qu’on va à Montréal. Ma mère a des rendez-vous avec un grand médecin spécialiste. Si je comprends bien, sa ménopause fait des siennes. C’est peut-être un prétexte pour m’empêcher de voir Antoine. Pendant que mes parents s’éclipsent, je magasine au Carrefour Angrigon près de chez Flavi, ma grand-mère.

Flavi était étrange, dimanche. La semaine précédente, je lui avais parlé d’Antoine. Elle avait été chouette. Comme d’habitude. Pas de question, pas de sermon. Cette fois, j’avais envie de la mettre dans le coup. Si seulement Flavi pouvait expliquer à sa fille et à son gendre que ce n’est pas bon pour une adolescente de passer ses soirées à compter les canards. J’allais lui parler quand Flavi a fermé la radio.

— Marie, il faut que je te parle.

Flavi ne m’appelle jamais Marie-Lune. Elle trouve mon nom un peu trop astrologique. Elle préfère Marie tout court. C’est plus terre à terre.

— Ta mère ne va pas très bien, Marie… Elle est un peu malade… Et tes amours l’inquiètent…

— Flavi ! Tu te ranges de leur côté maintenant ?

— Mais non !

Elle était pâle. Je ne l’avais jamais vue aussi triste. Elle avait peut-être honte d’être prise en flagrant délit de trahison. Nous avons toujours été complices.

— Bon ! Oublie tout ça…

Flavi avait souri. Ce n’était pas très convaincant, mais c’était mieux que son air d’enterrement. N’empêche que le petit discours de Flavi m’avait coupé le mien.

Heureusement, j’ai Sylvie.

— Tu veux voir Antoine ? Pas de problème !

Sylvie adore jouer à la marraine de Cendrillon. Elle aime secourir les âmes en peine et exaucer les vœux compliqués. En plus, elle est douée.

Demain soir, je garde deux petits monstres. Jacynthe et Clothilde. Des jumelles. Mais elles ne me verront même pas. Ce n’est qu’un alibi. Sylvie s’occupera des petites pestes pendant que je serai chez Antoine, à deux rues de là.

J’ai raconté à Fernande et à Léandre que Sylvie m’avait décroché un contrat de gardienne. Je ne pourrais malheureusement pas veiller au lac vendredi soir.

— Papa n’aura pas à faire le taxi, je filerai droit chez les Jalbert après l’école.

Léandre a promis de venir me chercher à vingt-deux heures trente, devant la maison des Jalbert. Sylvie était fière de son coup.

— Penses-y ! Une soirée à bécoter ton Antoine. Si tes parents téléphonent, je dirai que je te tiens compagnie. J’ajouterai que les deux monstres t’en font voir de toutes les couleurs et qu’en bonne gardienne tu leur racontes une centième histoire. Si Fernande et Léandre tiennent à tout prix à te parler, je t’appelle chez Antoine et tu laisses ton Roméo deux secondes pour donner un coup de fil à tes parents.

Le plan est génial, et je meurs d’envie de passer une soirée seule avec Antoine. Mais en même temps, je me sens un peu triste.

Quelque part en moi, un continent vient d’être inondé. Une grosse tempête et pouf ! disparu de la carte. Avant, je n’avais pas de chum, mais j’avais deux amies. Ma mère et Sylvie. J’ai gagné un chum, mais je pense que j’ai perdu une amie.