— C’est comme ça que tu nous remercies, ton père et moi ? On a tout fait pour t’élever comme du monde. On ne mérite pas ça. Tu n’as pas le droit de te jeter dans les bras du premier venu. As-tu compris, Marie-Lune Dumoulin-Marchand ?
Ma mère était déchaînée. C’était pire que tout ce que j’aurais pu imaginer. Et elle pleurait. Un véritable torrent ! Je me disais que l’actrice en mettait trop. Mais elle était convaincante. De grosses larmes grises roulaient sur ses joues. Elle s’était maquillée un peu. C’est rare. Et le trait de crayon sous ses yeux salissait ses larmes. Ma mère faisait presque pitié.
— Tu sauras, ma petite fille, que la première fois que j’ai embrassé un garçon, c’était ton père. Et ce n’était pas comme ça. Je vous ai vus ! Il te touchait…
— C’est vrai ! Et j’aimais ça.
Sa colère est tombée d’un coup. Elle était saisie. Elle m’a regardée avec ses grands yeux verts, et j’ai eu un choc, moi aussi. Ses yeux sont verts comme les grands sapins, verts comme les yeux d’Antoine. Je ne l’avais jamais remarqué avant.
— Je l’aime, maman. Pour vrai. Il ne veut pas abuser de moi. Il ne veut pas me manger tout rond. Quand on s’aime, on veut se toucher. C’est normal. Tu m’avais dit quelque chose comme ça, le jour où tu m’avais expliqué ce que c’était faire l’amour. Je le savais déjà depuis longtemps, mais je les trouvais beaux, tes mots.
— Tu mêles tout ! Tu as quinze ans. Tu ne vas quand même pas prendre la pilule à quinze ans ! Tous les psychologues disent qu’il ne faut pas brûler les étapes. Si ça continue, tu seras déjà vieille à dix-huit ans.
— Tu es bouchée ! Si le père d’Antoine ne faisait pas si dur, je me demande si tu ferais un tel drame. Tu es snob ! C’est tout.
— Non ! Je ne suis pas snob. Mais j’ai une fille ingrate. Et insolente. Ton Antoine, je le connais depuis qu’il est bébé. Sa mère était à l’asile, la moitié du temps. Et son père a toujours empesté le gros gin. Pour faire pousser des bons légumes, il faut du bon engrais. Antoine n’est pas un mauvais diable, il fait même pitié, mais ce n’est pas un gars pour toi.
— Mange de la marde !
Cette fois, c’est moi qui pleurais. Je la détestais. J’avais envie de lui sauter au visage. Elle n’avait pas le droit de salir Antoine comme ça. C’était fou. Méchant. Et tellement stupide, son histoire de légumes. Ma mère est snob. C’est tout.
J’ai couru jusqu’à ma chambre. J’ai claqué la porte et je me suis jetée sur mon lit. J’étais crevée. Je suis tombée endormie en pleurant dans mon oreiller.
Samedi soir, Sylvie est allée à la discothèque, à l’école. Antoine était là. Il m’attendait. D’habitude, je vais à toutes les danses comme à toutes les activités organisées par l’école. Pour Fernande et Léandre, l’école est une police d’assurance. Tout ce qui se passe entre les murs de cet édifice est béni d’avance. S’ils savaient…
— Il faisait pitié, ton Roméo.
— Pitié, mon œil ! Allez-vous arrêter de dire qu’il fait pitié ! C’est peut-être moi qui fais pitié. Je ne suis pas allée à la discothèque, moi. Je n’avais personne avec qui danser.
J’étais furieuse, au téléphone.
— Calme-toi ! Je devine ce qui t’énerve. Antoine n’a pas dansé non plus. Tu es contente ? Il n’arrête pas de parler de toi. Même que, franchement, ça commence à me fatiguer. Je t’aime bien, mais comme sujet de conversation, je pourrais imaginer autre chose !
— Excuse-moi, Sylvie. C’est l’enfer ici ! Viens-tu faire un tour ?
— Je voudrais bien, mais on passe la journée chez mon parrain. C’est la fête d’Émilie, sa petite peste de deux ans. Ça promet…
J’ai enfilé mes bottes et mon manteau et je suis allée marcher. Je pensais faire le tour du lac à pied. Deux heures de randonnée, ça devrait me calmer. En passant devant l’église du lac, j’ai entendu chanter. L’abbé Grégoire chante comme un crapaud enrhumé, et sa chorale ne vaut guère mieux, mais la chaleur de leurs voix me faisait du bien.
L’église du lac est jolie. Derrière l’autel, on voit l’eau, les falaises, les montagnes. Il y a quelques années, j’allais souvent à l’église, maintenant je me contente des messes de minuit.
La porte a grincé quand je suis entrée. Le prêtre buvait du vin. Je ne me souvenais plus si c’était avant ou après la communion, ce bout-là. Je me suis assise. J’étais bien. Il fait toujours chaud dans l’église. C’est silencieux, mais c’est vivant en même temps. Peut-être parce qu’il y a des gens.
J’étais assise complètement à l’arrière. J’aurais pu m’étendre sur le banc, lire un livre, faire n’importe quoi. Personne ne m’observait. Je me suis agenouillée. Pour une fois, j’en avais vraiment envie. J’avais le goût de me ramasser en boule pour penser. Mais sans m’en apercevoir, j’ai prié.
C’était quand même drôle parce que je ne crois plus en Dieu depuis quelques années. Je pense qu’on meurt comme les chats. On raidit, on refroidit et puis on engraisse la terre. Ça fait presque mon affaire. C’est moins angoissant que l’idée de vivre éternellement. Surtout qu’au paradis, si j’ai bien compris, il n’y a pas grand-chose à faire.
Prier, c’est un bien grand mot. Disons que j’ai parlé dans ma tête. À quelqu’un qui n’existe probablement pas. Mais tant pis.
Je lui ai dit que j’avais mon voyage. Que ma mère n’était plus comme avant. Et que moi aussi, j’avais changé.
Je lui ai confié qu’en ce moment, je me sentais comme les feuilles tombées que le vent pousse de tous côtés. Elles n’ont rien pour s’agripper.
Je lui ai raconté que j’aimais quelqu’un. Beaucoup. Mais que l’amour laissait de grands trous dans ma vie.
À l’école, le lendemain, Antoine m’a demandé si mes parents me laisseraient sortir samedi prochain. Ça m’a fâchée. On était bien, en paix sous notre arbre. Pourquoi commencer à planifier ? À s’inquiéter ?
Au cours de maths, mercredi, Betterave m’a attrapée à copier. Je n’avais pas étudié. La veille, Fernande avait lancé un verre contre le mur de la cuisine. De toutes ses forces. Pour rien. C’est sa façon à elle de hurler, je crois. On ne sait même pas pourquoi. Elle a maigri. Elle a vieilli. Elle se promène avec un air de cimetière et de temps en temps, elle fait éclater du verre. Ce n’est pas très gai au 281, chemin du Tour du lac.
J’avais décidé que j’avais assez de problèmes dans ma vie sans m’en inventer avec des chiffres. C’est pour ça que je n’avais pas préparé l’examen de Miss Mathématiques.
— Puisque vous aimez copier, mademoiselle Marchand, nous allons vous gâter. Avant le prochain cours, copiez-moi cent fois : « À l’avenir, je ne copierai pas. »
L’imbécile. Elle se trouvait drôle.
Le cours de maths était le dernier de la journée. J’attendais l’autobus en compagnie d’Antoine quand un homme s’est dirigé vers nous. Il marchait lentement, et ses jambes semblaient si molles que chaque pas devenait un exploit. Ses yeux étaient trop rouges et sa barbe trop longue.
— Salut, mon petit gars ! Ton père est venu te chercher. Tu diras pas que je m’occupe pas de toi. Si t’es fin, je vais t’acheter un bon cornet au dépanneur.
Le père d’Antoine était très soûl. Il devait s’imaginer que son fils avait cinq ans, et qu’on était en plein été. Ça fait deux mois que le dépanneur ne vend plus de crème glacée.
Antoine était très gêné. J’avais mal avec lui.
— Je pense que je vais y aller.
C’est tout ce qu’il a dit avant de partir. Son père l’a suivi en criant de l’attendre.
Fernande n’était pas à la maison quand je suis rentrée. C’était pourtant son jour de congé. Flavi m’attendait dans la cuisine. Elle portait un long tablier et roulait des cigares au chou.
— Ta mère est à l’hôpital…
La voix de Flavi était bizarre. Mal ajustée.
— On lui fait un traitement…
Sa voix était meilleure. Elle a souri.
— Ne t’inquiète pas, Marie. Ta mère avait mal au ventre depuis un bout de temps… Ils vont essayer de régler ça. Avec un peu de chance, ça devrait bien aller.
Un peu de chance ! Ça veut dire quoi ? Et s’ils ne réussissent pas ?
— As-tu faim ? Je vous prépare un bon repas…
J’ai embrassé Flavi et j’ai filé dans ma chambre faire mes devoirs.
Flavi est restée jusqu’à vendredi. Ce soir-là, j’ai encore demandé à Léandre de m’emmener avec lui à l’hôpital. Depuis mercredi, il refusait que je l’accompagne.
— Attends encore un peu, Marie-Lune. Ta mère prend des calmants. Elle dort presque tout le temps. Demain, peut-être qu’elle se sentira mieux.
Il m’a répété ce qu’il m’avait dit la veille et l’avant-veille. Il m’a aussi prévenue qu’il rentrerait très tard. Un dernier article à écrire pour l’édition de samedi.
Antoine est venu. Il a fait de l’auto-stop jusqu’au chemin Tour du lac et il a marché jusque chez nous. Je me suis rappelé combien je l’aime quand je l’ai vu, le manteau couvert de neige, les joues glacées et les yeux pleins de lumière.
Pauvre Antoine ! Au lieu de l’inviter à entrer, j’ai sauté dans mes bottes et je l’ai entraîné jusqu’au lac. Au bord de l’eau, il y a un grand banc de bois. J’ai balayé la neige avec mes mitaines.
— Je voulais voir le lac avec toi. On ne restera pas longtemps. Juste quelques minutes…
Antoine a ri. On s’est enlacés. Autant parce qu’on s’aime que pour se réchauffer. Il faisait déjà noir. Des tas de petits bruits trouaient la nuit. Ils venaient du vent, de l’eau, des oiseaux et des bêtes cachées que la lune réveillait. J’aime cette musique, lourde de silences.
— Viens…
Antoine s’est levé en m’attirant vers lui. Ses bras m’ont emprisonnée, et il m’a embrassée.
Je n’arrivais plus à entendre les sons de la nuit. Mon cœur s’est mis à battre plus fort. Mais je ne ressentais ni plaisir ni désir. Seule l’angoisse montait en moi. C’était la voix de Fernande que j’entendais. Des miettes de phrases, de tristes petits bouquets de mots. Et des cris étouffés. Comme des appels au secours.
Antoine a senti que je n’étais pas avec lui. Mais il n’a pas compris.
— Ça t’a refroidie de voir mon père cette semaine, hein ? Dis-le. Je comprends ça…
Quelque chose en moi s’est rompu. Antoine aussi était loin de moi maintenant. J’étais vraiment seule sur mon île. Comme Jeff, dans Le Héron bleu.
J’avais envie de hurler, de pleurer, de courir jusqu’au bout du monde. Mais sur une île, le bout du monde n’est jamais bien loin.
— Je m’en sacre de ton père ! Et du mien. Et de ma mère. Et de TOI ! Je veux juste la paix !
Antoine est reparti. Aussi gelé que lorsqu’il était arrivé.
Pendant la nuit, j’ai fait un cauchemar. Je marchais tranquillement sur la route autour du lac. Antoine était avec moi. Il me tenait la main. Le temps était magnifique. Le soleil s’accrochait aux mottes de neige sur les branches des sapins.
Soudain, un camion a foncé sur nous. J’ai crié. Antoine m’a poussée vers la forêt. Le camion a frappé Antoine. Son grand corps a volé avant de rebondir sur le pavé.
J’ai eu le temps de voir le chauffard. C’était Fernande.
Je me suis réveillée en hurlant.
Léandre est venu. Il était gêné. Il n’a pas l’habitude de me consoler. Je tremblais comme un bouleau battu par le vent. J’étais incapable d’arrêter.
Je ne lui ai rien raconté. Mais il m’a pris dans ses bras. C’était doux et chaud. Mon père doit être à peu près grand comme Antoine. C’est un peu pareil dans ses bras. Ça m’a calmée.